Ceménto - Jean-Claude Arévalo

Transcription

Ceménto - Jean-Claude Arévalo
Jean-Claude Arevalo
L’ombre
andalouse
(roman)
Chapitre 1
« Ceménto ! »
L’appel venait du haut de l’échafaudage.
« Cémento ! »
La voix devint plus pressante.
« Brahim, cémento mierda ! »
Brahim renversa la gueule de la bétonnière dans
la brouette, le ciment lui semblait bien comme il
faut. Ni trop liquide, ni trop épais, ni trop
pauvre, ni trop riche, le type qui gueulait en haut
de l’échafaudage ne plaisantait pas avec la
qualité du ciment.
« Lé ciment pour lé crépis c’est comme la crème
pour la femme, il doit glisser sour la fachade tou
comprends ».
Brahim ne voulait pas fâcher l’espagnol mais les
crèmes des femmes était bien le dernier de ses
soucis, il fit coulisser la corde sur la poulie et
descendit le crochet à hauteur des seaux.
« Cémento !
– Voilà, voilà, j’arrive » articula Brahim.
Il arrima deux seaux, au moins l’autre aurait de
quoi remplir sa gamatte et la fermerait le temps
de préparer une autre brouette.
« Cémento ».
Brahim tira sur la corde, la cargaison s’éleva à
trois mètres puis s’immobilisa. L’ennui avec les
poulies autobloquantes, c’est qu’il faut tirer la
corde en douceur, à la moindre hésitation la
sécurité s’enclenche et coince la charge. Pour la
débloquer il faut exercer une traction sèche et
rapide permettant de libérer la roue et reprendre
l’effort en rythme. Brahim concentra toute son
énergie sur cette manœuvre subtile qui plus est
avec deux seaux chargés à ras bord. Il ne vit pas
le maçon inquiet pour sa crème de façade
d’immeuble se pencher au-dessus du basting de
sécurité. À l’époque personne ne se doutait
qu’on recouvrirait les immeubles de posters de
footballeurs, de peintures d’art urbain ou autres
murs d’escalades. Non, c’était le temps où l’on
construisait des blocs de béton pour éviter que
les gens n’habitent sous des toits de tôles ou
dans les quartiers insalubres du centre ville. Ni
Brahim, ni Pedro ne savaient cela, tout ce qui
importait c’était de bâtir le plus vite possible vu
qu’on commençait à raser les vieux quartiers.
Brahim tira de toutes ses forces alors que Pedro
tentait de débloquer la poulie. Les deux
mouvements furent à ce point synchronisés que
Brahim fut soulevé dans les airs tandis que
Pedro apprenait à ses dépends la loi de la
gravité.
À mi-parcours les deux compères se croisèrent,
l’un finissait de penser, l’autre était loin de
s’imaginer toutes les répercussions de son
ascension mal assurée.
Brahim descendit de la corde en se laissant
glisser, ses mains brûlaient mais il ne sentait
rien. Il s’agenouilla près de Pedro étalé les bras
en croix, la face contre terre, il le retourna
délicatement et le maintint calé contre ses
genoux. Le maçon avait le visage recouvert de
sang, il toussa et cracha des glaires
vermillonnes.
Il ouvrit les yeux, regarda Brahim et cracha
encore.
« Mierda Brahim, je t’avais dis oun seau pas
deux, poutain d’Arabe ». Il toussa et de son nez
commença à couler un flot de sang.
« Hé Brahim » reprit Pedro « pour une fois
c’était du bon ciment, du liquide comme la
crème pour les couisses des femmes ».
Brahim sentit la main de Pedro serrer la sienne.
« Tou es oun vrai maçon maintenant hé Brahim,
tou pourra prendre ouna femme si tou veux ».
Brahim n’osait pas interrompre Pedro, il
regardait le sang s’écouler de sa bouche et de
son nez, il se dit qu’à ce rythme il ne lui en
resterait plus tellement.
« Tou doit la prendre avec des hanches larges,
des gros nénés pour les bébés, et ouna pétite
bouche »
Brahim était habitué aux recommandations de
Pedro sur le choix d’une femme mais jusqu’à
présent il n’avait jamais parlé de bouche.
Il se risqua à une question, d’habitude l’espagnol
ne répondait jamais et lui disait qu’un Arabe ça
ne comprenait rien aux femmes. Brahim lui ça le
laissait froid parce qu’il était d’accord avec
Pedro, les Arabes ça ne comprenaient rien aux
femmes.
« Pourquoi faut la prendre avec une petite
bouche hein Pedro ?
– Poutain d’Arabe » chuinta Pedro, l’air passait
mal à travers sa bouche, il se noyait dans
l’épaisse croûte de ses lèvres.
« Pas Arabe Pedro, Berbère je te l’ai déjà dit.
– Il faut finir la fachade, tou fait bien lé ciment
Brahim, dou ciment comme la crêm... »
Pedro n’acheva pas sa phrase il saisit l’épaule de
Brahim, rapprocha son visage du sien tenta de
balbutier des paroles puis se figea dans cette
attitude.
Brahim allongea le corps sur la terre, regarda le
ciment répandu autour d’eux, il frotta ses yeux
de la manche de sa veste. Pour un beau gâchis
c’était un beau gâchis, il leva la tête et se mit à
crier. Ils accoururent de partout, bien sûr c’était
avant, quand sur les chantiers on parlait une
langue étrange, ça ressemblait au français mais
c’était pas du Français. Les gars eurent du mal à
séparer les deux types, Brahim suivit
l’ambulance pendant un moment, elle tourna au
coin de la rue et s’en fut sirène hurlante. C’était
trop tard. Un maçon et son manœuvre c’est con,
mais ça fait comme une paire, un couple. On
pense se détester mais on ne s’aperçoit pas
comme on s’aime. Le gyrophare s’éteignit, et il
ne restait que le manœuvre. Brahim retourna à
l’échafaudage, il leva la tête, regarda la façade
de l’immeuble, la casquette de Pedro tenait en
équilibre sur le bord du madrier. Brahim gravit
l’échelle ramassa la « gora », il ficha la
casquette sur son crâne :
Sans gora, disait Pedro tou né sera qu’oun demimaçon, il était temps maintenant. Toutes ces
années du haut de son échafaudage, Brahim se
remémora, tous les chevaux, les taureaux
d’Andalousie, les belles Sévillanes, les chansons
de Manolo Escobar. Au fond il ne savait trop
rien de Pedro, juste des souvenirs d’immigré,
avec tout ça il s’était fabriqué un monde, un
univers des chantiers, des baraques jaunes sur
des sols boueux, des journées d’intempéries à
attendre de pouvoir travailler. Un bout de toit de
tôle, une cigarette, une gorgée de vin rouge, rien
en somme mais après ça il ne restait pas
beaucoup de place.
Tous les ouvriers l’escortèrent un moment en
sortant du chantier, il y avait les plâtriers, les
peintres, les carreleurs, les plombiers. Il regarda
une dernière fois le ciment par terre, il se
mélangeait à la poussière, à la boue. Pour sûr on
pourrait pas le récupérer.
Brahim se présenta à l’hôpital, il se doutait du
résultat mais des fois on s’accroche à n’importe
quoi. On sait les choses mais il faut les vérifier
soi même un peu comme si on se montait la tête.
