Partie 5 - Prix Russophonie

Transcription

Partie 5 - Prix Russophonie
“
Dans “L’année du mensonge”
Guelassimov nous parle de la Russie
qui se transforme sous ses yeux
et nous entraîne dans l’intimité
de Moscou et celle de ses habitants
Joëlle Dublanchet
”
“L’année du mensonge” d’Andreï Guelassimov
Actes Sud
L
e roman L’année du mensonge plonge le lecteur dans le Moscou improbable
de la fin des années 1990 où chacun tente de trouver sa place, contraint
de s’adapter à une réalité nouvelle dans laquelle on doit savoir improviser
son rôle. De toute évidence, ce n’est pas simple, le mensonge est là pour
vous y aider, il irrigue tout le livre.
Mikhaïl Vorobiov ment comme il respire jusqu’à ce que « le mensonge devienne une
partie intégrante de sa vie » pour essayer de s’en sortir, on finit même par ne pas lui
en vouloir tellement il en a marre de mentir, on l’accompagne dans toutes ses aventures
rocambolesques et on s’attache à lui. On lui souhaite de pouvoir vivre tranquillement
son histoire d’amour avec Marina, jeune et jolie actrice en herbe qui ressemble tellement
à Audrey Hepburn, mais voilà à Moscou, ça ne se passe pas comme ça…
L’œuvre, vue par le Jury
Mikhaïl Vorobiov est un paumé de 23 ans à la recherche d’argent pour rembourser
ses dettes. Il vient de se faire licencier ; le directeur général de la même boîte lui
propose comme job de s’occuper de son fils Sergueï, 17 ans, qui ne décolle pas de
son ordinateur, pour lui apprendre la vie, ce qui veut dire apprendre à boire, à se
battre, à fréquenter les filles. Il est prié de faire de lui un homme et sur le chemin
de cette initiation, Guelassimov nous parle de la Russie qui se transforme sous ses
yeux et nous entraîne dans l’intimité de Moscou et celle de ses habitants, qu’ils
soient nouveaux Russes ou nouveaux pauvres, trafiquants mafieux ou chefs d’entreprise.
Il écrit la vie moscovite sans mentir. Le talent de l’auteur est de savoir si bien croiser
le récit personnel qui peut prendre la forme du journal, de la correspondance épistolaire
et l’évocation d’un temps historique considérable, celui des grands chamboulements
amenés par le pouvoir eltsinien : « les prix flambaient chaque jour davantage.
Au gouvernement avait commencé un sabbat de sorciers. A Moscou et à SaintPétersbourg, on abattait les hommes politiques les uns après les autres. On tua
même sans qu’on sache pourquoi Galina Staravoïtova. Les magnats de la finance
avaient fait un bras d’honneur à leurs créanciers occidentaux et refusaient de payer
leurs dettes. Seul un débile profond pouvait, dans cette situation, espérer quelque
chose. La Russie avait volé en éclats et on était tous pris dans le même mouvement ».
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Prix Russophonie
Le mot de l’éditeur
Apparu comme un météore avec le récit La Soif dont les héros étaient des vétérans
de la guerre de Tchétchénie, Andreï Guelassimov a su une nouvelle fois, avec son roman
L'Année du mensonge, capter l'air du temps. Il a su rendre admirablement l’atmosphère
de cette année 1998, cette année des dupes, cette année de tous les dangers...
Prix Russophonie
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Andreï Guelassimov
Andreï Guelassimov, fils de militaire, est né en 1965 à Irkoutsk. Il a quinze ans quand sa famille
s’installe à Iakoutsk en Sibérie orientale. Il y reste après le départ de ses parents, suit des études
d’anglais à la faculté des langues étrangères et devient professeur de littérature anglo-américaine
après avoir soutenu sa thèse sur Oscar Wilde. En 1998, il rejoint Moscou avec quelques nouvelles
en poche. Il commence par fréquenter le théâtre studio d’Anatoli Vassiliev.
