Le carnaval de Pourim, paradigme de la condition des

Transcription

Le carnaval de Pourim, paradigme de la condition des
Evgenia Kuzmima Universidad de Navarra, [email protected]
Le carnaval de Pourim, paradigme de la condition des juifs en Diaspora, dans
l’œuvre de Marc Chagall
Les origines culturelles et l’ontologie de Pourim
Le Pourim, une fête instituée par les rabbins, et non par la Torah, célèbre la sauvegarde
par Esther de la communauté exilée à Babylone dont le sort funeste était scellé par les
intrigues d'Aman, le favori du roi Assuérus. La liturgie juive de Pourim redit le
« miracle » d'Esther qui, quinze jours avant la Pâque, incarne puis détruit l'Ennemi : Esther,
la nièce de Mardochée, après un jeûne de trois jours, intercède auprès de son roi qui lui
accorde le pardon pour son peuple et ordonne la pendaison d'Aman; depuis, en habit de fou,
on boit jusqu'à confondre les noms d'Aman et de Mardochée.
Le Pourim est devenu le paradigme de la condition des juifs en diaspora,
évoquant la remémoration d´un épisode tragique qui, grâce à la lutte de Mardochée et
d´Esther, se transforme en une délivrance aux accents messianiques. Bien qu’il n'aurait
jamais été possible aux Juifs des communautés minoritaires de se prendre pour l'autorité
de la ville pendant un jour, les rites de Pourim servaient à conserver son identité
communautaire et religieuse dans une culture opprimée et signifiait un message d´espoir
et de rédemption.
Le sauvetage des juifs de la destruction reste, depuis lors, associé à la joie, au rire et
à la transgression. Si la fête commémore le danger écarté, la joie collective y prend
des formes singulières. On échange des présents, des pâtisseries que font transiter les
enfants; on couvre de huées et du bruit des crécelles le nom d'Aman chaque fois qu'il
apparaît au cours de la lecture du rouleau d'Esther; on boit à en perdre la décence; on
échange entre hommes et femmes les vêtements, au mépris de l'interdit mosaïque.
Que cette fête prenne place au milieu du mois d'adar, le douzième de l'année lunaire,
celui qui précède la Pâque, que son nom, Pourim, renvoie à une racine akkadienne
signifiant sans doute le « sort », qu'elle rappelle explicitement la captivité à Babylone,
six siècles avant J.-C., et l'on fut fondé à y voir l'adaptation hébraïque du vieux rite
mésopotamien qui se trouvait ainsi doué d'une vitalité persistante.
L´aspect carnavalesque de cette fête, en opposition à d´autres moments du
calendrier juif, a conduit à considérer Pourim comme une « fête mineure ». Pourim
permet d´explorer les traditions de carnaval liées au désordre, à la confusion, l'inversion
de haut et bas, d´ établir le jeu entre le licite et l ´illicite, le pur et l´impur1.
Le Rire festif était dans l'antiquité associé à la magie de la fécondité et aux rituels
érotiques. Au rire était attribué la capacité de recréer la vie, c’est pour cela qu’il joue un
rôle si important dans les fêtes calendaires; d'autant plus qu'il est perceptible dans les
festivités qui sont étroitement liés au renouvellement de la nature.
Pourim présente beaucoup de traits qui se rapprochent des fêtes archaïques en
l'honneur du commencement et de l'achèvement du cycle annuel. Ces fêtes étaient
souvent accompagnées par l’annulation temporaire de diverses interdictions, qui
permettait des attitudes transgressives comme la démonstration de joie débordante, le
déguisement, et la destruction (par incinération, noyade, déchirement ) du mannequin de
1
Baumgarten, J., «Michel Nedjar. Poupées» Pourim,
http://spyderman.perso.sfr.fr/www.michelnedjar.fr/texts_fr_Baumgarten.html, date de consultation,
10.04. 2014.
Carnaval, Hiver, Kostroma ou autres, comme il était pratiqué pendant le carnaval slave.
Le « frappage » d´Aman ou la destruction du mannequin qui le remplace au niveau
symbolique était le point culminant de la fête, qui reflète l'idée de la renaissance de la
nature par la destruction de la mort. Ainsi, Pourim révèle une similitude importante avec
les nombreuses fêtes archaïques (Les Atellanes Grecques, les Saturnales romaines, le
Carnaval slave et occidental, Nouruz persan etc.). Pendant la fête dionysiaque
Anthesteria, célébrée dans la Grèce antique en Février - Mars selon le calendrier
grégorien, on pouvait voir des processions de masques portant des branches vertes (dont
les participants se permettaient un comportement bouffonesque et des plaisanteries
obscènes), diverses compétitions, y compris des concours de consommation de vin. Ces
rites étaient étroitement liés au culte des morts - le dernier jour on visitait le cimetière,
en laissant sur les tombes des ancêtres des aliments. Cadeaux et fêtes ont joué un rôle
très important dans les sociétés archaïques, en particulier dans les rites d'hiver.
L’importance donnée à la nourriture, en particulier les bonbons et breuvages funéraires,
montrent une relation étroite avec le culte funéraire2.
Rituelles toutes ces fêtes car elles symbolisent la submersion temporaire du Cosmos
dans le chaos, une destruction symbolique et la recréation du monde; en participant à
cette recréation du monde, l'homme reste inclus dans ce processus symbolique de
renaissance.
Travestisme ou la variété des masques
La date de Pourim marque la célébration d’un retournement : la sauvegarde
d'une communauté qui risquait un pogrom, et, qui contre toute attente est sauvée,
affranchie. A Pourim, on célèbre un évènement qui a effectivement eu lieu, défiant les
lois de la logique et de la pensée rationnelle, Le nom, lui-même, Pourim, signifiant en
persan destinée, sort, nous indique le mode de fonctionnement du Réel et comment
celui-ci transcende la rationalité. A Pourim, on célèbre un miracle, et… on se cherche.
