Explorer les différences entre les parents immigrants
Transcription
Explorer les différences entre les parents immigrants
FRANCHIR LE FOSSÉ DES GÉNÉRATIONS Explorer les différences entre les parents immigrants et leurs enfants nés au Canada RÉSUMÉ Dans l’exposé qui suit, je vais discuter de l’importance de reconnaître les générations comme un facteur de différenciation clé des expériences d’intégration des minorités visibles au sein de la société canadienne. La majeure partie de la recherche universitaire et non universitaire porte sur l’expérience des immigrants et sur leurs problèmes d’acculturation, en particulier pour les immigrants ayant été racialisés (considérés racialement différents de la population blanche dominante ou même d’immigrants d’origine européenne). En plus des problèmes courants liés à leur statut, comme l’acquisition de la citoyenneté, la formation linguistique, l’emploi, le logement ou la santé, les immigrants appartenant aux minorités visibles font face au racisme de façon générale et quotidienne. Pour les minorités de la deuxième génération (les enfants d’immigrants, ceux qui sont nés au Canada ou y sont arrivés avant l’adolescence), les problèmes d’adaptation sont assez différents. Ces personnes n’ont pas les mêmes problèmes d’acculturation même si, en dépit de leur apparence et de leur comportement « ordinaires », elles sont toujours aux prises avec le racisme et l’exclusion, en particulier pendant l’enfance et l’adolescence. Le présent article soutient que le fait de grandir de façon différente est ce qui distingue les expériences de la première génération des expériences de la deuxième génération en ce qui concerne l’appartenance. Par conséquent, il faut porter une plus grande attention aux répercussions du concept de génération sur les négociations des minorités visibles avec la société canadienne. MYTHILI RAJIVA Mythili Rajiva a récemment terminé un doctorat en sociologie à la Carleton University. Présentement, elle enseigne et fait une recherche post-doctorale sur les fusions des villes et leurs conséquences sur la diversité. Les gens qui ne sont pas de couleur… ne comprennent pas la dualité de ma vie… pourquoi je dois mentir à mes parents au sujet de l’endroit où je vais… parfois, la nuit, je m’endors en pleurant parce que… mon copain ne comprend pas les pressions que je subis du fait que je suis une fille coréenne… mon Dieu, je me rappelle que, quand j’étais plus jeune, il y avait des jours… où ma frustration était si grande que je ne voulais pas rentrer à la maison… après l’école, je restais dehors à flâner… toute seule, sans me joindre à qui que ce soit. Cela peut vraiment être nuisible, parce que vous ne vous sentez à votre place nulle part1. [traduction] Introduction Dans le milieu universitaire et dans d’autres cercles, il n’est pas rare de présumer que les membres des minorités visibles sont forcément des immigrants. Les universitaires, les chercheurs et les médias grand public tentent d’étudier des questions entourant le racisme, l’appartenance et le fait d’être Canadien en se fondant sur l’hypothèse que les membres des communautés dont ils parlent sont tous des immigrants, c’est-à-dire qu’ils ont passé une bonne partie de leurs années de formation dans un autre pays et qu’ils sont arrivés au Canada à l’âge adulte. Dans un scénario de ce genre, les questions à explorer concernent l’acculturation et le chemin parfois cahoteux qui mène à la citoyenneté canadienne : les cours de langue et la formation professionnelle, l’aliénation culturelle, et la discrimination à la fois systémique et quotidienne fondée sur la tenue vestimentaire, l’accent, la couleur de la peau et d’autres marqueurs culturels. S’il ne faut pas sous-estimer la dure réalité de la vie de l’immigrant, il est néanmoins hasardeux de présumer que toutes les minorités visibles vivent des problèmes propres aux immigrants. Une telle hypothèse perpétue l’idée que les communautés de minorités visibles seront toujours des communautés d’immigrants et, par conséquent, qu’ils n’appartiendront pas à la nation canadienne, peu importe le nombre d’années passées au Canada. De plus, ce scénario ne tient pas compte de la présence de non-immigrants qui font aussi partie des minorités visibles. Leur vécu en matière d’aliénation, de racisme et d’appartenance est peut-être différent de celui de leurs parents immigrants, mais il nous aide tout de même à comprendre la façon dont nous façonnons notre image du « vrai » Canadien2. Dans ce document, nous faisons valoir que la question des générations doit être étudiée de façon plus soutenue par les universitaires et autres chercheurs. Les recherches sur la race et le 27 CITC beaucoup de gens qui sont nés et ont grandi au Canada, et racisme au Canada doivent accorder une place plus qui sont encore aux prises avec des problèmes de racisme importante au vécu des membres de minorités visibles, et d’exclusion. Les personnes de la deuxième génération jeunes et adultes, de la deuxième génération. Il est égalene sont pas