Finalement, il choisit l’écriture et, en 2001, il publie un premier recueil de nouvelles remarqué
Fox Mulder a une tête de cochon (Actes sud, 2005), l’année suivante La soif
(Actes sud, 2006), qui raconte l’histoire du retour à la vie d’un vétéran
de la première guerre de Tchétchénie, L’année du mensonge en 2003
qui vient de sortir en France, puis en 2004 Rachel et Les dieux de la steppe
en 2005. Il vit dans la banlieue éloignée de Moscou, à Lytkarino et se
consacre dorénavant à l’écriture. Il gagne sa vie en écrivant
des scénarios pour les feuilletons télévisés.
Il n’a qu’une ambition, devenir un grand écrivain.
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Prix Russophonie
En fin de compte, Moscou nous apparaît sous un jour plutôt noir, voire effrayant
où tout n’est affaire que d’argent, de corruption, de violence, d’alcool et pourtant
il émane de ce livre une grande humanité. Il y est surtout question d’amour, d’amitié,
de vulnérabilité, de compassion. Guelassimov croit en l’homme et encore plus
en la femme qui reste comme la dernière planche de salut.
Guelassimov a écrit son année du mensonge dans une langue parlée, immédiate,
concrète, celle qu’inventent à chaque instant les jeunes Moscovites d’aujourd’hui,
celle qu’on ne trouve pas dans les dictionnaires. Les gros mots pleuvent, les insultes,
les expressions ordurières. Joëlle Dublanchet, la traductrice, s’est efforcée avec un
vrai succès de trouver le même niveau de langue assez vulgaire. Elle a repris le style
énergique, fait de phrases courtes et a fait preuve d’une grande imagination pour
rendre la prose de Guelassimov :
Un exemple pour donner le ton :
« […] la baraque était à tomber par terre. J’ai adoré. Les fameux travaux à l’européenne,
c’était de la gnognotte à côté de ce que je voyais. A pleurer de honte dans son coin. »
- un autre pour illustrer la qualité de la traduction :
“Nou vot, doumayou, ia tebia i dostal. A to sidit, boudto prints datskii. Rossia, brat !
Kakiye tout, na khren, Hamlety. »
« Voilà, ai-je pensé, j’ai fini par t’avoir. Ça suffit de faire ton prince du Danemark.
On est en Russie, mon pote ! Les Hamlet, on n’en a rien à secouer ici ! »
- et encore :
« Fig ievo znaet, zatchem on vral. No ia rechil posidet, pomoltchat. Mnie-to kakoe
delo ? Glavnoie, chtoby platili. Za babki ia mog podtverdit, chto my siouda dopozli
na karatchkakh. »
« Pourquoi mentait-il nom de Dieu ? Je décidai néanmoins de ne pas réagir.
Après tout, ce n’était pas mes oignons. Ils me payaient, c’était l’essentiel.
J’étais prêt pour du fric à confirmer qu’on s’était traînés jusqu’ici à quatre pattes ».
- plus loin :
« Pravilo nomer odin : boukhat tak boukhat. Nelzia stat nastaiachtchim glavboukhom,
esli ou tebia ostayoutsia somnienia. »
« Règle numéro un : ne pas faire les choses à moitié. Quand on décide de se pinter,
on va jusqu’au bout. On ne devient pas un pro en la matière, si on a des doutes ».0
Et Joëlle Dublanchet réussit à tenir sur cette ligne tout au long du livre.
La traduction est extrêmement cohérente, juste, jusqu’au bout.
Anne DURUFLÉ
Prix Russophonie
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Extrait russe
“L’année du mensonge”
“
”
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Prix Russophonie
& français
d’Andreï Guelassimov
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Sur le marché, à côté du Budapest, la foule, depuis le début de la crise, était particulièrement dense. Les gens essayaient
de se débarrasser le plus vite possible des roubles qui se dévaluaient jour après jour. Les garder n’avait plus aucun sens.
Avec la même somme, on achetait le lendemain infiniment moins que la veille. Les économies fondaient dans les poches
comme cette glace grise et à l’odeur désagréable qu’on sort du réfrigérateur, quand on le nettoie.
