GÉNÉRATION AGENCES
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GÉNÉRATION AGENCES
40 ANS DE PHOTOMICHEL SETBOUN - MARIE COUSIN JOURNALISME S E C N E G A N O GÉNÉRATI PRÉFACE DE VERSAILLES À LA COUR DES MIRACLES D errière leurs particules, ils ont changé de noms. Ils étaient comte de Sipa, duc de Sygma, baron de Gamma et, parmi eux, quelques rares princesses. Aujourd’hui, à l’exception de Magnum qui s’est toujours distingué en cultivant fièrement sa différence – mais n’en est pas moins dans l’embarras –, ils et elles sont anoblis d’une autre manière, plus discrète, un peu moins arrogante et beaucoup moins argentée. Envolées les rentes d’antan ! On n’est plus à Versailles, mais à la cour des Miracles… Depuis plus de dix ans, on annonce avec une tête de six pieds de long et un ton funèbre, on lit partout dans des rapports bavards et officiels (qui n’aboutissent à rien) que le photojournalisme est à l’agonie, qu’il va mourir, que d’ailleurs il est mort, emporté dans la tombe avec les « 3 A »1, tels les esclaves et favorites sacrifiés sur l’autel de leur maître, Sardanapale2. 1. Gamma, Sipa, Sygma. 2. Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale (1827), musée du Louvre. PRÉFACE De profundis et… miraculum ! Car non seulement le photojournalisme bouge encore, mais il déplace les foules en septembre à Perpignan, où un roi y organise une grande fête en son honneur. Chaque année, les World Press décernent leurs prix prestigieux dont les lauréats récoltent les retombées médiatiques. Le photojournalisme cherche aussi d’autres voies. Il s’aventure, prudemment et parfois avec succès, commercial ou d’estime, dans les contre-allées du marché de l’art ; il prend la place, au hit-parade des libraires dans la catégorie beaux livres, des peintres du quattrocento ou des merveilles de la poterie aztèque. Et surtout, malgré les difficultés et les épreuves, malgré la crise en général et en particulier de la presse, malgré l’erreur coupable et suicidaire des magazines qui, en produisant de moins en moins de reportages photo, dégradent leur contenu, décevant ainsi davantage leurs lecteurs… Malgré donc tous ces coups portés par la conjoncture et les éditeurs-réducteurs de budget, la profession de photographe a devant elle de grands jours. Oui – hurlons ce « oui » ! –, oui, le photojournalisme est un formidable métier d’avenir. Parce qu’il faut espérer que les patrons de presse (entendez par là les propriétaires) finiront par comprendre que leur intérêt est de faire les meilleurs magazines pour garder leurs lecteurs de plus en plus exigeants ou en conquérir de nouveaux – les jeunes, donc – encore plus exigeants. Et ils comprendront, enfin, que l’image fait partie du « meilleur », à même hauteur que le texte. Parce que le numérique, qui détrône le papier sans pour autant le tuer, est d’abord un écran, c’est-à-dire un support qui, plus encore que le papier, met en valeur l’image, l’éclaire, l’illumine, faisant d’elle, comme le cinéma, son écriture naturelle. L’écran, pour la photographie, est un écrin. Parce que, si cette nouvelle économie née du numérique n’a pas encore trouvé son modèle, si les photographes, mais aussi les journalistes qui écrivent avec des mots, en paient les frais (ce qui signifie qu’ils sont scandaleusement mal payés), cette nouvelle économie trouvera forcément un jour son équilibre puis sa rentabilité qui profitera à tous ses acteurs, dont naturellement, parmi les premiers d’entre eux, les photographes. Parce que, enfin, surtout, les jeunes entrés en profession – « en sacerdoce » comme on dit –, ces jeunes, qui n’ont pas connu les décennies glorieuses, qui n’entretiennent pas le culte et les légendes des grandes épopées du Vietnam et autres guerres