Dimanche 23 novembre 2003 - 18 h 00 Opéra royal du château de
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Dimanche 23 novembre 2003 - 18 h 00 Opéra royal du château de
97 Dimanche 23 novembre 2003 - 18 h 00 Opéra royal du château de Versailles Les Fêtes de Thalie Prologue ballet de Jean-Joseph Mouret Les Amours de Ragonde comédie lyrique de Jean-Joseph Mouret avec Stéphanie Revidat, dessus (Melpomène* et Mathurine) Valérie Gabail, dessus (Thalie* et Colette) Mark Tucker, haute-contre (Colin) Cyril Auvity, haute-contre (Thibault) Christophe Crapez, taille (Ragonde) Mathias Vidal, taille (Blaise) Bernard Deletré, basse (Apollon* et Lucas) Solange Anorga, dessus (chœur) Matthieu Heim, basse (chœur) LES PALADINS Françoise Duffaud, Guillaume Humbrecht, Judith Depoutot Olivier Briand, Léonore de Recondo, François Costa, violons Gilles Deliege, Géraldine Roux, Françoise Couvert, Valérie Pronier, altos Emmanuelle Guigues, viole de Gambe Emilia Gliozzi, Dominique Dujardin, violoncelle Franck Ratajczyk, contrebasse Amélie Michel, François Nicollet, flûte Clémentine Humeau, Fabrice Gand, hautbois Yanina Yacobson, taille de hautbois Nicolas Pouyanne, basson Marc Wolff, théorbe, Violaine Cochard, clavecin DIRECTION ET CLAVECIN : JÉRÔME CORREAS (*) : interviennent dans les Fêtes de Thalie 98 La duchesse du Maine Musicien venu du Sud-Est de la France comme André Campra, Jean-Joseph Mouret est né le 11 avril 1682 à Avignon. Âgé de 25 ans, il « monte » à Paris et trouve rapidement un poste en qualité de maître de musique chez le duc de Noailles. Maréchal de France, capitaine des gardes du corps, ministre d’état et mémorialiste, Adrien Maurice, comte d’Ayen, puis duc de Noailles, était le frère de Marie-Victoire-Sophie de Noailles, mariée avec Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, lesquels auront un fils, le duc de Penthièvre à qui échoira le domaine de Sceaux en 1775, à la mort du Comte d’Eu, resté comme son frère le prince de Dombes sans descendance. Un an après ce premier engagement, Mouret entre au service du duc du Maine comme surintendant de sa Musique à la cour de Sceaux. En 1711, Mouret épouse Madeleine, fille de Jacques Prompt de Saint-Mars, surintendant des finances du château. Le contrat est signé le 20 octobre et porte les augustes signatures du duc et de la duchesse du Maine, de leurs deux fils Louis-Auguste et Louis-Charles de Bourbon, de Marie-Anne de Bourbon, sœur de la duchesse du Maine qui avait épousé l’année précédente à Sceaux le duc de Vendôme, de Nicolas Malezieu et de son épouse, gouvernante des enfants du couple princier. Si le contrat civil est signé chez un notaire parisien, c’est à l’église Saint-Symphorien de Versailles, ville où demeurait le musicien qu’a lieu, quatre jours plus tard, la cérémonie religieuse. Malgré ses fonctions au château de Sceaux, nous constatons que Mouret n’y habite pas. Après son mariage, il s’installe à Paris, place du Palais Royal. C’est aussi à Paris qu’il mène principalement sa carrière. De 1714 à 1718, il est chef d’orchestre de l’Académie royale où il fait représenter ses ouvrages lyriques. Dès Les Fêtes de Thalie1 (14 août 1714) sur un livret de Joseph de La Font, Mouret se fait remarquer par son originalité, en faisant chanter sur l’éminente scène de l’Académie royale de musique, qui s’était émue des tragédies lyriques de Lully, des personnages du quotidien, « habillés à la française » et évoluant sur le mode de la comédie. D’abord critiqué pour son audace, « ce ballet, dont l’idée était neuve et singulière sur la scène lyrique eut Les Amours de Ragonde un succès prodigieux, et les représentations en ont toujours été applaudies2 ». Mouret dédia cette pièce à la duchesse du Maine : Les applaudissements dont Votre Altesse Sérénissime a honoré les ouvrages que j’ai faits, pour contribuer à ses plaisirs, m’ont inspiré le désir de donner au public Les Fêtes de Thalie. Votre choix et votre goût, Madame, sont si sûrs, que l’honneur de vous appartenir et de vous plaire, doit répondre d’un plein succès. En effet, l’approbation d’une des plus illustres princesses du monde ne