GÉNÉRATION AGENCES

Transcription

GÉNÉRATION AGENCES
40
ANS
DE PHOTOMICHEL SETBOUN - MARIE COUSIN
JOURNALISME
S
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C
N
E
G
A
N
O
GÉNÉRATI
PRÉFACE
DE VERSAILLES À LA
COUR DES MIRACLES
D
errière leurs particules, ils ont changé de noms.
Ils étaient comte de Sipa, duc de Sygma, baron de
Gamma et, parmi eux, quelques rares princesses.
Aujourd’hui, à l’exception de Magnum qui s’est
toujours distingué en cultivant fièrement sa différence – mais n’en
est pas moins dans l’embarras –, ils et elles sont anoblis d’une autre
manière, plus discrète, un peu moins arrogante et beaucoup moins
argentée. Envolées les rentes d’antan ! On n’est plus à Versailles, mais
à la cour des Miracles…
Depuis plus de dix ans, on annonce avec une tête de six pieds de long
et un ton funèbre, on lit partout dans des rapports bavards et officiels
(qui n’aboutissent à rien) que le photojournalisme est à l’agonie, qu’il
va mourir, que d’ailleurs il est mort, emporté dans la tombe avec les
« 3 A »1, tels les esclaves et favorites sacrifiés sur l’autel de leur maître,
Sardanapale2.
1. Gamma, Sipa, Sygma.
2. Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale (1827), musée du Louvre.
PRÉFACE
De profundis et… miraculum ! Car non seulement le photojournalisme
bouge encore, mais il déplace les foules en septembre à Perpignan, où
un roi y organise une grande fête en son honneur. Chaque année, les
World Press décernent leurs prix prestigieux dont les lauréats récoltent
les retombées médiatiques. Le photojournalisme cherche aussi d’autres
voies. Il s’aventure, prudemment et parfois avec succès, commercial ou
d’estime, dans les contre-allées du marché de l’art ; il prend la place, au
hit-parade des libraires dans la catégorie beaux livres, des peintres du
quattrocento ou des merveilles de la poterie aztèque. Et surtout, malgré
les difficultés et les épreuves, malgré la crise en général et en particulier
de la presse, malgré l’erreur coupable et suicidaire des magazines qui,
en produisant de moins en moins de reportages photo, dégradent leur
contenu, décevant ainsi davantage leurs lecteurs… Malgré donc tous
ces coups portés par la conjoncture et les éditeurs-réducteurs de
budget, la profession de photographe a devant elle de grands jours.
Oui – hurlons ce « oui » ! –, oui, le photojournalisme est un
formidable métier d’avenir.
Parce qu’il faut espérer que les patrons de presse (entendez par là les
propriétaires) finiront par comprendre que leur intérêt est de faire les
meilleurs magazines pour garder leurs lecteurs de plus en plus exigeants
ou en conquérir de nouveaux – les jeunes, donc – encore
plus exigeants. Et ils comprendront, enfin, que l’image fait partie
du « meilleur », à même hauteur que le texte.
Parce que le numérique, qui détrône le papier sans pour autant le tuer,
est d’abord un écran, c’est-à-dire un support qui, plus encore que
le papier, met en valeur l’image, l’éclaire, l’illumine, faisant d’elle,
comme le cinéma, son écriture naturelle. L’écran, pour la photographie,
est un écrin.
Parce que, si cette nouvelle économie née du numérique n’a pas encore
trouvé son modèle, si les photographes, mais aussi les journalistes
qui écrivent avec des mots, en paient les frais (ce qui signifie qu’ils
sont scandaleusement mal payés), cette nouvelle économie trouvera
forcément un jour son équilibre puis sa rentabilité qui profitera à tous
ses acteurs, dont naturellement, parmi les premiers d’entre eux,
les photographes.
Parce que, enfin, surtout, les jeunes entrés en profession – « en
sacerdoce » comme on dit –, ces jeunes, qui n’ont pas connu les
décennies glorieuses, qui n’entretiennent pas le culte et les légendes
des grandes épopées du Vietnam et autres guerres coloniales
enluminées d’anecdotes et endeuillées de drames ; parce que ces jeunes
hommes et ces jeunes femmes sont là, nombreux et nombreuses ; parce
qu’ils et elles ont du talent et du courage jusqu’à risquer leur vie et
parfois la perdre, déclenchant alors un semblant d’émotion nationale
qui retombe comme un soufflé gonflé de pitié artificielle ; parce qu’ils
et elles avancent, repartent, se battent.