Souvent dans les chantiers les histoires
s’exagèrent, une chute forcit d’un étage à chaque
corps de métier. Brahim doutait même de ces
yeux, il ne faisait pas confiance à sa façon de
voir les choses. La peur de perdre un ami ça
déforme de l’intérieur, ça tord les tripes, serre le
ventre vous enlève les idées claires. Devant la
porte des urgences Brahim fut incapable de
donner le nom de famille de Pedro, il ne lui
avait jamais demandé. Il prononça « Pedro » et
un gars au fond en bouse blanche répondit
« ha le maçon ! »
L’homme s’avança vers lui. Brahim n’aimait pas
du tout la tête de ce type, un visage à annoncer
le malheur. Il ressemblait à un marabout, à ces
marchands du sud qui venait parfois dans son
village. Ils s’avançaient à pieds, ils venaient de
nulle part, ils sortaient du désert comme des
mirages des djinns malfaisants. Ils portaient un
grand sac sur les épaules, les femmes partaient
se cacher dans les maisons, les hommes restaient
accroupis près de l’entrée. Brahim savait qu’il
ne fallait en aucun cas croiser le regard de
l’homme bleu sinon le malheur trouverait en lui
une porte d’entrée.
Brahim se ressaisit, il se redressa face à
l’homme docteur, et prononça à voix intelligible
le prénom du maçon. L’autre secoua la tête,
Brahim se ressaisit, tourna les talons et sortit
sentir le rythme de la ville. C’est drôle pensa t-il,
Pedro est mort et rien ne change, au Maroc tout
s’arrête lorsqu’on conduit un mort au cimetière.
Ici tout continue, au contraire tout s’accélère
comme si les morts sentaient mauvais dans leurs
cercueils en sapins.
Brahim regagna sa maison, il prit soin de retirer
ses bottes, de les fourrer dans une caisse prévue
à cet effet. Il ouvrit la porte de la baraque de
chantier en tôle restaurée avec un reste de
peinture verte pour les ascenseurs. L’intérieur
se composait d’une unique pièce jaune, pour
faire plaisir à Pedro. Il disait que ça permettait
d’oublier la grisaille, mais Pedro ne connaissait
pas le soleil tenace du désert. Il ne savait pas
l’ennui des tous ces jours identiques où l’on
mourait à petit feu, la peau brûlée. Brahim
adorait la brume, la pluie et les gouttes d’eau
sur sa peau. Il regardait les rivières, les arbres,
les fleurs et toute cette profusion de choses le
remplissait de contentement. Il oubliait l’odeur
de lait de chèvre caillé, le thé serré et âcre, les
dattes qui lui gonflaient le ventre. Par la petite
fenêtre découpée dans la tôle, il pouvait
contempler à perte de vue, les immeubles
modernes. Le sol ouvert de tous côtés par les
tranchées regorgeant de tuyaux pour l’eau
courante, l’électricité, le tout à l’égout. Plus tard
il prendrait un logement ici même à l’abri de la
famine, des serpents, des scorpions, des
caillassages d’enfants. Brahim alluma le poêle à
fuel, la chaleur envahit rapidement la pièce il
devait être seize heures de l’après midi. Il
s’allongea dans son lit avec un véritable matelas,
et s’endormit rapidement. Au cours de la nuit il
se réveilla plusieurs fois, dehors des terrassiers
rattrapaient le retard, on voyait les phares de
leurs engins. Le souvenir de Pedro revint
plusieurs fois, mais comme la nuit fut très
longue au petit matin Brahim allait beaucoup
mieux.
Il se leva s’enferma dans le réduit réservé à la
douche et à la vaisselle et fit ses ablutions. Il
déjeuna ensuite de son traditionnel café bien
chaud puis se recoucha une nuit de deux jours et
le chagrin serait passé. Le deuil dura donc deux
journées de sommeil, le matin du troisième jour
tout était fini. Enfin croyait t’il car même si
Brahim gardait ce côté résigné des gens de son
village, il n’était pas disposé à tout accepter.
Le matin du troisième, il ouvrit donc la porte de
sa baraque verte et chaussa ses bottes de
maçon.
Il faisait presque beau, une fine bruine chargeait
l’atmosphère et tenait la brume accrochée au sol.
Voilà pourquoi Brahim ne vit pas tout de suite
les visiteurs qui se tenaient immobiles devant sa
porte. Il passa devant eux sans rien penser, il
exécuta même un léger mouvement de hanche
pour éviter le plus petit des enfants. Il s’arrêta
car une voix fluette, un son timide prononça son
nom Il se retourna lentement en tenant le col de
son ciré remonté, il aperçut deux petites formes.
Il se rapprocha et distingua nettement un garçon
qui devait avoir entre douze et quatorze ans et
une fille toute minuscule.
« Vous êtes Brahim ? »
Brahim prit un air perplexe, que lui voulait deux
enfants trempés de la tête au pieds ?
« Brahim ! Non ce n’est pas moi mais j’ai un
ami qui...
– Excusez-nous » répondit le garçon, « on a du
se tromper de maison.
– Si tu cherches une maison petit, il ne faut pas
venir par ici. Regarde autour de toi, les maisons
ne sont pas encore finies, reviens dans un an ou
deux.
– Pourquoi il a la casquette de Papa ? » demanda
la petite fille au garçon.
« Je l’ai trouvée » répondit Brahim,« tiens tu
peux la prendre si elle est à toi ! »
Brahim prit la casquette dans sa main et la remit
à la fillette.
« C’est toi Brahim, » lui répondit-elle.
« Je te dis que ce n’est pas moi Brahim
mademoiselle comment ?
– Elle c’est Luisa et moi Pedro, viens Luisa on
s’en va, on va chercher Brahim dans les autres
cabanes.
– Bon, bon je peux lui faire une commission si
vous voulez ».
Le jeune garçon ignora la proposition et
s’éloigna.
Brahim haussa les épaules décolla ses bottes de
la boue et partit dans la direction opposée. Il fît
quelques pas puis surgit en lui un souvenir
sournois, une image traîtresse bien cachée dans
un repli des douleurs de l’enfance. Il se vit
l’oreille ensanglantée,
vrillé de souffrance
derrière un rocher. La bouche sur le sable une
main contenant le sang chaud, l’autre serrée sur
le caillou meurtrier. Il se souvint aussi des rires
des adultes et de l’immense solitude après ses
larmes. Il attendit la nuit avant de rentrer dans
l’unique pièce, en rampant comme un serpent. Il
se cacha ainsi des siens pour laver la honte de
leur regard, jamais il n’éprouva une plus grande
solitude. Pas même à sa mère il ne put parler de
ses larmes et de sa peur, il s’enfuit la journée
chasser les scorpions, poursuivre les chiens
jaunes, cracher sa colère sur les mendiants.
« Hé vous deux ! » cria t’il en faisant demi-tour.
Les deux enfants ne s’arrêtèrent pas, ils se
dirigeaient vers la cabane de l’italien, un type
capable d’avaler la moitié de la terre à son
réveil. Brahim tentait d’accélérer le pas mais ses
bottes collaient à la terre argileuse. Il parvint
trop tard à hauteur des deux enfants, un colosse
venait d’ouvrir la porte de la vieille baraque. Le
géant regardait les enfants sans rien dire, il
pouvait d’un seul coup de talon écraser les deux
gosses mais, pour le moment il ne bougeait pas.
Brahim l’avait vu plusieurs fois charger cinq
sacs de ciment. La cargaison roulait sur sa
nuque, les muscles de ses épaules remontaient à
hauteur de ses oreilles comme deux arcs boutant.
Deux cent cinquante kilos répartis sur des bras
plus épais que des cuisses ! il parcourait ainsi
tranquillement une centaine de mètres du
camion à l’entrepôt affichant sa force aux
hommes du chantier.
Certains cranaient un peu en serrant leur manche
de pelle, d’autres disait que la brute avait noyé
un type dans un seau de ciment. Evidemment
Brahim le poids d’un sac ça lui ancrait les
chevilles dans le sol, alors il préférait avoir
recours à la course à pieds. Sa pointe de vitesse
ne lui servirait à rien dans ce cas là, il devrait
parler mais il n’était pas sûr que le géant
comprenne le français de chantier.
