Retour aux sources - Les escales littéraires de Sofitel

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Retour aux sources - Les escales littéraires de Sofitel
Retour aux sources
AKLI TADJER
Sofitel Algiers Hamma Garden
AKLI TADJER
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Voilà comment ça a commencé.
C’était un mois de mai mouillé comme je n’en avais jamais connu.
Chaque jour apportait son lot de bourrasques de pluie, de rafales
de vent, d’averses de grêle. Pour nous piler un peu plus le moral,
les bulletins de la météo nous prédisaient la même punition pour
les temps à venir. Seuls les vendeurs d’essuie-glaces, les
marchands de parapluies et les escargots étaient à la fête. Ma
mère, encore toute pimpante lorsqu’elle avait soufflé, en avril
dernier, ses soixante-dix-sept printemps, avait viré dans les tons
maussade. Elle usait ses heures assise sur son canapé, tête
baissée, bras croisés, les yeux fixés sur le bout de ses pieds. Et
taiseuse avec ça. On ne communiquait plus que par
onomatopées, raclements de gorge, gestes approximatifs.
L’appétit aussi lui faisait défaut. Au cœur de l’après-midi elle
toutouillait sans plaisir une tartine de pain beurrée dans une tasse
de lait tiède et c’était tout pour la journée. J’avais mis ce coup de
blues sur le compte du ciel de plomb devenu si bas qu’il se noyait
dans les toits de zinc des immeubles haussmanniens. J’attendais,
donc, impatient qu’un souffle salvateur chasse ces intempéries
récursives pour faire
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place à un grand soleil jaune sur fond d’azur. Et les jours filèrent
gris, gras, froids. Et ma mère s’étiolait jusqu’à n’être plus qu’une
vieille chose flasque affaissée sur son canapé, si bien que d’aller
lui rendre visite était une épreuve dont je ressortais chaque fois
avec un cafard phénoménal.
Ma mère et moi vivions au dernier étage du même immeuble. Elle
dans un studio à droite en sortant de l’ascenseur, moi dans un
appartement à peine plus grand à l’autre bout du couloir. (Je m’en
expliquerai plus tard si l’opportunité se présente.) Je referme, là,
ma parenthèse qui n’avait d’ailleurs nul besoin d’être ouverte.
Comme je n’en pouvais plus de la voir se dégrader, j’avais sonné
un copain médecin afin qu’il m’éclaire sur le mal dont elle
souffrait. Après les constatations d’usage, il diagnostiqua une
dépression nerveuse, une sévère. Une de celles qui vous
envoient, sans escale, six pieds sous terre. Le temps pourri qui
sévissait sur Paris n’avait été que le déclencheur de cette crise de
mélancolie. Il voulut prescrire divers euphorisants remboursés par
l’assurance maladie mais se ravisa en jetant
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un dernier coup d’œil à ma mère.
– Du fric gâché pour rien, marmonna-t-il. Vaudrait mieux lui
changer les idées. Ce serait plus efficace. Entre deux rincées
fais-lui prendre le frais au square, qu’elle voie du monde,
beaucoup de monde, enfin d’autres gueules que la tienne.
Sur le palier, il me répéta que ma mère souffrait d’une grave
dépression et que si je ne lui aérais pas l’esprit… Il posa sa
sacoche par terre, imita le fossoyeur creusant une tombe, puis il
se signa. Une fois la porte refermée, j’ai tiré une chaise, je me
suis assis face à elle et j’ai dit :
– Tu l’as entendu, ce couillon. Il veut que je t’emmène au square
pour que tu voies d’autres gueules que la mienne. Tu es
d’accord ?
Elle a fait non avec le doigt. J’étais de son avis. N’empêche, on
ne pouvait plus se satisfaire de ce statu quo . Il me fallait lui
inventer de quoi la distraire avant que je ne sois condamné au
costume de deuil.
