Annabelle Gugnon, PAROLE DE STAGIAIRE

Transcription

Annabelle Gugnon, PAROLE DE STAGIAIRE
Parole de stagiaire
Annabelle Gugnon
Clinique de La Borde
Vous vous souvenez ? C’était midi en été et nous mangions du melon couleur d’orange. Nous
étions six à une table de six, dans la salle à manger du château. C’était jour de fête, jour de
théâtre. Je revenais pour la première fois à La Borde après mon stage. L’un d’entre vous a dit
: « Tu veux pas écrire sur c’que t’as vécu ici ? » Les quatre autres ont trouvé l’idée plutôt
bonne et moi, j’ai dit pourquoi pas.
Oui : pourquoi pas. Mais, d’abord, j’aimerais donner voix au silence parce qu’avec Yvonne
nous avions parlé du ciel et des nuages. Du bleu qui vire coton. Nous étions assises près d’une
fenêtre et nous évoquions un pays sage. Lointain. Plutôt vers là-bas. Je m’apprêtais à m’en
aller et je lui ai dit : « J’oublierai pas ici, ça a changé quelque chose pour moi. » Elle a
répondu du bout des lèvres : « Ne me dis pas quoi, garde-le pour toi. » Et puis, nous avons dit
du silence. C’est ce silence-là que je vous répète.
Je me souviens bien. Dans le train, pour arriver à La Borde, j’étais avec Le Grand Meaulnes
dans une étrange fête. Dans un château entre vents et marais. Il y a les rires des villageois
déguisés et les notes d’un piano. Il y a le désespoir de Frantz de Galais qui dit à Meaulnes : «
Je préfère vous avertir : je ne suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j’ai voulu
me tirer une balle dans la tête et c’est ce qui vous explique ce bandeau sur le front (…) » Et le
train s’arrête. Je lis le nom de cette gare de campagne, c’est Mer. Mer à la campagne, c’est un
message de rêve. Comme une poésie de Boris Vian. « J’voudrais pas crever avant qu’on aie
inventé (…) la mer à la campagne et la campagne à la mer, la fin de la douleur, les journaux
en couleur… » Bientôt c’est Blois, puis ce sera la clinique de La Borde. Pourquoi je vais faire
un stage là-bas ? J’suis pas une professionnelle de la profession, j’y connais rien. Comment ça
va être ? Vous le savez n’est-ce pas : le cœur bat parfois très vite. Je reprends confiance en me
rappelant ces paroles offertes dans une ruelle de Bretagne : « T’as pas de formation ? tant
mieux, comme ça pas de mauvaises habitudes… »
Et me voilà arrivée sur cette nef aux allures de château pointu. Arrivée ? Disons que je suis là.
Au bout de quelques jours, j’ai envie de repartir. C’est difficile d’entrer là-d’dans. Mais c’est
quoi ce dedans ? Des lieux, des mots, des histoires communes, des gens que je ne connais pas.
Et au centre, la maladie mentale que je connais encore moins. Il me faudra un temps
d’itinerrance pour trouver ma place, pour dessiner mon arabesque institutionnelle (investir
certains endroits et d’autres pas, certaines personnes et d’autres pas, certaines activités et
d’autres pas…).
Et puis il y a eu le premier blues. C’était le soir, j’étais descendue chercher un bol de tisane et,
croisant Daniel, je lui souhaitai de passer une bonne nuit et de faire de beaux rêves. Il me
répondit : « Ici, nous on ne fait plus de rêves. » Cette réponse provoqua en moi un grand
désarroi. Comment… plus de rêve ? Se déchaîna alors un flot de questions. Mais que fait-on
ici ? Les gens ne guérissent-ils pas ? S’il n’y a plus de rêve à réaliser mais à quoi peut servir le
temps ? Qu’est-ce que c’est l’espérance ici ? Et ma joie de vivre, est-elle une indécence de
normopathe ? Mais où je suis ? Où sont ces autres ?
Oui : l’autre. L’autrement-même. Le troublant autre en moi-même. Que se passe-t-il ? Des
autres j’en ai croisé beaucoup en trente-deux ans d’existence. En quoi est-ce différent ici ? Je
ne sais pas le définir, c’est bien trop complexe. C’est peut-être une plus grande amplitude
entre l’autre et le même. Le mouvement entre identité et différence que je fais pour
communiquer est plus large ici. Donc plus marquant, voire happant. En tout cas, je rentrai à
Paris et c’est en remontant le boulevard Saint-Michel que je m’en aperçus : j’étais arrivée à
La Borde.
Connaissez-vous cette sensation surprenante quand, après quelques jours de navigation,
remettant le pied à terre, le sol du port se met à tanguer ? Les données sont inversées : c’est
sur le bateau qu’on est en équilibre et sur terre qu’il faut ajuster ses pas. Voilà ce qui se passe
dans ma tête en remontant ce boulevard parisien. Comme si je n’avais cessé tout au long de
cette première semaine labordienne de chercher l’équilibre dans un émouvant mouvement. A
présent, cet effort m’est habituel et ne plus le faire me donne le tournis.