Le gamin réitéra sa question en regardant
l’Italien.
Le regard du géant effectua plusieurs allers
retours entre Brahim qui tentait des explications
gestuelles et les enfants.
« Venez avec moi les enfants, laissez monsieur
Marchetti tranquille ?
– Pas Marchetti, Marchatti capito ? »
Brahim fit remarquer avec toute la politesse
requise que l’Italien n’avait pas une tête d’arabe
et qu’ils devaient faire erreur. Les Italiens du
Sud ont horreur d’être confondu avec des
maghrébins, celui–ci était de Milan ça tombait
bien.
« On ne cherche pas un Arabe, on cherche un
berbère, mon père m’a dit que ce n’était pas
pareil » répondit le garçon.
« Alors tu l’as trouvé » répondit Brahim, je
n’avais pas compris que tu cherchais un berbère,
pourquoi tu ne l’as pas dit de suite ? Prends ta
sœur et partons vite, celui là je l’ai vu écraser
deux types avec une seule main. En plus il
comprend que trois mots, manger, travailler,
manger
– Mais ça ne fait que deux » dit la petite.
« C’est déjà trop pour lui, alors vous venez ou
pas ?
– Oui on vient ».
Brahim s’excusa auprès de l’italien et conduisit
les enfants dans sa baraque, l’Italien les suivit un
peu en retrait. Lorsque le colosse passa devant la
fenêtre il fît nuit noire, heureusement il continua
sa course.
« Bon alors, vous lui voulez quoi à Brahim ?
– Papa a dit « si des fois il m’arrivait un malheur
il faudra que tu ailles avec ta sœur voir
Brahim ».
– Mais comment il s’appelle ton père ?
– Il est mort monsieur Brahim, il nous a dit « il
faut voir Brahim, rien que lui ».
– Mais comment il s’appelait ton père ?
– Pedro monsieur.
– Merde, merde, merde, ça alors ! mais Pedro
était près de la retraite, je ne savais pas qu’il
avait des enfants si jeunes.
– Papa disait qu’on n’était pas obligé de dire
qu’il était notre père, pour ne pas qu’on nous
traite de gosses de vieux.
– J’ai pas dis ça.
– Non je sais, il disait aussi que chez vous on ne
s’étonne de rien.
– Ou ça chez moi ?
– En Berberrie » dit la petite.
« Et votre mère ? » demanda Brahim.
Brahim apprit qu’une mère peut subitement
disparaître en laissant deux enfants à un type qui
pourrait être grand père. Cette alternative le
laissa dubitatif son père à lui avait eu son
quinzième enfant à un âge canonique mais pour
ça il avait du répudier sa première épouse. Les
gamins lui confirmèrent ne pas savoir où se
trouvait leur mère et ne pas vouloir la retrouver.
Personne ne disait rien dans le voisinage, parce
que c’était le temps où un enfant sans mère
c’était automatiquement une graine de vaurien.
En un tour de main disait le petit on le mettrait à
la DDASS ou dans une maison de correction et
on le séparerait de sa sœur. Son père, ajouta le
garçon lui avait recommandé de continuer à
vivre pauvre mais libre et de s’occuper de sa
sœur. Brahim demanda si à la DDASS on
donnait du travail aux enfants pour fabriquer des
tapis, ou redresser des morceaux de tôles. Au
moins ils auraient de quoi manger en échange
d’un travail. Le gosse lui rétorqua savoir par son
père que les filles devenaient des putes et les
garçons terminaient au pénitencier ou dans la
légion. Il ajouta qu’après la guerre contre les
curés en Espagne Pedro avait été enfermé dans
une camp à Argelès.
Brahim découvrait des quantités de choses sur
son ami par la bouche de ses enfants. Pedro
n’avait rien laissé au hasard, en s’y prenant bien
les gosses pourraient retourner à l’école sans
que personne ne se doute de rien. Il suffirait de
changer les adresses, le petit Pedro se chargeait
de signer du nom de sa mère les documents
administratifs. Personne n’irait vérifier si une
mère était là ou pas vu que c’était le temps où
les histoires de pauvres ça n’intéressait pas la
télé ni la politique.
Il fallait vite trouver une solution. Avoir été
élevé dans des endroits déserts vous développe
l’instinct de survie, il faut toujours anticiper car
la moindre erreur peut être fatale. À force
d’apprendre à se cacher où il n’y a pas de reliefs,
se mélanger au sable, aux tas de pierres, Brahim
devinait vite les complications à venir. À Castres
il n’y avait pas de désert, simplement les
français pauvres, les immigrés et les militaires.
Autour de la ville existait une sorte de camp de
tôle, des maisons faites de bric et de broc appelé
« le camp de vieille ». Brahim y avait séjourné
au tout début de son arrivée en France, l’endroit
n’était pas spécialement fréquentable mais il y
habitait beaucoup d’Espagnol.
Brahim rassembla quelques affaires, emporta sur
son épaule le sac des enfants puis ils partirent
en marchant vers le camp de la Vieille. Sur son
dos il portait Luisa à califourchon, il sentait sur
son cou sa respiration saccadée. Il ne leur avait
même pas laissé le temps de se reposer. Il faut
faire les choses dans l’action, sinon on hésite et
alors les choses du hasard commencent à
commander.
Brahim pressa le pas, Pedro ne se plaignait pas,
il trébuchait parfois, mais immédiatement remis
sur pied il courrait pour se remettre en rythme.
Le quartier s’était encore étendu, ici et là
d’autres habitations précaires surgissaient de
terre. La misère d’avant les immeubles
ressemblait à des cabanes de pêcheurs. Des
cabanes partout et des planches sur des moellons
le long des ruelles pour marcher au-dessus de
la merde. Au moins à l’odeur on ne pouvait pas
se tromper surtout l’été, mais bon Brahim ne
savait pas tout ça, pour lui forcément un pauvre
ça va de soi, ne vit pas dans une maison de
pierre.
Pedro ne comprenait pas ce qu’il faisait là, il
connaissait ce quartier mais ne se doutait pas un
seul instant des desseins de son guide. Brahim
posa Luisa à terre et il demanda à ce qu’on le
suive sans dévier d’un pouce. Dans ce dédale de
rues, d’enchevêtrements de toiture, même un
chien pourrait perdre ses chiots.
« Bon les enfants » dit Brahim en stoppant sa
course devant un bâti fabriqué différemment des
autres. Il se composait d’un grand toit très
pentu
recourbé aux extrémités, la pluie
ruisselait sur les tôles martelées et creusait tout
autour de la rue des ornières profondes. « Vous
m’attendez là, je vais voir une amie qui pourra
nous aider, elle vous dira de rentrer d’accord ! »
Pedro et Luisa acquiescent sans cesser de
regarder autour d’eux, une odeur putride émane
du bâtiment. Les baraquements construis en
retrait ceinturaient l’étrange agglomérat de
ferraille.
« J’ai peur » se plaignit Luisa.
« Ne t’en fais pas on va rentrer dans la maison.
– Y’a pas de lumière et ça sent mauvais ».
Pedro en équilibre précaire sur les planches
recula, il remarqua qu’effectivement la ceinture
du bâtiment ne comportait aucune ouverture.
Les murs étaient construis dans le même
matériaux que le toit, on distinguait un
décrochage des parois avant la jonction des
tôles. Le garçon s’approcha de la porte où
Brahim s’était faufilé, il l’appela plusieurs fois
sans aucune réponse.
« Luisa reste là, je vais voir à l’intérieur si je
trouve Brahim ».