coloniales enluminées d’anecdotes et endeuillées de drames ; parce que ces jeunes hommes et ces jeunes femmes sont là, nombreux et nombreuses ; parce qu’ils et elles ont du talent et du courage jusqu’à risquer leur vie et parfois la perdre, déclenchant alors un semblant d’émotion nationale qui retombe comme un soufflé gonflé de pitié artificielle ; parce qu’ils et elles avancent, repartent, se battent. Parce que cette génération des Noor, Myop, Panos, Tendance floue, VII… et autres agences plus vieilles et vivantes, les VU’, Cosmos ou toujours Magnum, parce que ces photojournalistes d’aujourd’hui, qu’ils soient salariés de Getty, de l’AFP, d’AP, de Reuters ou indépendants, tiennent entre leurs mains un avenir – le leur – et une profession – la leur – en laquelle ils croient. Dans une révolution – or, sire, c’en est une ! –, il y a les révolutionnaires et les réactionnaires. Les photojournalistes de l’An 14 sont les révolutionnaires. S’ils écoutent encore par politesse les discours nostalgiques des vieux aristocrates, ils se gardent de suivre leurs conseils. Car ils savent, pour le vivre, que rien ne sera plus comme avant. Le monde d’hier de la photographie ne reviendra pas. Il est rangé dans les rayons de l’Histoire où il dort, rêvant à son âge d’or, sur les lauriers de ses héros, au côté de Life. C’est la fin d’un bel Ancien Régime. Il était une fois la Révolution numérique et la prise de pouvoir de ces passionnés d’images et d’infos, de ces nouveaux écrivains du grand récit photographique, de ces William et Catalina qui assurent brillamment la relève. Grâce à eux et à elles, ni ducs ni duchesses, l’aventure continue. BIOGRAPHIE : Alain Genestar a été directeur de la rédaction du Journal du Dimanche (1987-1999 ), puis de Paris Match (1999-2006). Depuis 2008, il dirige Polka Magazine. ALAIN GENESTAR, DIRECTEUR DE POLKA MAGAZINE SOMMAIRE 10 UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES PAR MICHEL PUECH 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40 42 44 1960 RAYMOND DEPARDON 1967 CATHERINE LEROY 1973 DAVID BURNETT 1975 ROLAND NEVEU 1977 DANIEL ANGELI 1977 MARIE-LAURE DE DECKER 1978 YANN ARTHUS-BERTRAND 1981 OLIVIER REBBOT 1981 PASCAL ROSTAIN 1982 ALAIN BIZOS 1982 BRUNO MOURON 1984 DILIP MEHTA 46 ENTRETIEN AVEC RAYMOND DEPARDON 52 54 56 58 60 62 64 66 1985 FRANK FOURNIER 1985 GEORGES MÉRILLON 1986 ALON REININGER 1988 LUC CHOQUER 1989 ALEXANDRA AVAKIAN 1989 PETER TURNLEY 1990 MIKE ABRAHAMS 1990 JANE EVELYN ATWOOD 68 ENTRETIEN AVEC CHRISTIAN CAUJOLLE 74 76 78 80 82 84 86 88 90 92 1990 VINCENT LELOUP 1990 ANTHONY SUAU 1991 KENNETH JARECKE 1991 PASCAL MAITRE 1991 PETER MENZEL 1991 GÉRARD UFÉRAS 1992 MARC ASNIN 1992 JEAN-CHRISTIAN BOURCART 1992 CATHERINE CABROL 1992 JEAN-CLAUDE COUTAUSSE 94 ENTRETIEN AVEC MARCEL SABA 172 ENTRETIEN AVEC ROBERT PLEDGE 100 102 104 106 108 110 112 114 116 118 1992 JUDAH PASSOW 1993 SCOTT THODE 1994 XAVIER LAMBOURS 1994 JACK PICONE 1995 CHRISTOPHER MORRIS 1996 YVES GELLIE 1996 MIKE GOLDWATER 1996 ZENG NIAN 1997 PATRICK BARD 1998 PHILIP BLENKINSOP 178 180 182 184 186 188 190 192 194 196 198 2008 SCOUT TUFANKJIAN 2009 FABIO CUTTICA 2009 CÉDRIC GERBEHAYE 2011 GUILLAUME BINET 2011 ALAIN BUU 2011 SIMONA GHIZZONI 2011 GIULIO PISCITELLI 2011 NEWSHA TAVAKOLIAN 2012 ROBERT KING 2013 FRANCESCO ANSELMI 2013 WILLIAM DANIELS 120 ENTRETIEN AVEC DANIEL ANGELI 200 ENTRETIEN AVEC ALAIN MINGAM 206 208 210 212 214 216 218 2013 ÉDOUARD ÉLIAS 2013 NICOLAS GOUHIER 2013 PIERRE HYBRE 2013 FRANCE KEYSER 2013 LORENZO MELONI 2013 MARK PETERSON 2014 ÉRIC BOUVET 220 ENTRETIEN AVEC MICHEL SETBOUN 234 237 239 INDEX DES PHOTOGRAPHES INDEX DES AGENCES PHOTO CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES ET REMERCIEMENTS 126 128 130 132 134 136 138 