A La Borde, au fil des jours, la familiarité s’est installée. Avec les pensionnaires, les
soignants, le lieu. Je suis désormais prise là-d’dans. Dans le sam du matin, à la vaisselle, à la
cuisine, à la réunion du club, à l’atelier clown, modeljazz, au poulailler, au jardin… Les
occupations quotidiennes forment une toile de fond qui permet les rencontres, les rires, les
discussions. Parfois s’y glisse un éclair inédit, un événement, qui rythme le cours des choses,
qui sépare l’avant et l’après. Mais ça, c’est impossible de le savoir immédiatement. Est-ce
toutefois cet espoir qui anime le dynamisme si particulier des gens de l’endroit ?
En effet, les idées y fusent. Les rêves y ont une place de choix et se concrétisent à une allure
étonnante. La réunion du club est de ce point de vue une piste d’envol fourmillante. Mais où
c’est qu’ils vont chercher tout ça ? Cette sortie en roulotte, cette journée sportive interclinique, ces visites de château, d’expos, cette buvette où l’on vend en paréo des boissons
exotiques ? Et puis, un jour : t’as une idée ? ‘Ben tu la proposes à la réunion du club. Et me
voilà avec un budget de cinq cents francs pour monter un atelier bijoux. Presque aussitôt deux
monitrices me lèguent un fonds de perles « qui dormaient là ». L’atelier n’a pas encore eu lieu
mais déjà il existe : dit c’est dit.
La parole ici est d’honneur. C’est évident : elle a le rôle principal. Ce qu’elle véhicule
d’envies et de difficultés semble toujours rencontrer l’attention et la parole d’un autre. Elle
circule avec rapidité. Elle était là, on la retrouve plus loin avec quelques variations et parfois
un début de réponse. Elle continue de cheminer ; s’étoffe de différents registres, fait des
gammes et déploie enfin son pouvoir résolutoire. C’est parce qu’elle est prise au sérieux qu’au
lieu de l’éventer, ses errements la nourrissent. A La Borde il n’y a pas de parole de fou. Parce
qu’une parole de fou est une parole que plus personne n’accueille, qui prend toujours la même
voix pour se retourner sur elle-même. Or ici, autant que possible, tout dire est entendu, il ne se
perd plus dans l’impasse d’un sens unique, il devient promesse de dialogue, invitation à se
déplacer, allant-devenant.
Et combien les échanges sont riches d’imprévus. Les réunions d’accueil du vendredi sont à ce
titre un ravissement : c’est sérieux, on y parle de la vie de la clinique, de ce qui se passe, de ce
qu’il faudrait changer, des projets, de ceux qui ont été réalisés et de ceux qui le seront. Les
nouveaux venus se présentent, on salue ceux qui partent. C’est sérieux cette réunion mais
aussi c’est tellement léger. Sur la trame de l’ordre du jour se tissent les réflexions les plus
inattendues, les phrases les plus déroutantes. On passe d’un registre à l’autre sans crier gare.
Cette assemblée est un véritable poème en marche auquel chacun donne son écho, d’écoute ou
de mot.
Discerner pour maintenir le cap du symbolique, se servir du vent de l’imaginaire sans le
laisser mettre les voiles au diable vauvert, être là, réellement, sensibilité en éveil prête à
accompagner l’aubaine d’un hasard. Toute cette attention portée à ce qui se dit et ce qui se
passe, crée une fatigue que je ne connaissais pas. Comment expliquer ce genre d’épuisement ?
Peut-être par son remède (assez western) : que plus personne ne cause. Le soir quand je
m’arrête, les mots, les réponses, les rires, les activités de la journée résonnent, s’amplifient,
s’embrassent dans un intime brouhaha et j’ai besoin de faire le vide. J’ai besoin d’un temps de
lisière : quelques minutes pour atteindre un silence, avant de repartir vers d’autres moments
de vie.
Déjà les rythmes des percussions sonnent l’appel. C’est un atelier du soir. Toujours il y a du
bonheur dans ce rassemblement : nous sommes assis en cercle, avec une multitude de congas
différents (je suis désolée de ne pas savoir leurs noms.) Il y a Alain et Ahmed, deux
moniteurs, qui s’évertuent à donner corps aux envolées anarchiques des uns et des autres. «
Allez, toi tu donnes un rythme », les autres sont invités à y accorder leur singularité. Après
quelques errements, l’unité devient transportante. L’ambiance est joyeuse. Je regarde ces
visages souriants. Certains étaient pourtant si soucieux aujourd’hui… Les percussions font
éclore quelque chose de bien particulier, comme un apaisement. Peut-être parce que les
battements ont entouré de sécurité les premiers instants de notre vie ; quand, encore lové dans
la matrice, le cœur de notre mère rythmait nos progrès vers le monde…
C’est dimanche après-midi, l’heure de l’atelier clown. Il est animé par Hélène ; c'est une pro.
Elle est à la salle de spectacle pour accueillir les arrivants pendant que je sillonne la clinique
pour battre le rappel. Surtout ne pas oublier François. Il m’a dit plusieurs fois cette semaine
qu’il aimerait venir mais pas pour rester spectateur, non, « cette fois il faut que j’y arrive à
aller sur scène ».
