Explorer les différences entre les parents immigrants

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Explorer les différences entre les parents immigrants
FRANCHIR LE FOSSÉ
DES GÉNÉRATIONS
Explorer les différences entre les parents immigrants
et leurs enfants nés au Canada
RÉSUMÉ
Dans l’exposé qui suit, je vais discuter de l’importance de reconnaître les générations comme un facteur de
différenciation clé des expériences d’intégration des minorités visibles au sein de la société canadienne. La
majeure partie de la recherche universitaire et non universitaire porte sur l’expérience des immigrants et sur
leurs problèmes d’acculturation, en particulier pour les immigrants ayant été racialisés (considérés racialement
différents de la population blanche dominante ou même d’immigrants d’origine européenne). En plus des
problèmes courants liés à leur statut, comme l’acquisition de la citoyenneté, la formation linguistique, l’emploi, le logement ou la santé, les immigrants appartenant aux minorités visibles font face au racisme de façon
générale et quotidienne. Pour les minorités de la deuxième génération (les enfants d’immigrants, ceux qui
sont nés au Canada ou y sont arrivés avant l’adolescence), les problèmes d’adaptation sont assez différents.
Ces personnes n’ont pas les mêmes problèmes d’acculturation même si, en dépit de leur apparence et de
leur comportement « ordinaires », elles sont toujours aux prises avec le racisme et l’exclusion, en particulier
pendant l’enfance et l’adolescence. Le présent article soutient que le fait de grandir de façon différente est
ce qui distingue les expériences de la première génération des expériences de la deuxième génération en ce
qui concerne l’appartenance. Par conséquent, il faut porter une plus grande attention aux répercussions du
concept de génération sur les négociations des minorités visibles avec la société canadienne.
MYTHILI RAJIVA
Mythili Rajiva a récemment terminé un doctorat en sociologie à la Carleton University.
Présentement, elle enseigne et fait une recherche post-doctorale sur les fusions des villes
et leurs conséquences sur la diversité.
Les gens qui ne sont pas de couleur… ne comprennent pas la dualité de ma vie… pourquoi
je dois mentir à mes parents au sujet de l’endroit où je vais… parfois, la nuit, je m’endors
en pleurant parce que… mon copain ne comprend pas les pressions que je subis du fait
que je suis une fille coréenne… mon Dieu, je me rappelle que, quand j’étais plus jeune, il
y avait des jours… où ma frustration était si grande que je ne voulais pas rentrer à la
maison… après l’école, je restais dehors à flâner… toute seule, sans me joindre à qui que
ce soit. Cela peut vraiment être nuisible, parce que vous ne vous sentez à votre place nulle
part1. [traduction]
Introduction
Dans le milieu universitaire et dans d’autres cercles, il n’est pas rare de présumer que les
membres des minorités visibles sont forcément des immigrants. Les universitaires, les chercheurs et
les médias grand public tentent d’étudier des questions entourant le racisme, l’appartenance et le fait
d’être Canadien en se fondant sur l’hypothèse que les membres des communautés dont ils parlent
sont tous des immigrants, c’est-à-dire qu’ils ont passé une bonne partie de leurs années de formation dans un autre pays et qu’ils sont arrivés au Canada à l’âge adulte. Dans un scénario de ce genre,
les questions à explorer concernent l’acculturation et le chemin parfois cahoteux qui mène à la
citoyenneté canadienne : les cours de langue et la formation professionnelle, l’aliénation culturelle,
et la discrimination à la fois systémique et quotidienne fondée sur la tenue vestimentaire, l’accent, la
couleur de la peau et d’autres marqueurs culturels. S’il ne faut pas sous-estimer la dure réalité de la
vie de l’immigrant, il est néanmoins hasardeux de présumer que toutes les minorités visibles vivent
des problèmes propres aux immigrants. Une telle hypothèse perpétue l’idée que les communautés de
minorités visibles seront toujours des communautés d’immigrants et, par conséquent, qu’ils n’appartiendront pas à la nation canadienne, peu importe le nombre d’années passées au Canada. De
plus, ce scénario ne tient pas compte de la présence de non-immigrants qui font aussi partie des
minorités visibles. Leur vécu en matière d’aliénation, de racisme et d’appartenance est peut-être différent de celui de leurs parents immigrants, mais il nous aide tout de même à comprendre la façon
dont nous façonnons notre image du « vrai » Canadien2.