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Le lendemain, je l’ai retrouvée endormie tout habillée sur son
canapé. Elle était belle et pâle comme la mort. Par terre, il y avait
une vieille boîte à chaussures ouverte. Cette boîte, je la
connaissais bien. C’était notre boîte à photos, notre boîte à
mémoire. Il y avait des photos de mon père. Sur l’une d’elles, il
était un jeune homme fringant débarquant d’un ferry-boat en
provenance d’Alger. Sur une autre, j’avais dix ans, pas plus. Je lui
tenais la main à la foire du Trône. Sur une autre – c’était juste
avant l’accident –, il plastronnait casque sur la tête avec d’autres
collègues immigrés du chantier. Là, c’était ma mère, toute jeune
fille. Pas encore mariée mais déjà triste comme une veuve. Sur
une autre, elle sortait de la maternité avec mon père. Dans ses
bras, c’était moi. Au dos de la photo, une main tremblée avait
noté ma date de naissance : Paris, 13 juin 1980. J’ai repris la
photo de mon père, celle avec son casque sur la tête. Il souriait à
pleines dents. Il ne se doutait pas qu’un quart d’heure plus tard
l’échafaudage sur lequel il faisait le beau allait s’effondrer… Mort
sur le coup mon papa. J’ai rangé cette photo dans le fond de la
boîte, le cœur serré.
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Ma mère a tressailli à ce moment-là. Je l’ai couverte d’un plaid et
j’ai remarqué, coincée entre le pouce et l’index, une dernière
photo. Je la lui ai enlevée. Elle n’a pas résisté. C’était une photo
que je n’avais jamais vue. Elle était toute jeune et tenait par la
main une fillette au regard noir.
– Amène-moi à Alger, mon fils. Je voudrais revoir Yasmine. Je
veux la retrouver avant de partir.
Yasmine ? Je l’ai questionnée. Savoir qui était cette Yasmine dont
elle ne m’avait jamais parlé, mais elle répétait inlassablement
avec des accents d’agonisante qu’elle voulait revoir Yasmine
avant de mourir. Je lui ai fait remarquer que cette gamine sur la
photo était aujourd’hui une femme, mariée à l’autre bout de
l’Algérie peut-être, qu’il serait farfelu d’essayer de retrouver sa
trace. Une larme, puis deux, trois, quatre, puis d’autres rayèrent
son visage.
On était maintenant dans l’avion, destination Alger la Blanche.
J’avais cédé à ses caprices comme souvent. Comme toujours.
C’était aussi à cause de ses caprices que Camille, l’amour de
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mes jours et de toutes mes nuits, m’avait plaqué il y a deux ans.
Ma mère ne lui voyait que des défauts. Elle était trop grande, trop
blanche, trop blonde, trop joyeuse, trop coquette, trop française à
son goût. Elle espérait me caser avec quelqu’un dans son genre.
Petite, brunette, collante, emmerderesse suprême… Camille n’a
jamais pu trouver sa place entre nous. J’ai erré des semaines,
crié mon amour pour elle sous toutes les fenêtres de Paris, mais
elle n’est jamais revenue. Une petite location s’était libérée sur le
même palier que ma mère. J’ai signé mon nom au bas du bail
comme on signe sa condamnation. Je suis resté des mois
claquemuré entre le silence et l’ennui et puis avec le temps va,
tout s’en va… sauf Camille.
On était partis de Roissy sous un ciel encrassé. Deux heures plus
tard, Alger nous offrait un ciel céruléen, une mer apaisée, un franc
soleil de carte postale.
Le retour au pays avait requinqué ma mère. Elle allait d’un pas
alerte dans les rues et boulevards de la ville tandis que moi, en
retrait, je me coltinais les valises plus lourdes que le poids du
monde. « Où va-t-on ? » je demandais à chaque carrefour. Elle
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ne m’écoutait pas et continuait d’avancer. Devant la Grande
Poste, je n’en pouvais plus. J’ai posé les valises et je me suis
assis sur un banc pour reprendre mon souffle. Elle a fait demi-tour
pour me rejoindre. J’ai hélé un gamin des rues avec une glacière
pleine de boissons fraîches et j’ai acheté une canette de Selecto
qu’on a bu à belles gorgées car le soleil de midi nous avait
asséchés.
– Maintenant qu’on est à Alger, dis-moi qui est cette Yasmine.
