Documentation pour le bloc - Les Belles Soirées

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Documentation pour le bloc - Les Belles Soirées
LA SÉCESSION VIENNOISE ET SES ARTISTES (1892 – 1906)
Par Amel Ferhat, Historienne de l’art
[email protected]
Site Internet : www.leclubdelart.com
Les Belles Soirées de l’Université de Montréal
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES GÉNÉRAUX
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François BAUDOT, Vienne 1900 : la sécession viennoise. Paris, Assouline, 2005.
Jean CLAIR, Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, catalogue d’exposition, Centre
Georges-Pompidou, Paris, 1986
Gabriele FAHR-BECKER, Wiener Werkstätte : 1903-1932, trad. Berthold, Taschen,
Cologne-Londres-Paris, 2003
Carl Emil SCHORSKE, Vienne fin de siècle. Politique et culture, Seuil, Paris, 1983
Carl Emil SCHORSKE, De Vienne et d’ailleurs. Figures culturelles de la modernité. Paris,
Fayard, 2000
Vienne 1900 : Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka, catalogue d’exposition, Galeries
Nationales du Grand Palais, éditions R.M.N., Paris, 2005.
ANNEXES
VIENNE
(Source : extrait de l’article VIENNE de l’encyclopédie Universalis)
Capitale de la République fédérale d'Autriche, Vienne est à la fois une commune et l'un des neuf
Länder fédéraux : s'étendant sur 415 kilomètres carrés, elle compte 1 678 000 habitants à la fin
de 2007. Son agglomération (Stadtregion), qui a largement franchi les limites du Land, atteint
2 348 000 habitants à la même date.
Au centre de l'Europe, Vienne s'individualise par une situation tout à fait remarquable. À
proximité du Danube, au contact des grands ensembles topographiques et économiques de
l'Europe centrale – Alpes, massifs hercyniens, Carpates et plaine pannonienne – elle se trouve
aussi au point de rencontre entre les civilisations germanique, slave et magyare. Cette position
lui a valu une histoire très contrastée, succession de périodes difficiles et de phases d'expansion
rapide.
Lorsque ces contacts se transforment en frontières rigides, Vienne devient un bout du monde
proche du front déchirant l'Europe : forteresse de la « Marche de l'Est » au sein de l'empire
carolingien, citadelle de l'Occident lors des conquêtes turques des XVIe et XVIIe siècles, capitale
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hypertrophiée et excentrée de l'Autriche de l'entre-deux-guerres, avant-poste de l'Europe
occidentale au temps du rideau de fer.
À l'inverse, lorsque les frontières économiques s'estompent, Vienne peut pleinement jouer son
rôle de carrefour et de métropole internationale. À partir du XVIIIe siècle, bénéficiant de la
montée en puissance des Habsbourg, elle devient la capitale de l'un des plus vastes États
européens. Sous le long règne de François-Joseph Ier (1848-1916), elle connaît une croissance
extrêmement rapide – en 1910, Vienne est la cinquième ville du monde, avec
2 083 000 habitants – et une restructuration complète de son paysage urbain. Ce dynamisme
caractérise aussi l'époque actuelle : les tours des nouvelles cités d'affaires dominent les rives
du Danube et, après une longue parenthèse, l'évolution démographique est redevenue positive.
Le site primitif de la ville est assez banal : une haute terrasse de la vallée du Danube, à l'écart du
bras principal du fleuve, au pied des collines du Wienerwald. Il facilite cependant l'extension du
tissu urbain vers les vastes horizons du bassin viennois à l'est et au sud, et sur les rives du
Danube une fois le fleuve maîtrisé.
2. Vienne renaissante et baroque
Au XVe siècle, l'esprit de la Renaissance allemande et italienne pénètre à Vienne, ce qui se
traduit par la diffusion de l'humanisme et le renouvellement de l'architecture (améliorations à la
résidence du prince, la vieille Hofburg fortifiée, édification de palais à l'italienne, comme le
palais Porcia). Toutefois, à partir de 1526, les Turcs occupèrent la plus grande partie de
la Hongrie, et, de 1529, date d'un premier siège, à 1683, celle du dernier et plus terrible assaut
contre ses murs, Vienne demeura dans une situation précaire, comme le dernier bastion de la
chrétienté face à l'islam. C'est pourtant au cours de cette période difficile que la ville prit
définitivement son caractère de capitale impériale et de foyer de la civilisation baroque.
En 1617, les Habsbourg, qui jusqu'à la fin du Saint Empire ne devaient plus perdre la couronne
impériale (sauf de 1742 à 1745), fixèrent leur résidence à Vienne. Ils ramenèrent dans
l'obédience catholique la cité souvent récalcitrante – Ferdinand Ier lui avait imposé un nouveau
statut en 1526 – et largement gagnée à la réforme protestante. Ferdinand II (1617-1637) confia
l'Université aux Jésuites, qui bâtirent une église à la façade monumentale, dans le style de la
Contre-Réforme (1627-1631, intérieur remanié en 1702-1705 par le père Pozzo). Les édifices
religieux se multiplièrent (Ursulines, Dominicains, Paulistes). Il est vrai que la guerre de Trente
Ans épargna Vienne. Malgré les difficultés de son long règne, l'empereur Léopold (1654-1705),
excellent musicien, fit appel à des artistes italiens : architectes, décorateurs, peintres et
musiciens. Dans la Hofburg agrandie (aile Léopoldine, théâtre), il donna des fêtes de cour et fit
représenter des opéras, inspirés de Venise. Des colonnes votives s'élevèrent sur les places. Mais
ce fut surtout après les épreuves de la peste (1679) et du siège (1683) que la civilisation baroque
se déploya largement avec des caractères nouveaux, émancipée en partie des modèles italiens.
Bien que personnellement de mœurs simples et économe, Léopold demanda à
l'architecte Johann Bernhard Fischer von Erlach (1656-1723) des plans pour faire
de Schönbrunn un Versailles autrichien. La noblesse se montra plus résolue encore dans ses
entreprises (palais Lobkowitz, Liechtenstein, Caprara, Daun-Kinsky), et, au début du XVIIIe siècle,
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le prince Eugène de Savoie, fastueux mécène, fit construire par Lukas von Hildebrandt son palais
de ville et l'incomparable résidence du Belvédère, avec ses deux palais et, les unissant, des
jardins en terrasse.
Au temps de l'empereur Charles VI (1711-1740), le baroque prit un aspect plus monumental et
somptueux, notamment à la Hofburg, dans l'aile de la chancellerie d'Empire, et surtout à l'église
Saint-Charles Borromée, dont la magnificence s'affirme dans sa coupole ovale et ses colonnes
rostrales autour du portique, œuvre de J. B. Fischer von Erlach. Continuant l'œuvre paternelle,
Josef Emmanuel Fischer von Erlach réalisa l'union délicate de l'élégance et de la majesté à la
façade de la bibliothèque de la Cour (1720). Dès 1705, une Académie des arts avait été fondée à
Vienne par Peter Strudel, élève du Vénitien Loth. Des peintres fresquistes y révélèrent leur
grand talent (Gran, 1694-1757, qui décora le plafond de la Bibliothèque ; Troger, 1698-1762). À
cette époque se trouvaient rassemblées à Vienne les collections d'une extrême richesse qui
provenaient de l'héritage de princes artistes, l'empereur Rodolphe II (mort en 1611) et
l'archiduc Léopold-Guillaume. Les chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie, de l'art de la médaille, des
peintres flamands et italiens pouvaient se prêter à l'étude et à la formation des artistes. Plus
qu'un centre de vie intellectuelle (ce que constataient les voyageurs, Montesquieu ou Leibniz),
Vienne était devenue un foyer de la vie artistique sous toutes ses formes : sculpture, peinture et
musique. Dans ce dernier domaine, si la tradition italienne prédominait avec l'œuvre de J. J. Fux
(1660-1741), la production était d'une telle intensité et d'une telle liberté qu'on s'explique
mieux l'éclosion des génies qui allaient renouveler l'art musical après de longs séjours à Vienne :
Haydn et Gluck. C'est que l'aristocratie n'était pas seule à en tirer bénéfice pour son plaisir, le
peuple y gagnait en finesse et en délicatesse de goût, apportant dans toutes ses démarches une
note d'ironie et de gentillesse.
Du temps de l'impératrice Marie-Thérèse (1740-1780), la civilisation viennoise glissa de la
grandeur baroque aux expressions plus souriantes du rococo. À l'architecte Pacassi (1716-1790)
revint l'achèvement harmonieux de Schönbrunn – remanié ensuite avec moins de bonheur –
comme on dut aux préférences de la souveraine le décor intérieur, avec ses bois précieux, ses
lignes souples et légères. L'architecte Jadot de La Ville-Issey prêta l'élégance recherchée du
classicisme français à la Nouvelle Université. Parmi les peintres, Guglielmi et le
génial Maulbertsch (1724-1796), avec la fraîcheur de ses coloris et l'allure frémissante de ses
compositions, avaient une autre puissance que les portraitistes, même le plus robuste d'entre
eux, Kupetzky (1667-1740). À partir de 1750, un nouvel intérêt pour l'antique infléchit le goût
vers plus de régularité dans les volumes et de rigueur dans l'ornementation, et conduit au néoclassicisme.
L'industrie s'était développée (manufacture de porcelaine) ; l'opinion publique prenait plus
d'intérêt aux événements ; on lisait les gazettes dans les cafés. Vienne devenait une grande cité
européenne, celle où les chefs-d’œuvre étaient déjà révélés à un large public (La Flûte
enchantée de Mozart, en 1791 ; La Création de Haydn, au Burgtheater, en 1799), cependant que
la noblesse y poursuivait son mécénat (Eroica dirigée par Beethoven dans le palais du prince de
Lobkowitz).
3. Vienne du XIXe siècle : Biedermeier et époque François-Joseph
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Dans la première moitié du XIXe siècle se succédèrent à Vienne des événements tragiques (la
ville fut deux fois occupée par les armées de Napoléon) ou lourds de conséquences générales
(congrès de 1814) et la détente, au moins apparente, d'une période où la bourgeoisie se plaisait
à un romantisme attendri, le Biedermeier. Ce fut le temps des succès de Schubert, des paysages
de Waldmüller, du mobilier en bois clairs, incrustés d'ébène, dans les demeures privées.
L'empire d'Autriche (1804) était gouverné par un souverain populaire, Franz Ier (mort en 1835),
mais le régime policier, au service de la lutte de Metternich contre les idées révolutionnaires,
devenait insupportable à la jeunesse, et le prolétariat (27 000 personnes à Vienne vers 1820)
vivait d'une existence misérable. D'où le soulèvement de mars 1848 et la lourde répression des
émeutes par l'armée. Une fois la révolution matée, une autre époque s'ouvrit, qui coïncida avec
le règne de François-Joseph (1848-1916).
Capitale politique de tout l'empire (1848-1867) puis, après le compromis avec la Hongrie, de la
seule Cisleithanie, Vienne accomplit un énorme progrès démographique, passant de
898 855 habitants en 1869 (contre 175 000 en 1754) à 1 162 196 en 1880 et à 2 083 497 en
1910. La prospérité générale est attestée par l'essor de l'industrie (textile, métallurgie, chimie)
et de la banque. Le décor urbain connaît la plus grande transformation de son histoire par la
substitution aux anciens remparts d'un large boulevard circulaire, le Ring (1863), centre d'une
cité qui annexe ses anciens faubourgs. Le long du Ring se suivent les monuments publics (Opéra,
hôtel de ville, Parlement, Université, musées, bâtiments nouveaux de la Hofburg, Burgtheater)
et les somptueux immeubles de la noblesse ou de la riche bourgeoisie. L'architecture est moins
soucieuse de création originale que de recours délibéré au pastiche des grands styles : le
gothique civil ou religieux (la Votivkirche), l'antiquité hellénique, la Renaissance. Cependant la
présence de grands jardins allège l'ensemble et, malgré la solennité de chaque édifice, une
grâce générale y maintient l'agrément. Des fêtes brillantes s'y déroulent (cortège du
décorateur Makart, 1879 ; corso du Prater), la vie intellectuelle est des plus fécondes (Académie
des sciences fondée en 1847 ; à l'Université, renommée des maîtres de la médecine, de la
philosophie et des sciences naturelles ; parmi les écrivains, Grillparzer – mort en 1872 – est
toujours apprécié comme un classique). À la fin du XIXe siècle, un art nouveau s'oppose à
l'éclectisme du Ring comme à toute forme d'académisme (revue Ver Sacrum, peinture
symboliste de Gustav Klimt, palais de la Sécession), et l'architecture plus rigoureuse d'Otto
Wagner et d'Adolf Loos devient modèle pour l'Europe. Une évolution musicale était déjà
annoncée par Anton Bruckner, Mahler, directeur de l'Opéra, Richard Strauss, mais Arnold
Schönberg préparait une véritable mutation de la musique (atonalité). Vienne, accueillante,
semblait conduire sa vie quotidienne au rythme des valses de Strauss et se complaire à
l'opérette. Si le tragique et la grâce se côtoyaient ainsi, c'est qu'elle ressentait l'angoisse de son
propre destin, lié à celui de l'Empire (lutte des nationalités, scènes de violence au Parlement et
dans la rue) et cherchait à l'oublier.
SÉCESSION, mouvement artistique
(Source : article de l’encyclopédie Universalis)
Né tardivement par rapport à ses homologues européens, le style sécession, version
autrichienne de l'Art nouveau, se cristallise autour d'une vingtaine d'artistes (J. Engelhart, J.
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Hoffmann, G. Klimt, M. Kurzweil, C. Moll, K. Moser, F. von Myrbach, J. Olbrich et A. Roller entre
autres), qui unissent leurs forces contre le Künstlerhaus — vaste association d'artistes à
caractère officiel, fief de l'historicisme et de l'éclectisme, au sein de laquelle les conservateurs
sont majoritaires et entravent toute nouveauté, contrôlant notamment les rouages du marché
de l'art. En 1897, les mécontents, groupés autour du peintre Gustav Klimt (1862-1918), fondent
la Vereinigung bildender Künstler Sezession, association qui ne propose aucun programme
artistique précis, mais dont les buts déclarés sont d'« arracher l'art au négoce », de susciter un
intérêt pour l'art en même temps que d'élever le sens artistique des contemporains, et de
favoriser des échanges entre l'art autrichien et les nouvelles tendances européennes. Pour ce
faire, l'association va se donner une revue et organiser de nombreuses expositions.