Dans ce document, nous faisons valoir que la question des générations doit être étudiée
de façon plus soutenue par les universitaires et autres chercheurs. Les recherches sur la race et le
27
CITC
beaucoup de gens qui sont nés et ont grandi au Canada, et
racisme au Canada doivent accorder une place plus
qui sont encore aux prises avec des problèmes de racisme
importante au vécu des membres de minorités visibles,
et d’exclusion. Les personnes de la deuxième génération
jeunes et adultes, de la deuxième génération. Il est égalene sont pas confrontées à des problèmes de langue, de
ment capital que les enseignants et les initiatives
reconnaissance des diplômes étrangers, ou d’aliénation
gouvernementales reconnaissent que les générations sont
culturelle, mais plutôt à un discours d’appartenance à la
un facteur distinctif dans l’expérience de l’appartenance et
nation qui est suffisamment souple pour les exclure même
de l’exclusion. À l’aide de la documentation qui existe
lorsqu’ils parlent, agissent et vivent « comme tout le
dans ce domaine, et de mes propres travaux de recherche3,
monde ». En quoi ces deux expériences sont elles
j’examinerai trois points principaux : 1) la génération en
distinctes ? C’est un élément crucial de la race et de l’identant que facteur crucial dans les genres de problèmes que
tité, auquel les recherches sur les minorités visibles n’ont
rencontrent les minorités visibles ; 2) les éléments de la
toutefois accordé que peu d’importance. Jusqu’à récemgénération et la relation de celle-ci avec le développement
ment, les travaux de recherche canadiens ont négligé la
et l’identité ; et 3) les problèmes auxquels est confronté
question des générations, et plus particulièrement en ce
la deuxième génération (c’est-à-dire sa façon de réagir
qui a trait aux jeunes. La plupart de ces travaux ont
au racisme pendant la période où l’identité se construit,
surtout cherché à comprendre l’expérience des immiet de répondre aux exigences de la culture dominante,
grants d’âge adulte ou, parfois, d’âge
exigences qui sont souvent directement
mineur dans le contexte familial. Ces
opposées aux normes culturelles de la
travaux n’ont pas porté sur les jeunes et
famille et de la communauté).
Les personnes
sur les particularités de ce groupe en ce
de la deuxième
qui concerne les espaces multiples qu’il
La génération comme concept clé
occupe (école, groupes de pairs, famille,
Bon nombre de travaux de
génération ne sont
communauté, etc.). Cependant, cela
recherche sur les minorités visibles au
pas confrontées
change peu à peu, car les chercheurs
Canada ont encore pour référence un
canadiens présentent actuellement
milieu composé à 100 % d’immigrants.
à des problèmes
des rapports convaincants sur les
Les travaux effectués à l’intérieur et
de langue, de
principales différences entre les immià l’extérieur du cadre universitaire
reconnaissance des
grants et leurs enfants, et signalent
utilisent un langage qui définit
l’importance d’élaborer des théories sur
implicitement le membre d’une
diplômes étrangers,
ces différences (voir, par exemple,
minorité visible comme étant quelqu’un
ou d’aliénation
Rajiva, 1996 ; Aujla, 2000 ; Handa, 2003 ;
qui a émigré récemment. Les problèmes
Rajiva, 2004).
de ces individus et de ces groupes sont
culturelle, mais
ensuite abordés en tant que problèmes
plutôt à un discours
d’acculturation : cours de langue et
Être des enfants et des adolescents
formation professionnelle, « canadiadifférents : le défi de devenir
d’appartenance
nisation » des diplômes, apprentissage
quelqu’un et de se sentir chez soi
à la nation qui est
des normes culturelles de la société canaDans des pays comme la Grandedienne, et réaction au racisme quotidien
Bretagne,
les États-Unis et le Canada,
suffisamment
et au racisme systémique, en raison des
l’âge et la génération influent sur
souple pour
différences perçues par rapport à la
l’appartenance, selon qu’il s’agisse
situation de la population blanche
d’immigrants ou de leurs enfants, nés
les exclure.