Elle m’a pris la main et murmuré, l’œil tendu vers la Méditerranée
qui se répandait devant nous :
– Je t’expliquerai si je la retrouve, sinon j’emporterai le secret
avec moi.
Elle s’est levée, a fait quelques pas, mais la force lui a manqué.
Elle a agité la main devant un taxi et ordonné qu’il nous dépose
au Jardin d’Essai.
Pour celui qui ne connaît pas Alger, ce qui saute aux yeux, ce
sont d’abord ces boyaux interminables d’embouteillages, cette
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foule infinie qui baguenaude sur les trottoirs et ces flics, le doigt
sur la détente de la mitraillette, à chaque coin de rue. On croirait
une ville en guerre contre un ennemi invisible.
– On est en guerre contre le terrorisme, m’a affranchi le taximan à
qui je n’avais rien demandé, même pas l’heure.
Au premier carrefour, ma mère s’est assoupie la tête sur mon
épaule. Le taximan, très en verve décidément, a vite compris à
mon accent qui sentait bon le métro parisien que je n’étais pas du
quartier. Alors, il s’est piqué de m’instruire de l’histoire de la
capitale algérienne Il a commencé par pointer la mer.
– Comme vous le voyez, elle est très bleue, très grande. C’est
pour ça qu’on l’appelle la Grande Bleue. Par temps clair, on voit la
France.
J’ai fait : « Ah bon. » Comme j’aurais pu dire : « Si c’est pour me
prendre pour un gogo, remballe tes blagues façon Carambar. Je
ne suis pas client. »
Un barrage de police nous a obligés à contourner la place des
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Martyrs. On était à présent bloqués dans une grande rue qui
serpentait vers des maisons en péril. Le taximan a prononcé le
mot Casbah et s’est exaspéré qu’on laisse à l’abandon ce
chef-d’œuvre de l’architecture ottomane, classé au patrimoine
mondial par l’UNESCO. Et sur sa lancée, il m’a raconté qu’il avait
pris un Français – un vrai, qu’il a précisé en croisant mon regard
dans son rétroviseur – qui voulait visiter la citadelle. Il avait vu dix
fois Pépé le Moko et voulait aller à la rencontre des fantômes de
l’envoûtant Gabin et de l’ingénue Gaby. Le taximan était si
honteux de l’emmener dans ce champ de misère qu’il a préféré
mentir en prétextant des problèmes de sécurité liés au terrorisme.
Le vrai Français a pris peur et a renoncé à son escapade
cinématographique.
Après un énième barrage de police, on a longé le boulevard du
front de mer. Aux terrasses des immeubles blanchis, il y avait du
linge qui séchait, des paraboles qui parabolaient et des jeunes
filles aux cheveux roux qui m’attiraient. Sur la chaussée, des
enfants, ballon au pied, jouaient à Zidane entre les automobiles.
Ça klaxonnait de partout. J’aimais ce joyeux foutoir. Pour un peu
on se serait cru dans le sud de l’Italie. Et lentement le soleil a
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décliné, et lentement la mer a pris des reflets d’argent, et
lentement le ciel a tourné vers le gris du soir. Le taximan, qui
radotait depuis un bon moment, m’a proposé moyennant
quelques euros de faire un crochet par je ne sais où pour monter
jusqu’à la basilique Notre-Dame d’Afrique.
– De là-haut la vue est incroyable. C’est un vrai plaisir. Par temps
clair en regardant sur la gauche on voit l’Espagne, qu’il a ri.
J’ai forcé le sourire en retour.
Ma mère s’est réveillée aux premiers cahots d’une route
défoncée, a exigé qu’il cesse son boniment et lui a indiqué le
chemin le plus court pour arriver au Jardin d’Essai.
Une foule bigarrée et piaillarde était massée devant les grilles du
jardin. J’ai jeté un œil pour voir ce qui attirait autant de monde.
