Ceménto - Jean-Claude Arévalo
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Ceménto - Jean-Claude Arévalo
Jean-Claude Arevalo L’ombre andalouse (roman) Chapitre 1 « Ceménto ! » L’appel venait du haut de l’échafaudage. « Cémento ! » La voix devint plus pressante. « Brahim, cémento mierda ! » Brahim renversa la gueule de la bétonnière dans la brouette, le ciment lui semblait bien comme il faut. Ni trop liquide, ni trop épais, ni trop pauvre, ni trop riche, le type qui gueulait en haut de l’échafaudage ne plaisantait pas avec la qualité du ciment. « Lé ciment pour lé crépis c’est comme la crème pour la femme, il doit glisser sour la fachade tou comprends ». Brahim ne voulait pas fâcher l’espagnol mais les crèmes des femmes était bien le dernier de ses soucis, il fit coulisser la corde sur la poulie et descendit le crochet à hauteur des seaux. « Cémento ! – Voilà, voilà, j’arrive » articula Brahim. Il arrima deux seaux, au moins l’autre aurait de quoi remplir sa gamatte et la fermerait le temps de préparer une autre brouette. « Cémento ». Brahim tira sur la corde, la cargaison s’éleva à trois mètres puis s’immobilisa. L’ennui avec les poulies autobloquantes, c’est qu’il faut tirer la corde en douceur, à la moindre hésitation la sécurité s’enclenche et coince la charge. Pour la débloquer il faut exercer une traction sèche et rapide permettant de libérer la roue et reprendre l’effort en rythme. Brahim concentra toute son énergie sur cette manœuvre subtile qui plus est avec deux seaux chargés à ras bord. Il ne vit pas le maçon inquiet pour sa crème de façade d’immeuble se pencher au-dessus du basting de sécurité. À l’époque personne ne se doutait qu’on recouvrirait les immeubles de posters de footballeurs, de peintures d’art urbain ou autres murs d’escalades. Non, c’était le temps où l’on construisait des blocs de béton pour éviter que les gens n’habitent sous des toits de tôles ou dans les quartiers insalubres du centre ville. Ni Brahim, ni Pedro ne savaient cela, tout ce qui importait c’était de bâtir le plus vite possible vu qu’on commençait à raser les vieux quartiers. Brahim tira de toutes ses forces alors que Pedro tentait de débloquer la poulie. Les deux mouvements furent à ce point synchronisés que Brahim fut soulevé dans les airs tandis que Pedro apprenait à ses dépends la loi de la gravité. À mi-parcours les deux compères se croisèrent, l’un finissait de penser, l’autre était loin de s’imaginer toutes les répercussions de son ascension mal assurée. Brahim descendit de la corde en se laissant glisser, ses mains brûlaient mais il ne sentait rien. Il s’agenouilla près de Pedro étalé les bras en croix, la face contre terre, il le retourna délicatement et le maintint calé contre ses genoux. Le maçon avait le visage recouvert de sang, il toussa et cracha des glaires vermillonnes. Il ouvrit les yeux, regarda Brahim et cracha encore. « Mierda Brahim, je t’avais dis oun seau pas deux, poutain d’Arabe ». Il toussa et de son nez commença à couler un flot de sang. « Hé Brahim » reprit Pedro « pour une fois c’était du bon ciment, du liquide comme la crème pour les couisses des femmes ». Brahim sentit la main de Pedro serrer la sienne. « Tou es oun vrai maçon maintenant hé Brahim, tou pourra prendre ouna femme si tou veux ». Brahim n’osait pas interrompre Pedro, il regardait le sang s’écouler de sa bouche et de son nez, il se dit qu’à ce rythme il ne lui en resterait plus tellement. « Tou doit la prendre avec des hanches larges, des gros nénés pour les bébés, et ouna pétite bouche » Brahim était habitué aux recommandations de Pedro sur le choix d’une femme mais jusqu’à présent il n’avait jamais parlé de bouche. Il se risqua à une question, d’habitude l’espagnol ne répondait jamais et lui disait qu’un Arabe ça ne comprenait rien aux femmes. Brahim lui ça le laissait froid parce qu’il était d’accord avec Pedro, les Arabes ça ne comprenaient rien aux femmes. « Pourquoi faut la prendre avec une petite bouche hein Pedro ? – Poutain d’Arabe » chuinta Pedro, l’air passait mal à travers sa bouche, il se noyait dans l’épaisse croûte de ses lèvres. « Pas Arabe Pedro, Berbère je te l’ai déjà dit. – Il faut finir la fachade, tou fait bien lé ciment Brahim, dou ciment comme la crêm... » Pedro n’acheva pas sa phrase il saisit l’épaule de Brahim, rapprocha son visage du sien tenta de balbutier des paroles puis se figea dans cette attitude. Brahim allongea le corps sur la terre, regarda le ciment répandu autour d’eux, il frotta ses yeux de la manche de sa veste. Pour un beau gâchis c’était un beau gâchis, il leva la tête et se mit à crier. Ils accoururent de partout, bien sûr c’était avant, quand sur les chantiers on parlait une langue étrange, ça ressemblait au français mais c’était pas du Français. Les gars eurent du mal à séparer les deux types, Brahim suivit l’ambulance pendant un moment, elle tourna au coin de la rue et s’en fut sirène hurlante. C’était trop tard. Un maçon et son manœuvre c’est con, mais ça fait comme une paire, un couple. On pense se détester mais on ne s’aperçoit pas comme on s’aime. Le gyrophare s’éteignit, et il ne restait que le manœuvre. Brahim retourna à l’échafaudage, il leva la tête, regarda la façade de l’immeuble, la casquette de Pedro tenait en équilibre sur le bord du madrier. Brahim gravit l’échelle ramassa la « gora », il ficha la casquette sur son crâne : Sans gora, disait Pedro tou né sera qu’oun demimaçon, il était temps maintenant. Toutes ces années du haut de son échafaudage, Brahim se remémora, tous les chevaux, les taureaux d’Andalousie, les belles Sévillanes, les chansons de Manolo Escobar. Au fond il ne savait trop rien de Pedro, juste des souvenirs d’immigré, avec tout ça il s’était fabriqué un monde, un univers des chantiers, des baraques jaunes sur des sols boueux, des journées d’intempéries à attendre de pouvoir travailler. Un bout de toit de tôle, une cigarette, une gorgée de vin rouge, rien en somme mais après ça il ne restait pas beaucoup de place. Tous les ouvriers l’escortèrent un moment en sortant du chantier, il y avait les plâtriers, les peintres, les carreleurs, les plombiers. Il regarda une dernière fois le ciment par terre, il se mélangeait à la poussière, à la boue. Pour sûr on pourrait pas le récupérer. Brahim se présenta à l’hôpital, il se doutait du résultat mais des fois on s’accroche à n’importe quoi. On sait les choses mais il faut les vérifier soi même un peu comme si on se montait la tête. Souvent dans les chantiers les histoires s’exagèrent, une chute forcit d’un étage à chaque corps de métier. Brahim doutait même de ces yeux, il ne faisait pas confiance à sa façon de voir les choses. La peur de perdre un ami ça déforme de l’intérieur, ça tord les tripes, serre le ventre vous enlève les idées claires. Devant la porte des urgences Brahim fut incapable de donner le nom de famille de Pedro, il ne lui avait jamais demandé. Il prononça « Pedro » et un gars au fond en bouse blanche répondit « ha le maçon ! » L’homme s’avança vers lui. Brahim n’aimait