140 142 144 146 152 154 156 158 160 162 164 166 168 170 2000 SCOTT HOUSTON 2000 GILLES LEIMDORFER 2001 OLIVIER CULMANN 2001 LORI GRINKER 2001 DAVID TURNLEY 2002 MAT JACOB 2002 PATRICK TOURNEBŒUF 2003 GUILLAUME HERBAUT 2003 NOËL QUIDU 2003 BRUNO STEVENS ENTRETIEN AVEC CYRIL DROUHET 2004 MAX BECHERER 2004 RÉMI OCHLIK 2005 YANNIS KONTOS 2006 SAMUEL BOLLENDORFF 2006 PHILIPPE GUIONIE 2007 STÉPHANE LAGOUTTE 2008 BEN BAKER 2008 MIQUEL DEWEVER-PLANA 2008 OLIVIER DOULIERY 2008 ERIKA LARSEN MICHEL PUECH UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES Depuis l’apparition de la photographie dans la presse, la mort du photojournalisme est annoncée tous les dix ans. Des agences ferment, d’autres sont rachetées, et pourtant, il y a toujours des créations. 10 N ous sommes en 1937. Robert Pierre, directeur de l’agence photo SAFRA, réagit à l’installation à Paris d’agences étrangères (Keystone, Associated Press et Wide World Photo) : « Les Français, fidèles encore en cela à leurs néfastes habitudes, eurent tort de ne pas estimer avec exactitude le danger d’une telle entreprise, au lieu de nier l’évidence, ils eussent sûrement mieux fait de chercher auprès d’elles les profitables leçons du progrès. »1 Ces agences, grâce à de nouvelles méthodes commerciales et un autre point de vue sur l’actualité, vont entraîner la disparition ou la fusion d’agences françaises. À la fin du xxe siècle, il semble que l’histoire bégaie. La création des firmes comme Corbis et Getty conduit à de semblables répercussions. L’âge d’or du photojournalisme argentique aura duré moins d’un siècle. Un âge d’or ponctué de crises, de conflits, de naissances et de renaissances d’agences dont l’activité principale a été la fourniture de photographies à la presse, grâce au travail de nombreux photographes aux statuts sociaux les plus variés. ANNÉES 1930, PARIS DEVIENT LA CAPITALE DE LA PHOTOGRAPHIE Jusqu’aux années 1930, les photographes travaillent le plus souvent avec des appareils en bois, des Gaumont 9 x 13. Ils ne font que deux ou trois clichés par reportage. Même si Oskar Barnack utilise des films 24 x 36 à partir de 1913, ce n’est qu’en 1930 que sont commercialisés les premiers Leica. « Tous n’opèrent pas au Leica, loin s’en faut. Outre les inconditionnels du Rolleiflex, il y a ceux qui ne jurent que par l’Ermanox, petit et léger, qui permet des prises de vue d’intérieur sans flash. L’Allemand Erich Salomon s’en fait le virtuose. »2 Dans les années 1930, la photographie de presse connaît un formidable essor. Les patrons de presse la considèrent comme un excellent moyen de vendre des journaux. En outre, le prix du papier baisse entre 1932 et 1936, autorisant des paginations plus amples. LA GUERRE D’ESPAGNE OU LA NAISSANCE DU MYTHE « La photographie a été inventée deux fois. D’abord par Niepce et Daguerre, il y a environ un siècle, ensuite par nous », proclame, en 1930, Carlo Rim, le rédacteur en chef du magazine illustré Vu, journal de la semaine, fondé le 21 mars 1928 par Lucien Vogel. Vu (1928-1940) et Regards (1932-1939), l’hebdomadaire du PCF, vont être les vitrines d’un nouveau style de reportage, engagé et humaniste. En 1936, Hélène Roger-Viollet se trouve en reportage dans les Pyrénées. Elle comprend vite qu’il faut aller en Espagne. « Il ne manqua pas de volontaires pour aller se battre sur place ou témoigner par des reportages marquants que réclamait la presse occidentale – encore quatre mille cinq cents prises de vue de Capa, Chim et Taro furent redécouvertes récemment dans une valise mexicaine. »3 1. Françoise Denoyelle, La Lumière de Paris, les usages de la photographie (1919-1939), tome II, L’Harmattan, 1997, p. 66. 