Ce sont essentiellement des peintres qui sont à l'origine de la nouvelle société ; mais, comme
partout ailleurs en Europe autour des années 1890, l'aspiration wagnérienne à une unité dans
l'art, au Gesamtkunstwerk, les a conduits à exercer leurs talents dans de multiples directions, et
plus particulièrement dans le domaine des arts appliqués et des arts décoratifs ; c'est d'ailleurs
exclusivement à ceux-ci que renvoie le concept de Sezessionsstil (style sécession). Il ne
s'applique pas à la peinture, car il n'y a pas, autour de 1900, d'école viennoise de peinture à
proprement parler. (Les peintres fondateurs de la « sécession » ne voulaient pas créer
un nouvel art, comme ce fut le cas à Munich et à Berlin, ils visaient simplement à « un art de
qualité ».) Le style sécession se caractérise dès le début par une conception géométrique et
rectiligne de l'ornement, construit à base de carrés et de rectangles agencés selon un principe
répétitif qui est à l'opposé de la notion de structure organique et symbolique — notion
constitutive du concept de style Art nouveau. L'évolution vers le style Art nouveau s'est faite
tardivement en Autriche, à un moment où ses formes « symboliques » sont déjà dépassées dans
le reste de l'Europe : le style floral n'y a aucun succès, et certaines tendances hostiles à
l'ornement commencent à se manifester, notamment en architecture, dès les années 1890. De
fait, le style sécession ouvre déjà des perspectives sur le mouvement moderne du XXe siècle.
Témoin la Haus der Wiener Sezession, bâtiment d'exposition conçu par Joseph Olbrich (18671908), en 1897-1898, comme un ensemble de volumes simples : des parallélépipèdes surmontés
d'un dôme hémisphérique en fer forgé imitant les entrelacs d'un laurier, seul élément
proprement Art nouveau de l'édifice. Les architectes sécessionnistes Olbrich et Josef
Hoffmann (1870-1956) sont très vite parvenus à une simplification du style ; chez eux,
l'ornement n'a plus de fonction structurelle ni organique ; utilisé avec parcimonie, il contribue
surtout à mettre en valeur la surface et le matériau de la façade à laquelle il s'applique. Ce n'est
guère que dans la décoration intérieure et dans les colonnes de Ver sacrum, l'organe du
mouvement sécessionniste, qu'ils laissent libre cours à leur goût pour l'ornement. La revue Ver
sacrum (« le printemps sacré »), conçue sur le modèle du Panmunichois, constitue le manifeste
graphique le plus important de l'époque. Durant les six années de son existence (de 1898 à
1903), elle publie quelque 50 lithographies et gravures sur cuivre originales et plus de 200
gravures sur bois. À la tête du comité de rédaction et de la direction artistique, qui changent
tous les ans, on trouve le plus fréquemment le graphiste et dessinateur Kolo Moser, l'une des
personnalités de premier plan du mouvement, et le célèbre décorateur de théâtre Alfred Roller.
Les plus éminents graphistes apportent leur contribution : F. Andri, R. Jettmar, L. Jungnickel
(artiste animalier), W. List, L. Stolba, E. Orlik, M. Kurzweil, C. Moll (plus connu pour ses
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tableaux) ; jusqu'à G. Klimt, dont ce sont les seules illustrations. La tenue littéraire est
également de qualité, avec des textes de R. M. Rilke, H. Bahr, Hugo von Hofmannsthal, P.
Altenberg, A. Holz, O. J. Bierbaum, R. Dehmel, M. Maeterlinck et E. Verhaeren.
Les arts décoratifs et appliqués connaissent alors un épanouissement extraordinaire. Dès la
première exposition de la Sécession, une salle entière leur est consacrée ; à l'Exposition
internationale de Paris, en 1900, les sécessionnistes (notamment O. Wagner et Hoffmann) se
signalent par des formes épurées qui s'éloignent du style Art nouveau. L'intérêt d'Hoffmann
pour l'art industriel anglais apparaît très tôt : l'Exposition de l'automne de 1900, qu'il organise
avec K. Moser, est essentiellement consacrée aux arts décoratifs et connaît un grand
retentissement dans toute l'Europe, puisque C. R. Ashbee, C. R. Mackintosh, M. Macdonald et F.
Macnair, H. Van de Velde et la « Maison moderne » de Paris y sont représentés. Trois ans plus
tard, Moser et Hoffmann, soutenus financièrement par l'amateur d'art F. Wähndorfer, mettent
sur pied le célèbre Atelier viennois (Wienerwerkstätte), dont la production (de masse) va de
l'ameublement à la papeterie en passant par la verrerie, les travaux du cuir, la reliure (Bertel),
les papiers peints (M. Likartz, M. Flögl et V. Wieselthrer), la production de dentelle et autres
textiles pour l'ameublement ou l'habillement, ainsi que la céramique (M. Powolny et B. Löffler).
L'entreprise fonctionna jusqu'en 1932 (avec de nombreuses succursales), quoique dès 1915 le
style introduit par Wimmer et D. Peche ait rendu sa production moins moderniste.
La Sécession organise chaque année de grandes expositions. La plus prestigieuse, celle de 1902,
montée autour du Beethoven du sculpteur Max Klinger avec la participation de Hoffmann
(aménagement de l'espace), de G. Klimt (une fresque de 24 m de longueur), de Moser et
d'Andri, entre autres, marque l'apogée de la Sécession. À partir de 1903 (année de la fondation
de la Staatliche moderne Galerie), les tensions vont croissant à l'intérieur de l'association. Deux
grandes expositions sont encore organisées : L'Évolution de l'impressionnisme dans la peinture
et la sculpture et une rétrospective de l'œuvre de Klimt. Mais, dès décembre, Ver sacrum cesse
de paraître ; et, en 1905, lorsque le marché de l'art, sous l'espèce de la galerie Miethke, veut
mettre la main sur l'association, Klimt et dix-huit autres artistes quittent la Sécession, qui, à
partir de là, perd tout intérêt. Elle existe encore, un peu à la manière du Salon d'automne
parisien.
KLIMT GUSTAV (1862-1918)
(Source : extrait de l’article de l’encyclopédie Universalis)
Gustav Klimt constitue un cas particulier parmi les artistes du XXe siècle, qui a très longtemps
dérouté les historiens d'art, tant son parcours, son œuvre et sa réception sont
atypiques. Peintre connu pour ses décorations murales néoclassiques à ses débuts, il se
détourna rapidement du style académique qui faisait son succès pour devenir l'un des
fondateurs de la Sécession viennoise. Bientôt érigé au statut de « mentor » de la modernité
en Autriche, il choqua les conservateurs et fut porté au pinacle par les jeunes artistes avides
d'un renouveau. Sa notoriété était alors si emblématique que le tournant du siècle en Autriche,
cet âge d'or de la créativité et de la culture, aussi bref qu'intense, fut baptisé « l'âge de Klimt ».
1. La redécouverte d'une œuvre
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Pourtant l'étoile du peintre ne cessa de pâlir après sa mort. Son œuvre, jugée après guerre
décorative et passéiste, sinon comme l'expression étrange d'un symbolisme au goût douteux,
endura un long purgatoire. La première monographie consacrée au peintre paraît en 1967. La
véritable redécouverte de Klimt se fit cependant à partir des années 1980, dans le sillage des
travaux sur la Vienne du début du XXe siècle et de la réévaluation de l'Art nouveau. Depuis lors,
son prestige n'a cessé de croître et l'enthousiasme que suscite aujourd'hui son œuvre est
proportionnel à l'indifférence ou au dédain qu'elle rencontra cinquante ans durant. Certains de
ses tableaux sont devenus de véritables icônes dont les motifs sont déclinés à satiété sur des
affiches publicitaires, des bijoux et des vêtements à la mode. En 2006, un tableau de Klimt
(Adèle Bloch-Bauer, 1907) a pulvérisé en vente publique le record jamais atteint par une œuvre
d'art. On peut toutefois s'interroger sur cet engouement. Ne serait-il pas dû aux mêmes
mauvaises raisons qui ont si longtemps occasionné son rejet ? L'œuvre de Klimt, clinquante et
superficielle en apparence, est infiniment plus subtile et complexe qu'il n'y paraît. L'éclat de l'or
a fini par obscurcir l'intelligence de l'œuvre, aussi souvent reproduite que peu étudiée, comme
si la puissance de l'image anesthésiait l'analyse. Il reste à découvrir Klimt derrière le décor. Un
artiste qui défie les classifications trop rigides et les interprétations hâtives. Une œuvre à la fois
hédoniste et inquiète, flatteuse et provocatrice, contemporaine et intemporelle, réaliste et
abstraite. Une peinture pétrie de références, qui recourt aux emprunts, aux citations, pour
mieux les détourner et les juxtaposer dans une configuration entièrement nouvelle. Une
peinture composite, allusive, ambiguë, énigmatique même, sous son apparente simplicité, aux
antipodes d'une certaine forme univoque et cohérente de la modernité. Voilà sans doute
pourquoi il fallut attendre si longtemps avant que la peinture de Klimt ne soit redécouverte,
appréciée et comprise.
2. Une jeunesse sous le signe du succès
Gustav Klimt est né à Vienne le 14 juillet 1862. Il est donc le contemporain de Sigmund Freud
(né en 1860), du compositeur Gustav Mahler (né en 1860) et du dramaturge Arthur
Schnitzler (né en 1862), autres piliers de la modernité viennoise. Ses origines sont assez
modestes : son père est artisan-orfèvre et sa mère chanteuse lyrique. Très jeune, il fait
rapidement preuve d'une grande habileté dans le domaine artistique et s'inscrit non pas à
l'académie des Beaux Arts mais à l'école des Arts appliqués de Vienne, dont il suit
l'enseignement de 1876 à 1883. Avec son frère Ernst et son condisciple Frantz Matsch, il fonde
son propre atelier de décoration. Bientôt, les commandes affluent : de province d'abord
(fresques pour le théâtre de Karlsbad et de Fiume), de Vienne ensuite (villa Hermès, l'escalier
d'honneur du Burgtheater et du Kunsthistorisches Museum). Klimt prend pour modèle Hans
Makart (1840-1884), peintre académique et officiel, considéré en son temps en Autriche comme
le Rubens de l'éclectisme historiciste et dont il apparaît comme le successeur naturel. Il aurait
pu poursuivre dans cette voie, engrangeant les honneurs. Mais après la mort de son frère, en
1892, il dissout l'atelier, cesse de peindre pendant plus de deux ans et se remet en question.
Rien ne le prédestinait à devenir le chef de file de la modernité en Autriche. Klimt n'était ni un
théoricien ni un tourmenté, à l'image de son futur disciple Egon Schiele. Ses contemporains le
décrivent comme un hédoniste, sujet parfois à des phases dépressives, comme un être instinctif
doué d'une formidable énergie, mais non comme un intellectuel. Toutefois, cet artiste ouvert et
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intuitif était capable de saisir et d'apprécier les réflexions et les recherches d'autrui pour en faire
son propre miel. Les cafés où se réunissaient régulièrement poètes, écrivains, musiciens,
peintres et architectes (comme le Café Griensteidl ou le Café Central) furent les véritables
laboratoires de la modernité viennoise. Klimt qui s'y lia d'amitié avec, notamment, Arthur
Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, Hermann Bahr ou encore Gustav Mahler, a su y capter les
conceptions et les idées nouvelles qui ont nourri et fécondé son art.
En 1895, le peintre découvre lors d'une exposition à Vienne les œuvres de Max
Liebermann, Arnold Böcklin, Max Klinger, Félicien Rops, Jan Toorop et Auguste Rodin. La même
année, il peint L'Amour (Historisches Museum, Vienne). Un couple romantique s'y étreint sous
des masques grimaçants qui incarnent les âges de la vie. Cette œuvre de transition est aussi son
premier tableau symboliste.
3. La Sécession
Ce mouvement, qui se développe parallèlement à Munich et à Berlin, prend à Vienne tout son
sens. Il implique en effet une rupture radicale dans la peinture autrichienne qui n'a pas connu
l'impressionnisme et qui va subitement passer de l'académisme à la modernité. En 1897, Klimt,
en compagnie de dix-huit autres artistes (Koloman Moser, Carl Moll, Josef Maria Olbrich, entre
autres), quitte la très académique Künstlerhaus (Maison des artistes) pour fonder un nouveau
regroupement d'artistes baptisé Secession, dont il devient président en 1898. L'association se
dote d'une revue, Ver Sacrum (« le printemps sacré ») et décide d'édifier un nouveau bâtiment
d'exposition, véritable temple dédié à l'Art nouveau, dont la construction est confiée à
l'architecte Joseph Maria Olbrich, l'assistant d'Otto Wagner. Le bâtiment, inauguré l'année
suivante, affiche sur son fronton la fière devise : « À toute époque son art, à tout art sa liberté. »
Il ressemble à une basilique byzantine avec ses murs recouverts de plaques de marbre et sa
coupole dorée. Les membres de la Sécession portent un projet global et révolutionnaire : non
seulement introduire la modernité en Autriche, mais aussi esthétiser la vie quotidienne en
supprimant les barrières entre arts majeurs et mineurs. L'idée des Wiener
Werkstätten (« Ateliers viennois »), qui prendra corps quelques années plus tard (1903) sous
l'égide de Josef Hoffmann et de Koloman Moser, est déjà implicitement présente dans le projet
sécessionniste. Dans l'esprit du mouvement Arts and Crafts développé en Angleterre par William
Morris, il s'agissait de redonner vie à un artisanat d'art en voie de disparition en concevant des
objets utilitaires aux formes modernes et épurées, souvent inspirées par le Japon.
Le tableau intitulé Pallas Athénée (1898, Historisches Museum, Vienne) illustre la nouvelle veine
stylistique de Klimt. Athéna revêt l'allure d'une séductrice viennoise, femme fatale aux yeux
fardés dont la longue chevelure rousse dépasse du casque pour encadrer la plaque pectorale
représentant une gorgone tirant la langue. Elle tient dans sa main droite une sculpture
représentant une femme nue, que l'artiste agrandira l'année suivante pour son allégorie de
la Nuda Veritas (1899, Theatersammluny des nationalbibliothek, Vienne, en dépôt au Muséum
des 20 Jahrhunderts, Vienne). Détournée sur un mode ironique et accolée à la modernité, la
référence à l'Antiquité prend une dimension à la fois étrange et burlesque. On trouve ici déjà en
place tous les ingrédients de l'art du peintre.