pas du tout la tête de ce type, un visage à annoncer le malheur. Il ressemblait à un marabout, à ces marchands du sud qui venait parfois dans son village. Ils s’avançaient à pieds, ils venaient de nulle part, ils sortaient du désert comme des mirages des djinns malfaisants. Ils portaient un grand sac sur les épaules, les femmes partaient se cacher dans les maisons, les hommes restaient accroupis près de l’entrée. Brahim savait qu’il ne fallait en aucun cas croiser le regard de l’homme bleu sinon le malheur trouverait en lui une porte d’entrée. Brahim se ressaisit, il se redressa face à l’homme docteur, et prononça à voix intelligible le prénom du maçon. L’autre secoua la tête, Brahim se ressaisit, tourna les talons et sortit sentir le rythme de la ville. C’est drôle pensa t-il, Pedro est mort et rien ne change, au Maroc tout s’arrête lorsqu’on conduit un mort au cimetière. Ici tout continue, au contraire tout s’accélère comme si les morts sentaient mauvais dans leurs cercueils en sapins. Brahim regagna sa maison, il prit soin de retirer ses bottes, de les fourrer dans une caisse prévue à cet effet. Il ouvrit la porte de la baraque de chantier en tôle restaurée avec un reste de peinture verte pour les ascenseurs. L’intérieur se composait d’une unique pièce jaune, pour faire plaisir à Pedro. Il disait que ça permettait d’oublier la grisaille, mais Pedro ne connaissait pas le soleil tenace du désert. Il ne savait pas l’ennui des tous ces jours identiques où l’on mourait à petit feu, la peau brûlée. Brahim adorait la brume, la pluie et les gouttes d’eau sur sa peau. Il regardait les rivières, les arbres, les fleurs et toute cette profusion de choses le remplissait de contentement. Il oubliait l’odeur de lait de chèvre caillé, le thé serré et âcre, les dattes qui lui gonflaient le ventre. Par la petite fenêtre découpée dans la tôle, il pouvait contempler à perte de vue, les immeubles modernes. Le sol ouvert de tous côtés par les tranchées regorgeant de tuyaux pour l’eau courante, l’électricité, le tout à l’égout. Plus tard il prendrait un logement ici même à l’abri de la famine, des serpents, des scorpions, des caillassages d’enfants. Brahim alluma le poêle à fuel, la chaleur envahit rapidement la pièce il devait être seize heures de l’après midi. Il s’allongea dans son lit avec un véritable matelas, et s’endormit rapidement. Au cours de la nuit il se réveilla plusieurs fois, dehors des terrassiers rattrapaient le retard, on voyait les phares de leurs engins. Le souvenir de Pedro revint plusieurs fois, mais comme la nuit fut très longue au petit matin Brahim allait beaucoup mieux. Il se leva s’enferma dans le réduit réservé à la douche et à la vaisselle et fit ses ablutions. Il déjeuna ensuite de son traditionnel café bien chaud puis se recoucha une nuit de deux jours et le chagrin serait passé. Le deuil dura donc deux journées de sommeil, le matin du troisième jour tout était fini. Enfin croyait t’il car même si Brahim gardait ce côté résigné des gens de son village, il n’était pas disposé à tout accepter. Le matin du troisième, il ouvrit donc la porte de sa baraque verte et chaussa ses bottes de maçon. Il faisait presque beau, une fine bruine chargeait l’atmosphère et tenait la brume accrochée au sol. Voilà pourquoi Brahim ne vit pas tout de suite les visiteurs qui se tenaient immobiles devant sa porte. Il passa devant eux sans rien penser, il exécuta même un léger mouvement de hanche pour éviter le plus petit des enfants. Il s’arrêta car une voix fluette, un son timide prononça son nom Il se retourna lentement en tenant le col de son ciré remonté, il aperçut deux petites formes. Il se rapprocha et distingua nettement un garçon qui devait avoir entre douze et quatorze ans et une fille toute minuscule. « Vous êtes Brahim ? » Brahim prit un air perplexe, que lui voulait deux enfants trempés de la tête au pieds ? « Brahim ! Non ce n’est pas moi mais j’ai un ami qui... – Excusez-nous » répondit le garçon, « on a du se tromper de maison. – Si tu cherches une maison petit, il ne faut pas venir par ici. Regarde autour de toi, les maisons ne sont pas encore finies, reviens dans un an ou deux. – Pourquoi il a la casquette de Papa ? » demanda la petite fille au garçon. « Je l’ai trouvée » répondit Brahim,« tiens tu peux la prendre si elle est à toi ! » Brahim prit la casquette dans sa main et la remit à la fillette. « C’est toi Brahim, » lui répondit-elle. « Je te dis que ce n’est pas moi Brahim mademoiselle comment ? – Elle c’est Luisa et moi Pedro, viens Luisa on s’en va, on va chercher Brahim dans les autres cabanes. – Bon, bon je peux lui faire une commission si vous voulez ». Le jeune garçon ignora la proposition et s’éloigna. Brahim haussa les épaules décolla ses bottes de la boue et partit dans la direction opposée. Il fît quelques pas puis surgit en lui un souvenir sournois, une image traîtresse bien cachée dans un repli des douleurs de l’enfance. Il se vit l’oreille ensanglantée, vrillé de souffrance derrière un rocher. La bouche sur le sable une main contenant le sang chaud, l’autre serrée sur le caillou meurtrier. Il se souvint aussi des rires des adultes et de l’immense solitude après ses larmes. Il attendit la nuit avant de rentrer dans l’unique pièce, en rampant comme un serpent. Il se cacha ainsi des siens pour laver la honte de leur regard, jamais il n’éprouva une plus grande solitude. Pas même à sa mère il ne put parler de ses larmes et de sa peur, il s’enfuit la journée chasser les scorpions, poursuivre les chiens jaunes, cracher sa colère sur les mendiants. « Hé vous deux ! » cria t’il en faisant demi-tour. Les deux enfants ne s’arrêtèrent pas, ils se dirigeaient vers la cabane de l’italien, un type capable d’avaler la moitié de la terre à son réveil. Brahim tentait d’accélérer le pas mais ses bottes collaient à la terre argileuse. Il parvint trop tard à hauteur des deux enfants, un colosse venait d’ouvrir la porte de la vieille baraque. Le géant regardait les enfants sans rien dire, il pouvait d’un seul coup de talon écraser les deux gosses mais, pour le moment il ne bougeait pas. Brahim l’avait vu plusieurs fois charger cinq sacs de ciment. La cargaison roulait sur sa nuque, les muscles de ses épaules remontaient à hauteur de ses oreilles comme deux arcs boutant. Deux cent cinquante kilos répartis sur des bras plus épais que des cuisses ! il parcourait ainsi tranquillement une centaine de mètres du camion à l’entrepôt affichant sa force aux hommes du chantier. Certains cranaient un peu en serrant leur manche de pelle, d’autres disait que la brute avait noyé un type dans un seau de ciment. Evidemment Brahim le poids d’un sac ça lui ancrait les chevilles dans le sol, alors il préférait avoir recours à la course à pieds. Sa pointe de vitesse ne lui servirait à rien dans ce cas là, il devrait parler mais il n’était pas sûr que le géant comprenne le français de chantier. Le gamin réitéra sa question en regardant l’Italien. Le regard du géant effectua plusieurs allers retours entre Brahim qui