J’ai aperçu des parterres de verdure fleurie entrecoupés d’allées
rectilignes semblables à celles du château de Versailles, des
palmiers géants, des ficus à grandes lianes et toute une
végétation luxuriante. Puis je me suis attardé sur une
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plaque qui rappelait que le Jardin d’Essai avait été créé en 1832
par des botanistes français pour en faire la pépinière centrale du
gouvernement de la France coloniale. Je me suis encore attardé
sur les yeux de braise d’une gazelle au teint cannelle. Je me suis
avancé pour lui dire combien je la trouvais belle mais elle a
disparu emportée par la foule. À force de m’égarer dans les yeux
des belles Algéroises, j’en avais perdu ma mère. J’ai demandé à
un flic en faction à un barrage s’il n’avait pas vu une petite dame
vêtue à l’endeuillée, les cheveux gris montés en chignon et
possiblement mal aimable. Il m’a répondu en flattant la crosse de
son pistolet-mitrailleur. Je n’ai pas insisté.
Je l’ai cherchée des heures partout dans le quartier et je l’ai vue,
là-bas, adossée à un mur ocre. Elle fixait un bâtiment dont la
façade n’était que verre fumé et arcade démesurée. C’était le
Sofitel d’Alger.
La consternation se lisait sur son visage.
– C’est ici que je l’ai vue la dernière fois, Yasmine, qu’elle a dit
tout bas.
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On a hésité un moment avant de pénétrer dans l’hôtel. Faut dire
que même à Paris, les palaces, on ne les voyait que de loin. On
s’est installés dans un grand salon feutré où des hommes
d’affaires, l’air grave et pénétré, parlaient bisness en sirotant
whisky et autres fantaisies alcoolisées. Le jour est tombé sans
qu’on y prenne garde. Il urgeait de se loger et, puisqu’on était
dans un hôtel, j’ai pris une chambre. Pour du luxe c’était du luxe.
On se serait crus dans Amour, Gloire et Beauté sauf que je
n’étais pas avec la sulfureuse Brooke Logan mais avec ma mère
qui avait retrouvé son teint d’endive. Elle s’est laissée tomber sur
un des deux lits, a soupiré un grand coup puis m’a fait signe de
m’asseoir près d’elle. Tout près. On était à touche-touche.
J’entendais battre son cœur. J’ai passé ma main sur son épaule
et j’ai murmuré :
– Je suis venu à Alger parce que je suis un bon fils. Maintenant,
je n’en peux plus. Je ne bougerai pas de cette chambre tant que
tu n’auras pas parlé.
D’une main tremblante, elle a exhumé de son portefeuille la photo
où elle posait avec la gamine et m’a demandé de ne pas
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la juger. J’ai fait oui de la tête. Elle a glissé ses doigts noués
d’arthrose entre les miens et d’une voix vrillée par l’émotion m’a
révélé qu’avant de rencontrer mon père elle vivait dans ce
quartier qu’on appelle le Hamma. À l’époque ce n’était que
gourbis et maisons délabrées. Au souk du Hamma, elle partageait
un étal avec Wafa, une faiseuse d’éventails, tandis qu’elle vendait
des paniers en osier qu’elle fabriquait pour ramener de quoi
nourrir sa famille. Son père était invalide de guerre. Il avait perdu
ses jambes en sautant sur une mine du côté de Verdun. Un jour,
elle a eu seize ans, ce même jour elle a eu le coup de foudre pour
un prince charmant de passage. Il lui a promis de l’aimer et plus si
affinité. En échange, elle lui a offert son cœur et sa fleur. Quand
son ventre s’est arrondi, le prince charmant ne fut plus qu’un
vilain crapaud qui avait pris la poudre d’escampette. Lorsqu’il ne
fut plus possible de cacher sa grossesse, son père se considéra
sali et déshonoré. Il l’a fichue à la porte sans regret ni remords.
De cet amour trahi est née une fille qu’elle a prénommée Yasmine
car c’était la saison du jasmin. Elles ont dormi deux années parmi
les ivrognes et les voyous qui chaque nuit rejouaient West Side
Story à coups
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de surin. Un soir elles furent prises dans l’une de ces rixes. Un
coup de lame plus vicieux que les autres entailla l’épaule de
l’enfant. Dès que la blessure ne fut plus que cicatrice, elle confia
Yasmine à son amie Wafa, la faiseuse d’éventails, et se jura de
venir la récupérer dès qu’elle pourrait subvenir à ses besoins. Un
jour d’hiver où il faisait si froid que même les oiseaux gelaient
dans le ciel, ma mère perdit la tête et embarqua sur un ferry pour
la France. C’est sur ce ferry qu’elle a percuté mon père. Deux ans
plus tard, c’est moi qui voyais le jour.