Parce que cette génération des Noor, Myop, Panos, Tendance floue,
VII… et autres agences plus vieilles et vivantes, les VU’, Cosmos ou
toujours Magnum, parce que ces photojournalistes d’aujourd’hui,
qu’ils soient salariés de Getty, de l’AFP, d’AP, de Reuters ou
indépendants, tiennent entre leurs mains un avenir – le leur –
et une profession – la leur – en laquelle ils croient.
Dans une révolution – or, sire, c’en est une ! –, il y a les
révolutionnaires et les réactionnaires. Les photojournalistes de
l’An 14 sont les révolutionnaires. S’ils écoutent encore par politesse
les discours nostalgiques des vieux aristocrates, ils se gardent de suivre
leurs conseils. Car ils savent, pour le vivre, que rien ne sera plus comme
avant. Le monde d’hier de la photographie ne reviendra pas. Il est
rangé dans les rayons de l’Histoire où il dort, rêvant à son âge d’or,
sur les lauriers de ses héros, au côté de Life.
C’est la fin d’un bel Ancien Régime. Il était une fois la Révolution
numérique et la prise de pouvoir de ces passionnés d’images et d’infos,
de ces nouveaux écrivains du grand récit photographique, de ces
William et Catalina qui assurent brillamment la relève. Grâce à eux
et à elles, ni ducs ni duchesses, l’aventure continue.
BIOGRAPHIE : Alain Genestar a été directeur de la rédaction
du Journal du Dimanche (1987-1999 ), puis de Paris Match
(1999-2006). Depuis 2008, il dirige Polka Magazine.
ALAIN GENESTAR, DIRECTEUR DE POLKA MAGAZINE
SOMMAIRE
10
UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES
PAR MICHEL PUECH
22
24
26
28
30
32
34
36
38
40
42
44
1960 RAYMOND DEPARDON
1967 CATHERINE LEROY
1973 DAVID BURNETT
1975 ROLAND NEVEU
1977 DANIEL ANGELI
1977 MARIE-LAURE DE DECKER
1978 YANN ARTHUS-BERTRAND
1981 OLIVIER REBBOT
1981 PASCAL ROSTAIN
1982 ALAIN BIZOS
1982 BRUNO MOURON
1984 DILIP MEHTA
46
ENTRETIEN AVEC RAYMOND DEPARDON
52
54
56
58
60
62
64
66
1985 FRANK FOURNIER
1985 GEORGES MÉRILLON
1986 ALON REININGER
1988 LUC CHOQUER
1989 ALEXANDRA AVAKIAN
1989 PETER TURNLEY
1990 MIKE ABRAHAMS
1990 JANE EVELYN ATWOOD
68
ENTRETIEN AVEC CHRISTIAN CAUJOLLE
74
76
78
80
82
84
86
88
90
92
1990 VINCENT LELOUP
1990 ANTHONY SUAU
1991 KENNETH JARECKE
1991 PASCAL MAITRE
1991 PETER MENZEL
1991 GÉRARD UFÉRAS
1992 MARC ASNIN
1992 JEAN-CHRISTIAN BOURCART
1992 CATHERINE CABROL
1992 JEAN-CLAUDE COUTAUSSE
94
ENTRETIEN AVEC MARCEL SABA
172
ENTRETIEN AVEC ROBERT PLEDGE
100
102
104
106
108
110
112
114
116
118
1992 JUDAH PASSOW
1993 SCOTT THODE
1994 XAVIER LAMBOURS
1994 JACK PICONE
1995 CHRISTOPHER MORRIS
1996 YVES GELLIE
1996 MIKE GOLDWATER
1996 ZENG NIAN
1997 PATRICK BARD
1998 PHILIP BLENKINSOP
178
180
182
184
186
188
190
192
194
196
198
2008 SCOUT TUFANKJIAN
2009 FABIO CUTTICA
2009 CÉDRIC GERBEHAYE
2011 GUILLAUME BINET
2011 ALAIN BUU
2011 SIMONA GHIZZONI
2011 GIULIO PISCITELLI
2011 NEWSHA TAVAKOLIAN
2012 ROBERT KING
2013 FRANCESCO ANSELMI
2013 WILLIAM DANIELS
120
ENTRETIEN AVEC DANIEL ANGELI
200
ENTRETIEN AVEC ALAIN MINGAM
206
208
210
212
214
216
218
2013 ÉDOUARD ÉLIAS
2013 NICOLAS GOUHIER
2013 PIERRE HYBRE
2013 FRANCE KEYSER
2013 LORENZO MELONI
2013 MARK PETERSON
2014 ÉRIC BOUVET
220
ENTRETIEN AVEC MICHEL SETBOUN
234
237
239