Ne restaient chez eux que ceux qui étaient complètement démunis, et ceux dont les dollars dormaient tranquillement sur
des comptes à l’étranger. Ni les uns ni les autres n’avaient plus besoin de s’agiter. Les premiers avaient depuis longtemps perdu
tout ce qu’ils avaient. Les seconds avaient depuis longtemps empoché tout ce qu’avaient perdu les premiers.
Sur les marchés traînait une troisième catégorie d’individus qui n’avaient pas encore déterminé de quel côté ils étaient.
Cette incertitude mettait leurs nerfs à rude épreuve. Elle les rendait malades, mauvais et laids.
”
Prix Russophonie
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Lily DENIS
Lorsqu’on interroge Lily Denis sur sa carrière de traductrice, elle parle tout de suite de vocation.
Elle se rappelle sa toute première traduction, lorsqu’à 8 ans, acquisition faite d’un petit carnet,
elle entreprit de traduire son manuel d’anglais. Bien plus tard, chez Gallimard où elle est pendant
20 ans conseillère littéraire, elle croise Jean Paulhan. Une remarque désobligeante du patron l’éloigne
pendant plusieurs années de la traduction. Elle y reviendra, dans les années soixante et rattrapera
très vite le temps perdu : d’Aïtmatov à Vladimov en passant par Akhmadoulina, Babel, Dostoïevski,
Kataev, Kazakov, Pasternak, Platonov, Tendriakov, Tynianov, Tchekhov (révision complète des éditions
de la Pléiade) et plus récemment le prolifique Axionov, elle publie plus de 100 volumes de littérature
romanesque et 40 pièces de théâtre jouées sur les scènes françaises. Les Hauts de Moscou
est le 15ème ouvrage d’Axionov qu’elle traduit.
Entre temps l’ancienne élève de l’Ecole nationale des Langues Orientales a été lieutenant
de l’Armée secrète et décorée de la médaille de la Résistance.
Sa vocation, Lily Denis l’a mise aussi au service de ses confrères : cofondatrice et ancienne
vice-présidente de l’Association des Traducteurs Littéraires de France (1973), elle est l’auteur du
premier projet de la Commission d’aide à la traduction du CNL à laquelle elle a siégé plusieurs années.
Lily Denis est lauréate du Prix Halpérine Kaminsky (de la meilleure traduction, Paris) et du
Prix Gorki (Moscou) pour l’ensemble de son œuvre. Elle est chevalier des Arts et Lettres.
Hommage Spécial :
Lily Denis
“Les Hauts de Moscou” de Vassili Axionov
Actes Sud
“
(…) la traduction de Lily Denis est superbe.
Souvent, il est difficile, hasardeux, de célébrer
une traduction, mais là vraiment, c’est très beau,
toutes les paroles ont une lumière, une fraîcheur,
un ton de nature, un allant, une vigueur,
c’est un vrai écrivain qui a écrit cela et,
des dialogues si étonnants d’Ostrovski,
rien n’est perdu »
Michel Cournot (à propos de “La Forêt”
Le Monde, vers juin 1989
« Quand paraît un grand roman russe
dans la traduction de Lily Denis, on sait que l’on tient
un exceptionnel moment de lecture »
Edmonde Charles-Roux. ( à propos du “Disgracié”)
La Provence 15 juin 2001
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Prix Russophonie
Le mot de l’éditeur
La fécondité de Vassili Axionov est stupéfiante.
Bestseller en Russie Les Hauts de Moscou
(Moskva-kva-kva), roman à la fois picaresque
et autobiographique, vaut aussi pour le tableau
iconoclaste et décapant qu’il dresse des dernières
années de Staline que d’aucuns voudraient
réhabiliter.