confrontées à des problèmes de langue, de ment capital que les enseignants et les initiatives reconnaissance des diplômes étrangers, ou d’aliénation gouvernementales reconnaissent que les générations sont culturelle, mais plutôt à un discours d’appartenance à la un facteur distinctif dans l’expérience de l’appartenance et nation qui est suffisamment souple pour les exclure même de l’exclusion. À l’aide de la documentation qui existe lorsqu’ils parlent, agissent et vivent « comme tout le dans ce domaine, et de mes propres travaux de recherche3, monde ». En quoi ces deux expériences sont elles j’examinerai trois points principaux : 1) la génération en distinctes ? C’est un élément crucial de la race et de l’identant que facteur crucial dans les genres de problèmes que tité, auquel les recherches sur les minorités visibles n’ont rencontrent les minorités visibles ; 2) les éléments de la toutefois accordé que peu d’importance. Jusqu’à récemgénération et la relation de celle-ci avec le développement ment, les travaux de recherche canadiens ont négligé la et l’identité ; et 3) les problèmes auxquels est confronté question des générations, et plus particulièrement en ce la deuxième génération (c’est-à-dire sa façon de réagir qui a trait aux jeunes. La plupart de ces travaux ont au racisme pendant la période où l’identité se construit, surtout cherché à comprendre l’expérience des immiet de répondre aux exigences de la culture dominante, grants d’âge adulte ou, parfois, d’âge exigences qui sont souvent directement mineur dans le contexte familial. Ces opposées aux normes culturelles de la travaux n’ont pas porté sur les jeunes et famille et de la communauté). Les personnes sur les particularités de ce groupe en ce de la deuxième qui concerne les espaces multiples qu’il La génération comme concept clé occupe (école, groupes de pairs, famille, Bon nombre de travaux de génération ne sont communauté, etc.). Cependant, cela recherche sur les minorités visibles au pas confrontées change peu à peu, car les chercheurs Canada ont encore pour référence un canadiens présentent actuellement milieu composé à 100 % d’immigrants. à des problèmes des rapports convaincants sur les Les travaux effectués à l’intérieur et de langue, de principales différences entre les immià l’extérieur du cadre universitaire reconnaissance des grants et leurs enfants, et signalent utilisent un langage qui définit l’importance d’élaborer des théories sur implicitement le membre d’une diplômes étrangers, ces différences (voir, par exemple, minorité visible comme étant quelqu’un ou d’aliénation Rajiva, 1996 ; Aujla, 2000 ; Handa, 2003 ; qui a émigré récemment. Les problèmes Rajiva, 2004). de ces individus et de ces groupes sont culturelle, mais ensuite abordés en tant que problèmes plutôt à un discours d’acculturation : cours de langue et Être des enfants et des adolescents formation professionnelle, « canadiadifférents : le défi de devenir d’appartenance nisation » des diplômes, apprentissage quelqu’un et de se sentir chez soi à la nation qui est des normes culturelles de la société canaDans des pays comme la Grandedienne, et réaction au racisme quotidien Bretagne, les États-Unis et le Canada, suffisamment et au racisme systémique, en raison des l’âge et la génération influent sur souple pour différences perçues par rapport à la l’appartenance, selon qu’il s’agisse situation de la population blanche d’immigrants ou de leurs enfants, nés les exclure. prédominante. On ne sous-estime pas la dans le pays d’adoption. L’explication réalité des immigrants et les combats des évidente est que les premiers arrivent communautés pour s’établir dans une société différente et dans un contexte de différence, tandis que les seconds parfois hostile. Toutefois, il est risqué de présumer que les grandissent dans un contexte de différence. Mais, à membres des minorités visibles sont toujours des immipremière vue, cela devrait signifier que la deuxième grants. Cette supposition a pour seul effet de réifier la génération a beaucoup moins de mal à appartenir à perception dominante que les communautés racialisées son groupe. Selon les universitaires américains Min ou ethnicisées seront éternellement des communautés et Kim, ce groupe est moins susceptible de se heurter d’immigrants. Selon ce scénario, si vous appartenez à aux mêmes obstacles systémiques que leurs parents une minorité visible, vous serez toujours un étranger pour (Min et Kim, 2000, p. 754). Un passé différent combiné la nation canadienne. Par exemple, certains groupes qui à un niveau de confort plus élevé face à la culture se trouvent au Canada depuis plus de trois ou quatre dominante font en sorte que les jeunes membres des générations sont encore qualifiés de communautés minorités ont plus de facilité à se tailler une place sur le d’immigrants4. marché du travail et à s’intégrer socialement à la culture occidentale dominante (p. 754). Pourtant, Min et Kim De plus, ce cadre ne permet pas de comprendre signalent que, malgré le fait que les professionnels