En effet, en hébreu, la racine ‫ חפש‬, Khapes/Khophesh, sur laquelle se construit le mot
déguisement, qui est aussi très parlant en français – déguise... ment-, signifie certes se
déguiser, mais aussi bien chercher, fouiller, explorer, que liberté, vacance,
affranchissement.
Le peuple juif cherche, au delà des nombreux masques qu’il a pu porter tout au
long de ses pérégrinations, le sens de son exil, de son identité, de son appartenance, de
sa fonction de peuple particulier, si souvent stigmatisé au sein des autres peuples.
Dieu semble s’être caché dans l’histoire juive. Il s’est lui aussi mis un masque.
Mais contrairement aux apparences, Il n’est pas distant. Un masque est seulement
nécessaire quand on est très proche mais que l’on souhaite rester caché.
Le monde, ‫עולם‬, Olam, signifie aussi, dans la langue du Sacré, caché, dissimulé,
ignoré, oublié, secret. Le monde, Sa propre Création est Son masque. La nature voile Sa
présence. Ce même monde, cette même nature a besoin d’être étudiée pour révéler son
2
Nosenko, E., Las fiestas judías en el contexto de la cultura popular. Primera Parte: La fiesta como
categoría cultural. URL: http//www. Bekovich-zametki.com/Nomer 20/Nosenko.htm. Date de
consylte: 05.02. 2013.
origine3. Mettre un masque signifie donc, dévoiler le vrai visage du monde, en
renouvelant sa liaison avec la nature, avec l’ordre cosmique.
Pourim est un rituel qui dévoile les tensions socioculturelles de la diaspora juive par
rapport à d'autres communautés religieuses ; non seulement parce que la fête évoque, en
partie, des crucifixions et d´autres sujets chrétiens ainsi que des rites païens, mais
surtout, grâce à la profusion de costumes de carnaval où l´on peut identifier l'influence
du charivari, de la commedia dell Arte, du carnaval russe et du cirque. Le déguisement
devient une obligation pendant la fête de Pourim. Parlant de travestisme, nous devons
nous rappeler que porter le vêtement du sexe opposé est strictement interdit dans
l'Ancien Testament (cf. Dt 22: 5) Mais au moment de la «disjonction» de l'année, de la
période de transition - cette période dans de nombreux pays était considérée comme la
libération des esprits de toutes sortes, bienveillant et malins-, le travestisme et les
mascarades remplissaient la fonction de tromper les esprits en s'habillant dans des
vêtements du sexe opposé ou en mettant un masque.
Des masques, anthropomorphiques, animalesques et fantastiques sont dessinés à partir
des caractères décrits dans le livre d'Esther, la Haggadah, le Talmud, le livre de prières
et d'autres sources littéraires, se font pour être présentés dans les parodies
humoristiques. On pouvait trouver les textes et les images dans des revues ou dans des
pamphlets, ou dans les collections privées ou exposées dans le musée4.
Les figures bouffonesques du Pourim
Les Communautés juives comptaient avec les passeurs professionnels de la tradition
qui intervenait au cours de cérémonies familiales. Ces animateurs des fêtes
comprennent un groupe de jongleurs, musiciens, poètes lyriques, écrivains et bouffons
populaires, connues sous le nom lustighmakhers, « les producteurs de joie». En grande
partie, c’était des artistes itinérants invités à assister à des mariages et autres
célébrations communautaires. Depuis le XVIIe siècle, on pouvait distinguer selon les
fonctions et talents de chacun les Klezmorim (musiciens), Letsonim (artistes publics et
les animateurs), Badkhonim (maîtres de cérémonie de la fête de mariage). Leur présence
est attestée dans les fêtes juives depuis l'époque médiévale et la fête de Pourim en est
paradigmatique. C´est pendant les jeux de Pourim, que Badjan, sorte de troubadour,
bouffon local, apparaît, animant la seule fête5 où il est vivement conseillé de boire de
l’alcool. Dans la fête de Pourim, il devient un acteur polyvalent qui joue, danse, mime,
raconte des histoires comiques qui évoquent les personnages et les types populaires de
la vie quotidienne et les personnifications des esprits locaux. En plus de ces textes, il y
avait aussi les moralités, des pièces en forme de dialogues entre le bien et le mal, l´été et
l´hiver, le savant et l´ignorant, qui servaient d´entractes6. À partir des pièces de Pourim,
les lestonim, acrobates, les personnages du cirque et les acteurs comiques engagés pour
la fête apportaient au ghetto d´autres divertissements7.
Tant qu'ils n’avaient pas une autre activité principale et ne jouaient
qu’occasionnellement, les klezmorim étaient principalement des musiciens itinérants,
3
Voir Scholem, G., Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Paris, Editions du Cerf, 1983.
Cf. Goodman, Ph., The Purim Anthology, Philadelphia, Jewish Publication Society of America, 1949,
pp. 323-327.
5
Baumgarten, J., « Les traditions orales des badkhanim en langue yiddish », Linguistique des langues
juives et linguistique générale, éd. par J. Baumgarten et F. Alvarez- Péreyre, Paris, CNRS Éditions,
2003, p. 349-384.
6
Cf. Shatzky, J., «The history of purim plays», en Goodman, Ph., The Purim Anthology, op. cit., p. 357.
7
Cf. Verhaim, A., Law and cuastom in hasidism, Hoboken, NJ: Ktav, 1992, pp 289-290.
4
qui jouaient dans les fêtes et cérémonies populaires. À l’instar de la langue yiddish, les
klezmorim se sont nourris des musiques des pays qu’ils traversaient, dans lesquels ils
ont aussi laissé des influences. Les conditions de vie précaires de ces musiciens qui
jouaient dans les fêtes et cérémonies populaires (parfois chrétiennes) ont contribué à
donner à leur nom klezmorim une connotation péjorative. Entre les instruments
musicaux on trouve le violon, violoncelle, flute, tambourins, clarinettes qui imitaient le
son du shofar l’instrument rituel juif.