2. Pierre Assouline, Cartier-Bresson, l’œil du siècle, Plon, 1999, p. 84. PARIS, 1984. RÉUNION DE TRAVAIL DE PHOTOGRAPHES À L’AGENCE VIVA. 3. Laurence Bertrand Dorléac (sous la direction de), Les Désastres de la guerre (1800-2014), Somogy, 2014, p. 238. 11 UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES Le 26 juillet 1937, Gerda Taro, l’amoureuse de Robert Capa est tuée sur le front. Ses funérailles au cimetière du Père-Lachaise provoqueront une émotion considérable. C’est la première fois que la mort d’un reporter photographe, qui plus est une jeune femme, est autant médiatisée. Robert Capa, son compagnon, devient le modèle type du photographe de guerre, et un exemple pour des générations de professionnels. WORLD WAR II : LES PHOTOGRAPHES EMBEDDED Les tensions internationales de la fin des années 1930 favorisent le commerce de la photographie de presse. À côté de sociétés importantes comme SAFRA, Trampus ou Keystone dirigée par Alexandre Garaï, nombre d’autres réunissent simplement quelques photographes amis autour d’un commercial. Les photographes et les agences vont être durement touchés lors de l’Occupation de la France par les troupes nazies. Les lois antisémites, qui avaient chassé nombre de photographes juifs d’Allemagne, les obligent de nouveau à émigrer. L’AGIP, fondée dans les années 1930, voit son directeur Robert Cohen contraint de cesser ses activités en juin 1940 avant que l’agence ne soit radiée le 3 juillet 1941 du registre du commerce. Le 20 juillet 1942, par une ordonnance des autorités d’Occupation, sont nommés des directeurs dans les agences Keystone, Rapho, Wide World et France-Presse4. DU DÉBARQUEMENT À LA LIBÉRATION « Quelque chose me réveilla de bonne heure le mardi 6 juin 1944. En tirant le rideau du black-out, je vis que c’était encore un jour gris, maussade, plus froid même que le printemps anglais », écrit John G. Morris. Le 6 juin 1944, à Londres, il attend les photos de Frank Scherschel, David Scherman, George Rodger, Ralph Morse, Bob Landry et Robert Capa, l’équipe de Life prévue pour couvrir l’offensive en Europe. « Notre mission consistait à fournir des photos de combat pour le prochain numéro de Life qui devait être bouclé »5, précise John G. Morris. Le 25 août 1944, les correspondants de guerre sont à Paris et John G. Morris reçoit 1 300 photos de la Libération de Paris. « Pourtant, ouvrir en décembre 1945 une agence photographique sans argent et sans connaître le métier n’était pas sans poser quelques problèmes ! », écrit Raymond Grosset qui, après avoir combattu pour la France Libre, est de retour dans la capitale. « Seule restait à Paris Ergy Landau qui, photographe hongroise, juive, se refusant à porter l’étoile jaune, avait par miracle survécu sans être dénoncée. C’est elle qui en novembre 1945, très amie avec le directeur du quotidien Franc-Tireur, me proposa de rouvrir l’agence de photo Rapho que Charles Rado avait ouverte en 1933 à Paris. » 4. Françoise Denoyelle, La Photographie d’actualité et de propagande sous le régime de Vichy, CNRS Éditions, 2003. 5. John G.Morris, Get the Picture: A Personal History of Photojournalism, Random House, 1998. Traduit en français sous le titre Des hommes d’images, une vie de photojournalisme, Éditions de La Martinière, 1999. 