l’identité racialisée et ethnicisée de quelqu’un qui n’est pas immigrants sont plus désavantagés sur le marché du un immigrant. Si nous continuons de présumer que le travail et connaissent des expériences professionnelles racisme qui s’exerce au sein de la société canadienne est plus désagréables que leurs homologues nés en Occident toujours lié au problème des « nouveaux arrivants », nous (p. 754), ces derniers sont plus insécures et manquent négligeons effectivement la présence et le vécu de 28 familles d’immigrants, c’est cette tension entre la volonté de maintenir les valeurs et les coutumes culturelles de la « patrie » et la réalité qui consiste à élever des enfants dont la culture est celle de leurs pairs canadiens. Si certains immigrants choisissent d’inscrire leurs enfants à des écoles spéciales axées sur leur culture ou leur religion, pour la majorité d’entre eux, ceci n’est pas une solution viable. Il s’ensuit que la deuxième génération est exposée aux normes de la société canadienne. Cela devient un grave problème, surtout à l’adolescence, étant donné que de nombreuses communautés d’immigrants ont des croyances radicalement opposées à certaines pratiques des adolescents canadiens. En Occident, l’adolescence repose sur un nombre de suppositions : on estime qu’il s’agit d’une période de découverte, de construction de l’identité, de rébellion contre la famille et parfois contre la structure scolaire. Dans bien des communautés, certaines pratiques que la société canadienne prend pour acquis (fréquentations amoureuses, consommation d’alcool ou de drogues, sexe avant le mariage, fêtes et danses, certains genres de vêtements) sont très mal perçues, quand elles ne sont pas tout simplement interdites : Mes principaux souvenirs d’adolescence… Étudier et me battre avec mes parents au sujet de mes sorties (tes parents étaient-ils sévères ?) Oui, très sévères. Absolument. Dans mon groupe d’amis, c’est moi qui devais rentrer le plus tôt, il le fallait, ils devaient savoir exactement où je me trouvais à chaque instant, lorsque je n’étais pas à la maison, je veux dire une fois l’école terminée… c’était comme une bagarre constante d’essayer de me départir de cela. Je n’y arrivais pratiquement jamais et… (Pouvais-tu sortir, par exemple, avec des garçons ?) Sortir avec des garçons, absolument pas. C’était tout simplement hors de question, ce n’était même pas quelque chose dont on parlait à la maison... Tous mes amis étaient principalement des amies de tous les jours, des filles, et sortir avec un garçon, ce n’était même pas une option, c’était non7. davantage de confiance en soi (p. 750-755). Leur identité semble plus fragile et plus susceptible de devenir confuse. Vous trouverez ci-dessous, de première main, les témoignages de deux membres de minorités visibles élevés au Canada, qui illustrent les difficultés de la deuxième génération, des difficultés très différentes de celles qu’ont vécues leurs parents, mais à certains égards plus pénibles sur un plan existentiel. Je connais des gens qui sont nés ici, mais d’une certaine façon nous nous sentons toujours étrangers, parce que nous sommes des minorités visibles et qu’à première vue, les gens vont toujours nous voir comme étant des personnes qui viennent d’ailleurs. Dans bien des cas, il faut encore prouver sa valeur5. Durant mon adolescence, cela a affecté mon développement personnel, parce que tout le monde ne cessait de me dire que j’étais différent, que j’avais un air différent (pas que je parlais différemment) et ça provoquait en moi un sentiment d’infériorité ; le fait d’être différent est devenu quelque chose de négatif. Cela arrivait constamment quand j’étais plus jeune et par la suite6. Comme le montrent les deux extraits, la génération est l’un des principaux facteurs qui influe sur l’identité des enfants et des adolescents appartenant aux minorités visibles. Il ressort de ces témoignages et d’autres récits semblables que, contrairement aux immigrants qui ont une identité pré-existante sur laquelle s’appuyer (avant leur vécu d’immigrants non occidentaux), la deuxième génération, qui grandit dans un contexte où elle se sent étrangère, n’a toujours été qu’une minorité visible. La première génération n’a pas le même désir d’appartenance qu’une bonne partie de la deuxième génération. Pour les membres de cette deuxième génération, le fait d’avoir été différent à un moment de leur vie où l’appartenance avait tant d’importance a été leur plus gros problème. Le sentiment d’appartenir au même groupe que ses pairs est capital pendant l’enfance et l’adolescence ; c’est ce qui permet de se forger une identité personnelle positive. Si, au cours de ces périodes de développement identitaire, le sujet est continuellement exclu, il faut se demander comment cela se répercute sur son identité personnelle en général (Rajiva, 2004). Les chercheurs dans ce domaine ne s’intéressent pas encore suffisamment aux effets, sur le développement des sujets de la deuxième génération, de leur vécu en tant que personnes