Prix Russophonie
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Vassili Axionov
Né à Kazan en 1932, Vassili Axionov a passé son enfance en
Sibérie, à Magadan, où ses parents - il est le fils d’Evguenia
Guinzburg, auteur du Vertige et du Ciel de la Kolyma avaient été déportés. Il a d’abord étudié la médecine à
Leningrad avant de se consacrer à l’écriture. Auteur d’une
vingtaine de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre,
son premier roman, Confrères paru en 1960, lui a tout de suite
apporté la notoriété. Idole d’une certaine jeunesse, en 1980,
il est déchu de sa nationalité et expulsé. Il arrive à Washington où
commence un exil forcé. Il enseigne la littérature et en 1989,
revient en Russie. Il publie Une Saga moscovite qui décrit la
vie tragique et parfois burlesque d’une famille de médecins sous
Staline. Porté à l’écran, Une Saga moscovite fait revivre à
toute la Russie la période soviétique. En 2004 il est lauréat du
prix Booker russe pour Voltairiens et voltairiennes.
Vassili Axionov a aussi publié Le doux style nouveau,
Oranges du Maroc, Lumineuse césarienne, A la Voltaire,
L'Oiseau d'acier, Surplus en stockfutaille, Notre ferraille en or,
L'Île de Crimée, Une brûlure. Il vit actuellement entre Biarritz
et Moscou où il jouit de nouveau d’une immense notoriété.
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Prix Russophonie
“
Axionov revient ici avec son énergie
et sa fantaisie habituelles aux thèmes
qui lui sont chers et qui hantent sa génération :
Staline… le face-à-face tortueux du dictateur
et de l'artiste … les mobiles de la soumission…
”
L’œuvre, vue par le Jury
“Les Hauts de Moscou”
de Vassili Axionov
L’
action se déroule en 1952-1953, au temps du prétendu " complot des
blouses blanches ". Kirill Smeltchakov est un journaliste en vue, ancien
reporter de guerre et auteur de vers héroïques qui font de lui un poète
officiel. Très officiel même, depuis qu'un coup de fil nocturne du Père
des peuples (pris d'abord pour une blague idiote) l'a mis en relation directe avec
le Kremlin. Ce privilège lui vaut de recevoir six fois le prix Staline, tandis
que ses récitals enflamment les jeunes komsomol(e)s. Justement l'une d'elles,
Glika Novotkannaïa, fille d'un savant atomiste et d'une spécialiste des congrès
pour la paix, devient sa voisine quand il emménage dans la " grimpette " des bords
de la Iaouza, gratte-ciel alloué aux serviteurs éminents du régime. L'architecture
massive (arches, gradins, colonnades) et les ornements sculptés (tourelles, frises,
corniches, flèches, statues) de ce perchoir pour généraux et autres dignitaires forme
le décor principal du roman. Du haut de son dix-huitième étage, Kyrill touche au
septième ciel en contemplant la ville aux sept collines. Fiancé à Glika, le voici
sur le point de parfaire son intégration à la nomenklatura.
Le succès a beau sourire au camarade poète, une ombre inquiétante rôde alentour,
celle du Minotaure installé au Kremlin. Le parallèle entre l'Hellade antique et la
Russie soviétique constitue le leitmotiv du livre : la république idéale, mais esclavagiste,
de Platon n'aurait-elle pas préfiguré l'utopie communiste ? Il n'est pas bon en tout
cas d'approcher de trop près le Tout-puissant. Le mythe grec s'empare de l'imagination
de Kirill. Au lieu de s'en tenir à ses spécialités patriotiques, pourquoi faut-il qu'il
s'obstine à peaufiner Le Fil d'Ariane, grand poème dont chacun perçoit l'un des sens
périlleux ? Obsédé par la peur du complot, Staline a fort bien saisi ce que Kirill n'ose
pas s'avouer : il se voit en Thésée, le pourfendeur de monstres qui délivra les captifs
du labyrinthe crétois. Le subconscient perce au travers des paroles convenues et des
rituels obligés sous peine de disgrâce ou de pire encore. En fait, tout le monde pense
à la mort du Maître.