La petite se serra contre son frère.
« Je viens avec toi.
– Bon reste derrière moi et surtout fais attention
».
Pedro poussa la porte qui visiblement ne fermait
pas, l’odeur devint soudain pestilentielle, le
garçon venait de rentrer dans les latrines du
bidonville. À l’autre extrémité une ouverture
restée grande ouverte donnait accès elle aussi
aux ruelles boueuses.
« Ça pue la merde » crie Luisa.
« Ne regarde pas Luisita, et sors vite ».
Une femme obèse vidait son pot de chambre,
elle déversa son contenu dans la fosse
d’aisance, remonte sa jupe sur ses hanches en
s’aidant de ses coudes, et renifla bruyamment.
« Vous croyez que c’est un endroit pour jouer ?
– On cherche un ami de mon père » répondit
Pedro.
« Il habite dans les chiottes l’ami de ton père ?
– Non madame, on s’est trompé.
– Foutez moi le camp, ou je vais aller le trouver
moi ton père pour qu’il t’apprenne la politesse ».
Les deux enfants se sauvèrent en courant dans la
boue, ils franchirent le premier alignement de
baraque, s’engouffrèrent dans une ruelle,
escaladèrent un tas de ferraille entreposé là, et
se cachèrent derrière une tôle ondulée.
Pedro se recroquevilla en serrant sa sœur dans
ses bras, ses pieds crottés et
mouillés elle
tremblait de tous ses membres. La fillette
claquait des dents, se grattait fiévreusement les
avants bras, son frère la frictionna de toutes ses
forces pour tenter de la réchauffer.
« On va mourir hein Pedro ?
– Ne dis pas ça Brahim va venir nous chercher,
on se lavera, on mangera un peu et ensuite tu
pourras dormir.
– Brahim ! il est parti sans nous ».
Pedro avait compris dès la porte des urinoirs
franchi, Brahim les avait volontairement perdus
dans ce coupe gorge. Il fallait vite trouver une
solution avant la nuit, mais avant il devait sortir
de là.
« Luisa on va retrouver Brahim il doit nous
chercher tu comprends ? »
La fillette remonta ses cheveux noirs sur le haut
de sa tête, elle les assembla en un chignon
succinct puis regarda son frère. Ses grands yeux
noirs sur son visage
clair cherchaient à
comprendre. Elle sourit. Pedro y arriverait, elle
le devinait à ses mâchoires crispées, à ses
muscles tendus, elle avait confiance.
Pedro sortit le premier de l’abri, une multitude
d’hommes affluaient vers les baraques, ils
revenaient du travail. Il suffisait de remonter le
flot des ouvriers pour retrouver la sortie du
baraquement. Pedro courrait au rythme de Luisa,
il l’encourageait avec des mots tendres sans
jamais crier, ni user de menaces. D’autres
enfants sortirent des maisons, et commencèrent
à les suivre, quatre d’entre eux parvinrent à leur
hauteur. Ils se contentèrent de courir avec eux
comme s’il fut s’agit d’un simple jeu. A cette
époque les jeunes galopaient vite et jamais en
ligne droite pour mieux éviter les torgnoles
qu’ils prenaient souvent sans préavis.
Pedro ne regardait pas, il tentait de rester
concentré sur la colonne d’hommes.
La route par laquelle ils étaient arrivés apparue
à cent mètres, le cœur battant ils accélérèrent
légèrement. Les enfants atteignirent la route
avec soulagement, Pedro se retourna et observa
enfin ses poursuivants. Ils devaient être une
cinquantaine regroupés à cent mètres de la route.
Deux d’entres eux lui firent un signe de la main
amical, les autres les imitèrent et
s’en
retournèrent dans le baraquement.
Pedro retrouva assez rapidement le chemin du
chantier, son père l’emmenait
souvent le
dimanche se promener au milieu des gravats, des
grues, des engins de toutes sortes. Pedro voyait
chaque semaine la topographie du nouveau
quartier changer, les H-L-M poussaient mais
lui gardait une vue d’ensemble de l’endroit.
En passant par les égouts en construction, on
rejoignait d’autres chantiers sans se salir les
pieds. Pedro rejoignit la cabane de Brahim, il
n’y avait personne sauf l’Italien. Le colosse
pencha la tête sur le côté, dévisagea Luisa, la
petite grelottait,
ses dents claquaient, ses
genoux s’entrechoquaient. Le géant haussa les
épaules, s’approcha de la porte de la baraque et
exerça une poussée sèche sur la poignée.
Il invita les enfants à rentrer d’un signe de la
tête, il les précéda, posa sa gamelle sur la table,
alluma le poêle et les invita à manger.
Les enfants n’osaient pas faire un geste, la
masse de ce type les paralysaient. L’homme
arbre sortit de la baraque en baissant la tête,
avant de refermer il porta ses doigts serrés à sa
bouche puis désigna son sac sur la table.
Une fois la porte fermée Pedro se précipita vers
sa sœur, il la déshabilla, la
frictionna
énergiquement, l’entoura d’une couverture et
l’installa près du poêle.
Il trouva dans la besace de l’italien une miche de
pain, une boite de pâté, un morceau de fromage
et un litre de vin rouge. Le garçon trancha deux
tartines qu’il garnit de pâté puis comme il ne
trouvait rien d’autre à boire remplit un verre de
vin. Luisa la bouche sèche avala plusieurs
gorgées de la piquette puis avant la fin de la
tartine s’endormit sur sa chaise. Pedro la coucha
sur le lit, la couvrit et s’installa du mieux qu’il
put pour attendre Brahim. Il pensa à toute ces
années où il faudrait penser à se cacher si
Brahim ne les aidait pas. Pour quelles raisons
son père avait-il décidé de confier leur avenir à
ce type, Pedro ne comprenait pas. Sûrement ne
pensait-il pas mourir, cette idée devait être un
plan de secours, une issue par défaut.
L’improbable venait d’arriver, Pedro se servit un
autre verre de vin, la tête lui tournait. Les années
lui tombaient dessus, une charge terrible parfois
on voudrait rester un enfant.
Pedro but encore un peu, il pleurait ce chagrin
caché à Luisa, les hommes sont faits pour être
durs. Les larmes disait son père, c’est pour les
autres, les artistes où les faibles pas pour les
sans terre. La nuit tombait, Pedro vit son reflet
dans l’unique fenêtre, avec l’obscurité on
s’imagine plein de paysage dehors. La Galice,
un bout de terre de granit,
des forêts
d’eucalyptus, l’océan à ses pieds. Il vit Luisita
le teint halé courir sur les paysages contés par
son père. Une maison aux confins de la terre,
des dunes de sable ocre, une table, des oncles,
des tantes, une grand mère, un grand père
rassemblés sous la treille. Il vit le fond sombre
de la nuit se répandre sur les boues du chantier,
sa joue cherchait une épaule amie. Il n’avait pas
d’âge, il ne voulait plus entendre parler d’âge
simplement d’un temps tranquille, de jeux, du
travail sans doute. Les engins allumèrent leurs
phares, ils devinrent des étoiles dans un ciel
clair, sans rafales de vent, l’esprit s’y laissa
conduire, ici il faut éviter de flancher. Résister à
quatorze ans, Pedro ne voulait devenir un
homme, mais dehors la pluie ruisselait dans les
flaques, la terre agrippait les semelles, il faisait
froid. Les paupières lourdes Pedro tenait
l’Espagne, la Galice au bout des cils. Il luttait, le
sommeil lui enlevait toujours le souvenir, il
préférait rêver aux limites de l’engourdissement
des membres et tomber ensuite.