Un autre personnage carnavalesque qui apparait dans cette fête, est le Roi ou Rabbin
de Pourim, qui « régnait » depuis deux semaines avant le début de la fête jusqu´à sa fin.
Cette tradition vient des rites carnavalesques chrétiens associés à la Fête des fous qui
voyait la hiérarchie cléricale inversée, en choisissant le Roi des fous, et pratiquaient
dans le sanctuaire des danses, sermons bouffonesques et cantiques à double sens,
mascarades. « Le rabbin de Pourim » se déguise, fait des parodies sur les pratiques
rituelles juives, se moque du Talmud, se sert de la mimique drôle parodiant subtilement
les maîtres vénérés des écoles talmudiques8.
Les représentations des acteurs de Pourim sont bien connues par les gravures
reproduites dans les revues juives populaires ; ils y apparaissent en sautant avec des
marmites et des poêles, des balais, des timbales et un cheval bâton de bois. Une image
très populaire venant de Sefer Minhagun9 (fig.1), représente trois hommes déguisés en
arlequins, avec des souliers pointus et des chapeaux à doubles cornes, faisant du bruit
avec des instruments de toutes sortes, tandis que le saltimbanque le plus grand tient une
chope de bière à la main.
On peut trouver des images de jongleurs dans les rouleaux de Pourim. Ainsi, par
exemple, dans le Megliah de Bezalel du Musée de Jérusalem on peut voir cinq
personnages masqués : deux jouent de la mandoline, un autre souffle un cor et un
quatrième danse la farandole; huit autres figures la dansent aussi accompagnées par des
violons, une flûte, un cor et une contrebasse10. Il est intéressant de comparer cet ancien
manuscrit avec le dessin La danse11 (1967) de Chagall, où l´on voit une procession
qu´accompagnent un violoniste, une femme qui joue de la mandoline, deux autres qui
dansent, un clown barbu avec des tambourins, un autre avec un chapeau, qui fait des
acrobaties, puis un bouffon, que l´on reconnaît par son costume à losanges et le collier,
qui déclame quelque chose les mains ouvertes.
Marc Chagall et Pourim
Marc Chagall, qui, d´après les témoignages, fabriquait lui même des marionnettes
carnavalesques12, évoque cette tradition culturelle dans de nombreuses œuvres sur le
théâtre et le cirque. Son implication pour la culture juive a été renforcé lorsqu’il c’est
investi dans l’Association d’encouragement de l´Histoire et l’Ethnographie juive,
formée à Saint Petersburg, qui visait à recueillir, préserver et diffuser le patrimoine
cultuel hébreu, pour qui la recherche scientifique est menée dans le domaine de
8
Cf.Shatzky, J., «The history of purim plays», op. cit., p. 357.
Pourim, xilografíaie de Sefer Minhagim (Livre de Costumbres), Venice, Italie, 1741.
10
Cf. Wichnitzer, R., «The Esther Story in Art», en Goodman, Ph., The Purim Anthology, op. cit.,
pp.222-245.
11
Marc Chagall, La danse, 1967, Lavis d'encre de Chine, encre de Chine, crayon et gouache sur papier
Japon, 57 x 76,7 cm, collection particulière.
12
Cf. Shatskihh, A., «Marc Chagall and the theatre», Vitali, Ch., Marc Chagall. The russian years, Marc
Chagall, the Russian Years, 1906-1922, Frankfurt , Schirn Kunsthalle 1991, pp. 76-89.
9
l'ethnographie, l'anthropologie et le folklore13. À partir de ces recherches scientifique, il
a formé une collection très riche qui appartenait a son fondateur, An-sky, qui contenait
des photographies de synagogues, des bâtiments historiques juifs, les monuments, les
scènes, les types de ménages, 1800 un recueil de contes de fées, des légendes et des
paraboles, des chansons folkloriques ou des enregistrements de chansons populaires et
des motifs folkloriques, des manuscrits anciens, les descriptions des rituels, des
documents historiques, des pièces d'art décoratif (objets liturgiques de l'argent, en laiton
ou en bois)14. Chagall a été profondément impressionné par la collection d'An-sky,
comme il indique dans ces mémoire: « Les Juifs, s'ils veulent peuvent pleurer la mort
des créateurs de petites synagogues en bois dans les petits sites (pourquoi je ne suis pas
avec vous enterré dans la même tombe?) et celle des sculpteurs de bois. J'ai vu ses
œuvres de la collection d'An-sky et j´en était fasciné »15.
Dans le dessin Extase ou Pourim, de 191716 (fig.2), Chagall représente le bouffon juif
dans une pose extatique, typique des rituels hassidiques, en train de jouer un rôle. Sa
tête est décorée avec un bonnet pointu et la boite de phylactères, un petit détail décoratif
qui fait référence à l'arche du temple. Le rouleau d'Esther, comme un symbole de la
comédie représentée, apparaît entre les jambes de l’acteur. Son costume clownesque
renvoie aussi aux personnages de la Commedia dell’arte, identifiée par la forme du
collier; tandis que la longue robe dont les motifs reprennent l´écriture hébraïque,
suggère les modèles des tenues juives.
Les décors pour le théâtre Juif en sont un bon exemple. Dans le panneau
principal, L’introduction au théâtre juif, sur sa partie supérieure on reconnait des
acteurs comiques de Pourim, en faisant des acrobaties. Leurs costumes s´inspirent des
prototypes des bouffons de pourim de l’Europe de l’Est, avec les tefillins sur la tête.