INDEX DES PHOTOGRAPHES
INDEX DES AGENCES PHOTO
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES ET REMERCIEMENTS
126
128
130
132
134
136
138
140
142
144
146
152
154
156
158
160
162
164
166
168
170
2000 SCOTT HOUSTON
2000 GILLES LEIMDORFER
2001 OLIVIER CULMANN
2001 LORI GRINKER
2001 DAVID TURNLEY
2002 MAT JACOB
2002 PATRICK TOURNEBŒUF
2003 GUILLAUME HERBAUT
2003 NOËL QUIDU
2003 BRUNO STEVENS
ENTRETIEN AVEC CYRIL DROUHET
2004 MAX BECHERER
2004 RÉMI OCHLIK
2005 YANNIS KONTOS
2006 SAMUEL BOLLENDORFF
2006 PHILIPPE GUIONIE
2007 STÉPHANE LAGOUTTE
2008 BEN BAKER
2008 MIQUEL DEWEVER-PLANA
2008 OLIVIER DOULIERY
2008 ERIKA LARSEN
MICHEL PUECH
UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE
PHOTOGRAPHIQUES
Depuis l’apparition de la photographie dans la presse,
la mort du photojournalisme est annoncée tous les dix ans.
Des agences ferment, d’autres sont rachetées, et pourtant,
il y a toujours des créations.
10
N
ous sommes en 1937. Robert Pierre, directeur de l’agence photo
SAFRA, réagit à l’installation à Paris d’agences étrangères
(Keystone, Associated Press et Wide World Photo) : « Les Français, fidèles encore en cela à leurs néfastes habitudes, eurent tort de ne pas estimer avec
exactitude le danger d’une telle entreprise, au lieu de nier l’évidence, ils eussent sûrement
mieux fait de chercher auprès d’elles les profitables leçons du progrès. »1
Ces agences, grâce à de nouvelles méthodes commerciales et un autre point de vue sur
l’actualité, vont entraîner la disparition ou la fusion d’agences françaises. À la fin du
xxe siècle, il semble que l’histoire bégaie. La création des firmes comme Corbis et Getty
conduit à de semblables répercussions.
L’âge d’or du photojournalisme argentique aura duré moins d’un siècle. Un âge d’or
ponctué de crises, de conflits, de naissances et de renaissances d’agences dont l’activité
principale a été la fourniture de photographies à la presse, grâce au travail de nombreux
photographes aux statuts sociaux les plus variés.
ANNÉES 1930, PARIS DEVIENT LA CAPITALE DE LA PHOTOGRAPHIE
Jusqu’aux années 1930, les photographes travaillent le plus souvent avec des appareils
en bois, des Gaumont 9 x 13. Ils ne font que deux ou trois clichés par reportage. Même
si Oskar Barnack utilise des films 24 x 36 à partir de 1913, ce n’est qu’en 1930 que sont
commercialisés les premiers Leica. « Tous n’opèrent pas au Leica, loin s’en faut. Outre
les inconditionnels du Rolleiflex, il y a ceux qui ne jurent que par l’Ermanox, petit et
léger, qui permet des prises de vue d’intérieur sans flash. L’Allemand Erich Salomon s’en
fait le virtuose. »2
Dans les années 1930, la photographie de presse connaît un formidable essor. Les patrons
de presse la considèrent comme un excellent moyen de vendre des journaux. En outre, le
prix du papier baisse entre 1932 et 1936, autorisant des paginations plus amples.
LA GUERRE D’ESPAGNE OU LA NAISSANCE DU MYTHE
« La photographie a été inventée deux fois. D’abord par Niepce et Daguerre, il y a environ un siècle, ensuite par nous », proclame, en 1930, Carlo Rim, le rédacteur en chef
du magazine illustré Vu, journal de la semaine, fondé le 21 mars 1928 par Lucien Vogel.