Lorsque Pedro se réveilla, Brahim l’observa
assis sur une chaise, le jour ne s’était pas encore
levé. Le garçon revint d’un mauvais sommeil, il
frotta ses yeux, racla sa gorge, la mort de son
père, la cabane de chantier, tout cela n’était pas
un cauchemar. Brahim avait un regard sévère,
Pedro soutint ces yeux remplis de colère sans
éprouver aucune peur, pas le choix, il devait
affronter ce type.
« Écoute petit, je ne peux rien pour vous, je n’ai
pas d’argent, pas de maison, faut partir et pas
revenir. Ton père il a eu une drôle d’idée de
vous dire de venir me voir, je sais tout juste
m’occuper de moi. Pourquoi vous iriez pas à la
DDASS , il y a à manger et tout et tout.
– Mon père croyait...
– Oui ! je sais, on croit, on croit et puis les
choses ne se passent pas toujours comme on
croit.
– Mon père disait « s’il m’arrive malheur,
Brahim s’occupera de vous ».
– Il ne m’a rien demandé ton père, je n’ai pas
donné de parole, je n’étais même pas au courant.
Ecoute Pedro je veux pas vous faire de la peine
mais comment on pourrait vivre tous les trois
ici, je pars le matin, je reviens la nuit et pas
toujours. Au bout de trois jours la police serait
ici, déjà qu’ils viennent à peine de me donner les
papiers alors ils sont capable de me les
reprendre. Il faut des femmes pour s’occuper de
la petite ! Moi à part la maçonnerie, et encore...
ton père passait son temps à me traiter
d’incapable. Tu dois le savoir, ne me dis pas
qu’il ne s’est jamais moqué de moi. « Brahim
cémento ! » trop d’eau, pas assez de sable, ça
n’allait jamais. On peut retourner au camp de la
vieille, tu pourras y rester le temps de te décider
».
Pedro regarda Luisa, elle dormait profondément,
il s’approcha du lit, posa sa main sur son épaule.
Brahim interrompit son geste, il préférait partir
avant qu’elle ne se réveille, il préférait ne pas lui
parler. Il s’approcha du garçon, lui tendit la main
et lui souhaita bonne chance.
« Avant de partir » demanda Pedro « pourriezvous nous rendre un service ? »
Brahim ne se prononça pas, une expression
soucieuse se peignit sur son visage, ses yeux se
plissèrent, sa bouche se tordit vers le menton,
ses épaules amorcèrent un mouvement saccadé.
Pedro sourit il n’était fâché de voir le vrai visage
de ce type qui avait abusé son père à ce point. Il
continua sa demande sans attendre la réponse de
son interlocuteur.
« Voilà j’aurai au moins besoin de la journée
pour m’organiser, il faudrait que Luisita reste ici
pendant ce temps.
– Si tu ne reviens pas la chercher je l’emmène à
la DDASS.
– Je vais juste chercher des affaires pour le
voyage .
– Le voyage ?
– Oui mon père croyait que vous nous
emmèneriez en Espagne pour connaître sa terre.
– Sa terre ! » s’énerva Brahim, « tu ne sais pas
de quoi tu parles, tu mériterais de partir
directement à la police. Personne ne veut repartir
vers un pays où on meurt de faim, même moi
j’ai eu la trouille de passer en Espagne. Ne dis
pas n’importe quoi, ton père ne pouvait pas te
dire une pareille bêtise, plutôt aller dans le
désert ».
Les propos de Pedro venait de déclencher chez
Brahim une avalanche de ressentiments, il
gesticulait, sortait, entrait dans la cabane,
menaçait d’avertir le président de la république.
Le garçon s’installa près de sa sœur, Sa décision
était prise dès demain il partirait pour l’Espagne.
Brahim ne décolérait pas, il parla de la
dictature, de la police secrète, des voleurs, de la
famine, de la chaleur, de la misère. Chaque mot
renforçait chez Pedro le désir de partir, il sentait
confusément ce besoin de retrouver son histoire,
ses racines, ces petites choses dont on sous
estime souvent l’importance. Un goût, une
couleur, une odeur, des gestes, un imaginaire
que l’on porte sans en connaître les origines. La
voix de son père lui parvint distinctement, elle
couvrit le ton ravageur de Brahim.
Il lui dit encore les vagues, et la brume où se
cache les lutins, les vallées ou galopent les
chevaux sauvages. Son pays, la fin de la terre,
un port où se sont embarqués des milliers de
candidats à une vie meilleure. Les galiciens sont
toujours sur le départ, ils s’en vont et créent
ailleurs une terre qui ressemble à la leur. Ils
reviennent parfois et cherchent en vain une
histoire construite sans eux, « Nous sommes
ainsi les galiciens des voyageurs contraints par
la fatalité d’être né au bout du monde. Un jour
Pedro, tu reviendras à ma place, pour moi il est
trop tard, tu iras au Finistère et seulement tu
entendras les réponses ».
La voix s’atténue, celle de Brahim semble aussi
se calmer, le maçon le regarde, il comprend
l’inutilité de sa colère. Il se reprend, s’assoit face
à Pedro et reprend son souffle .
« Comment partirez-vous ?
– Papa nous a laissé de l’argent, nous irons en
train.
– Bon ! va chercher vos affaires j’attends ici,
dépêche-toi avant que je ne change d’avis ».
Pedro sortit en courant, l’Italien se tenait assis
dehors, il échangea avec lui un signe de la main,
il lui sembla faire partie de ces gens là.
Pedro eut vite fait de ramasser ses affaires, il fit
glisser une latte du plancher calée sous le pied
du lit. Il retira plusieurs pot de verres remplis de
billets de banque, il y avait là une véritable
fortune, de quoi vivre plusieurs mois sans se
rationner. Pedro saisit un carnet à la couverture
de cuir noir, il regarda les lettres rondes de son
père, les dessins, les schémas explicatifs. Il se
souvint des heures passées ensemble à préparer
l’éventualité d’un départ. Ils en riaient souvent
tandis que Luisita dormait sur les couvertures
amassées dans un coin de l’unique pièce. Ils
s’imaginaient le pire pour en briser le sort, Pedro
et Pedro deux mêmes prénoms sans doute par
prémonition. L’enfant sentait cela sans
comprendre, il s’attachait à bien noter les
détails, les consignes, il visualisait ce voyage
qu’il souhaitait ne jamais faire. Pedro
s’imprégna des murs rongés de salpêtre, des lits
construits dans des palettes de chantier. Il
observa une dernière fois cet univers, prit dans
sa mémoire ce renflement des instants consignés
au guichet de l’enfance. Il en conserva plusieurs
sous sa chemise, ils grandiraient au chaud dans
sa poitrine. Pedro éprouva aussi le besoin de
passer devant son école, de marcher sur les
tracés cent fois accomplis. Il se décida enfin à
laisser les murs délabrés, les ruelles étroites,
l’odeur d’urine, les relents d’eau stagnante sous
les porches. Il regagna les espaces en
construction, la terre éventrée, les montagnes de
terre, de sable et de gravier. Les maisons en file
indienne s’élevaient d’un seul tenant, les rues
larges, les placettes, et la vue à l’infini. Des
collines, des champs, des fermes, des maçons,
des bulldozers, un monde nouveau. L’odeur de
son père dans l’air, dans les bétonnières tournant
sans répit et les échafaudages à la poursuite du
ciel. Des bottes prisonnières de l’argile, des
carcasses de vieilles voitures dégagées des
ronces, des vaches égarées sur un terre-plein.
Des rues provisoires, des camions pleins de
caillasses, des cris, des paroles, la vie des gens
du bâtiment.
Pedro rejoignit enfin la baraque de chantier,
Luisita buvait un bol de lait, Brahim assis
contemplait les paumes de ses mains.