Une autre référence à la fête de Pourim c´est la gravure Le clown barbu dans le
cirque (1944-1945) 17. Bien que le titre de cette œuvre fasse allusion au cirque, il est
évident qu’il s´agit surtout d’une association aléatoire que Chagall fait entre les deux
événements. Dans un espace indéterminé qui mélange l’extérieur et l’intérieur, le
bouffon barbu semble marcher sur une corde sur le cheval. Les traits de son visage et la
barbe rappellent le vieux juif peint par Chagall dans sa période russe, un autre clown
fait des bonds en l´air, planant par dessus la corde. Trois personnages déguisés, dont les
têtes superposées sont représentées de profil, applaudissent le spectacle. Leurs costumes
renvoient aux masques de Pourim (Reine Esther, Mardochée, Assuérus et Badjan).
En 1956, Chagall peint la gouache Clown au violon18 où il semble reprendre le sujet des
bouffons de Pourim. En effet sur un fond bleu, apparaît la figure du bouffon avec un
violon. La forme de son chapeau et la barbe font penser aux prototypes juifs. La
représentation du bouffon dans les manuscrits d´An-sky en est un bel exemple19.
L´artiste-musicien est entouré des symboles traditionnels propres à l´univers
13
Cf. Bowlt, J. E., «From the Pale of Settlement to the Reconstruction of the world», en Apter-Gabriel,
R., Tradition and revolution. The jewish Renaissance in Russian Avant-Garde Art, 1912-1928,
Jerusalem, 1987, p. 44.
14
Cf. Ibidem, p.55.
15
Chagall, M., Moi mir, edition et commentaires de Benjamin Harshav, Moscou ,Texto, 2009, pp. 97-98.
16 Marc Chagall, Extasie (Pourim), 1918, Encre de Chine sur papier, 16 × 12,5 cm , Musée d’Israël, Jérusalem Marc Chagall, Clown barbu au cirque, 1944-1945, Eau-forte, 11,5x8,7 cm.
18
Marc Chagall, Clown au violon, 1956, Gouache sur papier, 65 x 50 cm, Collection Sherman, Chicago.
19
Cf. Beukers, M., Waale, R., Tracing An-sky: Jewish Collections from the State Ethnographic Museum
in St Petersburg, Zwolle, Waanders Uitgevers, 1992, p. 55.
chagallien ; l´île russe où l´on voit la figure d´une femme, une horloge, et l´âne qui joue
du schofar.
Buisson en fête20 devient aussi une projection de l´environnement de la fête de
Pourim : les chandelles qui flottent, les gens qui dansent, un musicien qui joue du
tambour, un violoniste, un shofar et l´artiste lui même avec un pinceau. Le buisson
devient un hybride danseur, car, au lieu de tronc, il a des jambes qui dansent.
La tradition théâtrale de ghetto
La fête de Pourim a été longtemps associée à la culture du ghetto aussi par la
présence des pièces satiriques, les pourim-spiln, dans cette fête, á la langue vulgaire et à
la culture populaire juive.
Les traditions carnavalesques de Pourim étaient présentes non seulement dans les
maisons mais dans les synagogues. Ce jour de joie a offert de nouvelles possibilités aux
activités histrioniques. La fête de Pourim est devenue la saison théâtrale juive qui, dans
certaines communautés, durait 14 jours. Ces saisons théâtrales pouvaient aussi se
répéter dans les fêtes de Pâques et de Hannoukha. Les acteurs venaient des couches
sociales les plus basses, ce qui n´excluait point la participation dans ces fêtes de savants
ou érudits.
Les entractes comiques avaient lieu entre deux pièces. Ils n´étaient pas liés à la
trame principale de la pièce ; c´était le Sot, l´Idiot, qui les présentait ; il faisait des
bouffonneries et incarnait l´archétype populaire ; il tient son origine de la figure de
Mardochée, parfois appelé le Docte Alek. D´autres bouffons tenaient leur origine des
personnages de la commedia dell’ Arte. Ces pièces pouvaient être soit solennelles, avec
une morale finale, soit burlesques, où le pathos devient le burlesque. Du point de vue de
la structure, on ignorait les unités du temps et de l´espace et on privilégiait les éléments
hétérogènes pris dans les coutumes populaires de chaque communauté21. L´acteur des
Pourim spieln, comme celui de la Commedia dell Arte, voulais promouvoir la force du
rire. Ce fut le but de la présentation Improvisation : l´exubérance et le grotesque, et le
lien avec les types populaires suggéraient à ces pièces leur vitalité.
On peut se faire une idée de ce type de petits spectacles comiques de la communauté
juive du ghetto d’Europe de l´est, à partir du texte de Bella Chagall, l´épouse de l’artiste
biélorusse, qui a vécu son enfance, comme Chagall, à Vitebsk. Dans son essai qui
remémore les pratiques festives juives, Bella évoque la célébration de Pourim22:
Tout à coup, les verres tressaillent sur la table. On entend une rumeur de la cuisine, comme
si là-bas on se battait, comme si des assiettes, avec l'argenterie, s'écroulaient sur le plancher.
Des pieds trépignent. On siffle, on rit. Papa et les invités se regardent.
La porte, avec fracas, s'ouvre en grand.
Ce sont certainement les comédiens de Pourim », chuchote un bedeau.
Des petits, des grands, des gros, des maigres. Non seulement ils poussent au seuil mais ils
sortent des murs, des fentes, ils font craquer portes et fenêtres.
De partout apparaissent des têtes. Chez l'un, un nez monstrueux, chez l'autre, des joues
20
Marc Chagall, Buisson festif, 1981, Lavis d’encre de Chine, encre de Chine, gouache, encres et fusain
sur papier, 50,5 x 31,5 cm, collection Jürgen et Gabrielle Senge Grünvald, Galerie Richard, Zurich.
21
Cf. Hershvin, N., Masquerading and Masks in Pourim, Gospel, Londres, 1985, p. 50
22
Chagall, B., «Comédiennes de Pourim», Lumières Allumées, pp.173-176, traduit par Ida Chagall avec
les illustrations de Marc Chagall, Gallimard, Paris, 1973, pp.171-176.
boursouflées. Là, un crâne en pain de sucre...