tentait des explications gestuelles et les enfants. « Venez avec moi les enfants, laissez monsieur Marchetti tranquille ? – Pas Marchetti, Marchatti capito ? » Brahim fit remarquer avec toute la politesse requise que l’Italien n’avait pas une tête d’arabe et qu’ils devaient faire erreur. Les Italiens du Sud ont horreur d’être confondu avec des maghrébins, celui–ci était de Milan ça tombait bien. « On ne cherche pas un Arabe, on cherche un berbère, mon père m’a dit que ce n’était pas pareil » répondit le garçon. « Alors tu l’as trouvé » répondit Brahim, je n’avais pas compris que tu cherchais un berbère, pourquoi tu ne l’as pas dit de suite ? Prends ta sœur et partons vite, celui là je l’ai vu écraser deux types avec une seule main. En plus il comprend que trois mots, manger, travailler, manger – Mais ça ne fait que deux » dit la petite. « C’est déjà trop pour lui, alors vous venez ou pas ? – Oui on vient ». Brahim s’excusa auprès de l’italien et conduisit les enfants dans sa baraque, l’Italien les suivit un peu en retrait. Lorsque le colosse passa devant la fenêtre il fît nuit noire, heureusement il continua sa course. « Bon alors, vous lui voulez quoi à Brahim ? – Papa a dit « si des fois il m’arrivait un malheur il faudra que tu ailles avec ta sœur voir Brahim ». – Mais comment il s’appelle ton père ? – Il est mort monsieur Brahim, il nous a dit « il faut voir Brahim, rien que lui ». – Mais comment il s’appelait ton père ? – Pedro monsieur. – Merde, merde, merde, ça alors ! mais Pedro était près de la retraite, je ne savais pas qu’il avait des enfants si jeunes. – Papa disait qu’on n’était pas obligé de dire qu’il était notre père, pour ne pas qu’on nous traite de gosses de vieux. – J’ai pas dis ça. – Non je sais, il disait aussi que chez vous on ne s’étonne de rien. – Ou ça chez moi ? – En Berberrie » dit la petite. « Et votre mère ? » demanda Brahim. Brahim apprit qu’une mère peut subitement disparaître en laissant deux enfants à un type qui pourrait être grand père. Cette alternative le laissa dubitatif son père à lui avait eu son quinzième enfant à un âge canonique mais pour ça il avait du répudier sa première épouse. Les gamins lui confirmèrent ne pas savoir où se trouvait leur mère et ne pas vouloir la retrouver. Personne ne disait rien dans le voisinage, parce que c’était le temps où un enfant sans mère c’était automatiquement une graine de vaurien. En un tour de main disait le petit on le mettrait à la DDASS ou dans une maison de correction et on le séparerait de sa sœur. Son père, ajouta le garçon lui avait recommandé de continuer à vivre pauvre mais libre et de s’occuper de sa sœur. Brahim demanda si à la DDASS on donnait du travail aux enfants pour fabriquer des tapis, ou redresser des morceaux de tôles. Au moins ils auraient de quoi manger en échange d’un travail. Le gosse lui rétorqua savoir par son père que les filles devenaient des putes et les garçons terminaient au pénitencier ou dans la légion. Il ajouta qu’après la guerre contre les curés en Espagne Pedro avait été enfermé dans une camp à Argelès. Brahim découvrait des quantités de choses sur son ami par la bouche de ses enfants. Pedro n’avait rien laissé au hasard, en s’y prenant bien les gosses pourraient retourner à l’école sans que personne ne se doute de rien. Il suffirait de changer les adresses, le petit Pedro se chargeait de signer du nom de sa mère les documents administratifs. Personne n’irait vérifier si une mère était là ou pas vu que c’était le temps où les histoires de pauvres ça n’intéressait pas la télé ni la politique. Il fallait vite trouver une solution. Avoir été élevé dans des endroits déserts vous développe l’instinct de survie, il faut toujours anticiper car la moindre erreur peut être fatale. À force d’apprendre à se cacher où il n’y a pas de reliefs, se mélanger au sable, aux tas de pierres, Brahim devinait vite les complications à venir. À Castres il n’y avait pas de désert, simplement les français pauvres, les immigrés et les militaires. Autour de la ville existait une sorte de camp de tôle, des maisons faites de bric et de broc appelé « le camp de vieille ». Brahim y avait séjourné au tout début de son arrivée en France, l’endroit n’était pas spécialement fréquentable mais il y habitait beaucoup d’Espagnol. Brahim rassembla quelques affaires, emporta sur son épaule le sac des enfants puis ils partirent en marchant vers le camp de la Vieille. Sur son dos il portait Luisa à califourchon, il sentait sur son cou sa respiration saccadée. Il ne leur avait même pas laissé le temps de se reposer. Il faut faire les choses dans l’action, sinon on hésite et alors les choses du hasard commencent à commander. Brahim pressa le pas, Pedro ne se plaignait pas, il trébuchait parfois, mais immédiatement remis sur pied il courrait pour se remettre en rythme. Le quartier s’était encore étendu, ici et là d’autres habitations précaires surgissaient de terre. La misère d’avant les immeubles ressemblait à des cabanes de pêcheurs. Des cabanes partout et des planches sur des moellons le long des ruelles pour marcher au-dessus de la merde. Au moins à l’odeur on ne pouvait pas se tromper surtout l’été, mais bon Brahim ne savait pas tout ça, pour lui forcément un pauvre ça va de soi, ne vit pas dans une maison de pierre. Pedro ne comprenait pas ce qu’il faisait là, il connaissait ce quartier mais ne se doutait pas un seul instant des desseins de son guide. Brahim posa Luisa à terre et il demanda à ce qu’on le suive sans dévier d’un pouce. Dans ce dédale de rues, d’enchevêtrements de toiture, même un chien pourrait perdre ses chiots. « Bon les enfants » dit Brahim en stoppant sa course devant un bâti fabriqué différemment des autres. Il se composait d’un grand toit très pentu recourbé aux extrémités, la pluie ruisselait sur les tôles martelées et creusait tout autour de la rue des ornières profondes. « Vous m’attendez là, je vais voir une amie qui pourra nous aider, elle vous dira de rentrer d’accord ! » Pedro et Luisa acquiescent sans cesser de regarder autour d’eux, une odeur putride émane du bâtiment. Les baraquements construis en retrait ceinturaient l’étrange agglomérat de ferraille. « J’ai peur » se plaignit Luisa. « Ne t’en fais pas on va rentrer dans la maison. – Y’a pas de lumière et ça sent mauvais ». Pedro en équilibre précaire sur les planches recula, il remarqua qu’effectivement la ceinture du bâtiment ne comportait aucune ouverture. Les murs étaient construis dans le même matériaux que le toit, on distinguait un décrochage des parois avant la jonction des tôles. Le garçon s’approcha de la porte où Brahim s’était faufilé, il l’appela plusieurs fois sans aucune réponse. « Luisa reste là, je vais voir à l’intérieur si je trouve Brahim ». La petite se serra contre son frère. « Je viens avec toi. – Bon reste derrière moi et surtout fais attention ». Pedro poussa la porte qui visiblement ne fermait pas, l’odeur devint soudain pestilentielle, le garçon venait de rentrer dans les latrines du bidonville. À l’autre extrémité