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LA SÉCESSION VIENNOISE ET SES ARTISTES (1892 – 1906)
Les Belles Soirées
Conférencière : Amel Ferhat
Les cycles décoratifs réalisés pour l'université de Vienne (1900-1902) prirent pour Klimt valeur
de manifeste. Ces trois peintures de grand format, aujourd'hui disparues (elles brûlèrent en
1945, dans les derniers jours de la guerre, lors de l'incendie du château où elles étaient
entreposées), avaient été commandées à l'artiste dès 1896 pour orner le plafond du hall
d'honneur de la nouvelle université sur le Ring. Elles représentaient des allégories de la
philosophie, de la médecine et du droit. La querelle suscitée par ces peintures, comparable, par
son ampleur, à la « Bataille d'Hernani », suscita pétitions et contre-pétitions, vint constituer la
ligne de partage entre conservateurs et progressistes et imposa Klimt comme figure de proue de
l'art moderne. Contrairement à une idée reçue, ces peintures choquèrent moins par leur
érotisme que par leur ironie et leur impertinence. On reprocha à la Philosophie son aspect
nébuleux et incertain, où les idées de Nietzsche se mêlaient au relativisme d'Ernst Mach, alors
que les commanditaires attendaient une représentation claire et rigoureuse dans l'esprit
de L'École d'Athènes de Raphaël. Pour la Médecine, Klimt, s'inspirant des Portes de l'enfer de
Rodin, donna à Hygie les traits d'une demi-mondaine, arrogante et blasée, tournant le dos à la
souffrance humaine. Avec la Jurisprudence, le peintre força la provocation : l'accusé apparaît au
premier plan dans un traitement réaliste, décharné, accablé de remords, proie de ses instincts
incarnés par trois furies, tandis qu'à l'arrière-plan des personnages stylisés et dérisoires
représentant la Justice, la Vérité et la Loi sont enchâssés dans une mosaïque byzantine. C'en
était trop. La commande fut annulée et quelque temps après l'artiste racheta à l'État ses
propres œuvres.
Malgré ces déboires, Klimt trouva une consolation avec la Frise Beethoven, exécutée en 1902, et
qui orne toujours les sous-sols du bâtiment de la Sécession. Destinée, à l'origine, à mettre en
valeur une statue monumentale du compositeur sculptée par Max Klinger, elle offrit à Klimt
l'opportunité d'expérimenter un équivalent pictural à la temporalité de la musique (telle qu'elle
s'exprime dans le dernier mouvement de la Neuvième symphonie) et de renouveler l'adaptation
de la fresque au cadre architectural. Elle fut aussi l'occasion pour le peintre de faire la
connaissance et de se lier d'amitié avec Auguste Rodin, en qui il reconnu son alter ego.
4. L'âge d'or
Le tableau Les Poissons rouges (1902, Musée de Soleure, Suisse), intitulé tout d'abord À mes
détracteurs, où une femme exhibe un postérieur rebondi en lançant au spectateur un regard
narquois, marque le passage de l'inspiration symboliste aux tableaux sur fond d'or, période au
cours de laquelle Klimt peignit ses œuvres les plus célèbres, portraits ou allégories. L'artiste
renonce alors à la provocation pour élaborer un style personnel où l'ornement rapporté n'est
pas simplement décoratif mais fait partie intégrante du sujet. L'emploi de la feuille d'or
contraste, par sa densité et son opacité, avec le traitement réaliste du visage, des épaules et des
mains. L'ornement sophistiqué conjugue différents motifs empruntés aux arts byzantin,
gothique, égyptien et celtique. Élément autonome et abstrait, il participe à la dynamique de la
composition. Propre à Klimt, cette interaction de la figure et du fond, cette juxtaposition ou
recouvrement du sujet par le décor, est à la source de la fascination qu'exerce sa peinture. Ainsi,
dans les célèbres portraits en pied de Frietza Riedler (1906, musée du Belvédère, Vienne) et
de Adèle Bloch-Bauer (1907, Neue Galerie, New York), l'ornement brise le caractère hiératique
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LA SÉCESSION VIENNOISE ET SES ARTISTES (1892 – 1906)
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et convenu du genre, introduit une ambiguïté de la vision et renvoie, sur le mode subliminal, à
une peinture de Vélasquez et à la sculpture antique égyptienne.
Dans Le Baiser, (1907-1908, musée du Belvédère, Vienne), l'étreinte charnelle revêt le caractère
sacré d'une icône byzantine sur fond d'or. L'ornement abstrait confond les corps en les
dématérialisant, tandis que le parterre floral stylisé rappelle la représentation du paradis dans
l'imagerie gothique.
Klimt reprendra ce thème L'Accomplissement sous une forme plus linéaire, pour la frise,
exécutée en céramique, du palais Stoclet à Bruxelles (1909-1910). Cette « œuvre d'art totale »,
joyau de l'Art nouveau, conçu en collaboration avec l'architecte et décorateur Josef Hoffmann,
clôt le « cycle d'or » de l'artiste.
5. L'art de cultiver son jardin
Nombreux sont les critiques qui estiment que, dans la dernière période de sa vie, à partir de
1909-1910, la peinture de Klimt serait devenue purement hédoniste. Le jugement mérite d'être
nuancé. Si l'artiste quitte la Sécession et abandonne ses illusions concernant la capacité de l'art
à transformer la société, il ne renonce pas pour autant aux recherches picturales. Il peint
essentiellement des paysages et des portraits, dans une palette plus riche et plus éclatante,
jouant de la saturation colorée de l'espace et de la vibration de la touche, ou encore de
l'alignement de la figure et du décor. Parallèlement, il dessine énormément. Ce ne sont plus
simplement des esquisses préparatoires mais des nus d'une grande liberté, saisis dans une pose
rapide, rendus avec un trait fébrile.
Klimt a peint des paysages dès 1901, sur des toiles de format carré et selon un cadrage inusité :
fragment de forêt, surface d'un lac perçu en vision rapprochée, qui donnent au spectateur
l'impression d'être de plain-pied dans le motif. À partir de 1905, et surtout 1909, il subit
l'influence de la peinture française, s'inspirant de Monet, Seurat, Van Gogh et Bonnard. À côté
de paysages plus construits (Attersee, son lieu de résidence estivale, ou les lacs italiens), il
expérimente une nouvelle version du néo-impressionnisme en recourant à une touche
fragmentée, dispersée et rapide afin de restituer le vitalisme de la nature. Cette technique très
particulière le conduira aux confins de l'abstraction avec Le Parc, (1910, MoMA, New York),
anticipant ainsi sur les recherches menées par les artistes américains du colour field et du all
over.
Si, à la fin de sa vie, Klimt préférait le spectacle de la nature à l'agitation des hommes et des
idées, il n'avait perdu ni son sens de l'humour ni son goût de la dérision. Ainsi, en 1916, en
pleine guerre, il peignit le portrait de Friedericke Maria Beer (Museum of Art, Tel Aviv). Le
modèle, immobile dans un costume bariolé, semble une figurine de porcelaine tandis que, tout
autour, dévorant l'espace de la toile, des soldats chinois (copiés d'une étoffe) se livrent à un
combat burlesque.
L'artiste mourut le 11 février 1918 à l'âge de cinquante-six ans, des suites d'une hémorragie
cérébrale.
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SCHIELE EGON (1890-1918)
(Source : extrait de l’article de l’encyclopédie Universalis)
Egon Schiele, disparu tragiquement en 1918 à l'âge de vingt-huit ans, apparaît comme une
figure d'exception parmi les artistes du XXe siècle. Considéré comme l'un des artistes majeurs
du mouvement expressionniste, il est aujourd'hui, avec Gustav Klimt, le peintre autrichien le
plus célèbre. Après une éclipse de près d'un demi-siècle, son œuvre a été redécouverte à la fin
des années 1960, puis a été pleinement reconnue à partir des années 1980.
De par sa vie très courte, la fulgurance de son génie, sa liberté d'inspiration où, pour la première
fois, s'expriment aussi crûment la sexualité et les tourments de l'âme, Schiele est devenu le
symbole de l'artiste maudit, marginal et révolté. Pourtant, cette image trop univoque mérite
d'être nuancée. Personnalité complexe, doué d'un immense talent, Schiele était aussi un être
naïf, soucieux de reconnaissance, vaniteux même, plus habile qu'on ne le soupçonne
d'ordinaire. Si, comme beaucoup de jeunes artistes, il a vécu dans le besoin, il n'a jamais connu
la misère et a su s'attirer la protection de Klimt, susciter l'intérêt de collectionneurs et de
quelques marchands, et gagner les faveurs d'un critique célèbre.
De même, son œuvre défie les classifications trop rigides. Elle est tour à tour révolutionnaire et
traditionnelle, spontanée et sophistiquée, dépouillée et maniérée, en rupture avec les
conventions tout en s'inscrivant dans une continuité historique. Introspective et exhibitionniste,
elle met en scène le corps dans tous ses états mais s'attache aussi aux paysages et à
l'architecture baroque et vernaculaire de Basse-Autriche et de Bohême. En dix ans, son œuvre a
connu quatre inflexions. Nul ne peut prédire quel en aurait été le développement ultérieur.
1. « Une saison en enfer »
Egon Schiele naît le 22 juin 1890 à Tulln, petite ville située sur les bords du Danube à quarante
kilomètres de Vienne, dans une famille modeste dont le père est chef de gare. À la mort précoce
de ce dernier, en 1905, son oncle Leopold Czihaczek devient son tuteur. Élève médiocre,
l'adolescent passe tout son temps à dessiner, si bien que sur les conseils de son professeur, la
famille finit par consentir à le laisser s'inscrire aux Beaux-Arts de Vienne. Le jeune homme y
entre par dérogation en 1906, à l'âge de seize ans, mais s'insurge aussitôt contre l'enseignement
académique qui y est dispensé. L'année suivante, il rencontre Klimt qui décèle immédiatement
son talent, l'encourage et l'inspire. Si ses premiers travaux portent l'empreinte de ce maître
spirituel, pointe aussi dans ses premières œuvres l'influence de Gauguin et de Toulouse-Lautrec.
Dès ses débuts, la personnalité de l'artiste s'affirme à travers un trait nerveux, saccadé, la
stylisation du sujet et sa mise en valeur sur la feuille de dessin ou sur la toile laissée vide.
Par sa précocité, sa fougue créatrice, l'audace de son inspiration et sa sensualité exacerbée, le
parallèle s'impose entre Egon Schiele et Arthur Rimbaud. Une similitude dont le jeune artiste
autrichien a plus ou moins pris conscience en lisant le poète français que lui a fait découvrir son
ami Erwin Osen. Dès ses débuts, le jeune homme de vingt ans s'émancipe en effet de toute
tutelle artistique, de toute influence extérieure pour exprimer avec la plus totale liberté ses
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tourments, ses angoisses, ses déchirements mais aussi ses désirs et ses fantasmes. Nul artiste,
jusqu'ici, n'avait osé exhiber de manière aussi abrupte et directe sa sexualité et son malaise.
Durant les deux années, 1910-1912, où domine l'œuvre sur papier (dessins, aquarelles,
gouaches), Schiele ne cesse de se représenter dans toutes les postures et sous tous les angles,
en torse ou en pied, multiplie les nus féminins – sa compagne Wally Neuzil lui sert de modèle –,
ou croque des jeunes filles à peine nubiles dans les poses les plus osées. Toutefois, le caractère
révolutionnaire de l'œuvre ne tient pas seulement au sujet mais aussi à la manière de le traiter.
La tension et la dynamique de la ligne, les raccourcis saisissants conduisant à ces corps étirés,
comme suspendus dans l'espace, confèrent au sujet sa puissance expressive.
Durant cette période, l'œuvre de Schiele est le reflet de l'audace d'un jeune homme sûr de son
talent, persuadé que l'on peut tout oser, imprégné de la conception romantique de l'artiste qui
assigne à celui-ci le rôle de dévoiler au monde la vérité. Dans l'exacerbation des postures et des
mimiques, on trouve aussi chez lui une part de jeu, une théâtralisation du corps. On sait que son
ami l'acteur Osen s'est laissé enfermer volontairement dans l'asile d'aliénés de Steinhof à
Vienne afin d'étudier les gestes et les expressions des hystériques. Nul doute que le mime a su
transmettre au peintre quelques-unes de ses observations. Cette période de totale liberté, sans
doute la plus heureuse dans la vie de Schiele, passée en partie dans la ville baroque de Krumau
en Bohême d'où est originaire sa mère, s'achève par la condamnation de l'artiste pour
« pornographie et incitation à la débauche », et lui vaut d'être incarcéré pendant vingt-quatre
jours en avril 1912.
2. Du cerne gothique à la veine réaliste
Le séjour en prison, aussi bref soit-il, a beaucoup marqué l'artiste qui prend soudain conscience
que la provocation ne va pas sans risque. Par ailleurs, ses œuvres connaissent un succès
croissant en Autriche et en Allemagne : il est appelé à participer à des expositions collectives,
mécènes et collectionneurs s'intéressent à lui. Autant de facteurs qui vont amener un
changement de manière, perceptible dès 1912 et qui s'accentue à partir de 1913. L'artiste se
raidit, contrôle davantage ses émotions. Le trait devient plus dur, la ligne plus anguleuse, le
motif plus construit. Les visages perdent de leur expressivité, deviennent plus hiératiques. Les
peintures aux formes cernées rappellent les vitraux des cathédrales gothiques, tandis que
Schiele se représente sous les traits d'un moine au côté de Klimt. Dans ses autoportraits sur
papier il ressemble à ces saints souffrants qu'on peut voir sur les bas-reliefs en bois sculpté des
églises autrichiennes. L'art gothique a visiblement inspiré l'artiste. Il ne s'agit pas ici de piétisme
mais plutôt de la volonté de capter la ferveur doloriste de la religiosité populaire.