Et les pieds ? On ne les voit pas...
Où sont leurs pieds ? Ils ne tiennent pas en place. Ils piétinent, frappent, envoient des
crocs-en-jambes, et culbutent à l'unisson. On éclate de rire.
« Silence! » Du brouhaha jaillit un personnage avec un faux nez rouge qu'il tient à la
main et essaye de coller à sa face.
Sans doute, son propre nez est-il encore plus laid, puisqu'il le cache ?
« Amis, bonne fête ! Bonne fête, nos hôtes! Et maintenant voici le joyeux Pourim !
Voici Nez Rouge ! »
« Bonne fête ! » répètent tous les comédiens de Pourim avec un chant dans la voix. Nez
Rouge s'échauffe.
« Compagnons musiciens ! .Pourquoi vous arrêtez-vous ? »
« Réjouissons-nous! Dansons! » Et il commence, le premier, à chanter, à battre
des pieds, des mains.
Ils pirouettent tous autour de la pièce. Chacun s'enivre, titube, cabriole.
« Eh! Grosse Caisse, où es-tu, Mendel ? »
Un gros tambour avance, dirait-on, sans jambes. Il semble que ce ne sont pas ses
pieds qui sautillent. Une main se détache sur le côté, frappe le ventre du tambour,
derrière ses oreilles, des cymbales de cuivre éclatent comme si elles voulaient le
gifler.
« Silence! » hurle-t-il. « Regardez le roi Assuérus entrer! » Tout seul, il fait un
pas en avant, décolle son nez rouge, et se pose sur la tête une couronne dorée.
Toujours lui !
« Pas possible qu'avec ses grosses bottes il joue Esther ? » murmurent les autres.
Un des camarades le dépasse en courant, caracolant sur un bâton blanc.
« C'est lui, c'est Mardochée! » crie-t-il. Un autre masque anguleux en métal
blanc, aux grelots qui s'agitent, accrochés à son chapeau, s'insinue.
Les grelots sont accrochés non seulement à son chapeau, mais aussi à ses pieds,
sur tout son corps. Papa n'en peut plus. Il se bouche les oreilles, et ses yeux pleurent
de rire.
« Assez! Assez! » Papa les arrête tous. « Vous devez sûrement faire encore
toute la ville! »
Nez Rouge - le roi Assuérus - bondit, saisit tout le tas de pièces d'argent.
Maintenant tous se battent pour de bon. La voix de papa les sépare.
« Alta, fais servir quelque chose à boire! »
On verse à tout le monde un verre de liqueur.
D'une seule gorgée, chacun l'avale, presque avec le petit verre... C'est comme du
feu, les yeux scintillent, la grosse caisse éclate, la flûte siffle, les cymbales claquent, les
pieds battent, les grelots tintent... Ils appellent, nous entraînent. La tête tourne, je me lance
vers eux... Et soudain... qu'est-ce que c'est ?
Les grelots s'entendent de moins en moins, toujours plus sourds, plus lointains : il semble
que moi-même je sois loin d'eux.
Je me retourne. Ils ne sont plus là, les comédiens de Pourim. Tous ensembles, ils ont
pirouetté derrière la porte. Leurs échos volent à leur poursuite, et s'évanouissent.
Où sont les comédiens ?
Disparus, dirait-on, n'ayant jamais été là. Dans la maison, c'est plus calme, plus silencieux
qu'auparavant.
Marc Chagall en illustrant cette œuvre, condense la représentation dans l´image de
l’acteur comique de Pourim, barbu, avec les mains ouvertes, gesticulant activement. Sa
tète est décoré avec deux cornes pourvues des grelots, le costume avec la collerette et
les manches à volants, caractéristiques des déguisements des personnages de la
commedia dell Arte, et les éléments ornementaux.
Les Pourim-spiln ont été introduites dans les théâtres`professionnels qui ont
commencé à surgir en Russie comme fruit du mouvement de renouveau de la culture
juive. C´est le cas du théâtre Habima et du Théâtre Juif de Moscou23.
Le Théâtre juif ouvert en 1921 à Moscou découvre son originalité : au croisement de grande
forme théâtrale voulue par Alexis Granovsky, son directeur pour qui le verbe, le geste,
le son, la couleur, le rythme ont tous un statut égal dans un mise en scène et de grand
spectacle populaire. L´artiste est devenu alors la source d’une conception tragicomique
du théâtre qui met en relief l’absurdité de l’existence juive, évoqué à travers l’irréalisme
et le grotesque programmés. Granovsky développe un système de théâtre qui englobe
tous les arts, en transformant l’acteur en un artiste universel qui combine en soi poète
lyrique, comédien, acrobate, danseur et musicien, semblable au premiers artistes du
Moyen Age . Chagall a créé un équivalent pictural de cette conception théâtrale dans les
images vibrantes du monde populaires juif. Il a peint alors 4 panneaux décoratifs pour la
salle du Théâtre, dont les maquettes pour les 3 sont présentées dans l´exposition. Les
panneaux représentent dans l´échelle monumentale des personnages qui sont l’allégorie
du théâtre juif avec les noms de professions traditionnelles : La musique qui représente
un musicien populaire – le klezmer qui joue du violon, La danse évoqué par une
danseuse nuptiale en costume paysan accompagnée par les instruments de l´orchestre
juif et un homme acrobate ; Le théâtre présente un badhkan – un bouffon de la noce,
littérature montrant un scribe, dont la profession sacrée consiste à copier les rouleaux de
la Torah24.
Zoomorphie entre Pourim et carnaval russe
Une des rêveries les plus archaïques pour se quitter soi-même, pour échapper à la
finitude est de chercher à se dédoubler ou à se redoubler. La quête du double, d’un alter
23
Purim: the Face and the Mask: Essays and Catalogue of an Exhibition at the Yeshiva University
Museum, New York, the Yeshiva University Museum, 1979, p. 30-35; Shatzky, J., «The history of
purim plays», op. cit., pp. 357-360.