prédominante. On ne sous-estime pas la
dans le pays d’adoption. L’explication
réalité des immigrants et les combats des
évidente est que les premiers arrivent
communautés pour s’établir dans une société différente et
dans un contexte de différence, tandis que les seconds
parfois hostile. Toutefois, il est risqué de présumer que les
grandissent dans un contexte de différence. Mais, à
membres des minorités visibles sont toujours des immipremière vue, cela devrait signifier que la deuxième
grants. Cette supposition a pour seul effet de réifier la
génération a beaucoup moins de mal à appartenir à
perception dominante que les communautés racialisées
son groupe. Selon les universitaires américains Min
ou ethnicisées seront éternellement des communautés
et Kim, ce groupe est moins susceptible de se heurter
d’immigrants. Selon ce scénario, si vous appartenez à
aux mêmes obstacles systémiques que leurs parents
une minorité visible, vous serez toujours un étranger pour
(Min et Kim, 2000, p. 754). Un passé différent combiné
la nation canadienne. Par exemple, certains groupes qui
à un niveau de confort plus élevé face à la culture
se trouvent au Canada depuis plus de trois ou quatre
dominante font en sorte que les jeunes membres des
générations sont encore qualifiés de communautés
minorités ont plus de facilité à se tailler une place sur le
d’immigrants4.
marché du travail et à s’intégrer socialement à la culture
occidentale dominante (p. 754). Pourtant, Min et Kim
De plus, ce cadre ne permet pas de comprendre
signalent que, malgré le fait que les professionnels
l’identité racialisée et ethnicisée de quelqu’un qui n’est pas
immigrants sont plus désavantagés sur le marché du
un immigrant. Si nous continuons de présumer que le
travail et connaissent des expériences professionnelles
racisme qui s’exerce au sein de la société canadienne est
plus désagréables que leurs homologues nés en Occident
toujours lié au problème des « nouveaux arrivants », nous
(p. 754), ces derniers sont plus insécures et manquent
négligeons effectivement la présence et le vécu de
28
familles d’immigrants, c’est cette tension entre la volonté
de maintenir les valeurs et les coutumes culturelles de la
« patrie » et la réalité qui consiste à élever des enfants dont
la culture est celle de leurs pairs canadiens. Si certains
immigrants choisissent d’inscrire leurs enfants à des écoles
spéciales axées sur leur culture ou leur religion, pour la
majorité d’entre eux, ceci n’est pas une solution viable. Il
s’ensuit que la deuxième génération est exposée aux
normes de la société canadienne. Cela devient un grave
problème, surtout à l’adolescence, étant donné que de
nombreuses communautés d’immigrants ont des
croyances radicalement opposées à certaines pratiques
des adolescents canadiens. En Occident, l’adolescence
repose sur un nombre de suppositions : on estime qu’il
s’agit d’une période de découverte, de construction de
l’identité, de rébellion contre la famille et parfois
contre la structure scolaire. Dans bien des communautés, certaines pratiques que la société canadienne
prend pour acquis (fréquentations amoureuses,
consommation d’alcool ou de drogues, sexe avant le
mariage, fêtes et danses, certains genres de vêtements)
sont très mal perçues, quand elles ne sont pas tout
simplement interdites :
Mes principaux souvenirs d’adolescence…
Étudier et me battre avec mes parents au sujet
de mes sorties (tes parents étaient-ils sévères ?)
Oui, très sévères. Absolument. Dans mon
groupe d’amis, c’est moi qui devais rentrer le
plus tôt, il le fallait, ils devaient savoir exactement où je me trouvais à chaque instant, lorsque
je n’étais pas à la maison, je veux dire une fois
l’école terminée… c’était comme une bagarre
constante d’essayer de me départir de cela. Je n’y
arrivais pratiquement jamais et… (Pouvais-tu
sortir, par exemple, avec des garçons ?) Sortir
avec des garçons, absolument pas. C’était tout
simplement hors de question, ce n’était même
pas quelque chose dont on parlait à la maison...
Tous mes amis étaient principalement des
amies de tous les jours, des filles, et sortir avec
un garçon, ce n’était même pas une option,
c’était non7.
davantage de confiance en soi (p. 750-755). Leur identité
semble plus fragile et plus susceptible de devenir confuse.
Vous trouverez ci-dessous, de première main, les
témoignages de deux membres de minorités visibles élevés
au Canada, qui illustrent les difficultés de la deuxième
génération, des difficultés très différentes de celles qu’ont
vécues leurs parents, mais à certains égards plus pénibles
sur un plan existentiel.