doit-elle pas entraîner tous les suffrages ? Que je serai heureux, Madame, si Votre Altesse Sérénissime reçoit favorablement l’hommage que j’ose lui présenter ! Je borne toute mon ambition à lui donner le reste de ma vie, des marques du zèle ardent et du très profond respect avec lequel je suis, Madame, De Votre Altesse Sérénissime, Le très humble, très obéissant, et très soumis serviteur Mouret Cet opéra-ballet est constitué d’un prologue et de trois entrées : La Fille, La Veuve – renfermant une Noce de village formée de chœurs et de danses – et La Femme. Le prologue met en scène les muses de la tragédie et de la comédie, Melpomène et Thalie, qui se disputent leurs mérites respectifs. L’une estime que « Rien ne peut égaler [ses] spectacles pompeux », alors que l’autre trouve des limites à la tragédie : « On est bientôt las de pleurer, Se lasse-t-on jamais de rire ? ». Apollon tente de les réconcilier, mais devant le départ de Melpomène qui se sent méprisée, Thalie peut chanter « Mon art est le plus grand des arts », après quoi les Jeux et les Plaisirs célébrent son triomphe. À partir de 1716, Mouret travaille pour le Théâtre Français, puis devient le compositeur officiel du Théâtre Italien. Le 6 avril 1717, il s’essaie à la tragédie en musique avec Ariane sur un livret de PierreCharles Roy et Joseph de Lagrange-Chancel, deux auteurs assidus de la cour de Sceaux. Il dédie encore l’ouvrage à la duchesse du Maine, tout comme la tragédie Pirithoüs en 1723 et le ballet héroïque Les Grâces en 1735. Malgré l’échec de l’œuvre, Mouret poursuit sa carrière toujours aussi brillamment, à la cour comme chantre de la Musique de la Chambre, et surtout à la ville en tant que directeur du Concert spirituel à partir de 1728. Mais sa chute est tout aussi impressionnante. En 1736, à la mort du duc du 99 100 La duchesse du Maine Maine, Mouret perd sa place à Sceaux. Il doit aussi renoncer à son poste à la tête du Concert spirituel, puis à celui du Théâtre Italien. Devant tant de coups malheureux du sort, son esprit ne résiste pas. Atteint de démence, il entre le 16 avril 1738 chez les Pères de la Charité de Charenton Saint-Maurice où il meurt le 20 décembre. Si l’on ne possède pas de portrait peint ou gravé de Mouret, des écrits font foi de l’aspect agréable de sa personnalité : « Sa figure était prévenante, son visage toujours gai et riant, et sa conversation spirituelle et plaisante, animée des saillies de son pays dont l’accent donnait encore plus d’agrément, et sa voix, assez belle pour un compositeur, contribuait aussi à le rendre plus aimable, et à le faire rechercher dans les meilleures compagnies3 ». Contraste s’il en est entre ce savoureux tableau et la triste fin du musicien… Dans les ouvrages composés pour Sceaux, on ne trouve le nom de Mouret qu’à partir de 1714, année où démarrèrent les Grandes Nuits auxquelles il participa plus qu’aucun autre compositeur. Il fut présent dès la Première Nuit qui prit place le 31 juillet 1714 ; l’allégorie de la Nuit faisait un remerciement à la duchesse du Maine, suivi d’un air (perdu) de sa composition sur un texte de Malezieu, sorte de grande épître dédicatoire pour l’ensemble des nuits : Sommeil, va réparer les beautés ordinaires ; Va rafraîchir leurs teints, va ranimer leurs traits ; Tes soins ne sont pas nécessaires À la Reine de ce Palais. De tes divins pavots l’essence la plus pure Ne peut rien ajouter à l’éclat de ses yeux : Pareils à ces flambeaux, qui brillent dans les cieux Pour éclairer les hommes et les dieux, Ils sont d’immortelle nature, Le repos leur est odieux. Pour la Cinquième Nuit, Mouret compose la musique des deux premiers intermèdes, toujours de Malezieu. Dans le premier, nous retrouvons le personnage du Sommeil, chassé du château, qui tente de se réfugier dans le pavillon de l’Aurore où il paraît « couché sur un lit de pavots dans un des cabinets du Pavillon, dormant au bruit d’une douce musique ». Le Lutin de Sceaux qui le poursuit « arrive avec un cortège bruyant, et le surprend dans cet état : il le réveille par une musique vive, accompagnée de paroles et de danses Les Amours de Ragonde