Vu (1928-1940) et Regards (1932-1939), l’hebdomadaire du PCF, vont être les vitrines
d’un nouveau style de reportage, engagé et humaniste.
En 1936, Hélène Roger-Viollet se trouve en reportage dans les Pyrénées. Elle comprend
vite qu’il faut aller en Espagne. « Il ne manqua pas de volontaires pour aller se battre
sur place ou témoigner par des reportages marquants que réclamait la presse occidentale
– encore quatre mille cinq cents prises de vue de Capa, Chim et Taro furent redécouvertes récemment dans une valise mexicaine. »3
1. Françoise Denoyelle, La Lumière de Paris, les usages de la photographie (1919-1939),
tome II, L’Harmattan, 1997, p. 66.
2. Pierre Assouline, Cartier-Bresson, l’œil du siècle, Plon, 1999, p. 84.
PARIS, 1984. RÉUNION DE TRAVAIL DE PHOTOGRAPHES
À L’AGENCE VIVA.
3. Laurence Bertrand Dorléac (sous la direction de), Les Désastres de la guerre (1800-2014),
Somogy, 2014, p. 238.
11
UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES
Le 26 juillet 1937, Gerda Taro, l’amoureuse de Robert Capa est tuée sur le front.
Ses funérailles au cimetière du Père-Lachaise provoqueront une émotion considérable.
C’est la première fois que la mort d’un reporter photographe, qui plus est une jeune
femme, est autant médiatisée.
Robert Capa, son compagnon, devient le modèle type du photographe de guerre, et un
exemple pour des générations de professionnels.
WORLD WAR II : LES PHOTOGRAPHES EMBEDDED
Les tensions internationales de la fin des années 1930 favorisent le commerce de la
photographie de presse.
À côté de sociétés importantes comme SAFRA, Trampus ou Keystone dirigée par
Alexandre Garaï, nombre d’autres réunissent simplement quelques photographes amis
autour d’un commercial.
Les photographes et les agences vont être durement touchés lors de l’Occupation de la
France par les troupes nazies. Les lois antisémites, qui avaient chassé nombre de photographes juifs d’Allemagne, les obligent de nouveau à émigrer.
L’AGIP, fondée dans les années 1930, voit son directeur Robert Cohen contraint de
cesser ses activités en juin 1940 avant que l’agence ne soit radiée le 3 juillet 1941 du
registre du commerce. Le 20 juillet 1942, par une ordonnance des autorités d’Occupation, sont nommés des directeurs dans les agences Keystone, Rapho, Wide World et
France-Presse4.
DU DÉBARQUEMENT À LA LIBÉRATION
« Quelque chose me réveilla de bonne heure le mardi 6 juin 1944. En tirant le rideau du
black-out, je vis que c’était encore un jour gris, maussade, plus froid même que le printemps anglais », écrit John G. Morris. Le 6 juin 1944, à Londres, il attend les photos
de Frank Scherschel, David Scherman, George Rodger, Ralph Morse, Bob Landry et
Robert Capa, l’équipe de Life prévue pour couvrir l’offensive en Europe. « Notre mission consistait à fournir des photos de combat pour le prochain numéro de Life qui
devait être bouclé »5, précise John G. Morris. Le 25 août 1944, les correspondants de
guerre sont à Paris et John G. Morris reçoit 1 300 photos de la Libération de Paris.
« Pourtant, ouvrir en décembre 1945 une agence photographique sans argent et sans
connaître le métier n’était pas sans poser quelques problèmes ! », écrit Raymond
Grosset qui, après avoir combattu pour la France Libre, est de retour dans la capitale.
« Seule restait à Paris Ergy Landau qui, photographe hongroise, juive, se refusant à
porter l’étoile jaune, avait par miracle survécu sans être dénoncée. C’est elle qui en
novembre 1945, très amie avec le directeur du quotidien Franc-Tireur, me proposa de
rouvrir l’agence de photo Rapho que Charles Rado avait ouverte en 1933 à Paris. »
4. Françoise Denoyelle, La Photographie d’actualité et de propagande sous le régime de Vichy,
CNRS Éditions, 2003.
5. John G.Morris, Get the Picture: A Personal History of Photojournalism, Random House, 1998.
Traduit en français sous le titre Des hommes d’images, une vie de photojournalisme,
Éditions de La Martinière, 1999.