12 « C’est lui, Charles Rado, qui, avec sa concurrente Maria Eisner, a lancé ce genre d’agences travaillant à la commission et non plus employant des photographes salariés. Ce lien nouveau, assurant au photographe une indépendance identique à celle d’un peintre vis-à-vis d’une galerie assurant la représentation, a coïncidé avec l’essor des grands magazines illustrés, en Allemagne d’abord, puis en France (Match), aux États-Unis (Time et Life), en Angleterre (Picture Post) et en Italie (Epoca). »6 Robert Doisneau, Willy Ronis, Gisèle Freund rejoindront bientôt Raymond Grosset dans l’appartement d’une tante, rue d’Alger. « Le 22 mai 1947, Robert Capa m’invita à boire un verre chez Bill et Rita Vandivert, dans Greenwich Village, afin de fêter le lancement d’une coopérative de photographes internationale », écrit John G. Morris. Capa, Chim, les Vandivert, Maria Eisner, la seule du groupe qui eut une expérience quelconque dans ce type d’aventure : elle avait fondé Alliance Photo en 1934. Au cocktail chez les Vandivert, Capa, Chim et Maria Eisner sablent au champagne la création de l’agence Magnum Photos. »7 « LES TRENTE GLORIEUSES » Dans cette période d’après-guerre, trois agences françaises se disputent la couverture de l’actualité : APIS, Dalmas, Reporters associés. « De pige en pige, je suis parvenu à me faire engager dans une petite agence de presse, les Reporters associés. Elle était dirigée par un homme charmant qui se faisait appeler Georges de Vaysse et se nommait en réalité Vladimir Richkoff. Parlant parfaitement l’allemand, il avait comme clientèle les plus grands magazines de RFA comme le Stern, Bunte Illustrierte ou Quick »8, raconte Gérard de Villiers. Aux Reporters Associés, l’auteur de SAS côtoie nombre d’hommes que l’on va retrouver au fil des années dans le photojournalisme français : Jean Monteux notamment, futur patron de Gamma, qui fait ses débuts dans la vente de photographies de presse. Et une petite secrétaire, Monique Kouznetzoff, qui deviendra la reine du people à Gamma, Sygma et finalement H&K. Face au prince russe : Melchior Louis Marie Dalmas, marquis de Polignac, né le 1er juin 1920. C’est un ancien trotskiste, cousin du prince Rainier de Monaco, qui se fait appeler Louis Dalmas. Le 14 juillet 1956, il crée l’agence qui porte son nom dans des locaux prêtés par Pierre Lazareff de France-Soir. L’agence Dalmas employa jusqu’à 75 personnes dans 600 m2 de locaux au 55, boulevard Sébastopol à Paris !9 Le jeune Gökşin Sipahioğlu passe, lui aussi, par l’agence Dalmas : « En 1961, je venais de réussir un scoop : photographier l’Albanie d’Enver Hodja, pays totalement isolé du 6. Archives de la famille Grosset : extrait d’un texte de Raymond Grosset, publié par le blog À l’œil du Club Mediapart le 29 mars 2010. 7. John G.Morris, Get the Picture. 8. Gérard de Villiers, Sabre au clair et pied au plancher, Fayard, 2005. 9. Romain Verley, Dalmas, l’histoire d’une agence photo, mémoire d’histoire de Master 2 sous la direction de Pascal Griset, université Paris IV, 2006. 13 « L’âge d’or du photojournalisme argentique aura duré moins d’un siècle. » monde. J’ai téléphoné à Paris Match. Ils m’ont acheté les photos 2 000 francs et m’ont conseillé d’aller voir l’agence Dalmas qui m’a demandé combien le sujet m’avait coûté. J’ai dit 1 000 dollars. Ils me les ont donnés et je suis rentré en Turquie. »10 « Nous étions des requins, on a fait des coups pas permis », se souvient Raymond Depardon. « Je partais tous frais payés aux quatre coins du monde et je multipliais les couvertures de magazines. J’achetais des fringues, je portais le costume-cravate, je fréquentais les vedettes. Pour moi, le rêve à dix-huit ans, c’était photographier Bardot. »11 « En 1962, vendeur d’agence, c’est un métier qui n’existait pas », raconte Alain Dupuis. « Quand je suis revenu du service militaire – c’était la guerre en Algérie –, j’ai passé une petite annonce. J’ai reçu quarante-deux propositions ! Les temps ont bien changé… Mon beau-père m’a dit va là. Là, c’était l’agence APIS que François Grenier, un ancien de France-Soir, venait de créer rue de Trévise, près des Grands Boulevards parisiens. Je suis allé me présenter et le lendemain je travaillais. » 10. Interview de Gökşin Sipahioğlu par l’auteur, publié le 5 septembre 2008 dans À l’œil Club Mediapart. PARIS, 1985. ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ANNONÇANT LE DÉPÔT DE BILAN DE VIVA, LA COMPAGNIE DES REPORTERS. 11. Michel Guerrin, Profession photoreporter, vingt ans d’images d’actualité, Éditions Centre Georges-Pompidou-Gallimard, 1988, p. 25 14 « François Grenier était un vrai journaliste, mais ce n’était pas un homme d’affaires. Il s’intéressait beaucoup au cinéma. Alors les photographes planquaient Brigitte Bardot, Liz Taylor et Richard Burton, la Callas… Ces gens se vendaient très bien. Le marché était déjà là. Mais la création de Gamma, ça a été l’assommoir ! »12 GAMMA BOULEVERSE LE MARCHÉ MONDIAL Le 14 novembre 1966, ils sont quatre à signer les statuts de la nouvelle agence de presse Gamma : Raymond Depardon, Léonard de Raemy, Hubert Henrotte et Hugues Vassal. Le capital est réparti en parts égales et le gérant est Hubert Henrotte « pour la durée de la société ». Toutefois, précise l’article 6, « tout emprunt ou ouverture de crédit […] ne pourront être valablement réalisés qu’avec l’accord et la signature de tous les associés. » La période est tumultueuse. Gökşin Sipahioğlu, qui s’est installé à Paris, collabore à Gamma, mais finalement s’en écarte : « Je voulais aller à Bratislava où il y avait une importante réunion des pays soviétiques… N’oubliez pas l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes en août 1968 ! Je voulais partir et Hubert Henrotte ne croyait pas au reportage. Je suis parti quand même et j’ai bien fait, car j’ai décroché la cover du New York Times Magazine. Je me suis dit qu’Henrotte n’était pas un bon journaliste et qu’il fallait que je fonde ma propre agence. »13 Il est impossible de reconstituer exactement la crise qui éclate en avril 1973 rue AugusteVacquerie, dans les beaux quartiers de Paris : les souvenirs des protagonistes sont devenus confus avec le temps et cette scission a rompu douloureusement des amitiés. Encore aujourd’hui, dans l’ombre de la disparition de Gilles Caron, la souffrance perdure. GAMMA, SIPA, SYGMA : LA BATAILLE DES « 3 A » En cet automne 1973 se met en place le triumvirat qui va gouverner le photojournalisme pendant près de trente ans : Gamma, Sipa, Sygma. C’est le début d’une concurrence acharnée. « On disait : je l’ai baisé au feu rouge »14, se souvient Alain Dupuis qui, sur sa Vespa, surveillait du coin de l’œil Jean Monteux, alors vendeur pour Gamma. L’objectif : être le premier à Paris Match ! La formidable concurrence que se livrent Gamma, Sipa, Sygma a de rudes conséquences pour les photographes indépendants et les petites agences. En 1972, le collectif Boojum Consort – qui rassemble une demi-douzaine de free-lances dont Horace, Gérard-Aimé, Michel Puech, Marc Semo, aujourd’hui à Libération, et Jean-Pierre Pappis, fondateur de l’agence Polaris – fait payer 20 francs chaque tirage aux hebdomadaires parisiens qui les archivent, jusqu’au jour où les chefs du service photo de ces hebdomadaires leur montrent les piles de tirages que les vendeurs des « 3 A » abandonnent sur leurs bureaux – gratuitement ! La photographie, qui était un objet rare, commence à devenir marchandise abondante et généreusement offerte… 12. Alain Dupuis, entretien avec l’auteur, 4 août 2011, publié dans À l’œil Club Mediapart. 13. Gökşin Sipahioğlu, interviewé par l’auteur. 14. Alain Dupuis, entretien avec l’auteur. RÉDACTION D’ABACA. 