propres au sujet, et par l’éclat d’un jour brillant, formé par une illumination qui tout d’un coup se découvre, et fait voir la beauté du lieu, orné de mille festons de fleurs ». Le Sommeil est contraint de laisser la place au Lutin, non sans lui lancer des menaces « effrayantes ». Le second intermède fait intervenir Zéphire et Flore distribuant des fleurs à toute l’assemblée. Lorsqu’en 1752, la duchesse du Maine confia à Nicolas Delobel la décoration des plafonds des cabinets latéraux du pavillon de l’Aurore, elle se souvint sans doute de cette Cinquième Nuit et demanda au peintre de représenter Flore couronnée par Zéphire. Lors de la Sixième Nuit, l’intermède composé par Mouret consista en une « espèce de représentation du Sabbat », c’est tout ce que nous savons. Le second intermède de Genest, uniquement récité, montrait un dialogue entre Thalie et Melpomène, les deux muses que nous retrouvons dans le prologue des Fêtes de Thalie. La Septième Nuit ne fut pas moins surprenante que la précédente, mettant en scène des savants de l’Observatoire, des chercheurs de trésors et des loups-garous. Les premiers viennent consulter Malezieu au sujet d’un nouvel astre qui apparaît tous les quinze jours dans le ciel, les seconds, envoyés par l’enchanteur Merlin, cherchent un trésor, enfin, les loups-garous et des gens devenus fous trouvent à Sceaux une guérison à leurs maux. L’astre, le trésor et le remède se révèlent être évidemment… la duchesse du Maine. Ici, seul l’intermède des savants est de Mouret, les deux autres ayant été confiés à Colin de Blamont et Marchand. Les Douzième et Treizième Nuits scellent la collaboration de Mouret avec Philippe Néricault Destouches, poète né à Tours en 1680. Attaché au Régent qui lui obtient en 1723 le fauteuil de Campistron à l’Académie française, il sera l’un des plus abondants auteurs de comédies du XVIIIe siècle français. Après toutes ces Nuits où l’on n’avait pas regardé à la dépense pour les rendre les plus splendides possibles, la duchesse du Maine, ayant pris conscience (lit-on dans les Divertissements de Seaux, mais il est plus probable qu’on lui fit prendre conscience…) des fortunes englouties dans ces fêtes, décida de les interrompre tout en ne pouvant se résoudre bien longtemps à cette privation. Aussi, le soir du 22 novembre 1714, prit place la Douzième Nuit, mais cette fois « avec plus de modération ». La Duchesse décida même de la donner ellemême, sans faire appel aux traditionnels maîtres de cérémonie qu’étaient le « roi » et la « reine ». Sur une idée de la duchesse du Maine, Destouches conçut Le Mystère ou les Fêtes de l’Inconnu 101 102 La duchesse du Maine dont l’esprit était de renouer avec les plaisirs simples de la pastorale et de la nature, sans « ornements excessifs et superflus » comme dans les premières fêtes de Châtenay louées par le Mercure galant4. Au mois de décembre, l’on continua dans l’esprit de modération souhaité par la duchesse du Maine qui demanda à Destouches et Mouret de concevoir une seule comédie entièrement en musique. Lorsque bien des années après sa création à Sceaux, l’œuvre (Les Amours de Ragonde) est reprise sur la scène de l’Académie royale le 30 janvier 1742, Destouches se rappelle, dans cette lettre à Tanevot : « En vérité, Monsieur, vous m’étonnez ! Est-il possible qu’on représente les Amours de Ragonde sur le théâtre de l’Opéra, et que cette bagatelle y attire tout Paris ? J’en suis émerveillé, je vous l’avoue. Ce qui redouble ma surprise, c’est que quelques beaux esprits osent se vanter hautement d’être les auteurs de ce petit poème lyrique ; si peu de gloire ne valait pas la peine de mentir. Mais si vous m’avez étonné, Monsieur, je vais bien vous surprendre à mon tour : apprenez que c’est moi qui l’ai composé pour S.A.S Mme la Duchesse du Maine, et qui l’ai fait représenter à Sceaux dans le mois de décembre 1714. J’ose même ajouter que cette illustre princesse l’honora de ses applaudissements ; et je me flatte qu’elle n’a pas oublié que j’en suis l’auteur, aussi bien que d’un autre divertissement qui avait précédé celui-ci, le vingtdeuxième de novembre de la même