12
« C’est lui, Charles Rado, qui, avec sa concurrente Maria Eisner, a lancé ce genre
d’agences travaillant à la commission et non plus employant des photographes salariés. Ce lien nouveau, assurant au photographe une indépendance identique à celle
d’un peintre vis-à-vis d’une galerie assurant la représentation, a coïncidé avec l’essor
des grands magazines illustrés, en Allemagne d’abord, puis en France (Match), aux
États-Unis (Time et Life), en Angleterre (Picture Post) et en Italie (Epoca). »6 Robert
Doisneau, Willy Ronis, Gisèle Freund rejoindront bientôt Raymond Grosset dans
l’appartement d’une tante, rue d’Alger.
« Le 22 mai 1947, Robert Capa m’invita à boire un verre chez Bill et Rita Vandivert,
dans Greenwich Village, afin de fêter le lancement d’une coopérative de photographes
internationale », écrit John G. Morris. Capa, Chim, les Vandivert, Maria Eisner, la seule
du groupe qui eut une expérience quelconque dans ce type d’aventure : elle avait fondé
Alliance Photo en 1934. Au cocktail chez les Vandivert, Capa, Chim et Maria Eisner
sablent au champagne la création de l’agence Magnum Photos. »7
« LES TRENTE GLORIEUSES »
Dans cette période d’après-guerre, trois agences françaises se disputent la couverture de
l’actualité : APIS, Dalmas, Reporters associés.
« De pige en pige, je suis parvenu à me faire engager dans une petite agence de presse,
les Reporters associés. Elle était dirigée par un homme charmant qui se faisait appeler
Georges de Vaysse et se nommait en réalité Vladimir Richkoff. Parlant parfaitement
l’allemand, il avait comme clientèle les plus grands magazines de RFA comme le Stern,
Bunte Illustrierte ou Quick »8, raconte Gérard de Villiers.
Aux Reporters Associés, l’auteur de SAS côtoie nombre d’hommes que l’on va retrouver
au fil des années dans le photojournalisme français : Jean Monteux notamment, futur
patron de Gamma, qui fait ses débuts dans la vente de photographies de presse. Et une
petite secrétaire, Monique Kouznetzoff, qui deviendra la reine du people à Gamma,
Sygma et finalement H&K.
Face au prince russe : Melchior Louis Marie Dalmas, marquis de Polignac, né le 1er juin
1920. C’est un ancien trotskiste, cousin du prince Rainier de Monaco, qui se fait appeler
Louis Dalmas. Le 14 juillet 1956, il crée l’agence qui porte son nom dans des locaux
prêtés par Pierre Lazareff de France-Soir.
L’agence Dalmas employa jusqu’à 75 personnes dans 600 m2 de locaux au 55, boulevard
Sébastopol à Paris !9
Le jeune Gökşin Sipahioğlu passe, lui aussi, par l’agence Dalmas : « En 1961, je venais
de réussir un scoop : photographier l’Albanie d’Enver Hodja, pays totalement isolé du
6. Archives de la famille Grosset : extrait d’un texte de Raymond Grosset, publié
par le blog À l’œil du Club Mediapart le 29 mars 2010.
7. John G.Morris, Get the Picture.
8. Gérard de Villiers, Sabre au clair et pied au plancher, Fayard, 2005.
9. Romain Verley, Dalmas, l’histoire d’une agence photo, mémoire d’histoire de Master 2
sous la direction de Pascal Griset, université Paris IV, 2006.
13
« L’âge d’or du photojournalisme
argentique aura duré moins d’un siècle. »
monde. J’ai téléphoné à Paris Match. Ils m’ont acheté les photos 2 000 francs et m’ont
conseillé d’aller voir l’agence Dalmas qui m’a demandé combien le sujet m’avait coûté.
J’ai dit 1 000 dollars. Ils me les ont donnés et je suis rentré en Turquie. »10
« Nous étions des requins, on a fait des coups pas permis », se souvient Raymond
Depardon. « Je partais tous frais payés aux quatre coins du monde et je multipliais
les couvertures de magazines. J’achetais des fringues, je portais le costume-cravate,
je fréquentais les vedettes. Pour moi, le rêve à dix-huit ans, c’était photographier
Bardot. »11
« En 1962, vendeur d’agence, c’est un métier qui n’existait pas », raconte Alain Dupuis.