Une fois libérée de son secret, sa vielle main fripée a lâché prise.
Elle avait froid. On l’aurait crue un peu morte, ma mère. Elle m’a
donné la photo et imploré de retrouver sa fille. Puis elle s’est
allongée, a fermé les yeux et grelotté plus fort encore. Des larmes
glissaient sur ses joues creusées de rides.
Une sœur. Je réalisais que j’avais une sœur. Une sœur
algérienne. Quel effet ça m’a fait à cet instant-là ? Je me suis
senti un peu plus algérien, je crois. Ça me faisait du bien.
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Au matin, un soleil pâle a inondé notre chambre. Ma mère qui
n’avait plus la force ni le courage de rien est restée dans la
chambre. Je lui ai allumé la télé et je suis descendu prendre mon
café au bar. Au plus vieux des serveurs j’ai demandé s’il
connaissait le quartier. Mieux que ça. Il était né dans les gourbis
du Hamma. Il avait même vu le Sofitel se construire. Alors, j’ai
poussé plus loin l’investigation, j’ai demandé ce qu’étaient
devenus les gens qui y vivaient. Il m’a répondu qu’ils avaient été
ventilés dans deux cités : la cité des Tamaris et la cité Nouvelle.
Comme je l’intriguais, il a gratté pour savoir pourquoi je le
questionnais ainsi. J’ai dit que je recherchais une sœur, perdue
de vue depuis toujours. La seule piste que je détenais c’était
qu’elle avait été confiée à Wafa la faiseuse d’éventails. Ça ne lui
disait rien. Il a sonné Mouloud, son jeune fils, bagagiste à l’hôtel.
– C’est un vrai chien de chasse. Il va la retrouver, votre faiseuse
d’éventails, qu’il m’a garanti.
Mouloud était un p’tit gars vif et dégourdi. Je lui ai montré la photo
de ma mère avec ma sœur. Il a éclaté de rire puis il a
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bredouillé qu’on était bien avancés avec un cliché pareil.
La cité des Tamaris est dans le quartier populeux de Belcourt, à
une encablure du Sofitel. On a visité des dizaines de cages
d’escalier, frappé à autant de portes : Wafa la faiseuse d’éventails
était inconnue.
Sur le coup de midi, Mouloud a eu faim. On s’est attablés à une
terrasse de la Pêcherie et on a fait un festin de rougets grillés en
écoutant du raï. Ça l’amusait de me voir partir à la recherche
d’une sœur que je ne connaissais pas. Moi, je ne voyais rien de
drôle là-dedans. Je trouvais ça tout à fait excitant à présent. Puis
on a parlé de pas grand-chose. Il rêvait d’aller en France.
Attention, lui, ce n’était pas pour faire le travailleur immigré. Non,
lui voulait voir la France comme un touriste, avec l’appareil photo
autour du cou, les Ray-Ban sur le bout du nez et le bob sur la
tête. Mais à l’entendre ce ne serait pas pour demain. Il avait fait
trois demandes de visa, toutes refusées. Il a fumé une cigarette.
Au loin, on entendait des sirènes de bateaux en partance pour la
France ou ailleurs. J’ai eu une pensée pour mon père à ce
moment-là.
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Il était temps de reprendre la route : direction la cité Nouvelle. On
a sauté dans un taxi. Mouloud lui a indiqué la route. Cette cité
était sur les hauteurs d’Alger, à Hydra, le quartier chic de la ville.
Ici, aucun mégot, aucun papier gras, aucune canette ne traîne par
terre. On se croirait en Suisse. Là encore, on a gravi des cages et
des cages d’escalier, toqué à des portes et des portes, interrogé
des jeunes, des vieux, des oisifs : Wafa la faiseuse d’éventails…
Personne ne la connaissait. Je m’apprêtais à renoncer lorsqu’une
vieille femme chétive et osseuse qui mendiait accroupie à l’ombre
d’un caroubier m’a agrippé par la manche.