année et qui était intitulé : Le Mystère ou les Fêtes de l’Inconnu. Ce furent deux espèces d’impromptu ; car à mesure que je composais les vers, feu M. Mouret les mettait en musique avec une facilité merveilleuse ; en sorte que le poète et le musicien semblaient se disputer à qui aurait plus tôt fini sa tâche, pour satisfaire à l’impatience d’une Princesse à qui nous souhaitions donner des marques de notre zèle, et de l’ambition que nous avions tous deux de contribuer à ces nobles amusements, et d’y joindre le mérite de la diligence ; mérite qui dans ces sortes d’occasion a beaucoup plus d’éclat et de succès que la parfaite régularité d’un ouvrage qu’on a pris soin de méditer et de corriger longtemps ; aussi le public a-t-il dû sentir que les vers et la musique des Amours de Ragonde n’étaient pas la production d’un long travail : mais peut-être que cette espèce de négligence a je ne sais quoi de facile et de naturel qui a saisi des spectateurs : car ordinairement ce ne sont pas les ouvrages les plus travaillés qui ont les plus grands succès ; et tout ce qui approche le plus de la nature a presque toujours le bonheur de plaire. C’est à quoi principalement j’attribue le succès de mon petit opéra5 ». Les Amours de Ragonde Les Amours de Ragonde, livret, Paris, J.-B.-C. Ballard, 1742 Il semble certain que lorsque Destouches et Mouret se mettent à la conception des Amours de Ragonde, le souvenir des Fêtes de Thalie donné quelques mois auparavant est présent. Et peut-être aussi l’idée de jouer à la cour de Sceaux, ce qui a été quelque peu blâmé par l’Opéra. En effet, Les Amours de Ragonde reprend, d’une manière assez directe, certains thèmes développés dans Les Fêtes de Thalie, comme celui de La Veuve, La Noce de village et surtout le nouveau filon de la comédie lyrique. Conçue en trois actes – La Soirée de village, Les Lutins, La Noce 103 104 La duchesse du Maine et le Charivari –, la comédie de Destouches met en scène la veuve Ragonde qui veut séduire le jeune Colin, lequel sera contraint de l’épouser. Les personnages sont issus des comédies paysannes de l’époque, que l’on rencontre notamment chez Marivaux, avec lequel Mouret a par ailleurs collaboré. Tout dans cette œuvre force au comique, que ce soit le rôle travesti de Ragonde (chanté par une taille), le parler villageois, la parodie de la tragédie lyrique ou l’irrésistible charivari final. De la représentation de Sceaux ne reste que le livret publié dans les Divertissements de 1725 et aussi dans les Œuvres dramatiques de Destouches. La musique qui nous est parvenue est plus tardive. Elle date de la reprise de l’œuvre, le 30 janvier 1742, à l’Académie royale de musique. La comparaison des textes fait apparaître maintes variantes (en particulier un premier intermède plus long dans la version de 1715, mais un charivari moins développé) qui se sont répercutées dans la musique. En outre, à cette date, Mouret était mort depuis plus de trois ans (c’est sa veuve qui fera éditer la partition) et ce n’est donc lui qui a apporté les remaniements. Le succès à l’Académie royale fut au rendez-vous. Près de trente ans après sa création dans le cadre plus intimiste de Sceaux, la pièce n’avait apparemment pas pris une ride. L’œuvre est reprise aux alentours de la fête de mardi-gras en 1743, 1744, 1752, et jusqu’en 1769 et 1773. Mais ce n’est pas seulement Paris qui applaudit alors Ragonde. Madame de Pompadour dont on connaît le goût pour la musique6 fit représenter la pièce sur son Théâtre des Petits Appartements de Versailles, le 27 février 1748, où elle-même tenait le rôle de Colin (un travestissement de plus), alors que le marquis de Sourches jouait Ragonde. Initialement, la scène se passait dans le village de Sceaux et les protagonistes vaquaient aux occupations en accord avec le cadre : « Les acteurs et les actrices avec les danseurs et les danseuses sont autour d’une table. Les femmes travaillent : les unes filent à la quenouille, les autres au rouet ; et d’autres tricotent des bas ». Le prélude, selon un rythme de gigue entraînant, donne le ton qui se confirme avec l’entrée de Ragonde : « Allons, allons, mes