Ça commence. Hélène le répète : « Il ne faut pas faire le clown mais être le clown. » Il ne
s'agit pas de composer mais de se déployer tel qu'en soi-même. En toute simplicité. Bon, allez
on s'échauffe. Ceux qui veulent restent dans le public et les autres : en piste. Puis, tout le
monde s’assoit. Hélène invite : « Qui veut faire une impro ? »
Yvonne s'y risque. Elle met sur ses cheveux blonds le petit chapeau noir et chausse le nez
rouge et rond. Pour le clown, c'est important son nez : c'est le masque derrière lequel il peut se
déployer tel qu'en lui-même. Yvonne entre en scène, les applaudissements l'accueillent. Puis
c'est le silence. Elle s’assoit sur la chaise posée au milieu de la piste et elle invente un clownmusicien. Son violon joue des notes de plus en plus aiguës. Il en souffre. Tellement que sur
son visage, ça se crispe et ça pleure. Tout son corps tremble d'une tension de chanterelle.
Même ses larmes deviennent stridentes. Mais il n’arrête pas de jouer les notes blessantes : il
ne le peut pas…
« Tu viens, je te paie un pot au bar ? » « Volontiers. » — J'aime bien ce jeune homme ; quand
je le rencontre, me reviennent ces mots de René Char : « Comment m'entendez-vous, je parle
de si loin… » —« Qu’est-ce tu prends ?» Assis chacun sur un tabouret, accoudés au zinc, nous
nous décidons pour deux limonades. Il paie puis s’en va, soudainement. Je réceptionne les
limonades, récupère la monnaie. J’attends mais il ne revient pas. Et moi, je comprends rien. Je
pars à sa recherche. Le retrouve assis sur les escaliers de la cuisine. Alors me reviennent les
mots du docteur Tosquelles : une scène, un comédien qui doit jouer son rôle en tenant le
rideau d’une main, parfois la main lâche, le rideau tombe : l’action n’a plus lieu de se
dérouler.
Eh ben quand même (le poids de l’éducation…) : je ne peux pas garder l’argent qu’on m’a
rendu au bar, il lui appartient. Je fais irruption dans son monde, je n’y ai pas été conviée et je
me sens comme un machiniste qui entrerait dans le champ de la caméra après le clap. A toute
vitesse, je lui mets les quelques pièces dans la main et je me sauve, désemparée. C'était au
début du stage. Par la suite, j’ai appris à me servir de l’institution et des différentes scènes
qu’elle propose pour relier, si nécessaire, les pointillés.
C’est à ce genre de moment que je pense la nuit au lieu de dormir. Quelle est donc la cause de
cette veille nocturne qui surprend tant de stagiaires ? Ce n’est pas une insomnie, c’est comme
s’il n’y avait pas le temps pour dormir : trop d’événements de la journée à tisser au fil de soi
la nuit venue. Au début, j’ai appelé cela le syndrome-Pénélope†: tisser au soleil et défaire à la
lune. Mais ce n’est pas ça, c’est plutôt filer le jour et ourdir la nuit : ce n’est pas en
contradiction, c’est en élaboration.
Matin-ménage. Ça turbine dans tous les sens, en tablier bleu. Aujourd’hui avec Annie, nous
entreprenons le lavage des vitres de la porte d’entrée du château. Echelle, chiffon blanc et
spray décapant, nous ne sommes pas avares d’énergie… Françoise, une pensionnaire de
quarante ans, vient à passer et trouve une onde où glisser : « Dites Annabelle pourquoi quand
vous faites le ménage, vous choisissez toujours de laver des fenêtres ou des portes ? » Je reste
interloquée : c’est tellement vrai et je ne l’avais jamais remarqué. Le lendemain, sans plus
penser à sa réflexion, je pousse l’échelle avec Francis et nous nous en prenons à d’autres
carreaux. Françoise arrive et quand nos regards se croisent, nous partons pour un grand rire.
Tout son visage, buriné par la souffrance, s’éclaire. Elle l’a compris avant moi : juchée sur
mon escabeau d’alu, mon torchon à la main, je suis en quête de lumière. Il faut bien le dire, le
moyen employé est insolite. Françoise rit encore, ses yeux couleur épices invente un éclat de
cannelle, un subtil voile où la vie se révèle. Douce.
Quelques heures plus tard, en la rencontrant, je lui adresse un sourire. Elle me répond par un
agressif : « Laissez-moi tranquille ! » Oui : le brouillard tombe et s'épaissit vite. Comme la
poussière sur une fenêtre. Cependant, une fois qu'on l'a rencontrée, rien ne peut souiller l'éclat
de l'authenticité. Je ne sais pas dire grand'chose de La Borde, c'est tout un monde et je n'y suis
restée que deux mois. Mais je pense avoir saisi que c'est un pays où inlassablement, on essaie
de maintenir ouverte une porte qui mène de l'insupportable au devenir. Et alors, j'ai envie de
dire : oui : je suis de ce pays-là.