L'évolution de sa vie privée et la pression des événements extérieurs vont amener Schiele à
infléchir son style une nouvelle fois. En décidant d'abandonner l'ardente et populaire Wally
Neuzil pour épouser, en juin 1915, la paisible et bourgeoise Edith Harms, Schiele opte pour une
vie plus harmonieuse et moins tourmentée. La Première Guerre mondiale qui vient de débuter
fait en outre régner une atmosphère de gravité, qui n'incite ni aux outrances ni aux recherches
formelles. L'artiste, bénéficiant de la mansuétude des autorités militaires, échappe cependant à
la mobilisation et ne sera affecté, à la fin du conflit, qu'à des tâches administratives. Le trait de
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Schiele devient infiniment plus précis, la perspective moins heurtée, tandis qu'apparaît le
modelé. Même les scènes érotiques perdent de leur fièvre et traduisent un apaisement. Les
portraits sont de plus en plus réalistes, certains même parfaitement classiques.
3. 1918, la tentation « baroque »
En cette dernière année de sa vie où le succès tant attendu, tant désiré, est enfin au rendezvous avec une exposition de cinquante peintures, organisée dans le bâtiment de la Sécession à
Vienne, Schiele amorce un nouveau virage que la mort viendra brusquement interrompre. À
nouveau la ligne s'anime, vibre, devient plus dynamique, plus souple, mais cette fois elle se
courbe, elle ondule. Est-ce un hommage à Klimt qui vient de mourir ou une référence plus
lointaine à la peinture baroque autrichienne ? En tous cas, le peintre est à la recherche d'une
nouvelle synthèse où le modelé des corps et le réalisme des expressions se conjuguent avec la
stylisation de la ligne dans une composition plus complexe, plus mouvementée qu'auparavant.
C'est alors que survient le drame : trois jours après avoir enterré son épouse Edith qui attendait
un enfant, Schiele meurt à son tour le 30 octobre 1918, victime de la grippe espagnole.
Non seulement l'œuvre de Schiele dérange par sa violence d'expression, sa crudité et parfois sa
morbidité, mais elle déroute aussi par ses bifurcations, ses chemins de traverse, ses allusions à
l'histoire de l'art. « Mon œuvre n'est pas moderne, elle est de toute éternité », écrivait l'artiste.
Autrement dit, il ne s'agissait pas pour lui d'élaborer un langage plastique différent mais une
nouvelle forme d'expression à partir du vocabulaire légué par la tradition, paradoxe au cœur de
la modernité viennoise. Voilà pourquoi Schiele incarne au mieux l'expressionnisme autrichien et
pourquoi son œuvre a subi un aussi long purgatoire.
MOSER KOLOMAN (1868-1918)
(Source : extrait de l’article de l’encyclopédie Universalis)
Si « l'artiste aux mille talents » (Hermann Bahr) fut apprécié tant par ses pairs que par ses
commanditaires, sa renommée en tant que créateur fut éclipsée par celle de ses illustres
compagnons : Klimt et Hoffmann. Le fait qu'il excellât dans tous les arts appliqués le priva d'être
reconnu comme un artiste à part entière.
Dans tous les domaines qu'il aborda, Koloman Moser se comporta en questionneur des
matières, des formes, des couleurs. Il visa moins à faire une œuvre singulière qu'à s'ouvrir à de
nouveaux champs d'expérience.
1. Des années de formation à l'émergence du club des Sept
Attiré très tôt par le dessin, Koloman Moser suit quelque temps le souhait de ses parents de le
voir se former pour le commerce, avant de passer outre, en entrant en 1885 à l'Akademie der
Bildenden Künste (Académie de formation artistique). Sa formation, fort longue, ne s'achève
qu'en 1895, ce qui le conduit à mener parallèlement une activité professionnelle. En 1894, il
participe au Siebener Club, un groupe de discussion se réunissant au café Sperl, à Vienne, et qui
compte parmi ses membres les futurs acteurs de la Sécession : Gustav Klimt, Josef
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Maria Olbrich et Josef Hoffmann... D'emblée, le groupe remet en cause l'enseignement
académique.
Koloman Moser narre dans ses Mémoires sa rencontre avec la « manière » de Klimt, en
l'occurrence avec le dessin préparatoire d'un tableau symbolisant la sculpture : « En haut, une
bande traitée en frise représentait des bustes de la première Renaissance. De haut en bas, au
centre de la feuille, un nu féminin et, immédiatement sous cette figure, une tête jaillissant de la
feuille, si je me souviens bien une main tenant un attribut de la sculpture. Sur le restant de la
feuille, à droite et à gauche de la figure centrale, absolument rien. »
Cet hommage rendu à la sculpture est pour Klimt et ses cadets un adieu au trompe-l'œil. Ils
« passent » de l'image à trois dimensions héritée de la Renaissance à l'univers bidimensionnel
de la fresque, qu'elle soit égyptienne ou byzantine.
Cette influence de Klimt sur ses compagnons n'est pas à sens unique. Le critique et historien
d'art Werner Hofmann en témoigne : « La façon dont Moser insère la figure humaine dans des
motifs abstraits en aplats semble anticiper un mode de composition que Klimt perfectionnera
quelques années plus tard. »
Le peintre Eugen Felix, placé à la tête de la Künstlerhaus, entend remettre de l'ordre dans cette
institution qui régente, depuis 1861, la vie artistique viennoise. Sa nomination est la suite
logique d'une campagne qui s'oppose « au diktat menaçant et unilatéral des modernistes ». Les
modernistes visés sont les peintres Klimt, Carl Moll et Adolf Böhm, auxquels se joignent Moser,
Olbrich, Hoffmann et quelques autres pour faire Sécession, le 3 avril 1897.
2. De la Sécession à la Wiener Werkstätte
En 1898, Moser prend une part importante dans la publication Ver Sacrum où s'élaborent le
style et les projets du groupe. Les membres de la Sécession s'inspirent notamment des
expériences de Greene, de Charles Rennie Mackintosh en Écosse et de Henry van de Velde en
Belgique, afin de mettre en œuvre les éléments d'un « art total » propre à l'Autriche. Le titre Ver
Sacrum (« Printemps sacré ») n'est pas anodin. Il désigne une manifestation du culte romain qui
consistait à immoler aux dieux ce qui doit jaillir au printemps. Le graphisme s'apparente alors
au Modern Style européen. Koloman Moser se distingue pourtant par l'importance qu'il confère
au blanc. Ce blanc, cet « absolument rien » qui l'avait tant frappé dans le dessin préparatoire de
Klimt, il le retrouve chez l'illustrateur Aubrey Beardsley, surtout dans ses œuvres réalisées
pour Salomé (1892) d'Oscar Wilde. Nombre de vignettes, d'ex-libris, de cartes postales de Moser
sont révélatrices de cette fascination du blanc. Le vitrail qu'il crée en 1903 pour l'hôtel Bristol de
Varsovie montre d'étroites silhouettes féminines poussées vers la partie gauche de la
composition par un vide qui dynamise l'œuvre tout entière.
Le rapport du noir au blanc est symbolisé par l'image agrandie du damier qui figure dans une
photographie où Moser est assis à son bureau. Ce damier peut être considéré comme la grille de
lecture des activités « appliquées » de Moser. La création de la Wiener Werkstätte (atelier de
création viennois), en 1903, souligne l'orientation de la Sécession vers l'« art total » car, pour ses
membres, il s'agissait bien plus d'un art mis à portée de main que d'art appliqué ou d'art
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décoratif. Pour Koloman Moser, le mouvement ne fait que confirmer et concentrer des activités
qui, en ce qui le concerne, avaient commencé avant la fin de ses études. Il avait déjà donné sa
mesure dans le cadre des édifices de ses amis Olbrich et Hoffmann. Il intervient également dans
les domaines du mobilier (Die Reiche Fishung, 1900), de l'affiche (Treizième exposition de la
Sécession), du théâtre où il crée des décors, de la mode, de la reliure et du livre, de la verrerie,
de la joaillerie, du timbre-poste, du motif pour tissu, du papier peint... Lors de
l'exposition Beethoven en 1902, où sont présentées la sculpture de Max Klinger et la frise que
Klimt consacre à l'œuvre du musicien, Moser confère au blanc des murs un pouvoir porteur sans
précédent à une époque où l'accumulation était la règle. L'ascèse créatrice dont il fait preuve au
service de son aîné entraîne Josef Hoffmann à placer au-dessus d'une ouverture une
composition dont la rigueur préfigure les « architectones » de Malévitch. C'est bien d'« art
total » dont il s'agit plus que de décoration, laquelle n'est que la mise en harmonie d'objets
donnés dans un espace donné. Ici, l'ensemble, porté par le blanc, vise à provoquer un
changement de vie.
Ce « rien » se fait base, devient ce qui confère la plus grande importance à ce qui serait, sans lui,
objet usuel ou objet artistique, en un mot : objet de consommation. Il s'agit, dans ce lieu
d'exposition, comme dans l'habitat, d'articuler des composants qui, à chaque fois qu'ils sont
regardés ou empruntés, renvoient à l'ensemble d'où ils procèdent et retournent. Sans doute
est-il question d'une vision totalitaire de la réalité, où le rien, le blanc tient lieu d'essence. Ce
« rien » est l'envers de la prolifération des volutes où chevelures féminines et prolifération
végétale se livrent à une lutte métaphorique. Le passage de l'excès à la nudité s'opère grâce à
une réduction géométrique que révèle l'affiche que Koloman Moser réalise pour la Treizième
exposition de la Sécession (1902). La composition montre trois figures féminines identiques,
taillées comme des diamants qui s'extraient de volumineuses chevelures circulaires. Elles sont
disposées en pyramide. La rigueur de la composition est renforcée par une circonférence traitée
en blanc qui passe par les trois figures et paraît à la fois les synthétiser et les engendrer. Les
corps de ces créatures se perdent dans des motifs décoratifs. Quant aux caractères du texte qui
informe de la manifestation, en équilibre instable, ils sont tiraillés entre la lisibilité et les
exigences de la composition.
3. Des fresques manquées au retour à la peinture de chevalet
Dans sa tentative pour lier peinture et architecture, Koloman Moser connaît deux échecs : celui
de la décoration de l'église du Steinhof édifiée par Otto Wagner (1904-1907), où seul son vitrail
est réalisé, et celui de l'église Heiliger Geist (1907) où, en dépit du fait qu'il avait reçu le premier
prix du concours ouvert à cette occasion, ses propositions n'aboutirent pas.
Le projet de décoration de l'église Heiliger Geist mérite une attention particulière. De 1907 à
1909, Moser conçoit une décoration habillant entièrement l'intérieur de l'édifice. Les murs
auraient dû être recouverts de symboles religieux enserrés dans des motifs floraux,
géométriques – croix divisées en carrés –, des spirales s'étageant en bandes verticales dans le
prolongement des colonnes. Ces projets plusieurs fois corrigés ne sont finalement pas acceptés.
Ils ont empêché Moser de participer au grand œuvre de Hoffmann et Klimt : l'édification et la
décoration du Palais Stoclet, à Bruxelles.
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Sont-ce ces échecs qui poussent Moser à renouer avec la peinture de chevalet ? Ou bien a-t-il le
sentiment d'en avoir fini avec le caractère « appliqué » de la Sécession et de la Wiener
Werkstätte ? Quoiqu'il en soit, son activité de peintre ne retiendra guère l'attention des
critiques de son temps ni celle, par la suite, des historiens. Aujourd'hui encore, il est tenu pour
un disciple d'Hodler. S'il prend effectivement appui sur l'œuvre de Hodler, c'est pour critiquer,
en premier lieu, chez ce dernier, le parti pris de « parallélisme » des figures qui vise à donner au
tableau un caractère monumental. Or Moser refuse de faire l'impasse sur la relation
chromatique qui s'établit entre les figures. Dans Deux Jeunes Filles (1913-1915, Kunstmuseum,
Bern) et Trois Femmes accroupies (1914, Museum moderner Kunst, Vienne), il refait, à sa
manière, Le Sommeil, la toile majeure que Hodler réalisa en 1890, en lui donnant un
rayonnement chromatique. Ses figures ne sont pas, comme celles d'Hodler, enfermées dans un
état onirique individuel mais réunies dans une dimension vibratoire qui transcende leurs
formes. Il est dans la même disposition d'esprit que lorsqu'il traitait le blanc de la feuille de
papier comme source de son graphisme. Il s'interroge : « Au stéréoscope, les tons clairs
semblent cerclés de jaune par rapport aux tons sombres, les sombres bordés par rapport aux
clairs. Pourquoi ? » Il s'aide du Traité des couleurs (Farbenlehre, 1810) de Goethe. Mais les
découvertes le débordent plus qu'il ne les maîtrise. Wotan et Brünnehilde (1914-1915), sous son
pinceau, devient un hymne où domine la gamme des roses, avec pour complémentaire un bleu
profond, abyssal. Le Voyageur (Wotan, 1918, Wien Museum, Vienne), inspiré également de
la Tétralogie de Richard Wagner, voit une partie de sa musculature en mouvement cernée par
des traits qui, dans la peinture médiévale, marquent aussi bien les drapés que les différentes
parties du corps. Ici, ces accentuations, qui forment un réseau turquoise, ne soulignent pas
seulement l'effort du marcheur tendu vers son but mais contrastent avec le rose terreux de la
chair. Sa Vénus dans la grotte (1913, Leopold Museum, Vienne) dont il existe plusieurs versions,
depuis celle traitée exclusivement avec des terres jusqu'à celle, ultime, où il multiplie les glacis
pour faire affleurer en surface roses, bleus et verts nous donne à voir une naissance dont le
corps de la déesse n'est que le lieu qui sert de prétexte à la transparence.
Entre les corps qui, chez Klimt, sont torturés par le désir d'assouvissement et ceux qui, dans
l'œuvre de Hodler, sont le plus souvent séparés et aboutissent au hiératisme, les figures de
Koloman Moser s'ouvrent comme des déchirures et communient par la couleur traitée comme
lumière. On peut parler, à leur propos d'une érotique de la couleur. L'Éros en jeu est celui des
Grecs, le dieu qui assemble et unit. Alors que Klimt et Hodler ont trouvé leur accomplissement
dans un style, Koloman Moser, comme le Voyageur de son ultime toile, n'aspire qu'à la
découverte. Koloman Moser meurt en 1918, année qui voit également la disparition de Hodler
et de Klimt.