Je connais des gens qui sont nés ici, mais d’une
certaine façon nous nous sentons toujours
étrangers, parce que nous sommes des
minorités visibles et qu’à première vue, les gens
vont toujours nous voir comme étant des personnes qui viennent d’ailleurs. Dans bien des
cas, il faut encore prouver sa valeur5.
Durant mon adolescence, cela a affecté mon
développement personnel, parce que tout le
monde ne cessait de me dire que j’étais différent,
que j’avais un air différent (pas que je parlais
différemment) et ça provoquait en moi un
sentiment d’infériorité ; le fait d’être différent
est devenu quelque chose de négatif. Cela
arrivait constamment quand j’étais plus jeune
et par la suite6.
Comme le montrent les deux extraits, la génération
est l’un des principaux facteurs qui influe sur l’identité des
enfants et des adolescents appartenant aux minorités visibles. Il ressort de ces témoignages et d’autres récits semblables que, contrairement aux immigrants qui ont une
identité pré-existante sur laquelle s’appuyer (avant leur
vécu d’immigrants non occidentaux), la deuxième génération, qui grandit dans un contexte où elle se sent
étrangère, n’a toujours été qu’une minorité visible. La première génération n’a pas le même désir d’appartenance
qu’une bonne partie de la deuxième génération. Pour
les membres de cette deuxième génération, le fait d’avoir
été différent à un moment de leur vie où l’appartenance
avait tant d’importance a été leur plus gros problème.
Le sentiment d’appartenir au même groupe que ses
pairs est capital pendant l’enfance et l’adolescence ; c’est
ce qui permet de se forger une identité personnelle
positive. Si, au cours de ces périodes de développement
identitaire, le sujet est continuellement exclu, il faut se
demander comment cela se répercute sur son identité
personnelle en général (Rajiva, 2004). Les chercheurs
dans ce domaine ne s’intéressent pas encore suffisamment
aux effets, sur le développement des sujets de la deuxième
génération, de leur vécu en tant que personnes différentes des autres.
Comme ce témoignage l’indique, le problème est
particulièrement ressenti chez les filles, qui doivent lutter
contre ce que les universitaires féministes appellent la
nature sexospécifique de l’identité nationale (voir, par
exemple, Valverde, 1992 ; Stasiulis et Yuval Davis, 1995 ;
Khan, 1998). Selon Anthias et Yuval-Davis (1989), dans la
plupart des pays, on s’attend à ce que les femmes soient les
« gardiennes de la culture » : autrement dit, à ce qu’elles
reproduisent les traditions, les symboles culturels et les
normes de leur groupe. Cela est tout particulièrement vrai
pour les communautés vivant dans l’ombre d’une identité
nationale dominante qui les exclut en raison de la
différence raciale perçue. On s’attend à ce que les filles
maintiennent des pratiques culturelles qui ne sont parfois
même plus pertinentes au sein de la mère-patrie et
certainement peu acceptées dans la société canadienne.
On se préoccupe aussi de leur tenue vestimentaire et de
leur comportement8, des relations sociales avec les pairs (le
Conflits entre générations
Le fait que les sujets de la deuxième génération
doivent mener un ensemble de combats pour l’appartenance, en raison de la difficulté de se trouver « entre »
deux identités et vécus culturels, est une préoccupation de
taille. Cela signifie qu’ils n’appartiennent pas aux paysages
culturels passés de leurs parents et qu’ils n’appartiennent
pas non plus, à part entière, à la culture « canadienne ».
L’un des principaux problèmes observés au sein des
29
efforts pour me fondre dans la masse et pour ne
pas être considérée comme une Indienne, je me
souviens des fois où j’entendais des gens faire
des commentaires au sujet des Indiens, pas à
mon intention, mais au sujet des Indiens,
devant moi, et lorsque j’entendais ces choses, je
me sentais habituellement si mal au-dedans. Si
mal. Et lorsque cet incident est arrivé à ma mère,
alors qu’elle portait un sari, j’étais tellement… je
ne sais pas, je ne voulais tout simplement pas
être associée à tout cela. C’est à cause de ce dont
vous parlez, toute cette question de ne pas
vouloir être perçue comme différente11.
soir, lors des sorties et des danses à l’école), de leur
indépendance croissante à l’adolescence (qui fait rarement
partie de la façon dont les communautés d’immigrants
voient l’adolescence) et, le plus important peut-être, de
leurs interactions avec les membres du sexe opposé et de
leurs relations amoureuses avec des garçons qui n’appartiennent pas à leur communauté. Même si les cas comme le
meurtre récent de la jeune Atwal sont rares et extrêmes, ces
tragédies nous rappellent d’une façon poignante les conflits
intergénérationnels qui sont le lot des communautés :
pour de nombreux immigrants, le comportement de
leurs filles touche directement le sentiment d’identité de
la communauté, la dignité et la différence de celle-ci par
rapport à la société canadienne blanche9.