La bibliographie sur la collaboration de Marc Chagall dans Le Théâtre juif de Moscou est très
extensive. On citera ici que quelques uns des ouvrages concernantt ce sujet. Cf. Forestier, S., Marc
Chagall: tradiciones judías: [exposición] 15 de enero-11 de abril 1999, Fundación Juan March,
Barcelona: Fundación Juan March, 1999; Harshav, B., Marc Chagall and the lost jewish world: The
nature of Chagall's art and iconography. New York, Rizzoli, 2006; Rakitin, V. I., Chagall : Bilder,
Träume, Theater, 1908-1920, Wien, C. Brandstätter, 1994.
24
ego, est une manière de faire place à un autre mais qui reste finalement le Même25. En
me dotant d’un double, qui me multiplie par deux, je peux me voir moi-même comme
un autre, en dehors de moi. Plutôt que de se projeter à travers de multiples autres corps,
visages ou identités, de se démultiplier à l’infini, il suffit déjà de redoubler ou de se
dédoubler. Immémoriale est d’ailleurs la croyance que nous sommes à la fois nousmêmes, inscrit dans notre corps mortel, et un double, un Kolossos, image de notre
véritable identité, sorte de sosie en qui se loge notre âme et qui en est le principe de
vie.26 En fêtant Pourim, les adultes se déguisaient et sortaient, il y avait du vacarme
venant de la rue, des masques faisaient irruption dans la maison. Mais c´est dans
l´espace festif du carnaval russe que les masques d’animaux, en tant que revendication
d’être bifide étaient les plus répandus. Dans les parades carnavalesques, on imite le
comportement des animaux, on danse, on joue d’instruments de musique, en faisant des
acrobaties et autres mouvements grotesques et comiques. L’origine du carnaval remonte
aux sociétés primitives, avec le culte de l'animal et son identification avec lui. Dans la
mythologie primitive, le mythe récrée l'idée que les animaux et les oiseaux étaient les
attributs et les autres des dieux anthropomorphes. La masque dans la culture russe
populaire incarne la transformation temporelle des hommes en animaux ayant un
comportement d'imitation qui reflète les croyances populaires sur le caractère sacré de
certains animaux. Dans les fêtes et rites agraires, le masque bestial est lié à l’incarnation
de l´idée de la mort et de la résurrection des dieux agricoles, du changement du temps et
de l'ambivalence de la vie et de la mort. Le culte inclut la mise en scène de petites
pièces jouées par les hommes portant des masques zoomorphiques en évoquant la mort
et la résurrection. Alors « l'animal mort » (chèvre, ours, âne, bouc, taureau etc.) était
ressuscité à l'aide du magicien-médecin, puis « l´animal » se levait et se mettait à
danser, sauter, etc. Ces pratiques, qui symbolisaient le triomphe de la vie sur la mort,
avaient aussi une forte charge érotique. Les masques d’animaux à cornes sont réalisés
en bois peints de couleurs rouges, ocres jaunes, ils avaient un aspect énigmatique et
fantastique. Dans les croyances populaires ces masques sont associés à des fonctions
qu'ils engendrent. Parmi les masques zoomorphiques, les plus fréquents sont le coq,
symbole de la grâce divine du soleil mais aussi symbole de la repentance ; le bouc,
symbole de sacrifice ; l´âne, symbole de sagesse dans la tradition talmudique. On trouve
également des poissons d´évocation religieuse, des oiseaux, les symboles de Dieu, les
prédicateurs de la lumière, de la bonté, de l'amour et du printemps. Ours et loups sont
les esprits malins, etc. Il faut souligner que le masque pourvu de cornes jouait un rôle
déterminant dans les fêtes agraires, car ils étaient associés à des pouvoirs magiques de
fertilité et créativité. Les masques de démons hybridés, avec les éléments végétaux,
aquatiques et animaliers possèdent une dimension ludique et comique, dont la fonction
principale est de provoquer le rire27. Agissant en le période du Carnaval, c’était une
partie indispensable des parades, des mystères du théâtre et pièces comiques.
Les masqués dans l´œuvre de Chagall
En 1980, quelques années avant de sa mort, Chagall revendique encore son autoportrait
avec le masque, en rendant hommage à son orientation ´esthétique. L’univers pictural
25
Voir Rank, O., Don Juan y le double, Paris, Payot, 1990.
Voir Vernant, J.- P., Le ., Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, reed. 2005. «Marc
Chagall, Monstres Chimères et figures Hybrides».
27
Cf. Darkevich, V. P., Narodnaya cultura srednevekovia, Moscou, Nauka, 1988, pp.105-122.
26
de Chagall est peuplé de figures déguisées, dont l’usage est enraciné dans la culture
juive-russe de son origine.
A part les figures humaines, on retrouve aussi, à de nombreuses reprises, des
compositions qui rendent hommage aux masques zoomorphiques chez Chagall28. Ce
sont les décors et costumes pour le ballet Aleko29, qui revendique le monde
carnavalesque russe. En effet, ces œuvres sont remplies de personnages carnavalesques
portant des masques zoomorphes, qui présentent de petits spectacles. Les poissons, les
renards, les ours, le coq, une vache, le bouffon, les chevaux, etc. Dans ses œuvres
postérieures pour le théâtre, Chagall fait surgir des monstres hybrides dans l´espace
scénique.
L´univers festif de Pourim n’était pas réservé à ses décors et costumes pour le théâtre. Il
envahit aussi sa peinture et ses dessins. Parmi les masques les plus fréquents se trouvent
le coq, symbole de la grâce divine et du soleil mais aussi symbole de la repentance
(L´homme-coq au dessus de Vitebsk30), Le bouc, symbole de sacrifice (Les baladins31,
Le pas de deux32.), l´âne, symbole de sagesse dans la tradition talmudique, (Autour du
profil jaune et du faune bleu)33. Dans Les personnages sur le fond bleu34, on aperçoit
une couple faisant un spectacle, l’un d’eux est bifide, avec sa tête humaine couronnée
par le chapeau pointu et dédoublée par un masque zoomorphe avec le bec. Le
personnage tient dans l’autre main, un autre masque, celui d´un âne qui suivra dans sa
représentation, comme c´était habituel lors des pièces de Pourim.