« Enfin te voilà ! »
Pedro ne répondit pas, il s’assura d’abord de la
santé de sa sœur, il sortit de son sac des affaires
et lui proposa de se changer.
« Bon alors explique moi un peu mieux tes
projets Pedro, il faut que je vois clair dans cette
histoire ».
Pedro tendit à Brahim le flacon de verre.
Brahim s’en saisit avec précaution, il l’ouvrit et
déplia un par un tous les billets.
« Deux cent mille francs ?
– Tu peux les prendre, en échange tu dois nous
amener moi et ma sœur en Espagne. À notre
arrivée je te donnerai la même somme.
– Il me faut trois mois pour gagner ça tu ne te
rends pas compte, reprends cet argent.
– Mon père l’avait préparé pour toi au cas où il
lui arriverait malheur ».
L’histoire virait au cauchemar, Brahim tentait
d’apercevoir le visage du défunt maçon. Il
l’interrogeait sur la conduite à tenir mais l’autre
restait bien au chaud dans son au-delà. Il le
maudit intérieurement pour tous les crépis, les
fondations, les ciments crémeux, liquides, ou
secs jamais parfaits. Il lui promit les flammes de
l’enfer pour ces enfants de vieux, les mains
pleines d’argent. Il le condamna aux tourments
éternels pour cette tentation, ce pousse au crime
sur l’innocence et la damnation de son âme.
Brahim posa les billets sur la table, il devait
oublier ce foutu voyage, cet idiot d’Espagnol et
son drôle de testament. Il se dit que cette
épreuve devait être la farce d’un djinn
revanchard qui aurait trouvé la route de
l’Europe. Céder à cette épreuve le condamnerait
inévitablement à rejoindre ces âmes damnées en
quête d’un remplaçant. Il ne serait pas celui là, le
piège se dévoilait maintenant dans toute sa
grossièreté. Il resta immobile la mine déconfite,
il se souvint de ce jour où il se figea devant un
dirham tombé d’une poche. La pièce de monnaie
posée sur la fine pellicule de sable l’absorbait
tout entier. Il songea aux délices, il ne parvint
pourtant pas à courber le dos pour s’en saisir. Ce
jour là il ressentit une grande force, il laissa le
vent enterrer la monnaie. Il passa ainsi durant
plusieurs jours un moment immobile à l’endroit
où la pièce avait disparu. Il s’inventa un trésor à
portée de main, la présence de centaine de pièces
enterrées sous le sable. Il ne s’attrista pas de
cette fortune laissée au sable, elle l’accompagna
des années durant. Un jour de tempête le
paysage changea, les dunes, les pierres roulèrent
et formèrent un autre pays. Brahim en oublia la
pièce et son esprit soudain redevint aussi pauvre
que les hardes de tissus sur son corps long et
fier. L’argent roulait donc comme les dunes, il
se découvrait subitement puis disparaissait à
nouveau sous l’assaut du vent. À le regarder on
se pensait déjà riche, il happait le courage
exactement comme le sable instable engloutit
l’imprudent.
Pedro insista, il exhibait les billets comme un
sabre, une lame dangereuse, Brahim recula, la
faveur cache parfois la menace.
Luisita s’approcha de Brahim et s’adressa à son
frère.
« Moi je voudrais qu’on parte bientôt mais un
voyage ça coûte combien ? »
Brahim se ressaisit, il prit une inspiration
profonde, expira bruyamment et s’assit sur le
bout du lit.
« Bon alors si j’ai bien compris, il faut vous
accompagner en Espagne ! »
Les enfants acquiescèrent silencieusement.
Brahim tenta d’expliquer, la distance, les
dangers, les voleurs d’enfants, la chaleur, la soif,
la faim. Rien n’y fit ! Il s’évertua à vanter les
mérites de la France, la chaleur d’un foyer, la
chance de vivre dans un pays moderne, la
possibilité de devenir des gens instruits, riches.
Il cita l’école pour tous, les congés payés, la
sécurité sociale, les docteurs, le dispensaire,
l’hôpital gratuit.
Les enfants ne se découragèrent pas davantage.
Il inventa alors un désert en Espagne, des
serpents et des aigles grands comme des avions.
Il se souvint d’un général dictateur, de la
Guardia civil, de la police secrète, des paysans
sur leurs ânes, des types cachés sous de grandes
cagoules blanches portant des torches. Les
enfants ne protestaient pas, ils écoutaient et leur
intérêt grandissait à chaque évocation du
conteur. Brahim comprit que le maçon marchait
aux côtés de son récit, il se décida d’un trait.
« Bon c’est d’accord je vous amène en Espagne,
je connais l’Andalousie, je m’y suis arrêté en
venant du Maroc ».
Pedro sursauta,
« Mon père nous a dit d’aller en Galice.
– Mais je pensais qu’il venait d’Andalousie.
– Non Papa m’a toujours parlé de la Galice, il
faut aller à saint Jacques de Compostelle ».
Pedro déplia une carte de l’Espagne sur la table,
il pointa son doigt sur la destination à atteindre.
Brahim sifflota entre ses dents, il ne connaissait
absolument rien de cette région Espagnole.
« Ecoutez les enfants une chose est sûre, si nous
y allons en train nous serons repérés rapidement.
– On va y aller à pieds ?
– Non Luisita, je pense que Brahim a une idée.
– Bien vu Pedro et cette idée elle va être dure à
convaincre, elle mesure pas loin de deux mètres
et doit peser cent vingt kilos.
– C’est le monsieur qui est assis devant la
porte ? » demande Luisita.
L’italien rentra dans la cabane sans frapper, sa
masse obscurcit la pièce, il semblait avoir
entendu toute la conversion.
« Tu tombes bien » dit Brahim, « je voudrais te
demander un service ».
L’italien croisa ses bras sur sa poitrine et bomba
le torse, dans cette attitude il paraissait encore
plus monstrueux. Il s’exprima dans un français
beaucoup plus correct qu’à l’accoutumée,
Brahim se demandait s’il rêvait ou si c’était bien
le même homme. Il proposait de les emmener
dans sa voiture jusqu’en Espagne, il avait
toujours rêvé de visiter la Galice. Il mettait à
disposition sa fiat cinq cent rouge, elle était
flambante neuve, il voulait aller en Italie mais
L’Espagne après tout lui paraissait une
destination aussi agréable.
Brahim toussota et s’excusa de ce qu’il allait
dire.
« En vérité j’avais pensé que tu pourrais nous
prêter ta voiture, on te la rendra au retour, les
enfants ont de l’argent pour te dédommager ».
L’Italien fondit comme une baudruche, ses yeux
se rapetissèrent, ses bras s’écroulèrent le long de
son corps, ses genoux fléchirent sous le coup. Il
regarda les enfants, mit la main à sa poche, et
sortit un trousseau de clefs. Le géant tendit le
trousseau à Luisita, Brahim voulut s’interposer
mais Pedro le retint. La fillette se saisit des clefs
puis les posa sur la table. L’Italien recula
doucement sa stature de colosse dans l’ouverture
de la porte.
« Si vous voulez, je vais vous montrer la voiture
».
Les trois voyageurs suivirent leur guide jusqu’à
une sorte de garage attenant à la baraque de
chantier de L’Italien. L’homme souleva des
cartons, des sacs à patates et découvrit une vraie
merveille automobile. Une voiture toute ronde,
toute petite, elle paraissait un jouet, Brahim se
demanda si l’Italien n’avait jamais tenté de caser
sa carcasse dedans.
« Je pourrai vous accompagner, je peux vous
aider en cas de problème ».
Le géant venait de prononcer ces paroles entre
ses dents, il regardait ses pieds et attendait
timidement une réponse.