– Tu cherches Wafa ?
J’ai fait oui avec la tête. Mouloud s’est agenouillé face à elle et l’a
questionnée. Moyennant des euros sonnants et trébuchants, elle
pouvait nous mettre sur la piste.
– Qu’elle nous donne une preuve, j’ai dit à Mouloud.
La vieille a tiré de sa djellaba un éventail usé jusqu’à la corde.
Mouloud a continué de l’entreprendre en arabe, puis il s’est
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retourné vers moi, et a opiné d’un air entendu. J’ai cédé quelques
euros et on est repartis au pas de charge.
– Ça brûle, qu’il disait fier de lui.
Chemin faisant, Mouloud m’a expliqué que Wafa était morte
depuis longtemps mais que sa fille vivait dans un appartement du
centre d’Alger, près du tunnel des Facultés. Quand on a monté
l’escalier qui menait à son appartement, mon cœur s’est mis à
battre méchamment. J’ai cru qu’il allait s’arracher de ma poitrine
tant j’étais troublé. J’ai frappé à la porte. Une petite fille qui
ressemblait étrangement à la gamine sur la photo est sortie. Elle
ne parlait pas un mot de français. J’ai passé le relais à Mouloud.
Plus il causait avec elle, plus je voyais son visage se
décomposer. Pas possible et incroyable ! qu’il bégayait entre
deux phrases. La petite fille a refermé sa porte. Mouloud m’a
frappé sur l’épaule et répété une fois de plus : « Pas possible et
incroyable ! »
– Qu’est-ce qui n’est pas possible ?
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– Je crois que je la connais, ta sœur.
On est rentrés à l’hôtel dare-dare. J’avais hâte d’apprendre la
nouvelle à ma mère. J’avais, aussi, hâte de mettre un visage sur
le prénom de ma sœur. Quand j’ai poussé la porte de la chambre,
ma mère se chamaillait avec une lingère. Une de ces beautés
d’Alger que j’aurais aimé courtiser. Elle avait le teint mat, les yeux
sombres soulignés d’un trait de khôl et de longues boucles brunes
qui couraient sur ses épaules. Et puis, elle souriait. Elle souriait
tout le temps. Mouloud nous a souhaité le bonjour et il nous a
laissés tous les trois.
– Yasmine, tu es Yasmine.
Elle a plissé le front d’inquiétude, puis elle a acquiescé. Elle
parlait peu et mal le français. J’ai pris ma mère par le bras et j’ai
dit à son oreille que c’était sa fille. Ma mère est demeurée muette,
des minutes et des minutes, l’éternité sûrement. Puis elle l’a prise
par la main, lui a demandé de s’asseoir près d’elle. Elles ont
parlé, parlé, parlé en arabe, des minutes et des minutes, l’éternité
sûrement. Puis Yasmine a dénudé son
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épaule et la cicatrice est apparue. Elles se sont blotties l’une
contre l’autre, ont pleuré pire que des fontaines. Ma mère m’a
présenté. Ma sœur m’a tendu une main timide. On a causé un
peu. Des mots pour faire des phrases… des phrases pour dire
qu’il fallait qu’on apprenne à se connaître, à s’aimer aussi. Et ma
mère a repris goût à la vie. Le lendemain Yasmine lui présentait
Wafa sa petite-fille. Elle l’avait prénommée ainsi en souvenir de la
faiseuse d’éventails. Et ma mère n’a plus voulu rentrer en France.
Elle avait décidé de rattraper le temps perdu. Je n’ai pas essayé
de l’en dissuader. Je trouvais même que c’était une excellente
idée.
À Paris, il faisait enfin beau. J’ai erré un peu dans les rues de la
ville et je suis rentré chez moi, seul, le cœur lourd. Avant
d’atteindre l’ultime étage j’ai entendu qu’on m’appelait. J’ai levé la
tête et j’ai vu Camille, l’amour de mes jours et de toutes mes
nuits.
À bientôt quarante ans, j’allais pouvoir commencer à vivre.
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