Les arlequines35 (fig.3), évoquent une célébration festive qui se déroule dans le paysage
d'hiver de Vitebsk en s’inspirant de sa compostions dans les décors pour le théâtre juif.
Dans le tableau, on peut voir les personnages extatiques en train de danser, jouer
d’instruments de musique (violon, tambour, cornemuse, clarinette et schofar), tous liés
aux musiques populaires juives, klezmers, sauter et faire des acrobaties. Parfois,
l'interprétation musicale est exécutée d'une manière inversée. Ainsi, un violon au fond, à
gauche, joue de son instrument avec ses pieds ; sur la droite il y a un musicien avec un
costume et une cravate, qui joue du violon tandis que sa tête est séparée du corps et
flotte dans l'air. Son chapeau doré est décoré de grelots, comme ceux des baladins de
Pourim. La scène est précédée des deux côtés par les tables du banquet, éclairées par
28
Sur les figures hibrides de Chagall, cf. Frecheuret, M., Pacoud-Rème ,E., Marc Chagal : Monstres,
chimères et figures Hybrides, Musée National Marc Chagall à Nice, Paris, Paris : Réunion des
musées nationaux, D.L. 2007 .
29
En 1942, alors qu’il traverse des temps de douleurs du à la guerre et l´exil, Chagall renoue avec le
monde du spectacle, il réalise les décors et les costumes d´Aleko pour l´American Ballet Théâtre. Sur
une musique de Petre Tchaïkovski, le thème est emprunté aux Tziganes de Alexandre Pouchkine et la
chorographie confiée à Léonide Massine. L´artiste et chorographe ont travaillé ensemble sur la
conception chorographique et sur les esquisses des décors. Le peintre s´installe, à la fin de l’été à
Mexico ou la première aura lieu le 10 septembre. Sur les costumes et les décors d´Aleko, cf.
Lassaigne, J., Marc Chagall. Dessins er aquarelles pour Le Ballet, Paris, XX siècle, 1969, pp. 19- 49.
30
Marc Chagall, L'homme-coq au dessus de Vitebsk, 1925, huile sue carton, 61,5 x 77,6 x 2 cm,
Collection particulière.
31
Marc Chagall, Les Balladins, 1947, encre de Chine et gouache sur papier imprimé, 12,5 x 13,7 cm,
collection particulière, Paris
32
Marc Chagall, Pas de Deux, vers 1950, encre de Chine et gouache sur papier, 10 x 11,5 cm, collection
particulière, Paris.
33
Marc Chagall, Autour du profil jaune et du faune bleu, circa 1980, Huile sur toile, 80,8 x 65 cm,
Galerie Kornfeld, Suisse.
34
Marc Chagall, esquisse pour Personnages sur fond bleu , 1973, Huile sur toile, 27 x 19 cm, collection
particulière.
35
Marc Chagall, les Arlequines, 1922-1944, Huile sur toile, 56,5×86,8 cm., Centre George Pompidou,
Paris.
une lampe, où des personnages boivent et mangent. Au centre de la composition
apparaît le peintre avec sa palette sur la main, en bas son ami, le directeur, et sa femme
qui danse autour avec un bouquet de fleurs.
La composition dans son ensemble suggère l'atmosphère du Pourim. Comme indiqué, la
danse, la musique et le rire sont une partie essentielle des rituels carnavalesques. Dans
la célébration de fêtes religieuses s´invitent des groupes de saltimbanques itinérants
présentant un divertissement simple. D'autre part, l'ambivalence de l'imagerie et le
concept de l'image est fonction de la perception chrono topique carnavalesque: le temps
et l'espace disloqué, le mouvement incessant des figures et des objets, des métaphores
de la transition et de l'investissement et indistinction (La tête séparé du corps, la fusion
des corps, le jeu avec les pieds); éléments correspondants a la culture sérieuse (rabbins
et lecture des textes sacrés) et festif (le banquet, danses folkloriques, cirque). Toutes ces
caractéristiques se trouvent dans la culture grotesque du carnaval qui supprime l'unité
d'action et introduit des relations fusionnelles, accumulées, juxtaposées. Sa particularité
est le «monde à l'envers », le rire populaire, la prépondérance de motifs ludiques,
d'images de métamorphoses et transformations.
La dimension politique du Pourim
Les festivals de Pourim étaient marqués par une forte dimension politique. En effet, ce
n´était que dans ces pièces de Pourim qu’il était possible de débattre de thèmes
politiques et sociaux à travers la satire, la blague, le jeu, le comique ainsi qu´à travers
toute la magie et la poésie des personnages déguisés ou de les illustrer
métaphoriquement à travers des spectacles d´animaux. C´est à cette tradition que
Chagall s´identifie dans sa vision du carnaval quand il place les klezmers et bouffons
juifs juste à côté de la crucifixion, pour évoquer la libération de la guerre.
On peut situer dans le même contexte le tableau La Fuite en Egypte36, où Joseph,
transformé en Pierrot, monté sur l´âne, s’échappe avec Marie et l´Enfant Jésus des
horreurs de la guerre, Chagall utilise l’imagerie des pièces sacramentales qui ont eu leur
place dans l´espace multidimensionnel de Pourim. Inspiré sans doute par les parades de
la fête des fous, lorsque l'âne, nommé l´âne de fous, chargé de sa Marie parfois peu
virginale, avec son escorte de diacres bramant, franchissait le porche, défilait dans
les rues précédé d'une lanterne et conduisait la foule jusqu'aux chars qui servaient de
théâtre37.