– Moi je veux bien que tu viennes ».
La voix de la petite sonnait comme un coup de
semonce, Brahim regarda la fillette comme un
mirage, le géant comprit immédiatement, il vit la
route défiler, ressentit le souffle du voyage
affleurer sa peau. Son visage se fendit d’un
immense sourire, il ressemblait à un gosse, un
enfant trop grandi.
« Je m’appelle Marco » dit-il en rougissant.
Brahim et Pedro approuvèrent, ils se rendirent à
l’évidence la place du géant était auprès d’eux.
Brahim cligna des yeux il approuva la décision
de la petite et s’en remit au destin et aux tours
que jouent parfois la lune. Après tout un Arabe,
un monstre et deux enfants voyageant dans une
voiture de poche ne pourraient qu’attirer
l’attention. La route s’arrêterait au bout d’une
centaine de kilomètres et le rêve s’achèverait en
cul de sac. Il n’émit aucune réserve, ne
mentionna aucun doute, il leva les bras au ciel et
demanda l’aide de Dieu.
Elle vint instantanément.
« Nous sommes quatre pèlerins et nous allons
prier à Saint Jacques de Compostelle ».
Le souffle divin venait d’insuffler cette idée au
garçon, ils partiraient donc vers la terre promise.
Chapitre 2
El senior Ignacio Romanone passait son temps à
parcourir ses terres sur le dos de son cheval. Des
hectares d’oliviers, tout autour de Higueras de
Arjona, son sang Andalou virait au vinaigre dès
la moindre contrariété. Ignacio portait son âge
derrière ses rides comme un torero cache son
épée sous sa muleta. On ne savait jamais sous
quelle arabesque langagière se cacherait le coup
fatal.
Les gens du village évitait autant que possible sa
rencontre, ils préféraient passer au large et
opinaient du chapeau quand les rues étroites du
village les contraignaient à le croiser . Comme
ils ne disaient jamais non, les dialogues se
limitaient à cette étrange gymnastique de la
nuque. Ignacio boitait, on attribuait son handicap
à une charge des républicains près de Jaén. On le
pensait partisan des phalangiste de Franco, la
plupart regrettait surtout que le coup n’ait pas
dépassé de plusieurs centimètres la hauteur du
genou.
En vérité Ignacio devait son infirmité au sabot
d’un poulain et n’avait pris partie à aucune
bataille durant la guerre civile. Profondément
croyant il avait protégé le curé de la vindicte
populaire, royaliste il s’était débrouillé pour
donner à ses gens la protection lorsque les
troupes maures envahirent le village. Ignacio
passa sans encombres à travers les purges
fascistes, et continua à vivre comme ses parents
l’avaient toujours fait. Des années durant il
s’était démené à planter des oliviers, son
exploitation restait à des lieux à la ronde un
modèle d’adaptation.
La désertification, l’immigration, le peuplement
de la Catalogne, la famine, ne purent avoir
raison de sa capacité à survivre. Il se fondit dans
le paysage, se nourrit d’oignons et de pain sec,
éleva des chèvres, produisit de la vigne. Il
trouva des mains valides là où les autres
rencontraient seulement des vieilles femmes,
approvisionna les ouvriers du barrage en
légumes frais, oranges, viande. Les années
étaient passées comme un souffle, la terre
remplie d’oliviers s’étiraient à perte de vue
autour de Higueras de Arjona. L’étreinte
Franquiste vivait de ses dernières forces,
pourtant le regard d’Ignacio s’éteignait. Ses
yeux paraissaient morts, ils traversaient les
cranes et semblaient ne rencontrer personne.
Ce jour là le vieil homme longea comme à son
habitude la rue principale, il laissa s’abreuver sa
monture sur la place du village. À la terrasse du
café se trouvait une étrange famille, deux
adultes et cinq enfants étaient attablés et
sirotaient une de ces boissons ressemblant à du
pétrole. Voyant le cheval les enfants accoururent
vers lui, le père ne réagit pas. Ignacio par réflexe
plus que par méchanceté usa de sa cravache sans
ménagement et chassa les garnements.
Le père se leva et dans une langue de basse
souche égrena bien clairement tout un chapelet
d’insultes. Le vieux retrouva instantanément la
vigueur de son sang. Il lança sa monture contre
l’assaillant et l’immobilisa contre le portail de
l’église. En guise de leçon, il commençait à
compresser les côtes de l’importun quand la
femme saisit la manche du vieil homme et
réussit à le déséquilibrer. Le cheval s’affola et
partit au galop vers les écuries sans son cavalier.
Ignacio tomba lourdement au sol et ne put se
relever immédiatement. Il chercha un point
d’appui, le rebord de la fontaine se trouvait à
une dizaine de mètres. Personne ne bougea, la
scène parut à tous si irréelle qu’ils préférèrent
s’abstenir d’y jouer un rôle. Le vieil homme se
traîna en essayant de garder ce semblant de
dignité des hommes droits. L’homme le couvrit
d’insultes, s’approcha de lui et glissa sous sa
veste une enveloppe en prononça clairement
« pour Don Romanone » puis cracha par terre.
Ignacio resta assis de longues heures, un
acituneiro vint le chercher après avoir aperçut le
cheval sellé dans la cour de la ferme. Ignacio
resta dans ses murs de longues semaines, les
villageois ne s’en réjouissaient pas encore, on
voyait bien un changement mais personne ne se
sentait à l’abri d’un retour de bâton. Le soir dans
les tavernes les gens le plaignaient à voix haute,
se lamentaient sur sa santé, sur l’inconduite des
Catalans. On disait cela mais à voix basse on
plaisantait sur le handicap du vieux, on imitait sa
démarche poussive. Les premiers touristes
venaient de déboulonner un pan de l’histoire,
d’entrouvrir une porte où disparaîtrait bientôt un
temps révolu. Au dixième jour, Ignacio se
réveilla avec la ferme intention de réagir. Il
traîna sa carcasse dans la finca, muni de sa
canne il grandissait immédiatement de dix bons
centimètres. Grâce à son point d’appui il dépliait
son dos, relevait sa tête et son regard reprenait
alors ces reflets métalliques si effrayants. Les
gens
surent
immédiatement
qu’Ignacio
Romanone était de retour, ils arborèrent le profil
bas, recommencèrent à raser les murs et à opiner
du chapeau.
Seul Marcelino une sorte de majordome
d’imitation anglaise mais né à Arjonna le village
sur la colline d’en face connaissait le désarroi du
vieux.
Marcelino selon une alchimie restée mystérieuse
pouvait prédire à deux ou trois jours les humeurs
de son patron. Avant d’adresser une requête au
senior, on demandait l’avis du majordome, il ne
se trompait jamais dans ses prédictions. Après
l’épisode de sa chute de cheval, il comprit qu’un
ressort venait de se rompre. Jadis l’homme serait
mort d’un tel déshonneur, il n’aurait pas
surmonté une
pareille humiliation. Non !
Ignacio n’éprouvait aucune colère, il souffrait
physiquement mais il semblait avoir trouvé une
sorte de paix intérieure. Le vieil homme
parcourait sa propriété d’une autre manière, il
regardait ses arbres et semblait les observer plus
attentivement. Ils les palpait minutieusement,
élaguait
une branche sèche, caressait les
écorces, humait sa terre, brossait ses bêtes.
Marcelino attendait le moment de poser ses
questions. Il le regarda faire avec toute la
tendresse de ses dizaines d’années de service,
avec ce dévouement suranné des vieux
domestiques. Il le suivait de loin, ne le perdait
jamais complètement du regard, depuis la chute
Marcelino avait une sorte de pressentiment. Bien
qu’il s’en défende le domestique croyait à un
seul ordre du monde. Seul Dieu choisissait le
destin des hommes, pour satisfaire le dessein du
tout puissant il assumait sa tâche avec une
passion qui frisait le fanatisme. Il ne se
pardonnait pas son absence aux côtés de son
maître le jour de l’incident, depuis il patientait
attendant avec résignation l’instant du courroux.