une ouverture restée grande ouverte donnait accès elle aussi aux ruelles boueuses. « Ça pue la merde » crie Luisa. « Ne regarde pas Luisita, et sors vite ». Une femme obèse vidait son pot de chambre, elle déversa son contenu dans la fosse d’aisance, remonte sa jupe sur ses hanches en s’aidant de ses coudes, et renifla bruyamment. « Vous croyez que c’est un endroit pour jouer ? – On cherche un ami de mon père » répondit Pedro. « Il habite dans les chiottes l’ami de ton père ? – Non madame, on s’est trompé. – Foutez moi le camp, ou je vais aller le trouver moi ton père pour qu’il t’apprenne la politesse ». Les deux enfants se sauvèrent en courant dans la boue, ils franchirent le premier alignement de baraque, s’engouffrèrent dans une ruelle, escaladèrent un tas de ferraille entreposé là, et se cachèrent derrière une tôle ondulée. Pedro se recroquevilla en serrant sa sœur dans ses bras, ses pieds crottés et mouillés elle tremblait de tous ses membres. La fillette claquait des dents, se grattait fiévreusement les avants bras, son frère la frictionna de toutes ses forces pour tenter de la réchauffer. « On va mourir hein Pedro ? – Ne dis pas ça Brahim va venir nous chercher, on se lavera, on mangera un peu et ensuite tu pourras dormir. – Brahim ! il est parti sans nous ». Pedro avait compris dès la porte des urinoirs franchi, Brahim les avait volontairement perdus dans ce coupe gorge. Il fallait vite trouver une solution avant la nuit, mais avant il devait sortir de là. « Luisa on va retrouver Brahim il doit nous chercher tu comprends ? » La fillette remonta ses cheveux noirs sur le haut de sa tête, elle les assembla en un chignon succinct puis regarda son frère. Ses grands yeux noirs sur son visage clair cherchaient à comprendre. Elle sourit. Pedro y arriverait, elle le devinait à ses mâchoires crispées, à ses muscles tendus, elle avait confiance. Pedro sortit le premier de l’abri, une multitude d’hommes affluaient vers les baraques, ils revenaient du travail. Il suffisait de remonter le flot des ouvriers pour retrouver la sortie du baraquement. Pedro courrait au rythme de Luisa, il l’encourageait avec des mots tendres sans jamais crier, ni user de menaces. D’autres enfants sortirent des maisons, et commencèrent à les suivre, quatre d’entre eux parvinrent à leur hauteur. Ils se contentèrent de courir avec eux comme s’il fut s’agit d’un simple jeu. A cette époque les jeunes galopaient vite et jamais en ligne droite pour mieux éviter les torgnoles qu’ils prenaient souvent sans préavis. Pedro ne regardait pas, il tentait de rester concentré sur la colonne d’hommes. La route par laquelle ils étaient arrivés apparue à cent mètres, le cœur battant ils accélérèrent légèrement. Les enfants atteignirent la route avec soulagement, Pedro se retourna et observa enfin ses poursuivants. Ils devaient être une cinquantaine regroupés à cent mètres de la route. Deux d’entres eux lui firent un signe de la main amical, les autres les imitèrent et s’en retournèrent dans le baraquement. Pedro retrouva assez rapidement le chemin du chantier, son père l’emmenait souvent le dimanche se promener au milieu des gravats, des grues, des engins de toutes sortes. Pedro voyait chaque semaine la topographie du nouveau quartier changer, les H-L-M poussaient mais lui gardait une vue d’ensemble de l’endroit. En passant par les égouts en construction, on rejoignait d’autres chantiers sans se salir les pieds. Pedro rejoignit la cabane de Brahim, il n’y avait personne sauf l’Italien. Le colosse pencha la tête sur le côté, dévisagea Luisa, la petite grelottait, ses dents claquaient, ses genoux s’entrechoquaient. Le géant haussa les épaules, s’approcha de la porte de la baraque et exerça une poussée sèche sur la poignée. Il invita les enfants à rentrer d’un signe de la tête, il les précéda, posa sa gamelle sur la table, alluma le poêle et les invita à manger. Les enfants n’osaient pas faire un geste, la masse de ce type les paralysaient. L’homme arbre sortit de la baraque en baissant la tête, avant de refermer il porta ses doigts serrés à sa bouche puis désigna son sac sur la table. Une fois la porte fermée Pedro se précipita vers sa sœur, il la déshabilla, la frictionna énergiquement, l’entoura d’une couverture et l’installa près du poêle. Il trouva dans la besace de l’italien une miche de pain, une boite de pâté, un morceau de fromage et un litre de vin rouge. Le garçon trancha deux tartines qu’il garnit de pâté puis comme il ne trouvait rien d’autre à boire remplit un verre de vin. Luisa la bouche sèche avala plusieurs gorgées de la piquette puis avant la fin de la tartine s’endormit sur sa chaise. Pedro la coucha sur le lit, la couvrit et s’installa du mieux qu’il put pour attendre Brahim. Il pensa à toute ces années où il faudrait penser à se cacher si Brahim ne les aidait pas. Pour quelles raisons son père avait-il décidé de confier leur avenir à ce type, Pedro ne comprenait pas. Sûrement ne pensait-il pas mourir, cette idée devait être un plan de secours, une issue par défaut. L’improbable venait d’arriver, Pedro se servit un autre verre de vin, la tête lui tournait. Les années lui tombaient dessus, une charge terrible parfois on voudrait rester un enfant. Pedro but encore un peu, il pleurait ce chagrin caché à Luisa, les hommes sont faits pour être durs. Les larmes disait son père, c’est pour les autres, les artistes où les faibles pas pour les sans terre. La nuit tombait, Pedro vit son reflet dans l’unique fenêtre, avec l’obscurité on s’imagine plein de paysage dehors. La Galice, un bout de terre de granit, des forêts d’eucalyptus, l’océan à ses pieds. Il vit Luisita le teint halé courir sur les paysages contés par son père. Une maison aux confins de la terre, des dunes de sable ocre, une table, des oncles, des tantes, une grand mère, un grand père rassemblés sous la treille. Il vit le fond sombre de la nuit se répandre sur les boues du chantier, sa joue cherchait une épaule amie. Il n’avait pas d’âge, il ne voulait plus entendre parler d’âge simplement d’un temps tranquille, de jeux, du travail sans doute. Les engins allumèrent leurs phares, ils devinrent des étoiles dans un ciel clair, sans rafales de vent, l’esprit s’y laissa conduire, ici il faut éviter de flancher. Résister à quatorze ans, Pedro ne voulait devenir un homme, mais dehors la pluie ruisselait dans les flaques, la terre agrippait les semelles, il faisait froid. Les paupières lourdes Pedro tenait l’Espagne, la Galice au bout des cils. Il luttait, le sommeil lui enlevait toujours le souvenir, il préférait rêver aux limites de l’engourdissement des membres et tomber ensuite. Lorsque Pedro se réveilla, Brahim l’observa assis sur une chaise, le jour ne s’était pas encore levé. Le garçon revint d’un mauvais sommeil, il frotta ses yeux, racla sa gorge, la mort de son père, la cabane de chantier, tout cela n’était pas un cauchemar. Brahim avait un regard sévère, Pedro soutint ces yeux remplis de colère sans éprouver aucune peur, pas le choix, il devait affronter ce