enfants, à l’ouvrage, Tandis que je travaillerons… ». Les trois garçons du village, Thibault (haute-contre), Colin (haute-contre) et Lucas (basse) lui répondent d’une seule et même voix. Dans la version originale, les garçons se livraient à des moqueries sur l’âge de Ragonde (« Tatigué la belle vieillesse » !) et Thibault chantait les Les Amours de Ragonde vers suivants : Nous sommes habitants de Sceaux ; Pour combler tous nos vœux, ce bonheur doit suffire, L’hiver suspend tous nos travaux : Rassemblons-nous ici, pour chanter et pour rire. L’été, nous danserons à l’ombre des ormeaux. ce à quoi répliquait Lucas : Les jeux, les ris suivent sans cesse Notre auguste princesse, Les plaisirs innocents Sont ses amusements. Rendons cette saison plus belle que les autres ; Par l’usage du temps on sait se rendre heureux : Nous imitons la reine de ces lieux ; Elle a ses grandes nuits, et nous avons les nôtres. puis Colin : La reine de ces lieux écoute nos chansons. Mêlons nos voix aux sons de nos musettes. Elle comble nos vœux dans ce charmant séjour, Et bannit loin de nous le trouble et les alarmes ; Tous les villages d’alentour Sont jaloux du bonheur dont nous goûtons les charmes. Évidemment, ce texte n’avait plus lieu d’être à l’Académie royale et a été retiré. S’efforçant de se faire la plus tendre possible, Ragonde demande à Colin de l’épouser, lequel fait celui qui ne comprend pas et lui demande en mariage sa fille Colette, ce qui rend Ragonde extrêmement furieuse. Pour calmer le jeu, Mathurine propose à chacun de raconter une histoire. Impatients de commencer, Ragonde, Colin et Lucas s’y mettent tous les trois ensemble… mais sur un texte différent. Ragonde interrompt cette cacophonie et impose son histoire à elle qui est tout simplement la sienne : pour punir un berger amoureux de sa fille et insensible à ses propres ardeurs, elle le change en matou qui tombe dans une gouttière. Puis c’est au tour de Colin qui ne se montre pas plus amical : une vieille qui « avait quatre dents » et qui voulait épouser un berger est envoyée au fond d’une rivière. En entendant cela, 105 106 La duchesse du Maine Ragonde menace Colin. Pour couper court à la querelle qui s’annonce, Mathurine invite tout le monde à chanter et à rire. La seconde scène réunit les acteurs déjà en place et les « filles et garçons du village qui arrivent en dansant » deux bourrées, la première en majeur, la seconde en mineur avec un effectif allégé où les hautbois et les violons jouent en alternance. Un prélude introduit un grand air de Colin de forme da capo « L’amour chérit nos paisibles bocages » dans lequel on peut admirer la remarquable veine mélodique de Mouret. Hormis le parler, nous pourrions nous croire dans le cadre d’un ouvrage lyrique des plus sérieux. Les danses reprennent (passepieds, menuets) avec une brève intervention de Mathurine sur l’air du premier passepied, laquelle lance la fin de la scène confiée au chœur « Chantons, chantons l’amour ». L’intermède se termine par une contredanse et la reprise des passepieds. Après un prélude tout aussi serein que gracieux, la première scène de l’intermède suivant, entièrement récitative, présente la conversation entre Thibault et Lucas, le premier apprenant au second que Colette ne sera à lui que si Ragonde obtient Colin. Afin d’obliger celui-ci même par la force, Ragonde a imaginé que Colette lui donne un faux rendez en pleine nuit. Tout est convenu pour qu’il éprouve une telle peur qu’il ne pourra que s’en remettre à Ragonde. Les deux jeunes gens se réjouissent de ce bon tour. La deuxième scène montre Colin, seul dans la nuit à ce moment bienfaisante puisqu’elle lui promet la rencontre avec Colette. Le jeune amoureux exhale une mélodie accompagnée par l’orchestre, à la hauteur des plus belles tragédies. Perdu dans sa rêverie, et nous spectateurs avec, le brusque changement de ton nous fait revenir à une autre évidence. L’orchestre se déchaîne en traits répétés et en fusées de notes qui terrifient Colin, tout autant que les appels des trois compères déguisés en lutins, laissant le pauvre garçon presque sans connaissance. Tout