KOKOSCHKA OSKAR (1886-1980)
(Source : extrait de l’article de l’encyclopédie Universalis)
C'est à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que l'image cesse d'être pensée en termes
d'imitation des formes naturelles : séparant nettement la vision du visible, les artistes ne
cherchent plus à représenter le monde mais à l'exprimer par équivalences plastiques.
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Peintre, graveur, dessinateur, décorateur de théâtre, mais aussi écrivain et auteur dramatique,
Oskar Kokoschka compte parmi les figures les plus marquantes de l'art contemporain. Sa
personnalité est difficilement réductible à un courant artistique : son œuvre est en effet souvent
cataloguée comme expressionniste.
Pour Kokoschka, l'expressionnisme ne peut se conformer à un style : il constitue plutôt un
authentique « modus vivendi » artistique. « Je pense que je suis le seul véritable
expressionniste, précisait le peintre ; le mot expressionnisme est un mot commode qui veut tout
dire de nos jours. Je ne suis pas expressionniste parce que l'expressionnisme est un des
mouvements de la peinture moderne. Je n'ai pris part à aucun mouvement. Je suis
expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu'exprimer la vie... La quatrième
dimension dans mes toiles est une projection de moi-même. » Ce témoignage nous aide à
comprendre une œuvre picturale dont l'auteur, n'appartenant à aucun courant et n'épousant
aucune attitude extrémiste, a pourtant su trouver des points de contact avec les grands
mouvements, les groupes ou les personnalités artistiques de son temps.
1. Une œuvre littéraire et plastique
Kokoschka est né à Pöchlarn (Autriche) en 1886 ; il a fait ses études à l'École d'arts et métiers de
Vienne. À Vienne, en cette première décennie du XXe siècle, Schönberg élabore son système
dodécaphonique ; Freud, la psychanalyse ; Adolf Loos, la théorie du rationalisme fonctionnaliste
dans l'architecture.
Le monde de la peinture est alors marqué par la sécession de Klimt et du groupe qui l'entoure.
« À tout temps, son art ; à tout art, sa liberté », proclamait Klimt, qui, en respectant la
bidimensionalité du support, conférait une nouvelle valeur à la ligne et à la couleur.
Très marqué à ses débuts par le graphisme stylisé de Klimt, Kokoschka lui dédie sa première
œuvre littéraire, Les Enfants rêveurs – livre de poèmes et de dessins (1908). La même année,
Kokoschka expose au Salon d'art moderne de Vienne et commence à écrire ses premières
œuvres dramatiques pour le théâtre (dont Meurtre, espoir des femmes). Le coup ainsi porté à
l'harmonie classique, à la convention traditionnelle de la beauté, ne passe pas inaperçu. Son
œuvre littéraire comme sa création plastique suscitent à la fois un vif intérêt et une virulente
opposition. Et si les uns proposent son exclusion de l'École, les autres – parmi lesquels Loos –
l'encouragent. C'est grâce à ce dernier que le jeune peintre recevra plusieurs commandes de
portraits et sera introduit dans les milieux littéraires de l'époque.
Cette importante série de portraits (genre qu'il cultivera d'ailleurs toute sa vie) fut entreprise en
1908 et terminée au début de la Première Guerre mondiale. Ils attestent le désir qu'avait
Kokoschka d'exprimer la vie intérieure des modèles par l'expressivité de la forme. Corps et
visages des personnages se tordent, sous la touche grasse et violente du pinceau ; la couleur
sombre à dominante froide et bleuâtre est traversée d'accents chauds et francs de rouges, de
jaunes et d'orangés. La transformation visionnaire du réel est destinée, chez Kokoschka, à
figurer le travail du temps sur les visages de ses modèles.
2. Le réel et son double
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Grièvement blessé pendant la guerre de 1914-1918, le peintre se débat entre la vie et la mort.
Mais le traumatisme que lui cause cette époque de carnage est avant tout psychique et moral.
C'est pour oublier la « réalité écœurante » et parce qu'il se sent « personnellement responsable
des délits d'une société dont [il] fait partie », que Kokoschka se décide, en 1919, à se retirer
dans les montagnes. « Ne pouvant supporter autour de lui la présence d'aucune personne
vivante », le peintre emporte avec lui une poupée de la taille d'une femme, exécutée sur
commande, et à laquelle il consacre des dizaines d'études et quelques toiles, dont La Femme en
bleu. Par là, l'artiste ne cherche plus seulement à transfigurer le réel mais à lui opposer un
double.
Le désir d'échapper aux tourments d'un monde chaotique était déjà présent, chez Kokoschka,
dans une grande composition créée avant la guerre. C'est dans l'amour accompli qu'il voyait
alors la possibilité de transgresser le mal. Un couple – le peintre et la femme aimée –flotte dans
un paysage panoramique, balayé par la tempête (Tempête est le titre de cette toile qui date de
1914, connue aussi sous le nom de La Fiancée du vent, musée d’art de Bâle). Une forme
compacte, ovoïde, essaye de résister aux assauts des taches et de lignes colorées, brisées,
courbes qui la menacent de toutes parts.
L'idée d'une nécessaire opposition politique face à une société en dérive n'est pas étrangère aux
préoccupations de l'artiste. Elle se forme – en grande partie – grâce aux contacts qu'il établit à
Berlin, à partir de 1910, avec Herwart Walden et le groupe Der Sturm ; elle se précise après
1919, quand, professeur à l'Académie de Dresde, il milite en faveur des idées révolutionnaires et
peint des affiches politiques. Jusqu'en 1924, le combat idéologique lui inspirera de nombreuses
œuvres, tels les grands tableaux allégoriques Anschluss, Lorelei ou Thermopyles (université de
Hambourg). Puis le peintre voyage dans plusieurs continents pendant sept ans, s'intéressant
essentiellement au paysage.
Gais au sud, tristes au nord, dramatiques sous le soleil méditerranéen, éclatants de vitalité sous
le ciel sombre des contrées septentrionales, ces paysages n'ont pas de spécificité locale. Les
contours s'estompent. La couleur s'éclaircit. La touche éclatée, de dimensions inégales et
d'orientation variable, fait vibrer la surface de la toile, qui se transforme ainsi en plan subjectif.
L'objectivité impressionniste devant l'instant-lumière, fait place ici à une traduction des
émotions par équivalences expressives, imposée par la seule « nécessité intérieure ». En 1932,
Kokoschka retourne à Vienne. Il n'y restera que peu de temps ; la montée du nazisme le fait
partir pour Prague. Son œuvre est considérée par le régime fasciste comme malsaine, et huit de
ses tableaux vont figurer à l'exposition L'Art dégénéré organisée en 1937 à Munich par les Nazis.
La réplique pleine d'humour et de sarcasme ne tarde guère : cette même année, Kokoschka
peint son autoportrait qu'il intitule Autoportrait d'un artiste dégénéré. En 1938, Prague n'est
plus un lieu de refuge. L'artiste gagne Londres où il séjournera jusqu'en 1953, date à laquelle il
s'établit à Villeneuve, en Suisse. Il ouvre à Salzbourg son « école du regard ». Il meurt à
Villeneuve en 1980, quelques jours seulement avant l'anniversaire de ses quatre-vingt-quatorze
ans.
Les grands musées du monde ont souvent rendu hommage à Kokoschka en organisant plusieurs
expositions rétrospectives de son œuvre, comme en 1947 à la Kunsthalle de Berne, à la
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26e biennale de Venise (1952). Il apparaît peu à peu que la modernité de Kokoschka n'est pas
sans rapport avec l'art du passé. L'œuvre de Kokoschka témoignera des liaisons secrètes qui
existent entre Tintoret et Pollock, Greco et Giacometti, Caravage et Bacon. Kokoschka apparaît
alors à sa juste place : celle d'un médiateur.
ŒUVRE D'ART TOTALE
(Source : extrait de l’article de l’encyclopédie Universalis)
Après avoir été longtemps occultée par la doxa du « moderne classique », fruit d'une
perspective isolationniste, formaliste et puriste de G. E. Lessing à Clément Greenberg, Theodor
W. Adorno ou Michael Fried, l'esthétique de la synthèse des arts a trouvé une nouvelle actualité
sous l'effet de la critique des avant-gardes ainsi que de la révision des hiérarchies de valeurs et
des critères de jugement. Ainsi, l'art contemporain se caractérise-t-il par la transgression des
frontières, le brouillage des catégories et le mélange des genres.
Mais la collaboration des arts ne date pas d'hier. Elle trouve dans l'histoire de nombreux
antécédents qui sont souvent revendiqués par les théoriciens de l'œuvre d'art totale. C'est ainsi
que l'on a pu invoquer, entre autres, le théâtre antique, modèle idéal du
Gesamtkunstwerk wagnérien, les mystères médiévaux, les « fabriques » (Bauhütten) gothiques
(la cathédrale servira souvent d'emblème, de Schinkel à Feininger), les grands jardins de
la Renaissance, l'urbanisme, la décoration architecturale ou l'opéra baroques, la féerie ou
le mélodrame romantiques, le ballet, l'art pyrotechnique, les fêtes, les entrées solennelles, les
processions, les cortèges et autres mascarades.
Aussi Guy Scarpetta a-t-il pu plaider pour « un régime d'impureté maximum » et revendiquer
une analyse « transversale » des arts, au nom de l'actualité de la veine baroque.
1. Définitions
Le terme « œuvre d'art totale » apparaît pour la première fois en 1827 dans le traité
d'esthétique de K. F. Trahndorff (1762-1863). Victime d'une inflation récente, souvent galvaudé,
il appartient à la catégorie de ces concepts que les Anglais qualifient de « portemanteau »,
chacun pouvant y accrocher sa propre définition. On peut classer celles-ci, qui varient d'un pays
à l'autre, en diverses rubriques, qui se recoupent partiellement et peuvent revêtir des aspects
esthétiques, philosophiques, psychologiques, anthropologiques, sociaux ou politiques. Leur
dénominateur commun est une volonté de réunion, que ce soit celle des disciplines ou
techniques artistiques, des cinq sens, de l'acteur et du spectateur, de l'art et de la vie, de l'art et
de la science, voire de l'univers entier. « Merz signifie créer des liens, de préférence avec toutes
les choses du monde », déclarait Kurt Schwitters (1887-1948).
• L'exigence de synthèse
La première acception, la plus générale, est celle de la convergence ou synthèse des divers
modes d'expression. Des « arts réunis » à leur « fusion », le chemin est long. L'idée de leur
unité, Ars una, remonte aux romantiques, Novalis (1772-1801), W. H. Wackenroder (1773-1798),
Ludwig Tieck (1773-1853), Friedrich von Schiller (1759-1805), F. W. von Schelling (1775-1854),
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les frères August et Friedrich Schlegel (1767-1845 et 1772-1829), Ernst Theodor Amadeus
Hoffmann (1776-1822), Clemens Brentano (1778-1842), Joseph von Eichendorff (1788-1857) ou
S. T. Coleridge (1772-1834) par exemple, qui l'avaient généralement conçue sous les espèces de
la « poésie universelle ». Par ailleurs, on a souvent envisagé l'interaction entre les sens.
Ainsi Stendhal (1783-1842) : « J'ai souvent pensé que l'effet des symphonies de Haydn et de
Mozart s'augmenterait beaucoup si on les jouait dans l'orchestre d'un théâtre et si, pendant leur
durée, des décorations excellentes et analogues à la pensée principale des différents morceaux
se succédaient sur le théâtre. Une belle décoration, représentant une mer calme et un ciel
immense et pur, augmenterait, ce me semble, l'effet de tel andante de Haydn qui peint une
heureuse tranquillité. » P. O. Runge (1777-1810) avait déjà conçu son cycle des Heures (1803)
comme « un poème abstrait, pictural et musical, avec des chœurs, une composition pour les
trois arts réunis, pour laquelle l'architecture devrait fournir un bâtiment approprié ».