type. « Écoute petit, je ne peux rien pour vous, je n’ai pas d’argent, pas de maison, faut partir et pas revenir. Ton père il a eu une drôle d’idée de vous dire de venir me voir, je sais tout juste m’occuper de moi. Pourquoi vous iriez pas à la DDASS , il y a à manger et tout et tout. – Mon père croyait... – Oui ! je sais, on croit, on croit et puis les choses ne se passent pas toujours comme on croit. – Mon père disait « s’il m’arrive malheur, Brahim s’occupera de vous ». – Il ne m’a rien demandé ton père, je n’ai pas donné de parole, je n’étais même pas au courant. Ecoute Pedro je veux pas vous faire de la peine mais comment on pourrait vivre tous les trois ici, je pars le matin, je reviens la nuit et pas toujours. Au bout de trois jours la police serait ici, déjà qu’ils viennent à peine de me donner les papiers alors ils sont capable de me les reprendre. Il faut des femmes pour s’occuper de la petite ! Moi à part la maçonnerie, et encore... ton père passait son temps à me traiter d’incapable. Tu dois le savoir, ne me dis pas qu’il ne s’est jamais moqué de moi. « Brahim cémento ! » trop d’eau, pas assez de sable, ça n’allait jamais. On peut retourner au camp de la vieille, tu pourras y rester le temps de te décider ». Pedro regarda Luisa, elle dormait profondément, il s’approcha du lit, posa sa main sur son épaule. Brahim interrompit son geste, il préférait partir avant qu’elle ne se réveille, il préférait ne pas lui parler. Il s’approcha du garçon, lui tendit la main et lui souhaita bonne chance. « Avant de partir » demanda Pedro « pourriezvous nous rendre un service ? » Brahim ne se prononça pas, une expression soucieuse se peignit sur son visage, ses yeux se plissèrent, sa bouche se tordit vers le menton, ses épaules amorcèrent un mouvement saccadé. Pedro sourit il n’était fâché de voir le vrai visage de ce type qui avait abusé son père à ce point. Il continua sa demande sans attendre la réponse de son interlocuteur. « Voilà j’aurai au moins besoin de la journée pour m’organiser, il faudrait que Luisita reste ici pendant ce temps. – Si tu ne reviens pas la chercher je l’emmène à la DDASS. – Je vais juste chercher des affaires pour le voyage . – Le voyage ? – Oui mon père croyait que vous nous emmèneriez en Espagne pour connaître sa terre. – Sa terre ! » s’énerva Brahim, « tu ne sais pas de quoi tu parles, tu mériterais de partir directement à la police. Personne ne veut repartir vers un pays où on meurt de faim, même moi j’ai eu la trouille de passer en Espagne. Ne dis pas n’importe quoi, ton père ne pouvait pas te dire une pareille bêtise, plutôt aller dans le désert ». Les propos de Pedro venait de déclencher chez Brahim une avalanche de ressentiments, il gesticulait, sortait, entrait dans la cabane, menaçait d’avertir le président de la république. Le garçon s’installa près de sa sœur, Sa décision était prise dès demain il partirait pour l’Espagne. Brahim ne décolérait pas, il parla de la dictature, de la police secrète, des voleurs, de la famine, de la chaleur, de la misère. Chaque mot renforçait chez Pedro le désir de partir, il sentait confusément ce besoin de retrouver son histoire, ses racines, ces petites choses dont on sous estime souvent l’importance. Un goût, une couleur, une odeur, des gestes, un imaginaire que l’on porte sans en connaître les origines. La voix de son père lui parvint distinctement, elle couvrit le ton ravageur de Brahim. Il lui dit encore les vagues, et la brume où se cache les lutins, les vallées ou galopent les chevaux sauvages. Son pays, la fin de la terre, un port où se sont embarqués des milliers de candidats à une vie meilleure. Les galiciens sont toujours sur le départ, ils s’en vont et créent ailleurs une terre qui ressemble à la leur. Ils reviennent parfois et cherchent en vain une histoire construite sans eux, « Nous sommes ainsi les galiciens des voyageurs contraints par la fatalité d’être né au bout du monde. Un jour Pedro, tu reviendras à ma place, pour moi il est trop tard, tu iras au Finistère et seulement tu entendras les réponses ». La voix s’atténue, celle de Brahim semble aussi se calmer, le maçon le regarde, il comprend l’inutilité de sa colère. Il se reprend, s’assoit face à Pedro et reprend son souffle . « Comment partirez-vous ? – Papa nous a laissé de l’argent, nous irons en train. – Bon ! va chercher vos affaires j’attends ici, dépêche-toi avant que je ne change d’avis ». Pedro sortit en courant, l’Italien se tenait assis dehors, il échangea avec lui un signe de la main, il lui sembla faire partie de ces gens là. Pedro eut vite fait de ramasser ses affaires, il fit glisser une latte du plancher calée sous le pied du lit. Il retira plusieurs pot de verres remplis de billets de banque, il y avait là une véritable fortune, de quoi vivre plusieurs mois sans se rationner. Pedro saisit un carnet à la couverture de cuir noir, il regarda les lettres rondes de son père, les dessins, les schémas explicatifs. Il se souvint des heures passées ensemble à préparer l’éventualité d’un départ. Ils en riaient souvent tandis que Luisita dormait sur les couvertures amassées dans un coin de l’unique pièce. Ils s’imaginaient le pire pour en briser le sort, Pedro et Pedro deux mêmes prénoms sans doute par prémonition. L’enfant sentait cela sans comprendre, il s’attachait à bien noter les détails, les consignes, il visualisait ce voyage qu’il souhaitait ne jamais faire. Pedro s’imprégna des murs rongés de salpêtre, des lits construits dans des palettes de chantier. Il observa une dernière fois cet univers, prit dans sa mémoire ce renflement des instants consignés au guichet de l’enfance. Il en conserva plusieurs sous sa chemise, ils grandiraient au chaud dans sa poitrine. Pedro éprouva aussi le besoin de passer devant son école, de marcher sur les tracés cent fois accomplis. Il se décida enfin à laisser les murs délabrés, les ruelles étroites, l’odeur d’urine, les relents d’eau stagnante sous les porches. Il regagna les espaces en construction, la terre éventrée, les montagnes de terre, de sable et de gravier. Les maisons en file indienne s’élevaient d’un seul tenant, les rues larges, les placettes, et la vue à l’infini. Des collines, des champs, des fermes, des maçons, des bulldozers, un monde nouveau. L’odeur de son père dans l’air, dans les bétonnières tournant sans répit et les échafaudages à la poursuite du ciel. Des bottes prisonnières de l’argile, des carcasses de vieilles voitures dégagées des ronces, des vaches égarées sur un terre-plein. Des rues provisoires, des camions pleins de caillasses, des cris, des paroles, la vie des gens du bâtiment. Pedro rejoignit enfin la baraque de chantier, Luisita buvait un bol de lait, Brahim assis contemplait les paumes de ses mains. « Enfin te voilà ! » Pedro ne répondit pas, il s’assura d’abord de la santé de sa sœur, il sortit de son sac des affaires et lui proposa de se changer. « Bon alors explique moi un peu mieux tes projets Pedro, il faut que je vois clair dans cette histoire ». Pedro tendit à Brahim le flacon de