« Quand je suis revenu du service militaire – c’était la guerre en Algérie –, j’ai passé
une petite annonce. J’ai reçu quarante-deux propositions ! Les temps ont bien changé…
Mon beau-père m’a dit va là. Là, c’était l’agence APIS que François Grenier, un ancien
de France-Soir, venait de créer rue de Trévise, près des Grands Boulevards parisiens.
Je suis allé me présenter et le lendemain je travaillais. »
10. Interview de Gökşin Sipahioğlu par l’auteur, publié le 5 septembre 2008
dans À l’œil Club Mediapart.
PARIS, 1985. ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ANNONÇANT LE DÉPÔT
DE BILAN DE VIVA, LA COMPAGNIE DES REPORTERS.
11. Michel Guerrin, Profession photoreporter, vingt ans d’images d’actualité,
Éditions Centre Georges-Pompidou-Gallimard, 1988, p. 25
14
« François Grenier était un vrai journaliste, mais ce n’était pas un homme d’affaires.
Il s’intéressait beaucoup au cinéma. Alors les photographes planquaient Brigitte Bardot,
Liz Taylor et Richard Burton, la Callas… Ces gens se vendaient très bien. Le marché
était déjà là. Mais la création de Gamma, ça a été l’assommoir ! »12
GAMMA BOULEVERSE LE MARCHÉ MONDIAL
Le 14 novembre 1966, ils sont quatre à signer les statuts de la nouvelle agence de presse
Gamma : Raymond Depardon, Léonard de Raemy, Hubert Henrotte et Hugues Vassal.
Le capital est réparti en parts égales et le gérant est Hubert Henrotte « pour la durée de
la société ». Toutefois, précise l’article 6, « tout emprunt ou ouverture de crédit […] ne
pourront être valablement réalisés qu’avec l’accord et la signature de tous les associés. »
La période est tumultueuse. Gökşin Sipahioğlu, qui s’est installé à Paris, collabore à
Gamma, mais finalement s’en écarte : « Je voulais aller à Bratislava où il y avait une
importante réunion des pays soviétiques… N’oubliez pas l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes en août 1968 ! Je voulais partir et Hubert Henrotte ne croyait pas
au reportage. Je suis parti quand même et j’ai bien fait, car j’ai décroché la cover du New
York Times Magazine. Je me suis dit qu’Henrotte n’était pas un bon journaliste et qu’il
fallait que je fonde ma propre agence. »13
Il est impossible de reconstituer exactement la crise qui éclate en avril 1973 rue AugusteVacquerie, dans les beaux quartiers de Paris : les souvenirs des protagonistes sont devenus confus avec le temps et cette scission a rompu douloureusement des amitiés. Encore
aujourd’hui, dans l’ombre de la disparition de Gilles Caron, la souffrance perdure.
GAMMA, SIPA, SYGMA : LA BATAILLE DES « 3 A »
En cet automne 1973 se met en place le triumvirat qui va gouverner le photojournalisme pendant près de trente ans : Gamma, Sipa, Sygma.
C’est le début d’une concurrence acharnée. « On disait : je l’ai baisé au feu rouge »14, se
souvient Alain Dupuis qui, sur sa Vespa, surveillait du coin de l’œil Jean Monteux, alors
vendeur pour Gamma. L’objectif : être le premier à Paris Match !
La formidable concurrence que se livrent Gamma, Sipa, Sygma a de rudes conséquences
pour les photographes indépendants et les petites agences. En 1972, le collectif Boojum
Consort – qui rassemble une demi-douzaine de free-lances dont Horace, Gérard-Aimé,
Michel Puech, Marc Semo, aujourd’hui à Libération, et Jean-Pierre Pappis, fondateur
de l’agence Polaris – fait payer 20 francs chaque tirage aux hebdomadaires parisiens
qui les archivent, jusqu’au jour où les chefs du service photo de ces hebdomadaires
leur montrent les piles de tirages que les vendeurs des « 3 A » abandonnent sur leurs
bureaux – gratuitement !
La photographie, qui était un objet rare, commence à devenir marchandise abondante
et généreusement offerte…
12. Alain Dupuis, entretien avec l’auteur, 4 août 2011, publié dans À l’œil Club Mediapart.
13. Gökşin Sipahioğlu, interviewé par l’auteur.
14. Alain Dupuis, entretien avec l’auteur.
RÉDACTION D’ABACA.
15
UN SIÈCLE D’AGENCES DE PRESSE PHOTOGRAPHIQUES
VIVA LA PHOTO !