Glika elle-même nourrit le désir informulé du tyrannicide, qui pointe sous l'adulation
extatique pour son idole. Désir opportunément servi par l'ardente passion qu'elle
voue à un personnage protéiforme, un certain Georges Mokkinakki
Prix Russophonie
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(aviateur réputé pour ses exploits polaires), alias le copilote Esterhazy (as des missions
aériennes secrètes et du vol en piqué sur les Allemands), alias le jurisconsulte
Kramartchouk... Après avoir planté son décor dans les réalités soviétiques, Axionov
lance ses personnages dans une rocambolesque partie de cache-cache dont l'enjeu
n'est autre que le sort de Staline. " La vermine rampante du révisionnisme yougoslave "
manigance la capture du Coryphée des peuples en plein coeur de Moscou ; le maréchal
Tito en personne regroupe ses affidés dans les arrières du marché central, au milieu
des bouchers qui s'affairent du couteau sur les carcasses. La réécriture ludique de
l'Histoire par le roman s'achève au sommet de la grimpette par une version inédite
de la mort du tyran.
Axionov revient ici avec son énergie et sa fantaisie habituelles aux thèmes qui lui
sont chers et qui hantent sa génération : Staline, approché de façon iconoclaste
dans Une saga moscovite (1994) ; le face-à-face tortueux du dictateur et de l'artiste
(" destructeur du genre humain, quel besoin as-tu eu d'un poète ? ") ; les mobiles
de la soumission, qui résument l'état d'esprit de tous ceux, innombrables, qui ont
cru que les arrestations arbitraires étaient de simples erreurs : " je ne peux pas croire
que tant de millions d'hommes, y compris mon père, aient été sacrifiés sans raison ".
On retrouve surtout la verve coutumière d'Axionov, son humour, le goût de la mystification, l'invention burlesque à partir des détails cocasses ou sinistres qui forment
le cadre réel de la fiction.
L'auteur lui-même se faufile dans son récit sous le nom d'Untel Untelovitch
Untelovski, alias Vassili Voljski (de la Volga), alias Kostian Merkoulov : il est le
" môme des abords du goulag ", le carabin chassé de la fac de Kazan pour avoir
dissimulé que ses parents étaient victimes de la répression, le fou de jazz côtoyant
la jeunesse dorée, la " mauvaise graine " en rupture avec la norme soviétique.
L'époque du socialisme triomphant sur les décombres du deuxième Reich est bien
révolue : pourquoi l'auteur vient-il encore rôder autour de ce qu'il a tant détesté ?
Parce que, glisse-t-il en passant, " c'est ma jeunesse qui a traîné ici, qui a utilisé
tous les téléphones du coin, ce sont nos rêveuses jeunes filles qui ont grandi dans
ces maisons. Et le mépris se mue soudain en tendresse ".
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Prix Russophonie
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Le style d'Axionov pirouette, virevolte,
crée des surprises et réclame de l'agilité :
Lily Denis le suit dans toutes ses évolutions et
danse avec l'auteur un pas de deux des plus réussis.
La traduction
”
M
oscou, tout le monde connaît. Mais où conduit la pancarte (Kva-kva) ?
“ L'analogie avec le chant des grenouilles, l'été " (p. 154) (dlja letnevo
kvakanija) suggère une piste : nous voici tout en bas, au ras du sol,
chez les batraciens d'Aristophane, dont le choeur discordant fournit un
contrepoint comique et populaire aux voix venues du haut de la grimpette (vysotka),
cet Olympe de la Iaouza. L'autre clé figure (v etoj vachej Kvakva), " dans votre (Cou-cou),
comme Echperantcha avait décidé d'appeler Moscou " (p. 315). Moscou (cou-cou) :
rime enfantine, salutation joyeuse et dérision sarcastique tout à la fois, ce détail
résume le mélange des tons pratiqué par Axionov. D'un livre à l'autre l'écrivain
renouvelle ses sujets, ses décors, ses thèmes, mais sa traductrice fidèle et chevronnée
connaît intimement sa façon d'écrire. D'emblée la première page donne un exemple
de sa maestria, avec ce lent phrasé de l'ouverture, guindé, presque doctoral, faussement
sérieux en fait, car la grandiloquence est minée par l'ironie. Lily Denis attrape le ton
et ne le lâchera plus. La partie n'est pourtant pas gagnée d'avance auprès des lecteurs.