verre. Brahim s’en saisit avec précaution, il l’ouvrit et déplia un par un tous les billets. « Deux cent mille francs ? – Tu peux les prendre, en échange tu dois nous amener moi et ma sœur en Espagne. À notre arrivée je te donnerai la même somme. – Il me faut trois mois pour gagner ça tu ne te rends pas compte, reprends cet argent. – Mon père l’avait préparé pour toi au cas où il lui arriverait malheur ». L’histoire virait au cauchemar, Brahim tentait d’apercevoir le visage du défunt maçon. Il l’interrogeait sur la conduite à tenir mais l’autre restait bien au chaud dans son au-delà. Il le maudit intérieurement pour tous les crépis, les fondations, les ciments crémeux, liquides, ou secs jamais parfaits. Il lui promit les flammes de l’enfer pour ces enfants de vieux, les mains pleines d’argent. Il le condamna aux tourments éternels pour cette tentation, ce pousse au crime sur l’innocence et la damnation de son âme. Brahim posa les billets sur la table, il devait oublier ce foutu voyage, cet idiot d’Espagnol et son drôle de testament. Il se dit que cette épreuve devait être la farce d’un djinn revanchard qui aurait trouvé la route de l’Europe. Céder à cette épreuve le condamnerait inévitablement à rejoindre ces âmes damnées en quête d’un remplaçant. Il ne serait pas celui là, le piège se dévoilait maintenant dans toute sa grossièreté. Il resta immobile la mine déconfite, il se souvint de ce jour où il se figea devant un dirham tombé d’une poche. La pièce de monnaie posée sur la fine pellicule de sable l’absorbait tout entier. Il songea aux délices, il ne parvint pourtant pas à courber le dos pour s’en saisir. Ce jour là il ressentit une grande force, il laissa le vent enterrer la monnaie. Il passa ainsi durant plusieurs jours un moment immobile à l’endroit où la pièce avait disparu. Il s’inventa un trésor à portée de main, la présence de centaine de pièces enterrées sous le sable. Il ne s’attrista pas de cette fortune laissée au sable, elle l’accompagna des années durant. Un jour de tempête le paysage changea, les dunes, les pierres roulèrent et formèrent un autre pays. Brahim en oublia la pièce et son esprit soudain redevint aussi pauvre que les hardes de tissus sur son corps long et fier. L’argent roulait donc comme les dunes, il se découvrait subitement puis disparaissait à nouveau sous l’assaut du vent. À le regarder on se pensait déjà riche, il happait le courage exactement comme le sable instable engloutit l’imprudent. Pedro insista, il exhibait les billets comme un sabre, une lame dangereuse, Brahim recula, la faveur cache parfois la menace. Luisita s’approcha de Brahim et s’adressa à son frère. « Moi je voudrais qu’on parte bientôt mais un voyage ça coûte combien ? » Brahim se ressaisit, il prit une inspiration profonde, expira bruyamment et s’assit sur le bout du lit. « Bon alors si j’ai bien compris, il faut vous accompagner en Espagne ! » Les enfants acquiescèrent silencieusement. Brahim tenta d’expliquer, la distance, les dangers, les voleurs d’enfants, la chaleur, la soif, la faim. Rien n’y fit ! Il s’évertua à vanter les mérites de la France, la chaleur d’un foyer, la chance de vivre dans un pays moderne, la possibilité de devenir des gens instruits, riches. Il cita l’école pour tous, les congés payés, la sécurité sociale, les docteurs, le dispensaire, l’hôpital gratuit. Les enfants ne se découragèrent pas davantage. Il inventa alors un désert en Espagne, des serpents et des aigles grands comme des avions. Il se souvint d’un général dictateur, de la Guardia civil, de la police secrète, des paysans sur leurs ânes, des types cachés sous de grandes cagoules blanches portant des torches. Les enfants ne protestaient pas, ils écoutaient et leur intérêt grandissait à chaque évocation du conteur. Brahim comprit que le maçon marchait aux côtés de son récit, il se décida d’un trait. « Bon c’est d’accord je vous amène en Espagne, je connais l’Andalousie, je m’y suis arrêté en venant du Maroc ». Pedro sursauta, « Mon père nous a dit d’aller en Galice. – Mais je pensais qu’il venait d’Andalousie. – Non Papa m’a toujours parlé de la Galice, il faut aller à saint Jacques de Compostelle ». Pedro déplia une carte de l’Espagne sur la table, il pointa son doigt sur la destination à atteindre. Brahim sifflota entre ses dents, il ne connaissait absolument rien de cette région Espagnole. « Ecoutez les enfants une chose est sûre, si nous y allons en train nous serons repérés rapidement. – On va y aller à pieds ? – Non Luisita, je pense que Brahim a une idée. – Bien vu Pedro et cette idée elle va être dure à convaincre, elle mesure pas loin de deux mètres et doit peser cent vingt kilos. – C’est le monsieur qui est assis devant la porte ? » demande Luisita. L’italien rentra dans la cabane sans frapper, sa masse obscurcit la pièce, il semblait avoir entendu toute la conversion. « Tu tombes bien » dit Brahim, « je voudrais te demander un service ». L’italien croisa ses bras sur sa poitrine et bomba le torse, dans cette attitude il paraissait encore plus monstrueux. Il s’exprima dans un français beaucoup plus correct qu’à l’accoutumée, Brahim se demandait s’il rêvait ou si c’était bien le même homme. Il proposait de les emmener dans sa voiture jusqu’en Espagne, il avait toujours rêvé de visiter la Galice. Il mettait à disposition sa fiat cinq cent rouge, elle était flambante neuve, il voulait aller en Italie mais L’Espagne après tout lui paraissait une destination aussi agréable. Brahim toussota et s’excusa de ce qu’il allait dire. « En vérité j’avais pensé que tu pourrais nous prêter ta voiture, on te la rendra au retour, les enfants ont de l’argent pour te dédommager ». L’Italien fondit comme une baudruche, ses yeux se rapetissèrent, ses bras s’écroulèrent le long de son corps, ses genoux fléchirent sous le coup. Il regarda les enfants, mit la main à sa poche, et sortit un trousseau de clefs. Le géant tendit le trousseau à Luisita, Brahim voulut s’interposer mais Pedro le retint. La fillette se saisit des clefs puis les posa sur la table. L’Italien recula doucement sa stature de colosse dans l’ouverture de la porte. « Si vous voulez, je vais vous montrer la voiture ». Les trois voyageurs suivirent leur guide jusqu’à une sorte de garage attenant à la baraque de chantier de L’Italien. L’homme souleva des cartons, des sacs à patates et découvrit une vraie merveille automobile. Une voiture toute ronde, toute petite, elle paraissait un jouet, Brahim se demanda si l’Italien n’avait jamais tenté de caser sa carcasse dedans. « Je pourrai vous accompagner, je peux vous aider en cas de problème ». Le géant venait de prononcer ces paroles entre ses dents, il regardait ses pieds et attendait timidement une réponse. – Moi je veux bien que tu viennes ». La voix de la petite sonnait comme un coup de semonce, Brahim regarda la fillette comme un mirage, le géant comprit immédiatement, il vit la route défiler, ressentit le souffle du voyage affleurer sa peau. Son visage se fendit d’un immense sourire, il ressemblait à un