15 UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES VIVA LA PHOTO ! À cette époque où l’engagement est de rigueur, Alain Dagbert, Martine Franck, Hervé Gloaguen, François Hers, Richard Kalvar, Jean Lattès, Guy Le Querrec et Claude Raymond-Dityvon créent, en novembre 1972, l’agence Viva. Gamma, Sipa, Sygma débordent d’énergie pour couvrir tous les événements de la planète. Ces agences sont lancées à fond dans le showbiz et le people. L’équipe Viva, elle, s’intéresse à la vie quotidienne des Français ! Son succès d’estime parmi l’intelligentsia européenne de la photographie attire d’excellents photographes, comme Yves Jeanmougin, François Le Diascorn, Xavier Lambours, Jean-Pierre Favreau ou Jean-Louis Courtinat, qui viendront remplacer les Martine Franck, Richard Kalvar et Guy Le Querrec partis pour Magnum et Hervé Gloaguen pour Rapho. 1973, c’est également l’année de la naissance du quotidien Libération, où Serge July, grand amateur de photos de presse, souhaite publier de nombreuses images. Dans cette perspective, des photographes du collectif Boojum Consort, de l’Agence de Presse Libération et des indépendants se regroupent dans une coopérative ouvrière de production, Fotolib (1973-1978), « comme photographie et liberté » ! 1973, cette date charnière dans le commerce du photojournalisme, est aussi l’année de la première crise économique consécutive à l’augmentation du prix du pétrole. En 1974, le prix du papier augmente de 82 %15. Le prix des quotidiens quadruple entre 1967 et 1974, alors que la diffusion diminue de 11 %16. Malgré la situation économique, comme à chaque époque, apparaissent de nouvelles agences nées de la passion de jeunes photographes d’exercer leur talent. C’est le cas de l’agence Atelier fondée en 1977, rue Saint-Sauveur à Paris, par Olivier Thomas, François Guenet, Jean-Luc Manaud, Chris Queiroz, Bernard Bisson et Christian Poveda (1955-2009). En 1977, Stan Boiffin-Vivier, Sophie Bassoul, Johan Copes Van Hasselt, Luc Perenom, Jean-Eudes Schurr, Patrick Zachmann, Marie-Paule Nègre, Gérald Buthaud et Michel Baret se rassemblent dans l’agence Rush. Cette agence connaîtra un succès certain dans la presse avec sa couverture de la politique française jusqu’au milieu des années 1980. LES ANNÉES 1980 : L’ARGENTIQUE ROULE SUR L’OR Les années 1980 sont la deuxième période florissante du photojournalisme : l’argent coule à flot grâce à une abondante manne publicitaire. Le magazine Geo est publié en France le 1er mars 1979. Il est édité par Prisma Press dirigé par Axel Ganz. Robert Fiess en est le rédacteur en chef et Sylvie Rebbot a en charge le service photo. Geo est la publication la plus représentative de la tendance photojournalistique de cette époque. 15. Yves L’Her, « La diffusion des quotidiens : faible en 1974, la chute s’annonce très forte en 1975 », Presse actualité, n° 109, avril 1976, p. 24. 16. Pierre Albert, Histoire de la presse, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 2003. 16 DALMAS - GAMMA - MAGNUM 1960 - À BOUT DE SOUFFLE Nous sommes en 1960. Pour la première fois de ma vie, je suis pigiste. Mes parents me pensent toujours assistant chez Foucherand. En fait, j’essaie de me faire une place chez Dalmas. J’évite de passer tout mon temps au labo. Je sais qu’on risque de m’y cantonner. Dès qu’une occasion se présente, je sors. J’apprends, ce jour-là, que Godard présente son film, À bout de souffle, en avant-première dans un salon dédié au cinéma, rue de Ponthieu. Jean Seberg y est attendue. Les actualités parisiennes et les vedettes, comme on dit alors, sont un champ d’investigation accessible pour un jeune photographe comme moi. Pas besoin de laissez-passer ou d’accréditation à l’époque. J’arrive sur les lieux. Nous ne sommes vraiment pas nombreux, car Godard et Seberg ne sont pas connus. Je travaille au flash. Je fais une bobine au Rolleiflex. On voit bien qu’ils me regardent, médusés, interloqués… Sont-ils surpris par mon allure ? Je porte une veste prince de galles, une chemise en plastique que je peux laver dans ma chambre et une vague cravate. Étonnés par ma jeunesse ? J’ai 18 ans et j’en parais deux de moins… PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE COUSIN BIOGRAPHIE : Raymond Depardon, 72 ans, est un photographe, réalisateur et scénariste français. 