À cette époque où l’engagement est de rigueur, Alain Dagbert, Martine Franck, Hervé
Gloaguen, François Hers, Richard Kalvar, Jean Lattès, Guy Le Querrec et Claude
Raymond-Dityvon créent, en novembre 1972, l’agence Viva.
Gamma, Sipa, Sygma débordent d’énergie pour couvrir tous les événements de la planète. Ces agences sont lancées à fond dans le showbiz et le people. L’équipe Viva, elle,
s’intéresse à la vie quotidienne des Français !
Son succès d’estime parmi l’intelligentsia européenne de la photographie attire d’excellents photographes, comme Yves Jeanmougin, François Le Diascorn, Xavier Lambours,
Jean-Pierre Favreau ou Jean-Louis Courtinat, qui viendront remplacer les Martine
Franck, Richard Kalvar et Guy Le Querrec partis pour Magnum et Hervé Gloaguen
pour Rapho.
1973, c’est également l’année de la naissance du quotidien Libération, où Serge July,
grand amateur de photos de presse, souhaite publier de nombreuses images. Dans cette
perspective, des photographes du collectif Boojum Consort, de l’Agence de Presse Libération et des indépendants se regroupent dans une coopérative ouvrière de production,
Fotolib (1973-1978), « comme photographie et liberté » !
1973, cette date charnière dans le commerce du photojournalisme, est aussi l’année
de la première crise économique consécutive à l’augmentation du prix du pétrole.
En 1974, le prix du papier augmente de 82 %15. Le prix des quotidiens quadruple entre
1967 et 1974, alors que la diffusion diminue de 11 %16.
Malgré la situation économique, comme à chaque époque, apparaissent de nouvelles
agences nées de la passion de jeunes photographes d’exercer leur talent. C’est le cas
de l’agence Atelier fondée en 1977, rue Saint-Sauveur à Paris, par Olivier Thomas,
François Guenet, Jean-Luc Manaud, Chris Queiroz, Bernard Bisson et Christian
Poveda (1955-2009).
En 1977, Stan Boiffin-Vivier, Sophie Bassoul, Johan Copes Van Hasselt, Luc Perenom,
Jean-Eudes Schurr, Patrick Zachmann, Marie-Paule Nègre, Gérald Buthaud et Michel
Baret se rassemblent dans l’agence Rush. Cette agence connaîtra un succès certain dans
la presse avec sa couverture de la politique française jusqu’au milieu des années 1980.
LES ANNÉES 1980 : L’ARGENTIQUE ROULE SUR L’OR
Les années 1980 sont la deuxième période florissante du photojournalisme : l’argent
coule à flot grâce à une abondante manne publicitaire.
Le magazine Geo est publié en France le 1er mars 1979. Il est édité par Prisma Press
dirigé par Axel Ganz. Robert Fiess en est le rédacteur en chef et Sylvie Rebbot a en
charge le service photo. Geo est la publication la plus représentative de la tendance
photojournalistique de cette époque.
15. Yves L’Her, « La diffusion des quotidiens : faible en 1974, la chute s’annonce très forte en 1975 »,
Presse actualité, n° 109, avril 1976, p. 24.
16. Pierre Albert, Histoire de la presse, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 2003.
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DALMAS - GAMMA - MAGNUM
1960 - À BOUT DE SOUFFLE
Nous sommes en 1960. Pour la première fois de ma
vie, je suis pigiste. Mes parents me pensent toujours
assistant chez Foucherand. En fait, j’essaie de me
faire une place chez Dalmas. J’évite de passer tout
mon temps au labo. Je sais qu’on risque de m’y
cantonner. Dès qu’une occasion se présente, je sors.
J’apprends, ce jour-là, que Godard présente son film,
À bout de souffle, en avant-première dans un salon dédié
au cinéma, rue de Ponthieu. Jean Seberg y est attendue.
Les actualités parisiennes et les vedettes, comme on
dit alors, sont un champ d’investigation accessible
pour un jeune photographe comme moi. Pas besoin
de laissez-passer ou d’accréditation à l’époque. J’arrive
sur les lieux. Nous ne sommes vraiment pas nombreux,
car Godard et Seberg ne sont pas connus. Je travaille
au flash. Je fais une bobine au Rolleiflex. On voit bien
qu’ils me regardent, médusés, interloqués… Sont-ils
surpris par mon allure ? Je porte une veste prince de
galles, une chemise en plastique que je peux laver dans
ma chambre et une vague cravate. Étonnés par ma
jeunesse ? J’ai 18 ans et j’en parais deux de moins…
PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE COUSIN
BIOGRAPHIE : Raymond Depardon, 72 ans, est un photographe, réalisateur
et scénariste français.