gosse, un enfant trop grandi. « Je m’appelle Marco » dit-il en rougissant. Brahim et Pedro approuvèrent, ils se rendirent à l’évidence la place du géant était auprès d’eux. Brahim cligna des yeux il approuva la décision de la petite et s’en remit au destin et aux tours que jouent parfois la lune. Après tout un Arabe, un monstre et deux enfants voyageant dans une voiture de poche ne pourraient qu’attirer l’attention. La route s’arrêterait au bout d’une centaine de kilomètres et le rêve s’achèverait en cul de sac. Il n’émit aucune réserve, ne mentionna aucun doute, il leva les bras au ciel et demanda l’aide de Dieu. Elle vint instantanément. « Nous sommes quatre pèlerins et nous allons prier à Saint Jacques de Compostelle ». Le souffle divin venait d’insuffler cette idée au garçon, ils partiraient donc vers la terre promise. Chapitre 2 El senior Ignacio Romanone passait son temps à parcourir ses terres sur le dos de son cheval. Des hectares d’oliviers, tout autour de Higueras de Arjona, son sang Andalou virait au vinaigre dès la moindre contrariété. Ignacio portait son âge derrière ses rides comme un torero cache son épée sous sa muleta. On ne savait jamais sous quelle arabesque langagière se cacherait le coup fatal. Les gens du village évitait autant que possible sa rencontre, ils préféraient passer au large et opinaient du chapeau quand les rues étroites du village les contraignaient à le croiser . Comme ils ne disaient jamais non, les dialogues se limitaient à cette étrange gymnastique de la nuque. Ignacio boitait, on attribuait son handicap à une charge des républicains près de Jaén. On le pensait partisan des phalangiste de Franco, la plupart regrettait surtout que le coup n’ait pas dépassé de plusieurs centimètres la hauteur du genou. En vérité Ignacio devait son infirmité au sabot d’un poulain et n’avait pris partie à aucune bataille durant la guerre civile. Profondément croyant il avait protégé le curé de la vindicte populaire, royaliste il s’était débrouillé pour donner à ses gens la protection lorsque les troupes maures envahirent le village. Ignacio passa sans encombres à travers les purges fascistes, et continua à vivre comme ses parents l’avaient toujours fait. Des années durant il s’était démené à planter des oliviers, son exploitation restait à des lieux à la ronde un modèle d’adaptation. La désertification, l’immigration, le peuplement de la Catalogne, la famine, ne purent avoir raison de sa capacité à survivre. Il se fondit dans le paysage, se nourrit d’oignons et de pain sec, éleva des chèvres, produisit de la vigne. Il trouva des mains valides là où les autres rencontraient seulement des vieilles femmes, approvisionna les ouvriers du barrage en légumes frais, oranges, viande. Les années étaient passées comme un souffle, la terre remplie d’oliviers s’étiraient à perte de vue autour de Higueras de Arjona. L’étreinte Franquiste vivait de ses dernières forces, pourtant le regard d’Ignacio s’éteignait. Ses yeux paraissaient morts, ils traversaient les cranes et semblaient ne rencontrer personne. Ce jour là le vieil homme longea comme à son habitude la rue principale, il laissa s’abreuver sa monture sur la place du village. À la terrasse du café se trouvait une étrange famille, deux adultes et cinq enfants étaient attablés et sirotaient une de ces boissons ressemblant à du pétrole. Voyant le cheval les enfants accoururent vers lui, le père ne réagit pas. Ignacio par réflexe plus que par méchanceté usa de sa cravache sans ménagement et chassa les garnements. Le père se leva et dans une langue de basse souche égrena bien clairement tout un chapelet d’insultes. Le vieux retrouva instantanément la vigueur de son sang. Il lança sa monture contre l’assaillant et l’immobilisa contre le portail de l’église. En guise de leçon, il commençait à compresser les côtes de l’importun quand la femme saisit la manche du vieil homme et réussit à le déséquilibrer. Le cheval s’affola et partit au galop vers les écuries sans son cavalier. Ignacio tomba lourdement au sol et ne put se relever immédiatement. Il chercha un point d’appui, le rebord de la fontaine se trouvait à une dizaine de mètres. Personne ne bougea, la scène parut à tous si irréelle qu’ils préférèrent s’abstenir d’y jouer un rôle. Le vieil homme se traîna en essayant de garder ce semblant de dignité des hommes droits. L’homme le couvrit d’insultes, s’approcha de lui et glissa sous sa veste une enveloppe en prononça clairement « pour Don Romanone » puis cracha par terre. Ignacio resta assis de longues heures, un acituneiro vint le chercher après avoir aperçut le cheval sellé dans la cour de la ferme. Ignacio resta dans ses murs de longues semaines, les villageois ne s’en réjouissaient pas encore, on voyait bien un changement mais personne ne se sentait à l’abri d’un retour de bâton. Le soir dans les tavernes les gens le plaignaient à voix haute, se lamentaient sur sa santé, sur l’inconduite des Catalans. On disait cela mais à voix basse on plaisantait sur le handicap du vieux, on imitait sa démarche poussive. Les premiers touristes venaient de déboulonner un pan de l’histoire, d’entrouvrir une porte où disparaîtrait bientôt un temps révolu. Au dixième jour, Ignacio se réveilla avec la ferme intention de réagir. Il traîna sa carcasse dans la finca, muni de sa canne il grandissait immédiatement de dix bons centimètres. Grâce à son point d’appui il dépliait son dos, relevait sa tête et son regard reprenait alors ces reflets métalliques si effrayants. Les gens surent immédiatement qu’Ignacio Romanone était de retour, ils arborèrent le profil bas, recommencèrent à raser les murs et à opiner du chapeau. Seul Marcelino une sorte de majordome d’imitation anglaise mais né à Arjonna le village sur la colline d’en face connaissait le désarroi du vieux. Marcelino selon une alchimie restée mystérieuse pouvait prédire à deux ou trois jours les humeurs de son patron. Avant d’adresser une requête au senior, on demandait l’avis du majordome, il ne se trompait jamais dans ses prédictions. Après l’épisode de sa chute de cheval, il comprit qu’un ressort venait de se rompre. Jadis l’homme serait mort d’un tel déshonneur, il n’aurait pas surmonté une pareille humiliation. Non ! Ignacio n’éprouvait aucune colère, il souffrait physiquement mais il semblait avoir trouvé une sorte de paix intérieure. Le vieil homme parcourait sa propriété d’une autre manière, il regardait ses arbres et semblait les observer plus attentivement. Ils les palpait minutieusement, élaguait une branche sèche, caressait les écorces, humait sa terre, brossait ses bêtes. Marcelino attendait le moment de poser ses questions. Il le regarda faire avec toute la tendresse de ses dizaines d’années de service, avec ce dévouement suranné des vieux domestiques. Il le suivait de loin, ne le perdait jamais complètement du regard, depuis la chute Marcelino avait une sorte de pressentiment. Bien qu’il s’en défende le domestique croyait à un seul ordre du monde. Seul Dieu choisissait le destin des hommes, pour