Dans les Baladins, de 1947, dans un passage enneigé d’un village solitaire, le
spectateur voit des artistes itinérants qui rappellent un ensemble typique des klezmers
juifs qui jouaient du violon, du violoncelle et du shofar. Ces visages par ailleurs
ressemblent aussi aux masques, et l’un d’eux porte le masque jaune d’un bouc.
L´image dévoile une dimension mélancolique, en évoquant l’errance perpétuelle des
baladins, mais aussi de l’artiste lui-même, déchiré par l’exil. C´est une errance dont
Chagall se sent désormais totalement habité, quittant Vitebsk pour Saint-Pétersbourg,
puis plus tard, partant pour Berlin et Paris, fuyant ensuite le régime antisémite aux
États-Unis pour finalement finir sa vie sur la Côte d’Azur.
36
37
Marc Chagall, Fuite en Egypte,1944, Huile sur toile, 36,8 x 39 cm, collection Indianapolis Museum of
Art, Mrs James W. Fesler USA
Cfr. Fabre, D., Carnaval ou la fête à l'envers, Paris, Gallimard, 2007, pp. 55-56.
Dans Moïse, l’énorme figure ailée de patriarche38, placée dans le ring du cirque, est
reconnaissable aux tables de la loi et aux cornes. Le prophète est vêtu d’un costume de
clown. Sur la partie supérieure du corps sont disposés des musiciens qui jouent du
violon tandis qu’autour des pieds, à droite, apparait l’image du Christ crucifié et
couronné. A gauche, on voit l’horloge provenant de la maison de Chagall. Des deux
côtés de cette figure hybride on observe une échelle sur laquelle monte un personnage
masculin, un trapéziste, et deux cavaliers de cirque, l’un chevauchant le cheval et l’autre
un coq. Au deuxième plan sont représentés des spectateurs joyeux et souriants qui
applaudissent. Dans la partie supérieure du tableau apparait une image inversée de la
lune avec des traits anthropomorphiques qui contemple toute la scène. Les tons gris qui
enveloppent la composition créent un chrono-tope sur terrestre et transmettent une
sensation de mystère. D’autres éléments répercutent cette notion conjointe du sacré et
du profane. Ils sont constitués par l’échelle avec le personnage masculin, allusion au
rêve de Jacob, et par l’horloge, image métonymique qui symbolise le passage du temps
éthéré. La présence des spectateurs peut être conçue comme un symbole de l’humanité
qui manifeste sa joie et son bonheur. Le caractère transcendantal de la composition est
souligné par l’inclusion du corps célestiel avec des traits anthropomorphiques ; le
traitement de l’espace et des couleurs de l’œuvre suggère un locus cosmique. Cette
iconographie présente une symbiose de l’imagerie chrétienne et juive, dont le caractère
transgressif renvoie aux pièces liturgiques pratiqués à Pourim. Ce caractère dramatique,
tourmenté semble refléter une autre dimension, celui de la souffrance du peuple juif
vécue pendant l’Holocauste.
Conclusion
La fête de Pourim est liée à la culture du schetl, du ghetto ; c´est là que l´on
représentait les pièces satiriques en yiddish, dans des langues vulgaires : des pièces
comiques, des mascarades, des pantomimes, des marionnettes, des rituels
carnavalesques, en choisissant un rabbin de carnaval. Il était aussi permis de se masquer
et de changer de sexe. Le temps de fête instaure une inversion des codes sociaux, un
déchainement de la violence carnavalesque et la transgression de certaines interdictions.
Il y a aussi le bruit de cymbales, les danses, la musique. On pratique la charité, dans
l´abondance du repas, dans le banquet et les cadeaux pour les enfants.
Comme dans Pourim, d´influences plurielles, Chagall, s´inspire des rites
carnavalesques, des rencontres avec le cirque, du théâtre et d´autres spectacles, en
dévoilant les tensions sociales entre la culture dominante et celle du ghetto. Dans la
période de destruction du peuple juif pendant la deuxième guerre mondiale, Chagall se
serre du monde carnavalesque de Pourim pour dénoncer les horreurs de la guerre et
l´extermination de la nation millénaire. Les créations de Chagall, nous plongent dans le
cœur des contradictions, des ambigüités, des paradoxes de ces fêtes et nous entraîne
vers une subtile compréhension des enjeux, des influences et de la complexité du théâtre
de Pourim.
L'importance et le particularisme de Chagall dans la peinture et le théâtre, tient à ce qu'il
38
Marc Chagall, Moïse, 1961, Lavis d’encre de Chine, encre de Chine, gouache, aquarelle, encre bleue et
crayon noir sur papier, 66,3 x 51,1 cm, Collection particulière.
à adopté ce mode du carnavalesque (selon la formule du critique russe M. Bakhtine39),
le monde sens dessus dessous qui était celui des foires médiévales. C'est précisément par
l'intermédiaire du carnaval que Chagall put faire de l'ancien monde subverti la substance
réelle, tangible, d'une œuvre d'art. Ce qui permit à son tour au théâtre d'emplir ses
représentations d'un authentique monde fictionnel, avec des archétypes riches, des
personnages populaires en chair et en os, des plaisanteries et des allusions comprises par
tous et un langage inimitable, absurde, attachant40. Ces personnages détachés de la
réalité étaient en effet grotesques, et acceptaient de mettre leur propre monde à l'envers;
mais ils étaient également inspirés par des envolées de fantaisie et de poésie, et par un
sens anhistorique de l'absurde et comique dignité humaine.
39
Cf. Bakhtine, M., L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, Paris, Gallimard, 1982.
40
Harshav, B., «Le postmodernisme et l´art du carnaval», pp. 23-24, Pagé, S., Marc Chagall. Les années
russes, 1907-1922, Paris, Musée d'art moderne de la ville de Paris, Réunion des Musées Nationaux,
1995, pp. 18-40.

Documents pareils