1958 Monte à Paris, à l’âge de 16 ans, et devient assistant de Louis Foucherand.
1966 Cofondateur de l’agence Gamma.
1978 Rejoint l’agence Magnum.
2012 Portrait officiel du président de la République François Hollande.
AVANT-PREMIÈRE D’À BOUT DE SOUFFLE,
PARIS (FRANCE), 1960.
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GAMMA- SIPA - CONTACT
1967 - PREMIÈRE LIGNE
Au printemps 1967, dans la partie la plus au nord du Vietnam, près de
Khe Sanh dans la province de Quang Tri, deux compagnies de marines
américains se mesurent à six bataillons de l’armée nord-vietnamienne
solidement retranchés. Cette bataille des collines constitue à ce
moment-là l’épisode le plus sanglant de la guerre du Vietnam.
Catherine Leroy est arrivée de France un an plus tôt, à 21 ans, munie d’un
billet aller, d’un Leica tout neuf, de 100 dollars en espèces et dépourvue
de toute expérience professionnelle. Elle mesure 1,52 m et pèse 42 kg.
Mais son courage est immense. En février 1967, elle est la seule journaliste
accréditée à sauter en parachute avec les marines au cours de l’opération
Junction City, ce qui lui vaut le respect de tous les militaires.
Trois mois plus tard, elle accompagne les marines qui cherchent
à reprendre les collines 861 et 881 nord et sud. Durant ces
combats, souvent en face-à-face, elle réalise cette saisissante série
de photographies de Vernon Wike, un infirmier militaire en train
d’intervenir sur un ami agonisant. “Elle ne doit pas être à plus d’une
cinquantaine de centimètres de moi, raconte Wike. Elle est juste
au-dessus et un peu à gauche, et à plat ventre. Je me souviens quand
on en a reparlé plus tard, elle m’a raconté qu’il y avait des brins
d’herbe juste devant elle et qu’elle s’efforçait de shooter entre les
herbes tellement elle était incrustée dans le sol.”
La série L’Angoisse de l’aide-soignant, publiée dans Life, est rapidement
restée parmi les images importantes de la guerre. Horst Faas,
qui dirige alors le bureau d’AP à Saigon, est le premier à les voir.
“Elles m’ont fait penser à la Première Guerre mondiale, les types qui
sortent des tranchées, dans la boue, sous les balles… En cinq ans je
n’avais pas vu une série comme celle-là.”
Quelques semaines plus tard, Catherine Leroy est sérieusement blessée
près de la zone démilitarisée quand la compagnie de marines, avec
laquelle elle se trouve, est touchée par un obus de mortier. Criblée
de vingt-cinq éclats, son appareil lui a sans doute sauvé la vie. Après six
semaines dans un hôpital militaire, elle est retournée sur le front.
Cette année-là, elle reçoit la George Polk Award pour cette fameuse
série d’images. Elle couvrira d’autres conflits pour diverses agences,
dont Gamma, Sipa et Black Star, devenant la première femme à recevoir
la médaille d’or Robert Capa “pour un courage et un comportement
exceptionnels”, en 1976, pour sa couverture de la guerre civile au Liban.
Près de 40 ans plus tard, en Arizona, elle retrouve Vernon Wike, tatoué
de la tête aux pieds, qu’elle photographie pour Paris Match. Catherine
Leroy décède d’un cancer un an plus tard à Los Angeles.
MARIE COUSIN
BIOGRAPHIE : Catherine Leroy est une photographe française née
en 1944. Elle a vécu aux États-Unis où elle est décédée en 2006.
1966 Arrive au Vietnam en guerre.
1968 Prisonnière des Nord-Vietnamiens. Fait la une du magazine Life.
1983 Publie God Cried avec Tony Clifton sur le siège de Beyrouth.
1997 Prix spécial de l’université du Missouri pour sa contribution
au photojournalisme.
VERNON WIKE, INFIRMIER MILITAIRE DES MARINES
AU FRONT, VIETNAM, 1967.
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