C. D. Friedrich (1774-1840) a peint pour la cour de Saint-Pétersbourg une série de quatre
tableaux (aujourd'hui perdus) qui devaient trouver un accompagnement sonore, « afin que
musique et peinture s'accordent et que l'une soutienne l'autre ». Moritz von Schwind (18041871) projetait en 1835 un cycle de peintures pour sa « salle Schubert ». À Rome, en 1865,Franz
Liszt (1811-1886) « illustra » sa Dante-Symphonie à l'aide de vingt-sept tableaux de Bonaventura
Genelli (1798-1868) représentant des scènes de la Divine Comédie. Quant à Richard
Wagner (1813-1883), il rêvait d'une lecture publique d'un roman de Goethe dans une galerie
d'art accompagnée par l'exécution d'une symphonie de Beethoven. L'auteur de L'Œuvre d'art du
futur (1849) et d'Opéra et drame (1851) voulait réconcilier la danse, la musique et la poésie, les
« trois sœurs originelles » (drei urgeborenen Schwester), dans le drame musical et réaliser
« l'union de toutes les branches de l'art ». Bien qu'il fasse un usage parcimonieux du
terme Gesamtkunstwerk (« œuvre d'art totale ») et en dépit des nombreuses critiques dont ses
théories furent l'objet, leur influence fut considérable, tant sur le symbolisme, par
l'intermédiaire de la Revue wagnérienne (1885-1888), que sur l'expressionnisme ou les débuts
de l'abstraction. « Tous les arts proviennent de la même et unique racine », répondra Wassily
Kandinsky (1866-1944), qui modifiera cette triade en musique, danse et couleur. En 1912, dans
l'almanach du Blaue Reiter, « livre synthétique » qui se proposait d'« abattre les murs entre les
arts », L. Sabaneiev (1881-1968) déclarait : « Il est temps de rassembler à nouveau les arts
dispersés [...]. Tous doivent être réunis dans une œuvre unique. »
• Unité des arts visuels
Le deuxième sens concerne le seul domaine des arts visuels. Dans Notre-Dame de
Paris(1831), Victor Hugo (1802-1885) avait reproché à l'architecture de n'avoir « plus la force de
retenir les autres arts. Ils s'émancipent donc... et s'en vont chacun de leur côté. Chacun gagne à
ce divorce. L'isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l'imagerie devient
peinture ». La réaction ne se fera pas attendre. Henry Van de Velde (1863-1857), pour qui
« l'essence de l'ornement est synthèse », cherchera à réunir dans un « art total » (Gesamtkunst)
architecture, peinture et sculpture, qui selon lui ne s'étaient séparées que par « dégénérescence
et égoïsme ». La collaboration de tous les métiers deviendra la pratique dominante de l'Art
nouveau, qui se déploie sous le signe de l'émancipation des arts décoratifs, préparée
par Gottfried Semper (1803-1879), architecte du théâtre de Dresde, ou par le mouvement
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anglais Arts and Crafts, comme l'illustre, par exemple, la maison construite par M. H. Baillie
Scott (1865-1945) à Waldbühl en Suisse (1909-1911). Josef Hoffmann (1870-1956), Hector
Guimard (1867-1942), Antonio Gaudí (1852-1926),Victor Horta (1861-1947) ou
C. R. Mackintosh (1868-1928), entre autres, prônent une esthétique unitaire, mise en œuvre
tant par les écoles de Glasgow en Écosse ou de Nancy en France que par la Wiener Werkstätte
en Autriche. Le palais Stoclet à Bruxelles, le sanatorium de Purkersdorf en Autriche ou l'Aubette
à Strasbourg sont des exemples spectaculaires de l'application rigoureuse de ce principe
unitaire, tandis que le très wagnérien Palau de la Musica de Barcelone illustre à sa manière la
collaboration des arts. L'architecture, avec par exemple Peter Behrens (1868-1940), ou
l'urbanisme avec Camillo Sitte (1843-1903), contribueront également à ce mouvement. Et c'est
aux Ateliers d'art réunis, ouverts en 1909 à la Chaux-de-Fonds sous l'égide de Charles
L'Eplattenier (1874-1946), que se forma C.-É. Jeanneret qui, devenu Le Corbusier (1887-1965),
allait continuer à pratiquer la peinture et la sculpture tout au long de sa carrière. Quant
au Bauhaus, il développera les artisanats industriels tout en ressuscitant l'idéal des chantiers
médiévaux. En 1919, illustré par la Cathédrale de Lyonel Feininger (1871-1956), le programme
enjoignait architectes, peintres et sculpteurs à travailler de concert. Les maisons Sommerfeld à
Berlin (1921, Walter Gropius [1883-1969]), « Am Horn » à Weimar (1923,Georg Muche [18951987]) en témoignent, comme la maison Schröder à Utrecht (1924, Gerrit Rietveld [18881964]). G. Semper déjà, auteur d'un projet de théâtre pour Wagner, avait estimé que
l'architecture devait réaliser la rencontre des arts. Et dans une lettre à Liszt, le compositeur
voyait lui-même dans le Gesamtkunstwerk architectural le pendant du drame
musical. Kandinsky confirmera la liaison entre ces deux conceptions : « Habituellement on
conçoit par art synthétique l'art dont les œuvres sont créées par l'intermédiaire de disciplines
artistiques diverses », déclarait-il dans une conférence prononcée en 1921. Après avoir énuméré
les composantes de cette « réunion des arts » – architecture, sculpture, peinture, mélodéclamation, danse, opéra, etc. – il ajoutait : « c'est ainsi que l'art monumental était compris par
Wagner... » Dix ans plus tôt, il avait écrit que « la somme, une fois réalisée, constituera l'art
monumental ». Et en 1920, son programme à l'institut Inkhuk (Institut de culture artistique de
Moscou) prônait les relations réciproques qui définissent l'art « monumental » ou « total »
(Kunst im Ganzen).
• Le cycle
Une œuvre peut être conçue sous les espèces du cycle ou de la série. Sorte d'extension du
polyptyque ou des pendants, le cycle réunit une séquence de plusieurs tableaux liés par un
thème commun. En empruntant à la musique un modèle d'articulation, le compositeur et
peintre M. K. Čiurlionis (1875-1935) organisait les siens comme la succession des mouvements
d'une sonate ou d'une symphonie. Quant à la notion de série, elle s'inscrit au cœur de
la modernité. Son principe consiste à créer un ensemble où le tout représente plus que la
somme des parties, et dont le sens réside dans la relation entre celles-ci. D'où l'intérêt de les
exposer ensemble, comme le fit Claude Monet (1840-1926) avec la série des Meules,
des Peupliers et des Cathédrales.
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• Le processus de création
À l'idée de série est liée celle de genèse. Ainsi le cycle peint des Nymphéas ne constitue-t-il pas
seulement des ensembles dans l'espace (la galerie Durand-Ruel ou le Jeu de Paume par
exemple), mais également un processus dans la durée : son élaboration s'étendit sur une
trentaine d'années, de 1895 à 1924. Le chantier de la Porte de l'Enfer, qui occupa Auguste Rodin
(1840-1917) de 1880 à sa mort, mérite également le titre d'œuvre d'art totale. Il en va de même
de l'atelier de Constantin Brancusi (1876-1957), qui constitue dans ses dispositions successives
des créations en soi, désignées comme telles par les photographies de l'artiste qui immortalisent
son devenir. L'aboutissement en sera l'ensemble monumental de Tîrgu Jiu, en Roumanie (19351938). Quant au Merzbau de Schwitters, réalisé à partir de 1923, cet agrégat dont la croissance
se nourrit de l'œuvre en s'identifiant à elle et finit par englober l'artiste, il constitue un cas
exemplaire d'opus in statu nascendi ou de work in progress (« ouvrage en cours »).
• L'idéal synesthésique
La synesthésie ou la mise à contribution de tous les sens est un vieux rêve, dont la fascination se
perpétue jusque dans les expériences multimédias de l'art contemporain. Souvent limitées,
comme dans le cas de l'audition colorée, aux sens « nobles » de la vue et de l'ouïe, les
correspondances n'ont pas tardé à investir les domaines du goût, de l'odorat et du toucher. Le
Père Louis-Bertrand Castel (1688-1757) avait déjà envisagé la création d'un clavecin s'adressant
aux cinq sens. Développée à plusieurs reprises, cette idée traversera les siècles et nourrira les
fantasmes de J.-K. Huysmans (1848-1907), qui décrira l'orgue à bouche de Des Esseintes dans
son roman À rebours (1884) – ou encore ceux de Boris Vian (1920-1959) avec le « pianoktail »
de Colin dans L'Écume des jours(1947). En 1891, au Théâtre d'art, P. N. Roinard (1856-1930)
présentait une adaptation du Cantique des cantiques inspirée d'Arthur Rimbaud, où chaque
voyelle prononcée était associée à une couleur et à un parfum. L'année suivante, un « concert
parfumé », A Trip in Japan in 16 Movements, était organisé à New York. L'exécution
du Prométhée d'Alexandre Scriabine (1872-1915) à Carnegie Hall en 1915 comprenait
également un accompagnement chromatique et olfactif. Les « métachories » (danse
contemporaine en création) de Valentine de Saint-Point (1875-1953), certaines expériences
cinématographiques conduites aux États-Unis ou encore l'opéra L'Aviateur Dro (1920) de
F. Balilla Pratella (1880-1955) sacrifieront à la même ambition, de même que la cuisine futuriste.
En 1958, Allan Kaprow (1927-2006), le théoricien des happenings, revendiquera à son tour
l'utilisation des « spécificités de la vue, du son, des mouvements, des gens, des odeurs, du
toucher ».
• La fusion de l'art et de la vie
Il s'agit là également d'une revendica on d'origine roman que, remise à l'ordre du jour par les
futuristes, les construc vistes, Dada, le mouvement Devetsil ou le poé sme de Karel Teige
(1900-1951), le théâtre de Vsevolod Meyerhold (1874-1940) ou de Gerd Fuchs, la musique d'Erik
Satie (1866-1925), puis par de mouvement tels que Fluxus. Happenings, événements,
performances, installations ou expériences scéniques en déclineront de nouvelles modalités.
Kaprow, qui prônera la création d'un « art total », et le définira comme « un art qui tend à se
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perdre hors de ses limites », insistera sur la participation du public, retrouvant ainsi, mais à un
autre niveau, la vocation collective que Wagner avait attribuée à son entreprise en invoquant la
dimension populaire de la fête (Gesamtvolkskunst). Scriabine envisageait une « grandiose fête
de toute l'humanité qui unifierait les manifestations de tous les arts ». En 1918, Adolphe
Appia (1862-1928) déclarait : « L'art dramatique de demain sera un acte social auquel chacun
apportera son concours. » Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950) visait également, dans
ses festivals (Festspiele), une communion du peuple à grande échelle. Le comte Harry Kessler
(1868-1937) rêvait d'une gigantesque place des fêtes en hommage à Nietzsche, et l'on organisa
des danses dionysiaques à Monte Verità. L'Olympiade des travailleurs, à Vienne en 1931, ainsi
que le théâtre de Nikolai Okhlopkov (1900-1967) en Russie, conféreront à ce mouvement sa
dimension marxiste. Enfin, le Gesamtkunstwerk a parfois été assimilé aux totalitarismes,
fascisme, nazisme, communisme et autres dictatures. Il serait alors le résultat d'une
« esthétisation de la politique », pour reprendre l'expression de Walter Benjamin.
• L'œuvre-cosmos
« Chaque œuvre naît [...] exactement comme naquit le cosmos », écrivait Kandinsky. « La
création d'une œuvre, c'est la création du monde. » La dimension cosmogonique constitue
l'aboutissement logique de cette volonté de totalisation universelle. Un manifeste futuriste de
1915, signé par Giacomo Balla (1871-1958) et Fortunato Depero (1892-1960),
s'intitulait Reconstruction futuriste de l'univers et annonçait des « concerts aériens ». On
retrouve ici le thème de l'harmonie des sphères, comme dans l'expérience initiatique du
grand Mystère de Scriabine, qui se prenait parfois pour Dieu lui-même et voulait « créer la terre
et les systèmes planétaires des astres (le cosmos) ». La connotation prophétique des plaidoyers
pour « l'art du futur » est souvent empreinte de messianisme. Appia, dans L'Œuvre d'art
vivant (1921), appelait de ses vœux « la cathédrale de l'avenir ». Dans le monde des
correspondances, teinté d'occultisme théosophique, la composante mystique n'est pas absente
et relève d'une sacralisation qui fait de l'artiste un prêtre, du spectacle un rituel et de la salle un
sanctuaire. Le Goetheanum de Rudolph Steiner (1861-1925) à Dornach (1913-1920 et 19251928) fut qualifié par Édouard Schuré (1841-1929) de « nouveau Bayreuth ». La notion
réapparaît d'ailleurs avec le Tempel des neuen Glaubens(1896) de Fidus (1868-1948),
le Kunsttempel (« Temple d'art », 1926-1929) de J. M. Bossard (1874-1950) à Jesteburg-Lüllau,
près de Hambourg, une maison-atelier qui réunit tous les arts plastiques, ou le projet de Temple
d'Indore de Brancusi en Inde (1938). L'utopie cristalline du mouvement architectural de la
Chaîne de verre (Gläserne Kette, 1919-1920), avec Bruno Taut (1880-1938), Wenzel Hablik
(1881-1934), Hermann Finsterlin (1887-1973), Wassili Luckhardt (1889-1972) ou Hans Scharoun
(1893-1972), témoigne elle aussi d'une ambition cosmique. Une volonté de dépassement dont
témoignent également le suprématisme de Kasimir Malévitch (1878-1935) ainsi que les
nombreuses spéculations sur la quatrième dimension qui passionnèrent les ateliers de l'époque.
Tel sera encore le cas des projets de Karl Gerstner, du Color Dome - The Mystery of Light, basé
sur les correspondances entre sons et couleurs (1974, non achevé), à Genesis, désigné comme
« Grand Œuvre ».
• Le gigantisme
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Enfin, d'autres acceptions de l'œuvre d'art totale font intervenir la question de l'échelle, que ce
soit dans l'espace ou dans le temps. Ainsi le gigantisme permet de rapprocher, en dépit de leurs
différences intrinsèques, les projets utopiques d'E.-L. Boullée (1728-1799), les grands
panoramas du XIXe siècle, l'ensemble de la Ringstrasse de Vienne, le Palais idéal(1879-1912) du
Facteur Cheval (1836-1924) à Hauterives, le projet de Tour de la IIIe Internationale (1920) de
Vladimir Tatline (1885-1953), la Sagrada Família (commencée en 1884) ou le Parc Güell (19001914) d'Antonio Gaudí (1852-1926) à Barcelone, le Vittoriale (1921-1938) de Gabriele
d'Annunzio (1863-1938) à Gardone, le Grand Méta-maxi(1987) de Jean Tinguely (1925-1991) au
Palazzo Grassi ou Le Cyclop à Milly-la-Forêt (1969-1987), le Parc des Tarots (1979-1993) à
Capalbio de Niki de Saint-Phalle (1930-2002), le Jardin d'hiver (1968-1970, musée d'Art
contemporain - Centre Georges-Pompidou) de Jean Dubuffet (1901-1985), ou le Rock
Garden (commencé en 1958) à Chandigarh (Inde) de Nek Chand. On peut penser aussi à
la Symphonie des sirènes d'Arseny Avraamov (1886-1944) à Bakou en 1922, et à certaines
représentations en plein air, comme le Jedermann de Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), mis
en scène par Max Reinhardt (1873-1943) sur le parvis de la cathédrale de Salzbourg, ou le Grand
Théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) joué à Einsiedeln (Suisse). On a
également qualifié d'œuvres d'art totales certaines réalisations de Stockhausen ou de Robert
Wilson, dont la durée excède les dimensions habituelles d'un spectacle.
2. Philosophie, idéologie, mythologies
Derrière plusieurs de ces propositions apparaît comme en filigrane une Weltanschauung, une
« vision du monde », caractérisée par un certain monisme. Le rôle du surréalisme, héritier ici
du romantisme, mérite d'être souligné. « Diverses calamités semblent frapper l'art de ce temps.