satisfaire le dessein du tout puissant il assumait sa tâche avec une passion qui frisait le fanatisme. Il ne se pardonnait pas son absence aux côtés de son maître le jour de l’incident, depuis il patientait attendant avec résignation l’instant du courroux. Les jours, les semaines passèrent et la colère ne perça pas le corps déplié de Don Romanone. De temps en temps le vieil homme s’en allait seul et à pieds s’appuyant sur sa canne le long des chemins. De mémoire Marcelino ne se souvenait pas avoir vu Ignacio Romanone se déplacer autrement que monté sur son cheval. Son visage mâché par le soleil, sa peau tannée, plissée, craquée de rides profondes, s’adoucissait. Les plissures des lèvres, des yeux de ce masque fripé, se transformaient en ridules, en expressions légères, sereines. Le jour tant attendu finit par arriver, Marcelino nettoyait les écuries, il ratissait le crottin quand l’ombre du senior se dessina à l’entrée. « Marcelino venez j’ai un service à vous demander ». Le domestique s’approcha avec crainte par tradition, la voix du senior ressemblait plus à une plainte qu’à une sommation. Il avait posé sa phrase sur l’air en s’excusant presque de molester les chevaux attachés dans leurs box. « La voiture marche t’elle encore Marcelino ? – La voiture senior ? – Vous savez bien, on m’avait échangé une voiture contre Poca-Pena la jument noire blessée au boulet ». Marcelino se souvint de cette histoire, il y a deux ou trois ans vint à la propriété un espèce de gitan, il voulait acquérir un cheval et on lui avait indiqué le domaine. Ignacio ne voulut céder aucune bête, l’homme offrait des prix trois fois inférieur au prix des bêtes. Dépité l’acheteur aperçut dans un enclos une jument boiteuse, il relança immédiatement Ignacio. Le patron soupira, ce cheval n’avait aucune valeur, il resterait boiteux toute sa vie. Il voulait en faire une poulinière, elle pouvait peut-être mettre bas des produits de valeurs. L’homme insista, il connaissait un étalon de race et la ferait saillir dés ses chaleurs. Malgré le prix modique l’homme ne put rassembler l’argent demandé, il offrit en prime sa voiture. Ignacio n’avait jamais eu besoin d’un de ces engins, il s’éloignait peu de ces terres, s’il devait le faire il prenait le train. Il hérita ainsi d’une Fiat cinq cent, une toute petite voiture ronde comme un œuf. Il s’essaya les premiers jours avec Marcelino à conduire cet engin, sur les chemins de terre ils furent brinquebalés contre la tôle et s’en tirèrent avec moult bosses et contusions. On rangea l’engin dans la grange sous une bâche et on l’oublia là. « Elle est dans la grange senior, nous l’avons mise là il y a déjà deux ou trois ans, je ne l’ai jamais redémarré. – Allons voir Marcelino ? » Marcelino doutait maintenant de la santé mentale du vieil homme, les chutes entraînent des réactions à retardement, surtout si la tête a percuté le sol. « Tout va bien senior ? – Marcelino faut-il que je me répète ? » Apparemment, Ignacio récupérait sa capacité de persuasion, l’avertissement troubla Marcelino au point de le faire tituber. Le domestique s’avança d’un pas contrit vers la grange où stationnait la voiture. Il pria le ciel pour la trouver à l’endroit où il l’avait entreposé sans regret. Marcelino ouvrit le grand portail se fraya un passage à travers des tonnes de sacs et trouva enfin la bâche noire qui recouvrait l’engin. « Elle est là senior ! – Très bien marcelino, occupez vous de la sortir, de voir si elle peut-être remise en état. Demandez à Paco, il sait réparer les tracteurs, la voiture ne devrait pas lui poser de difficultés. S’il faut faire des frais n’hésitez pas, je veux qu’elle fonctionne le plus rapidement possible ». Marcelino trouva le courage de demander la raison d’un tel empressement, et l’utilité d’une telle dépense. Ne valait-il pas mieux pas acheter une voiture en état ? il existait des véhicules beaucoup plus moderne que ce cercueil sur roues. Le patron ne se fâcha pas de la curiosité de son majordome, il lui demanda simplement de garder le secret durant un certain temps. Si on l’interrogeait il devrait dire qu’on voulait se débarrasser du véhicule et qu’on le restaurait pour le revendre. Ignacio Romanone ne connaissait pas la valeur de l’argent personne ne s’étonnerait de cette soudaine lubie. En tout cas le mystère s’épaississait, au comble de l’inquiétude Marcelino se risqua à l’irréparable, il demanda ce que cachait une pareille expédition. Encore une fois Ignacio Romanone ne broncha pas, il ne rentra pas non plus dans une de ces colères qui le firent redouter des puissants. Il demanda à Marcelino de le rejoindre à la nuit tombée dans la chapelle où il affectionnait se recueillir. Il pourrait tout lui dire, mais il le priait de ne rien contester, ni de ne rien faire pour le décourager. Sur ces mots le patron disparut, Marcelino souleva la protection du véhicule et le cerveau en ébullition s’attela à remplir cette étrange mission. La voiture n’avait en apparence pas souffert, la peinture rouge une fois lavée paraissait neuve. Aucune bosse, aucun point de rouille ne cabossaient la carrosserie, la sellerie avait résisté par miracle aux souris et autres mulots. Une fois la batterie rechargée, le moteur démarra sans protester, cette maudite machine attendait son heure. Marcelino maudit la longévité de ces italiennes, il espérait en secret que la machine rende l’âme aux premiers assauts du démarreur. Le mécanicien approuva satisfait le cliquetis des culbuteurs, il apparut maintenant impossible au majordome d’attenter aux rouages du tas de ferraille. Le soir venu une file ininterrompue de visiteurs s’agglutinèrent autour de la Fiat. Ils ouvraient les portes, faisaient le tour du propriétaire comme s’il eut s’agit d’une voiture Américaine. Marcelino resta à surveiller et à sermonner ceux qui voulaient s’installer au volant de l’escargot. La tâche lui pris tant de temps qu’il faillit oublier le rendez-vous à la chapelle. Il recouvrit la voiture de la bâche, agrémenta son départ de recommandations aux gamins jouant près de là. Marcelino se dirigea le pas pesant vers le lieu de rencontre. Il franchit la porte de la chapelle, se signa et s’agenouilla un peu en retrait de Don Romanone. Il resta ainsi prostré sous le regard de la vierge en priant de toutes ses forces pour que l’épreuve ne soit pas trop dure. Il fit rapidement une introspection et mise à part des incartades tout à fait compréhensibles il se rassura un peu sur les desseins de Dieu à son égard. « Je vais partir quelque temps ! » La voix d’Ignacio retentit dans la crypte amplifiée par le silence du recueillement. Marcelino acquiesça de la tête sans comprendre ce que venait de dire son maître. Sa position ne permettait pas à Ignacio d’apercevoir le mouvement de crâne saccadé de son majordome. Il ne vit pas non plus son air ébahi, ses yeux vides, hagards et cet effort insensé de compréhension qui lui ridait tout le visage. « Voilà, je m’en vais vers la Galice, je me rends en pèlerinage sur le tombeau de Saint Jacques » ajouta Don Romanone.