Les jours, les semaines passèrent et la colère ne
perça pas le corps déplié de Don Romanone. De
temps en temps le vieil homme s’en allait seul et
à pieds s’appuyant sur sa canne le long des
chemins. De mémoire Marcelino ne se souvenait
pas avoir vu Ignacio Romanone se déplacer
autrement que monté sur son cheval. Son visage
mâché par le soleil, sa peau tannée, plissée,
craquée de rides profondes, s’adoucissait. Les
plissures des lèvres, des yeux de ce masque
fripé, se transformaient en ridules, en
expressions légères, sereines.
Le jour tant attendu finit par arriver, Marcelino
nettoyait les écuries, il ratissait le crottin quand
l’ombre du senior se dessina à l’entrée.
« Marcelino venez j’ai un service à vous
demander ».
Le domestique s’approcha avec crainte par
tradition, la voix du senior ressemblait plus à
une plainte qu’à une sommation. Il avait posé sa
phrase sur l’air en s’excusant presque de
molester les chevaux attachés dans leurs box.
« La voiture marche t’elle encore Marcelino ?
– La voiture senior ?
– Vous savez bien, on m’avait échangé une
voiture contre Poca-Pena la jument
noire
blessée au boulet ».
Marcelino se souvint de cette histoire, il y a
deux ou trois ans vint à la propriété un espèce de
gitan, il voulait acquérir un cheval et on lui avait
indiqué le domaine. Ignacio ne voulut céder
aucune bête, l’homme offrait des prix trois fois
inférieur au prix des bêtes. Dépité l’acheteur
aperçut dans un enclos une jument boiteuse, il
relança immédiatement Ignacio. Le patron
soupira, ce cheval n’avait aucune valeur, il
resterait boiteux toute sa vie. Il voulait en faire
une poulinière, elle pouvait peut-être mettre bas
des produits de valeurs. L’homme insista, il
connaissait un étalon de race et la ferait saillir
dés ses chaleurs. Malgré le prix modique
l’homme ne put rassembler l’argent demandé, il
offrit en prime sa voiture.
Ignacio n’avait jamais eu besoin d’un de ces
engins, il s’éloignait peu de ces terres, s’il devait
le faire il prenait le train. Il hérita ainsi d’une
Fiat cinq cent, une toute petite voiture ronde
comme un œuf. Il s’essaya les premiers jours
avec Marcelino à conduire cet engin, sur les
chemins de terre ils furent brinquebalés contre la
tôle et s’en tirèrent avec moult bosses et
contusions. On rangea l’engin dans la grange
sous une bâche et on l’oublia là.
« Elle est dans la grange senior, nous l’avons
mise là il y a déjà deux ou trois ans, je ne l’ai
jamais redémarré.
– Allons voir Marcelino ? »
Marcelino doutait maintenant de la santé
mentale du vieil homme, les chutes entraînent
des réactions à retardement, surtout si la tête a
percuté le sol.
« Tout va bien senior ?
– Marcelino faut-il que je me répète ? »
Apparemment, Ignacio récupérait sa capacité de
persuasion, l’avertissement troubla Marcelino au
point de le faire tituber. Le domestique s’avança
d’un pas contrit vers la grange où stationnait la
voiture. Il pria le ciel pour la trouver à l’endroit
où il l’avait entreposé sans regret. Marcelino
ouvrit le grand portail se fraya un passage à
travers des tonnes de sacs et trouva enfin la
bâche noire qui recouvrait l’engin.
« Elle est là senior !
– Très bien marcelino, occupez vous de la sortir,
de voir si elle peut-être remise
en état.
Demandez à Paco, il sait réparer les tracteurs, la
voiture ne devrait pas lui poser de difficultés.
S’il faut faire des frais n’hésitez pas, je veux
qu’elle fonctionne le plus rapidement possible ».
Marcelino trouva le courage de demander la
raison d’un tel empressement, et l’utilité d’une
telle dépense. Ne valait-il pas mieux pas acheter
une voiture en état ? il existait des véhicules
beaucoup plus moderne que ce cercueil sur
roues.
Le patron ne se fâcha pas de la curiosité de son
majordome, il lui demanda simplement de
garder le secret durant un certain temps. Si on
l’interrogeait il devrait dire qu’on voulait se
débarrasser du véhicule et qu’on le restaurait
pour le revendre. Ignacio Romanone ne
connaissait pas la valeur de l’argent personne ne
s’étonnerait de cette soudaine lubie.
En tout cas le mystère s’épaississait, au comble
de l’inquiétude Marcelino se risqua à
l’irréparable, il demanda ce que cachait une
pareille expédition.
Encore une fois Ignacio Romanone ne broncha
pas, il ne rentra pas non plus dans une de ces
colères qui le firent redouter des puissants. Il
demanda à Marcelino de le rejoindre à la nuit
tombée dans la chapelle où il affectionnait se
recueillir. Il pourrait tout lui dire, mais il le priait
de ne rien contester, ni de ne rien faire pour le
décourager. Sur ces mots le patron disparut,
Marcelino souleva la protection du véhicule et le
cerveau en ébullition s’attela à remplir cette
étrange mission.
La voiture n’avait en apparence pas souffert, la
peinture rouge une fois lavée paraissait neuve.
Aucune bosse, aucun point de rouille ne
cabossaient la carrosserie, la sellerie avait résisté
par miracle aux souris et autres mulots. Une fois
la batterie rechargée, le moteur démarra sans
protester, cette maudite machine attendait son
heure. Marcelino maudit la longévité de ces
italiennes, il espérait en secret que la machine
rende l’âme aux premiers assauts du démarreur.
Le mécanicien approuva satisfait le cliquetis des
culbuteurs, il apparut maintenant impossible au
majordome d’attenter aux rouages du tas de
ferraille. Le soir venu une file ininterrompue de
visiteurs s’agglutinèrent autour de la Fiat. Ils
ouvraient les portes, faisaient le tour du
propriétaire comme s’il eut s’agit d’une voiture
Américaine. Marcelino resta à surveiller et à
sermonner ceux qui voulaient s’installer au
volant de l’escargot. La tâche lui pris tant de
temps qu’il faillit oublier le rendez-vous à la
chapelle. Il recouvrit la voiture de la bâche,
agrémenta son départ de recommandations aux
gamins jouant près de là. Marcelino se dirigea le
pas pesant vers le lieu de rencontre.
Il franchit la porte de la chapelle, se signa et
s’agenouilla un peu en retrait de Don
Romanone. Il resta ainsi prostré sous le regard
de la vierge en priant de toutes ses forces pour
que l’épreuve ne soit pas trop dure. Il fit
rapidement une introspection et mise à part des
incartades tout à fait compréhensibles il se
rassura un peu sur les desseins de Dieu à son
égard.
« Je vais partir quelque temps ! »
La voix d’Ignacio retentit dans la crypte
amplifiée par le silence du recueillement.
Marcelino acquiesça de la tête sans comprendre
ce que venait de dire son maître. Sa position ne
permettait pas à Ignacio d’apercevoir le
mouvement de crâne saccadé de son majordome.
Il ne vit pas non plus son air ébahi, ses yeux
vides, hagards et cet effort insensé de
compréhension qui lui ridait tout le visage.
« Voilà, je m’en vais vers la Galice, je me rends
en pèlerinage sur le tombeau de Saint Jacques »
ajouta Don Romanone.

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