À la réflexion, elles se résument en un seul malaise que l'on serait tenté d'appeler l'Unité
perdue », écrivait André Masson (1896-1987) en 1939. Et André Breton, dans l'Introduction au
discours sur le peu de réalité (1927) : « À quoi tend cette volonté de réduction, cette terreur de
ce qu'avant moi quelqu'un a appelé le démon Pluriel ? » Et d'évoquer la création d'un « mythe
nouveau » pour fonder « la conjugaison de plus en plus parfaite des deux démarches poétique
et plastique ». Si, pour Breton, perception et représentation sont « les produits de dissociation
d'une faculté unique, originelle », il en va de même des divers modes d'expression, dont le
cloisonnement fait scandale à ses yeux. Envisagé dans cette perspective, tout le projet
surréaliste apparaît comme une tentative désespérée pour combler une faille, nier une division
perçue comme malédiction. Et c'est encore cette quête fondamentale de l'unité qu'exprime la
célèbre déclaration du second Manifeste (1930) : « Tout porte à croire qu'il existe un certain
point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le
communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus
contradictoirement. » Tel est ainsi le dénominateur commun de notions comme celles
d'« image », de « rencontre » ou de « hasard objectif », et de pratiques comme le collage, les
jeux de « l'un dans l'autre », du « cadavre exquis » et de « l'objet trouvé ». Quant à la pratique
de l'automatisme, elle mène, selon Breton, à l'exploration du rapport entre ce qu'il nomme le
« verbo-auditif » et le « verbo-visuel », préparant le terrain à l'expression plastique des figures
ou des procédés littéraires (métaphore, calembour, anagramme, etc.) chers à Hans Bellmer
(1902-1975) ou à René Magritte (1898-1967).
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Les références à l'androgyne platonicien ou au démembrement de Dionysos, comme à
l'étymologie du symbole (le sym-bolon, fait de deux tessons recollés) ne manquent pas dans les
théories de l'époque. Cette quête de paradis perdus traversera les avant-gardes. Par un
paradoxe fréquent, le modernisme se révèle ainsi pétri d'archaïsme. Pour Wagner, la « musique
de l'avenir » se définissait comme un retour à l'idéal du théâtre antique. J. G. Sulzer (1720-1779)
ou Schelling l'avaient précédé en proposant déjà celui-ci comme modèle d'une réunion des arts.
L'expression la plus spectaculaire de ce fantasme unitaire sera fournie par un ouvrage du
marquis Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), L'Archéomètre musical, dont le succès est
attesté par trois éditions successives entre 1903 et 1911. Son sous-titre ne manque pas de
prétention : « Clef de toutes les religions et de toutes les sciences de l'Antiquité. Réforme
synthétique de tous les arts contemporains. » Dans cette « science des correspondances
cosmologiques », on retrouve toutes les séries de correspondances accumulées par les
générations antérieures. Bien qu'extrême et caricatural, le cas de Saint-Yves d'Alveydre n'est pas
isolé. Son « rapporteur universel » – terminologie qui n'est pas sans rappeler celle de Charles
Henry (1859-1926) – se définit comme « évocateur scientifique et positif des plus grands
mystères des religions ».
L'univers des correspondances s'organise ainsi selon deux axes, vertical et horizontal. Le
premier, qui relève des traditions occultistes, assure la solidarité du microcosme et du
macrocosme, tandis que le second se fonde sur la psychologie pour ménager le passage d'un
moyen d'expression à un autre. La spéculation sur la langue originelle trouve ici une place de
choix. Le mythe de la langue adamique ou pré-babélienne, hérité du XVIIIe siècle, survivra dans
les théories du langage poétique, chez Stéphane Mallarmé (1842-1898) par exemple, pour qui
« l'explication orphique de la Terre [...] est le seul devoir du poète ». Que ces dimensions soient
étroitement liées, c'est ce que montre la spéculation sur les synesthésies développée par les
romantiques. En 1828, un dénommé Jean-Pierre Brès (1782-1832) publiait, dans le Journal des
artistes, un article intitulé « Analogie des couleurs et des sons ». À mi-chemin entre le Père
Castel et le Rimbaud du Sonnet des voyelles, il échafaudait un tableau de correspondances entre
couleurs, voyelles, onomatopées, sons, timbres, saveurs et planètes, le tout classé en sept
catégories, un chiffre hautement symbolique, et déclarait son « système établi par la nature
même dans tous les langages des hommes ». En 1886, René Ghil (1862-1925), dans son Traité du
verbe, affirmait également que « les voyelles sont de la langue la genèse ». Les spéculations de
Vélimir Khlebnikov (1885-1922), l'auteur du Prologue de la Victoire sur le soleil, sur le langage
« zaoum », ou celles d'Iliazd (Ilia Zdanevitch, 1894-1975) sur le « toutisme » et la synthèse des
arts renouvelleront cette quête des origines.
3. Territoires et pratiques
Le développement de l'œuvre d'art totale peut être mis en relation avec le phénomène des
vocations multiples, dont Léonard de Vinci (1452-1519), Michel-Ange (1475-1564) ou Le Bernin
(1598-1680) avaient été les représentants emblématiques. Après celui d'E. T. A. Hoffmann,
compositeur, dessinateur et poète, on rappellera les noms de Felix Mendelssohn (1809-1847),
August Strindberg (1849-1912), Alfred Kubin (1877-1959), Oskar Kokoschka (1886-1980),
Čiurlionis, Arnold Schönberg (1874-1951), Kandinsky, Mikhaïl Matiouchine (1861-1934), Hans
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Arp (1886-1966), Paul Klee (1879-1940), Henri Michaux (1899-1984), A. Breton, Alberto Savinio
(1891-1952), Henri Nouveau (1901-1959), George Gershwin (1898-1937), Paul Hindemith (18951963), Robert Strübin (1897-1965),John Cage (1912-1992) ou Morton Feldman (1926-1987)
parmi bien d'autres. Adolf Wölfli (1864-1930) signait ses compositions « dessinateur - poète écrivain - compositeur - algébrateur ». On assiste alors à la multiplication des expériences
interdisciplinaires. La configuration de ce que l'on pourrait nommer le triangle majeur (visible /
audible / verbal) en fournit l'essentiel. D'où l'apparition de nombreux hybrides. Littérature et
musique, par exemple, fusionnent dans la poésie « concrète », « phonétique » ou « postsonore », le lettrisme, le Lautgedicht ou les text-sound compositions. Le verbe et l'image,
associés par la doctrine de l'ut pictura poesis, s'allient dans
l'ekphrasis, le Bildgedicht, l'illustration, la poésie visuelle, le rébus, les hiéroglyphes ou
pictogrammes.
Cet idéal de fusion s'affirme également dans la terminologie adoptée pour désigner certaines
créations surréalistes – « poèmes-objets » (Breton), « poèmes visibles » (Max Ernst (1891-1976),
Paul Éluard [1895-1952]), « tableaux-poèmes » (Joan Miró [1893-1983]), « picto-poésie » (Victor
Brauner [1903-1966]), « paroles peintes » (Arp), « peinture parlante » (Éluard) – et se
prolongera jusqu'aux « poèmes-constructions » d'Emmett Williams (1925-2007). Klee ou
Michaux explorent l'unité primitive de l'écriture et du dessin. À propos
des calligrammes, Guillaume Apollinaire (1880-1918) écrivait que « ces artifices peuvent aller
très loin encore et consommer la synthèse des arts de la musique, de la peinture et de la
littérature ». On n'est pas loin du fantasme mallarméen du Grand Œuvre, tel qu'il s'exprime
dans le projet du Livre. Le son et la lumière enfin se rejoignent dans lacolor music, tributaire des
nombreux instruments audiovisuels dérivés du fameux clavecin oculaire du Père Castel, et qui
connut une fortune considérable, notamment aux États-Unis et en U.R.S.S. avec Alexander
W. Rimington (1854-1918), Alexander Laszlo (1895-1970), Thomas Wilfred (1889-1968), Bulat
Galeyev (1940-2009), parmi d'autres. Toujours présentée comme un art de l'avenir, souvent
associée à l'abstraction picturale, la musique des couleurs tissa aussi des liens avec la danse,
le cinéma et la vidéo, et se retrouva fréquemment au centre d'expériences multimédias relevant
de l'esthétique du Gesamtkunstwerk.
4. Des arts de la scène
Or la scène, marquée par l'impact du wagnérisme, ne pouvait manquer d'offrir à ces rencontres
un espace privilégié. En 1894, Albéric Magnard (1865-1914) déclarait, dans un article consacré à
La synthèse des arts dans la Revue de Paris : « Le théâtre lyrique est aujourd'hui la forme la plus
complète de l'art synthétique et la seule qui permette la fusion du mot, du son, de la
couleur. » Appia, auteur en 1895 de La Mise en scène du drame wagnérien, ne se privait pas,
tout comme Camille Mauclair (1872-1945), E. G. Craig (1872-1966) ou Kandinsky, de critiquer la
conception du Gesamtkunstwerk développée par le compositeur. Ce qui ne l'empêchait pas de
collaborer avec Jaques-Dalcroze et le peintre Alexander von Salzmann (1870-1934) à Hellerau,
où le théâtre construit par Heinrich Tessenow (1876-1950) s'affirme comme une réponse
au Festspielhaus de Bayreuth. Dès la fin du XIXe siècle, la participation des Nabis avait scellé
cette alliance en fournissant au Théâtre d'art de Paul Fort (1872-1960) et à celui de l'Œuvre
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d'Aurélien Lugné-Poë (1869-1940) rideaux de scène, costumes, décors et catalogues dans une
unité stylistique recherchée. Le metteur en scène polonais Stanislaw Wyspianski (1869-1907)
était peintre de formation. Précédé par Sawa Mamontov (1841-1918) et son opéra
privé, Stanislavski (1863-1938), Reinhardt ou Meyerhold, Serge de Diaghilev (1872-1929) aura lui
aussi recours à la collaboration des peintres, allant jusqu'à leur confier la mise en scène dans
l'œuvre collective que sont les Ballets russes. Cette pratique se développera tout au long
du XXe siècle. Par ailleurs, plusieurs artistes écriront pour le théâtre, comme Kokoschka,
Schwitters ou Pablo Picasso (1881-1973) par exemple.
Tandis que les architectes élaboraient des projets de structures nouvelles, tels Behrens à
Darmstadt, Hans Poelzig (1869-1936) pour Reinhardt, El Lissitzky (1890-1941) pour Meyerhold
ou Gropius pour le « théâtre total » d'Erwin Piscator (1893-1966), les réformes de la scène se
multipliaient. En 1908, Georg Fuchs ouvrait son Künstlertheater à Munich. L'année suivante,
Kokoschka envisageait une collaboration avec Schönberg pour sa pièce Assassin, espoir des
femmes. L'année 1913 est la date de la création de la Victoire sur le soleil par Kroutchonykh,
Matiouchine et Malévitch. En 1914, Hugo Ball (1886-1927) projetait un nouveau Théâtre d'art à
Munich, dont la guerre empêchera toutefois la réalisation. Deux événements marquèrent
l'année 1917 : Jean Cocteau (1889-1963), Picasso et Satie créaient Parade aux Ballets russes, et
Apollinaire Les Mamelles de Tirésias. En 1918, la première de l'Histoire du soldat réunissait C.F. Ramuz (1878-1947), Igor Stravinski (1882-1971), le peintre René Auberjonois (1872-1957) et
les Pitoëff. Dans un article intitulé « L'Art nouveau », Lothar Schreyer (1886-1966), directeur de
la Sturmbühne, patronnée par la revue de Herwarth Walden (1878-1941) à Berlin, opposait
« l'art de la scène » au théâtre traditionnel et se proposait de coordonner, au nom de « l'unité
artistique », couleurs, formes, sons, mots et rythmes, rejoignant en cela les recherches de Craig.
En 1919, tandis que Schwitters définissait son projet de Merzbühne comme une « alliance de
toutes les forces artistiques au service de l'œuvre totale », Meyerhold ouvrait son théâtre de la
révolution, qui fait du spectateur le quatrième créateur après l'auteur, l'acteur et le metteur en
scène. Le Bauhaus, que Gropius avait placé sous le signe de l'unité et de la synthèse, allait à son
tour faire du théâtre un laboratoire fécond, innovant tant sur le plan architectural que sur celui
de la mise en scène. C'est ainsi que, parallèlement aux constructivistes – Alexandra Exter (18821949), Lioubov Popova (1889-1924) –, Andor Weininger (1899-1986), Roman Clemens (19101992), Frederick Kiesler (1890-1925), Lothar Schenk von Trapp, Joost Schmidt (1893-1948),
Alexander Schawinsky (1904-1979) ou Farkas Molnar (1897-1945) expérimentaient divers
dispositifs scéniques, plaçant parfois le public au milieu des acteurs comme les futuristes avaient
voulu mettre le spectateur au centre du tableau. C'est également d'un « art de l'espace » qu'il
s'agit chez Oskar Schlemmer (1888-1943), qui eut l'occasion de collaborer avec de nombreux
musiciens, Paul Hindemith (1895-1963), Manuel de Falla (1876-1946) ou Stravinski entre autres.
Son Ballet triadique, créé en 1922, composé de formes, couleurs et mouvements, illustre sa
conception abstraite de la scène et traite le corps humain comme un élément géométrique qui
s'apparente au décor. László Moholy-Nagy (1895-1946), l'auteur du fameux Modulateur espacelumière (1922-1930), revendiquait lui aussi un « théâtre de la totalité », abstrait, mécanique et
rythmique. Les ingrédients de son « action scénique d'ensemble » (Gesamtbühnenaktion) sont
le son, la lumière, la couleur, l'espace, la forme et le mouvement.
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Kandinsky est également l'auteur de plusieurs interventions théoriques dans ce domaine. En
1912, l'article « Über Bühnenkomposition » (Sur la composition scénique) reprochait au
matérialisme d'avoir dressé des murs entre le drame, l'opéra et le ballet, et proposait de réunir
la musique, la danse et la couleur sous le signe de la « nécessité intérieure ». En 1923, Über die
abstrakte Bühnensynthese (Sur la synthèse scénique abstraite) critiquait à nouveau les formes
théâtrales anciennes et réclamait un « nouvel élan ». Le théâtre synthétique y est comparé à un
aimant rapprochant architecture, peinture, sculpture, musique, danse et poésie, tout en
respectant la « sonorité intérieure » spécifique de chacun. Un texte de 1927 enfin, titré Und,
condamnait une fois encore la spécialisation, plaidant pour une liaison organique en demandant
qu'on abatte les cloisons entre les arts. Revenant sur la triade danse - musique - peinture, il
évoquait aussi les orgues lumineux, la musique des couleurs et les films abstraits. Entre 1908 et
1914, Kandinsky avait exploré les relations entre sons, couleurs, formes et mouvements dans
divers projets (Sonorité verte, Violet, Noir et blanc) dont la Sonorité jaune (Der gelbe Klang),
conçue avec le compositeur Thomas von Hartmann (1885-1956), est la plus aboutie. Et, depuis
1911, le peintre entretenait une riche correspondance avec Schönberg, qui évoluait également
entre symbolisme et expressionnisme et se livrait à des expériences parallèles après avoir
rencontré le metteur en scène Max Reinhardt à Berlin. Schönberg travaillait alors à La Main
heureuse (Die glückliche Hand), dont il est l'auteur à la fois pour le scénario, la musique et les
décors. « Couleurs, bruits, lumières, sons, mouvements, regards, gestes [...] doivent être liés les
uns avec les autres », écrivait-il dans une lettre à Alma Mahler. En 1928, dans sa conférence de
Breslau, il déclarera, à propos de la même œuvre, avoir voulu « faire de la musique avec les
moyens de la scène ».