l’aspect dramatique réside ici dans le contraste entre la frayeur de Colin et ses semblants de réassurance, les menaces des lutins et les airs instrumentaux, vifs et espiègles. Ragonde paraît, toute-puissante, devant Colin qui ne peut qu’accepter de l’épouser. Telle une magicienne de l’envergure d’Armide ou de Médée, Ragonde congédie les lutins dans une page digne des scènes infernales de l’opéra. Le premier air des Lutins sert d’entracte. Les Amours de Ragonde Le livret de 1715 donne une description de ce qu’on pouvait alors voir au début du troisième intermède : « Cet intermède commence par une marche de paysans et de paysannes ; elle est terminée par Colin et par Ragonde. Colin en marié de village, aussi bien que Lucas : Ragonde ridicule, ayant une couronne de fleurs sur la tête, et un bouquet monstrueux devant elle ». On entend une marche joyeuse dans le ton de do majeur. Reprenant le début du thème instrumental, Thibault convie tout le village à la noce, invitation reprise par le chœur sur un texte tout aussi engageant : « À la noce, à la noce, allons, allons, accourons tous, rions, chantons, dansons, faisons les fous ! », auquel s’enchaîne la reprise de la marche répétée deux fois. Après que Thibault, dans un récitatif des plus expressifs, se moque de Colin et du doux lien qu’il va contracter, le chœur reprend. Un air de paysan en rondeau, sur un rythme ternaire alerte, introduit le second volet de l’acte où Lucas parle en vrai paysan : « Je suis son époux maintenant, elle doit m’obéir, c’est la loi du village ». Lucas et Colette tombent cependant d’accord que pour s’aimer vraiment, il faut continuer à se conduire en amant et en amante, plutôt que comme mari et femme, ce qu’approuvent Thibault et le chœur avec des effets d’écho ; procédé que reprend l’air des mariés en faisant dialoguer l’ensemble de l’orchestre et les hautbois. Un air tendre en rondeau ramène la pensée de l’amour (« Il est temps, l’amour nous appelle ») qui donne lieu à une belle page en rondeau entre Mathurine et le chœur. Alors que le chœur continue à célébrer Lucas et Colette, la pauvre Ragonde demande pourquoi on ne parle pas d’elle et de Colin. Qu’à cela ne tienne ; le chœur entonne « Vivez heureux époux », ce qui désespère Colin qui voudrait être à la place de Lucas. Après avoir rassuré Colin sur sa fidélité (« Je ne serai ni volage ni coquette ») – ce qui évidemment ne provoque pas grande réaction chez le malheureux –, Ragonde en appelle aux démons, lutins et sorciers. Colin qui sent la peur se réveiller ne peut que s’incliner et renoncer à jamais à son amour pour Colette (« Mon amour pour Colette expire à vos genoux » sonne comme une offrande à la vigoureuse Ragonde). Et, une nouvelle fois, Thibault lance la ronde : les amours de Colin et de Ragonde sont chantées par tous. S’ensuit une série de danses enjouées avec une intervention de Mathurine célébrant l’amour. Voici maintenant la dernière partie de la pièce, le Charivari, obéissant à une forme musicale des plus simples, la forme strophique, mais d’une efficacité absolue. Chacun des personnages 107 La duchesse du Maine 108 chante un couplet dans lequel le chœur intervient seulement sur le mot « Charivari » répété jusqu’à plus, en notes rapides. Cette œuvre ne peut qu’engendrer la bonne humeur et constitue même un vrai remède à la mélancolie. Une des forces essentielles du comique provient du décalage entre le fonds de comédie, voire de farce, et le langage musical parodiant le grand genre de la tragédie lyrique. Il est vraisemblable que Rameau connaissait l’œuvre de Mouret, car comment ne pas entendre et voir chez Platée une cousine de Ragonde. 1 2 3 4 5 : Le titre initial en était Les Fêtes ou le Triomphe de Thalie. : Claude et François Parfaict, Histoire de l’Académie royale. : Durey de Noinville, Histoire du Théâtre de l’Opéra en France, 1757, p. 31. : Voir plus haut, p.13. : Philippe Néricault Destouches, Œuvres dramatiques, Tome I, Genève, Slatkine Reprints, 1971, p. 445-446. 6 : Voir la programmation du Centre de Musique Baroque au château de Versailles pour sa saison 2002. CATHERINE CESSAC