Ce témoignage illustre les effets profonds du racisme
sur l’identité des sujets de la deuxième génération et les
relations négatives qu’ils finissent par entretenir avec leurs
familles et leurs communautés. Ces récits démontrent une
différence fondamentale entre les combats de la première
et de la deuxième génération en vue d’appartenir au
groupe dominant : les immigrants vivent peut-être une
situation plus difficile sur le plan économique et social,
ont peut-être plus de mal à s’adapter et à refaire leur vie,
mais il est possible que les sujets de la deuxième génération soient plus touchés dans leur identité et leur estime de
soi parce que, contrairement à leurs parents, ils n’ont pas
de souvenirs d’appartenance pour les aider à cet égard.
Racisme et appartenance
Alors que la documentation porte souvent sur les
tensions entre les parents immigrants et leurs enfants nés
au Canada, une partie de cette tension tient également au
racisme et à la discrimination que subissent ces derniers
en société. Nous le répétons, l’identité des immigrants
adultes s’est construite généralement en fonction du cadre
fourni par la patrie dans laquelle ils ont grandi. Dans un
pays comme le Canada, la deuxième génération doit lutter
contre le fait que l’on considère qu’elle appartient à une
race différente, dans un contexte national où la « canadianité » est automatiquement associée à la peau blanche.
Leurs combats respectifs pour l’appartenance à la société
canadienne est peut-être ce qui distingue le plus les deux
générations. Si les deux générations ont subi le racisme et
l’exclusion, leurs réactions diffèrent considérablement,
surtout parce que chez les groupes minoritaires de la
première génération, l’enjeu est moindre au chapitre de
l’appartenance à la société canadienne.
Des auteurs comme Okano (1993), Rezai-Rashti
(1994), Aujla (2000) et d’autres ont parlé de la honte et de
l’embarras que ressentaient, en grandissant, les enfants des
groupes minoritaires à l’égard de leur culture et de leur
famille d’immigrants. Selon certains universitaires, même
si les immigrants font plus ouvertement l’objet de racisme
que leurs enfants nés ou élevés au Canada, ils peuvent par
ailleurs puiser à une source plus profonde d’estime de soi
(voir, par exemple, Bagley, 1987 ; Ou et McAdoo, 1993).
Par contre, les sujets de la deuxième génération sont
conscients, très jeunes, d’être « différents ». Ils risquent
donc davantage d’avoir une identité personnelle négative,
dans la mesure où ils s’aperçoivent que, même s’ils
essaient très fort d’appartenir à la majorité, ils seront toujours considérés, plus ou moins, comme des personnes
d’ailleurs ou, d’après Aujla (2000), comme des étrangers
sur leur propre territoire :
J’ai dit plus tôt que, d’une certaine façon, je
pensais que j’allais toujours être une étrangère
pour cette société jusqu’au jour où les gens qui
me rencontreront ne sentiront pas le besoin
de me demander d’où je viens. Jusqu’au jour
où je n’aurai plus à prouver constamment ce
que je vaux10.
Conclusion
Cette discussion souligne l’importance de la génération
comme concept clé dans le cadre de l’étude de communautés de minorités visibles. Mon principal argument était
que la documentation universitaire tout autant que non
universitaire porte en majorité sur des questions qui concernent précisément les immigrants, à savoir les cours de langue
et la formation professionnelle, l’apprentissage de normes
culturelles, la façon de composer avec l’aliénation et les
bouleversements familiaux, ainsi que les réactions au
racisme et à la discrimination subis au sein de la société
canadienne. Nous ne nions pas l’importance de ces travaux,
car ils permettent une meilleure compréhension du vécu
des immigrants. Néanmoins, dans une bonne partie de
cette documentation, il y a le sentiment implicite que
les minorités visibles sont composées d’immigrants et
qu’elles ont des problèmes d’immigrants. Jusqu’à récemment, la documentation canadienne sur la question de la
race négligeait souvent l’expérience des minorités non
immigrantes d’origine étrangère, c’est-à-dire les sujets de
la deuxième génération, ces enfants qui sont nés ou élevés
au Canada et qui ont noué leurs principales relations
sociales dans la société canadienne.