Dès 1912, dans son essai sur Le Théâtre de foire, Meyerhold avait proposé de réintroduire les
procédés du cirque et de la commedia dell'arte, masques et pantomimes remontant à ses yeux
aux origines de l'art scénique. Dans le Prologue des Mamelles de Tirésias, Apollinaire tentait lui
aussi « d'infuser un esprit nouveau au théâtre » et déclarait vouloir marier « les sons les gestes
les couleurs les cris les bruits / La musique la danse l'acrobatie la poésie la peinture / Les chœurs
les actions et les décors multiples ». Le Théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud (1896-1948), qui
s'adresse à « l'homme total », s'affirmera également comme « une sorte de création totale » ou
comme un « spectacle intégral », qui « fait appel à la musique, à la danse, à la pantomime, ou à
la mimique », et met en œuvre « en dehors du langage auditif des sons, le langage visuel des
objets, des mouvements, des attitudes, des gestes ». Pour Artaud, « lier le théâtre aux
possibilités de l'expression par les formes, et par tout ce qui est gestes, bruits, couleurs,
plastique, etc., c'est le rendre à sa destination primitive, c'est le replacer dans son aspect
religieux et métaphysique, c'est le réconcilier avec l'univers ». Gaston Baty (1885-1952) plaidera
lui aussi pour un spectacle qui réunit tous les arts. Le Christophe Colomb de Paul Claudel (18681955) et Darius Milhaud (1892-1974), monté à Berlin (1930) puis à Bordeaux (1953) avec des
projections cinématographiques, sera qualifié de « théâtre total ». Il en va de même de
l'opéra Les Soldats de B. A. Zimermann (1918-1970), en 1965, qui mêle cinéma, photographie,
danse, pantomime et bande magnétique. Quant aux spectacles (Odyssée et Minotaure) de la
Laterna magika de Josef Svoboda (1920-2002), où l'image devient acteur, ils multiplieront les
effets spéciaux, conjuguant danse, cinéma, vidéo, projections électroniques, jeux de miroirs, etc.
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Robert Wilson, Heiner Goebbels, ou Christoph Schlingensief (1960-2010) hériteront de cette
conception ouverte de la mise en scène.
On ne saurait surestimer le rôle central de la danse, « forme originelle » et « noyau générateur »
de la scène que Schlemmer qualifiait de « domaine total ». Kandinsky, qui collabora avec le
danseur Alexander Sakharov (1886-1963), voyait aussi dans la danse un élément-clé
du Gesamtwerk. Dans son cours au Bauhaus, il déclarait : « Duncan danse la musique, Hodler la
peint. Debussy traduit la peinture en musique. Comprendre les différences = faire la
synthèse. » Isadora Duncan (1877-1927) s'inspirait d'ailleurs de Wagner. En 1913, Valentine de
Saint-Point avait inventé la Métachorie, mélange de poésie, musique et mouvement, et l'année
suivante, Loïe Fuller (1862-1928) présentait au Théâtre du Châtelet ses Symphonies
synesthésiques. Kokoschka admirait Grete Wiesenthal (1885-1970) et s'en inspira pour ses mises
en scène. À Hellerau, Jaques-Dalcroze travaillait dans les « espaces rythmiques » d'Appia. À
Monte Verità, Rudolph von Laban (1879-1958) et Mary Wigman (1886-1973) mêlaient
mouvement, parole, musique et lumière. « C'est dans le ballet que peut s'incarner le plus
naturellement l'idée du Gesamtkunstwerk », estimait Alexandre Benois (1870-1960). Après les
Ballets russes de Serge de Diaghilev (1872-1929), les Suédois. En 1923, La Création du
monde réunissait Blaise Cendrars (1887-1961), Milhaud et Fernand Léger (1881-1955), qui
qualifia l'événement de « scène d'invention totale ». En 1949, Arthur Honegger (1892-1955)
écrivait la partition d'un ballet imaginé par le peintre musicaliste Ernest Klausz (1898-1970), La
Naissance des couleurs. La collaboration de Merce Cunningham (1919- 2009), Cage et Robert
Rauschenberg (1925- 2008) poursuivra cette tradition. Quant à Dubuffet, dont on connaît les
expérimentations musicales, il cherchait avec Coucou Bazar (1973), sorte de ballet abstrait, à
intégrer les figures dans le décor et vice versa.
5. Du septième art
Le cinéma semblait également prédestiné à reprendre le flambeau wagnérien du
Gesamtkunstwerk, et ne manqua pas de s'en inspirer. Schönberg ou Loïe Fuller furent d'ailleurs
tentés par ce nouveau moyen d'expression, dans lequel Ricciotto Canudo (1879-1923), à
l'origine du terme « septième art », voyait une « totale synthèse » : « Nous avons besoin du
cinéma pour créer l'art total vers lequel tous les autres, depuis toujours, ont tendu. » Sa
préhistoire, qui remonte jusqu'à l'Eidophysikon de Philippe de Loutherbourg (1740-1812) ou au
diorama de L.-J. Mandé Daguerre (1789-1851), marquait déjà une volonté d'introduire le temps
dans l'image. Tel était également le propos des frères Arnaldo et Bruno Ginnani-Corradini
(surnommés respectivement Ginna [1890-1982] et Corra [1892-1976]), qui arrivèrent au film en
passant par la musique des couleurs, ou de Léopold Survage (1879-1968), dont les Rythmes
colorés (1914) étaient destinés au cinéma. Le rythme est d'ailleurs une notion fédératrice que la
critique cinématographique a souvent empruntée à la musique. Viking Eggeling (1880-1925),
Hans Richter (1888-1976), Oskar Fischinger (1900-1967), les frères John (1917-1995) et James
Whitney (1921-1982), Charles Blanc-Gatti (1890-1965), Norman McLaren (1914-1987) et bien
d'autres ont réalisé des films abstraits inspirés par elle. Prokofiev, Dmitri Chostakovitch, Arthur
Honegger (1892-1955), ou Nino Rota (1911-1979) composèrent pour le cinéma. Quant à la
théorie du « montage vertical » de Sergueï Eisenstein (1898-1948), qui comparait le film à la
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cathédrale, elle relève également de l'idée d'œuvre d'art totale. Ce besoin de dépassement
trouvera une nouvelle expression en 2003 lorsque Peter Greenaway prétendra, à la Biennale de
Venise, « inventer un nouveau langage » en exploitant simultanément le livre, le DVD, la TV et
Internet. On n'est pas loin des ambitions d'un Matthew Barney, et de son Cycle
Cremaster (1994-2002). La collaboration de Mark Boyle (1934-2005) avec Pink Floyd, la musique
électronique (Kraftwerk), les light shows psychédéliques ou l'usage des projections dans les
manifestations musicales sont d'autres avatars de l'œuvre totale. Quant à l'art vidéo, il héritait
de la longue tradition de la musique des couleurs sous les espèces du clip vidéo.
6. « De la musique avant toute chose »
Ce vers célèbre de l'Art poétique (1882) de Paul Verlaine (1844-1896) nous rappelle que la
musique, depuis le romantisme, jouait le rôle d'art pilote, comme l'architecture ou
l'orfèvrerie au Moyen Âge, voire l'art des jardins au XVIIIe siècle. Tieck, Hoffmann,
Eichendorf, Schopenhauer, Walter Pater (1839-1894) ou Appia ont successivement affirmé la
prééminence de la musique, de même que les symbolistes russes, Vyacheslav Ivanov (18661949), Andreï Biély (1880-1934), Alexandre Blok (1880-1921), Stanislavski, Meyerhold ou le
Pragois Emil František Burian. En 1902, dans un article programmatique intitulé « La peinture
musicienne et la fusion des arts », Camille Mauclair qualifiait la musique de « principe
unificateur », déclarait qu'elle a réveillé « le sentiment des correspondances secrètes » et
qu'elle « enveloppe les divers arts ». Canudo, auteur en 1911 d'un Essai sur la musique comme
religion de l'avenir, parlait dix ans plus tard de « la convergence musicale de tous les arts ». Et
l'idée sera encore développée par Henri Valensi (1883-1960) en 1936 dans son manifeste
du Musicalisme, qui prône « la musicalisation des arts ». Or c'est autour du Beethoven de Max
Klinger (1857-1920) que s'était organisée la fameuse 14e exposition de la Sécession viennoise,
conçue comme un véritable pèlerinage. Mise en scène par l'architecte Hoffmann, elle réunissait
les contributions de Klimt, Alfred Roller ([1864-1935] décorateur à l'Opéra de Vienne), Koloman
Moser (1868-1918) et Adolf Böhm (1861-1927). Œuvre collective, la manifestation relevait d'un
nouvel « art de l'espace » (Raumkunst selon l'expression de Max Klinger) qui mariait les diverses
techniques conformément au principe de l'Ars una défendu alors par la revue Ver sacrum. En
1891, Klinger avait déjà déclaré : « Cette action commune de tous les arts visuels correspond à
ce que Wagner cherchait et réalisait dans ses drames musicaux. » Conçue comme un tout,
unitaire jusqu'à l'affiche et au catalogue, l'exposition constituait une œuvre en soi, et un
exemple privilégié de Gesamtkunswerk. Le vernissage fut l'occasion d'une exécution de
fragments du finale de la IXe Symphonie sous la direction de Gustav Mahler (1860-1911).
Chez Kandinsky, la musique est aussi centrale, comme le montre la récurrence du
mot klang (« sonorité »), qu'il utilise également pour titrer ses gravures sur bois. En 1928, il
mettait en couleurs les Tableaux d'une exposition de Moussorgski (1839-1881), et exposait un
projet pour une salle de musique à Berlin en 1931. Et c'est également la musique qui est à
l'origine des spéculations métaphysiques de Scriabine. Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) leur
donnera un prolongement avec son projet de Temple de lumière (1943-1944), dont la coupole
devait être décorée d'une mosaïque de couleurs correspondant à un continuum musical en
quarts de tons.
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La volonté de transcender les catégories du temps et de l'espace semble commune à bien des
expériences de l'art contemporain. Klee réfutait Lessing en réintroduisant la durée dans la
lecture du tableau. À la temporalisation de la peinture répond la réciproque, à savoir la
spatialisation de la musique, tant au niveau acoustique (multiphonies d'Edgard Varèse [18831965], Iannis Xenakis [1922-2001], Stockhausen, Pierre Boulez, théâtre musical de Luciano Berio
[1925-2003], Mauricio Kagel [1931-2008] ou Jürg Wyttenbach) que phénoménologique ou
structural. La multiplication des installations sonores et des expériences multimédias confirme
l'importance de la musique dans les développements récents de l'œuvre totale. On rappellera, à
ce titre, le rôle d'un John Cage. En 1952 avait eu lieu le premier happening au Black Mountain
College (Untitled Event). Et le 20 juin 1961, à l'ambassade des États-Unis à Paris, un Hommage à
David Tudor réunissait à son initiative Jean Tinguely, Robert Rauschenberg et Jasper Johns. En
1989, Francis Miroglio (1924-2005), compositeur qui collabora avec Miró, déclarera : « L'alliance
des arts visuels et sonores, avec leurs interférences techniques et sensibles, s'avérera
inéluctable. » Les « artistes musicalistes » avaient déjà avancé cette revendication dans les
années 1930 : « La collaboration de tous les arts est nécessaire, c'est une œuvre d'art totale »,
écrivait Klausz, l'un des membres du groupe. Quant aux projets de Varèse, ils s'inscrivent aussi, à
leur manière, dans le sillage de Wagner. Faisant fréquemment appel à des écrivains, le
compositeur élaborait successivement The One-all-Alone ou L'Astronome (1927,
inachevé), Espace (1947), puis Déserts (1954) accompagné d'un film. Cette trajectoire fut
couronnée en 1958 par le Poème électronique au pavillon Philips de l'Exposition universelle de
Bruxelles, en collaboration avec Le Corbusier et Xenakis, qui avait lui-même réalisé ses
divers Polytopes. Quant à Luigi Nono (1924-1990), fasciné par Friedrich Hölderlin (1770-1843), il
s'adressa lui aussi fréquemment à des poètes, philosophes ou artistes. Dans un projet non
réalisé pour la place Sant'Angelo à Venise, il explorait le domaine du théâtre musical en
cherchant l'interdépendance entre musique, peinture, poésie et mise en scène. En 1960, il
réalisait Intolleranza, azione scenica in due tempi. Et son Prometeo (1983-84) lui valut la
collaboration de l'architecte Renzo Piano.
Longtemps, c'est la notion de vibration qui avait servi de dénominateur commun aux
phénomènes optiques, acoustiques et psychiques. Avec la fée électricité, puis l'informatique, les
développements technologiques allaient fournir de nouveaux instruments à ce besoin de
synthèse et de convertibilité. De la synesthésie au synthétiseur, le paradigme de l'œuvre d'art
totale a acquis le statut d'un impératif, auquel les notions d'interactivité, d'hypertexte ou de
cyber-espace confèrent une nouvelle dimension. Quant à la nostalgie de l'unité perdue, apparue
au siècle des Lumières et cultivée par le romantisme (Dick Higgins [1938-1998] prétendait avoir
emprunté le terme « intermedia » à Coleridge), on la retrouve jusque chez un Hans Sedlmayr
(1896-1984) qui, dans son ouvrage controversé, intitulé La Perte du milieu (Verlust der Mitte,
1948), déplorait lui aussi la dissociation des arts. Peut-on y voir une réaction compensatoire au
« désenchantement » (Max Weber) et à la « démusicalisation » (Leo Spitzer) qui affecte le
monde moderne ?
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LA SÉCESSION VIENNOISE ET SES ARTISTES (1892 – 1906)
Les Belles Soirées
Conférencière : Amel Ferhat

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