Les compatriotes d'Axionov sont mieux armés que nous pour capter les allusions
historiques et littéraires : les Trois gros d'Olecha et les trois oranges de Prokofiev
(p. 45), les patronymes façon Gogol (Moki et Naki, p. 52), la paupière clignotante
(“ tic ou vrai clin d'oeil ? “ p. 70) rappelant celle du juge de Crime et Châtiment...
Sans parler des nombreux termes d'époque, codés et connotés, et des échantillons
de la phraséologie soviétique qu'Axionov détourne et réinvestit dans ses propres
scénarios. Quel traducteur n'a pas affronté ces effets de connivence culturelle qui
dépassent le niveau strictement linguistique ? Toujours est-il que le texte offert
par Lily Denis fait sentir à quiconque, même s'il n'est pas familier de la culture russe,
le jeu avec la langue, souvent drôle, et l'ivresse qui naît pour l'auteur de " la boisson
domestique des mots " (slovesnaja russkaja braga). Le style d'Axionov pirouette, virevolte,
créé des surprises et réclame de l'agilité : Lily Denis le suit dans toutes ses évolutions
et danse avec l'auteur un pas de deux des plus réussis. Sans reculer devant les figures
les plus difficiles, puisqu'elle prend soin de forger des couplets rimés pour traduire
leurs équivalents dans l'original, autrement dit la ballade de Thésée et les autres pièces
de vers du genre (tchastouchki). Libre recréation, car le mot-à-mot s'avère impossible
en poésie si l'on veut rendre une cadence et des parentés sonores : le traducteur de
prose est un esclave, notait V. Joukovski, le traducteur de vers – un concurrent.
Et lorsque Lily Denis s'offre le luxe de donner deux versions différentes d'une même
strophe - " Marbres sombres, défilé stoïque... " (p. 64) et " Marbres noirs, marchant
en cadence... " (p. 110) -, elle confirme, s'il en était besoin, qu'aucun texte russe
ne résiste à son plaisir de traduire.
Françoise Genevray
Prix Russophonie
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Extrait russe
“Les Hauts de Moscou”
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& français
de Vassili Axionov
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Par ce beau jour d’avril, je me baladais donc autour du gratte-ciel, animé de considérations nullement byroniennes mais,
au contraire, foncièrement pratiques. Un certain Iouri Donderon devait venir chercher un paquet de vieilles radios qu’étudiant
en médecine j’avais impunément fauchées dans un sous-sol plein de vieilleries à la clinique de l’Institut de Kazan.
Ce Iouri avait monté dans sa chambre un studio d’enregistrement de jazz. Fils de je ne sais quels éminents parents, il disposait
d’un local « autonome », comme il disait, où se trouvait un « colossal », comme il disait, poste de radio Telefunken, avec récepteur
d’ondes courtes « sensass », comme nous disions tous les deux. A titre d’honoraires, j’avais droit à l’un de ses disques,
une petite chanson d’Armstrong : Oh, When the Saints Go Marching in.
Ainsi, debout sur les marches de l’entrée principale, nous nous fredonnions des bouts d’airs de jazz totalement répudiés par
notre pays, que nous avions attrapés je me demande bien où : Louis Armstrong, Woody Herman, Glenn Miller, Duke Ellington.
Formidablement excités, nous marquions la mesure sous le regard suspicieux des passants. Et voilà que s’ouvrit le portail aux
mille pouds de chêne et que prit l’essor une demoiselle de notre âge d’une ahurissante beauté. Je me tenais face à l’entrée,
de sorte que je l’aperçus le premier. Il faut croire que quelque chose de très fort s’imprima sur mes traits, car Donderon fit
brusquement volte-face au point que sa jambe droite décrivit une ligne brisée.
- Salut, Donderon ! lui lança au vol la demoiselle.
- Glika, attends ! cria-t-il en se précipitant derrière elle, oubliant complètement son fournisseur de matériel radiologique.
Je les – ou plutôt, je la – suivis des yeux, Donderon n’occupant mon champs visuel qu’à titre de regrettable parasite.
Après, je me suis dit avec tristesse que je ne retrouverai plus jamais cette « jeune fille de mes rêves ».
Aurais-je pu imaginer qu’elle deviendrait mon étoile ?
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