Pour les sujets de la deuxième génération, l’appartenance n’est pas une question de cours de langue ou
de formation professionnelle, de reconnaissance des
diplômes étrangers, de méconnaissance des normes culturelles canadiennes ou de nostalgie de l’ancienne patrie.
Cela concerne plutôt la difficulté d’être différent des autres :
ils doivent tenter d’acquérir une identité nationale dans une
nation qui les considère comme des étrangers, ils doivent
subir le racisme, ouvertement et systématiquement, sur la
base de différences raciales perçues plutôt que du caractère
CITC
Simplement en ce qui concerne la honte que je
ressens et, j’imagine, comme vous le disiez, mes
30
différent de la culture, et ils doivent lutter pour concilier
les exigences souvent concurrentes de la culture des pairs
avec les attentes culturelles des familles et communautés
d’immigrants. Ces problèmes s’étendent à diverses communautés ethnicisées ; toutefois, nous ne faisons que
commencer à explorer les particularités du vécu des
communautés chinoises, coréennes, somaliennes, sudasiatiques et autres. Des chercheurs universitaires comme
Bagley, McAdoo, Handa et d’autres ont attiré notre attention
sur les différences entre les immigrants et leurs enfants
du point de vue de l’intégration à la société canadienne, mais
il reste beaucoup à découvrir sur le vécu et l’identité des
sujets de la deuxième génération et, en particulier, sur les
stratégies qu’ils emploient pour négocier leur appartenance
à leurs milieux d’existence extrêmement complexes.
VALVERDE, Mariana. « When the Mother of the Race is Free: Race,
Reproduction and Sexuality in First Wave Feminism », dans Franca
Iacovetta et Mariana Valverde (dir.), Gender Conflicts: New Essays in
Women’s History, Toronto, University of Toronto Press, 1992.
Notes
1
Répondant N., dans Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation
Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996, p. 122.
2
Tout au long du document, le terme « canadien » n’inclura pas les
communautés ethnicisées et racialisées, car nous souhaitons bien faire
comprendre que ce terme renvoie encore principalement à un occidental
de race blanche.
3
Pour en savoir davantage sur la méthodologie utilisée, voir Rajiva, M.,
Identity and Politics: Second Generation Ethnic Women in Canada,
Mémoire de maîtrise, 1996. Voir aussi Rajiva, M. Racing Through
Adolescence: Becoming and Belonging in the Narratives of Second
Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 2004.
4
Par exemple, les Sud-Asiatiques sont présents dans certaines régions du
Canada depuis le début des années 1900 et, malgré cela, on les perçoit
comme étant une « nouvelle communauté » tant dans la documentation
que chez le grand public. Voir, par exemple, K. E. Nayar. The Sikh
Diaspora in Vancouver: Three Generations Amid Tradition, Modernity and
Multiculturalism, Toronto, University of Toronto Press, 2004.
5
Répondant E., Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation Ethnic
Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996, p. 122.
6
Répondant N., Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation Ethnic
Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996.
7
Anita, participante à l’interview, dans M. Rajiva, Racing Through
Adolescence: Becoming and Belonging in the Narratives of Second
Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 2004.
8
L’importance accordée à ces éléments peut varier selon la communauté.
Par exemple, certaines communautés se préoccupent moins de la tenue
vestimentaire et davantage du comportement et du maintien de
certaines normes culturelles.
9
En 2003 en Colombie-Britannique, Amandeep Atwal, une jeune fille
sikhe âgée de dix-sept ans, a été tuée par son père lorsqu’il a découvert
qu’elle avait un petit ami de race blanche et qu’elle avait l’intention de
vivre avec lui.
10
Répondant O., dans M. Rajiva, Identity and Politics: Second Generation
Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996, p. 122.
11
Rose, participante à l’interview, dans M. Rajiva, Racing Through
Adolescence: Becoming and Belonging in the Narratives of Second
Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 1996, p. 384.
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