1958 Monte à Paris, à l’âge de 16 ans, et devient assistant de Louis Foucherand. 1966 Cofondateur de l’agence Gamma. 1978 Rejoint l’agence Magnum. 2012 Portrait officiel du président de la République François Hollande. AVANT-PREMIÈRE D’À BOUT DE SOUFFLE, PARIS (FRANCE), 1960. 22 23 GAMMA- SIPA - CONTACT 1967 - PREMIÈRE LIGNE Au printemps 1967, dans la partie la plus au nord du Vietnam, près de Khe Sanh dans la province de Quang Tri, deux compagnies de marines américains se mesurent à six bataillons de l’armée nord-vietnamienne solidement retranchés. Cette bataille des collines constitue à ce moment-là l’épisode le plus sanglant de la guerre du Vietnam. Catherine Leroy est arrivée de France un an plus tôt, à 21 ans, munie d’un billet aller, d’un Leica tout neuf, de 100 dollars en espèces et dépourvue de toute expérience professionnelle. Elle mesure 1,52 m et pèse 42 kg. Mais son courage est immense. En février 1967, elle est la seule journaliste accréditée à sauter en parachute avec les marines au cours de l’opération Junction City, ce qui lui vaut le respect de tous les militaires. Trois mois plus tard, elle accompagne les marines qui cherchent à reprendre les collines 861 et 881 nord et sud. Durant ces combats, souvent en face-à-face, elle réalise cette saisissante série de photographies de Vernon Wike, un infirmier militaire en train d’intervenir sur un ami agonisant. “Elle ne doit pas être à plus d’une cinquantaine de centimètres de moi, raconte Wike. Elle est juste au-dessus et un peu à gauche, et à plat ventre. Je me souviens quand on en a reparlé plus tard, elle m’a raconté qu’il y avait des brins d’herbe juste devant elle et qu’elle s’efforçait de shooter entre les herbes tellement elle était incrustée dans le sol.” La série L’Angoisse de l’aide-soignant, publiée dans Life, est rapidement restée parmi les images importantes de la guerre. Horst Faas, qui dirige alors le bureau d’AP à Saigon, est le premier à les voir. “Elles m’ont fait penser à la Première Guerre mondiale, les types qui sortent des tranchées, dans la boue, sous les balles… En cinq ans je n’avais pas vu une série comme celle-là.” Quelques semaines plus tard, Catherine Leroy est sérieusement blessée près de la zone démilitarisée quand la compagnie de marines, avec laquelle elle se trouve, est touchée par un obus de mortier. Criblée de vingt-cinq éclats, son appareil lui a sans doute sauvé la vie. Après six semaines dans un hôpital militaire, elle est retournée sur le front. Cette année-là, elle reçoit la George Polk Award pour cette fameuse série d’images. Elle couvrira d’autres conflits pour diverses agences, dont Gamma, Sipa et Black Star, devenant la première femme à recevoir la médaille d’or Robert Capa “pour un courage et un comportement exceptionnels”, en 1976, pour sa couverture de la guerre civile au Liban. Près de 40 ans plus tard, en Arizona, elle retrouve Vernon Wike, tatoué de la tête aux pieds, qu’elle photographie pour Paris Match. Catherine Leroy décède d’un cancer un an plus tard à Los Angeles. MARIE COUSIN BIOGRAPHIE : Catherine Leroy est une photographe française née en 1944. Elle a vécu aux États-Unis où elle est décédée en 2006. 1966 Arrive au Vietnam en guerre. 1968 Prisonnière des Nord-Vietnamiens. Fait la une du magazine Life. 1983 Publie God Cried avec Tony Clifton sur le siège de Beyrouth. 1997 Prix spécial de l’université du Missouri pour sa contribution au photojournalisme. VERNON WIKE, INFIRMIER MILITAIRE DES MARINES AU FRONT, VIETNAM, 1967. 25