différentes des autres. Comme ce témoignage l’indique, le problème est particulièrement ressenti chez les filles, qui doivent lutter contre ce que les universitaires féministes appellent la nature sexospécifique de l’identité nationale (voir, par exemple, Valverde, 1992 ; Stasiulis et Yuval Davis, 1995 ; Khan, 1998). Selon Anthias et Yuval-Davis (1989), dans la plupart des pays, on s’attend à ce que les femmes soient les « gardiennes de la culture » : autrement dit, à ce qu’elles reproduisent les traditions, les symboles culturels et les normes de leur groupe. Cela est tout particulièrement vrai pour les communautés vivant dans l’ombre d’une identité nationale dominante qui les exclut en raison de la différence raciale perçue. On s’attend à ce que les filles maintiennent des pratiques culturelles qui ne sont parfois même plus pertinentes au sein de la mère-patrie et certainement peu acceptées dans la société canadienne. On se préoccupe aussi de leur tenue vestimentaire et de leur comportement8, des relations sociales avec les pairs (le Conflits entre générations Le fait que les sujets de la deuxième génération doivent mener un ensemble de combats pour l’appartenance, en raison de la difficulté de se trouver « entre » deux identités et vécus culturels, est une préoccupation de taille. Cela signifie qu’ils n’appartiennent pas aux paysages culturels passés de leurs parents et qu’ils n’appartiennent pas non plus, à part entière, à la culture « canadienne ». L’un des principaux problèmes observés au sein des 29 efforts pour me fondre dans la masse et pour ne pas être considérée comme une Indienne, je me souviens des fois où j’entendais des gens faire des commentaires au sujet des Indiens, pas à mon intention, mais au sujet des Indiens, devant moi, et lorsque j’entendais ces choses, je me sentais habituellement si mal au-dedans. Si mal. Et lorsque cet incident est arrivé à ma mère, alors qu’elle portait un sari, j’étais tellement… je ne sais pas, je ne voulais tout simplement pas être associée à tout cela. C’est à cause de ce dont vous parlez, toute cette question de ne pas vouloir être perçue comme différente11. soir, lors des sorties et des danses à l’école), de leur indépendance croissante à l’adolescence (qui fait rarement partie de la façon dont les communautés d’immigrants voient l’adolescence) et, le plus important peut-être, de leurs interactions avec les membres du sexe opposé et de leurs relations amoureuses avec des garçons qui n’appartiennent pas à leur communauté. Même si les cas comme le meurtre récent de la jeune Atwal sont rares et extrêmes, ces tragédies nous rappellent d’une façon poignante les conflits intergénérationnels qui sont le lot des communautés : pour de nombreux immigrants, le comportement de leurs filles touche directement le sentiment d’identité de la communauté, la dignité et la différence de celle-ci par rapport à la société canadienne blanche9. Ce témoignage illustre les effets profonds du racisme sur l’identité des sujets de la deuxième génération et les relations négatives qu’ils finissent par entretenir avec leurs familles et leurs communautés. Ces récits démontrent une différence fondamentale entre les combats de la première et de la deuxième génération en vue d’appartenir au groupe dominant : les immigrants vivent peut-être une situation plus difficile sur le plan économique et social, ont peut-être plus de mal à s’adapter et à refaire leur vie, mais il est possible que les sujets de la deuxième génération soient plus touchés dans leur identité et leur estime de soi parce que, contrairement à leurs parents, ils n’ont pas de souvenirs d’appartenance pour les aider à cet égard. Racisme et appartenance Alors que la documentation porte souvent sur les tensions entre les parents immigrants et leurs enfants nés au Canada, une partie de cette tension tient également au racisme et à la discrimination que subissent ces derniers en société. Nous le répétons, l’identité des immigrants adultes s’est construite généralement en fonction du cadre fourni par la patrie dans laquelle ils ont grandi. Dans un pays comme le Canada, la deuxième génération doit lutter contre le fait que l’on considère qu’elle appartient à une race différente, dans un contexte national où la « canadianité » est automatiquement associée à la peau blanche. Leurs combats respectifs pour l’appartenance à la société canadienne est peut-être ce qui distingue le plus les deux générations. Si les deux générations ont subi le racisme et l’exclusion, leurs réactions diffèrent considérablement, surtout parce que chez les groupes minoritaires de la première génération, l’enjeu est moindre au chapitre de l’appartenance à la société canadienne. Des auteurs comme Okano (1993), Rezai-Rashti (1994), Aujla (2000) et d’autres ont parlé de la honte et de l’embarras que ressentaient, en grandissant, les enfants des groupes minoritaires à l’égard de leur culture et de leur famille d’immigrants. Selon certains universitaires, même si les immigrants font plus ouvertement l’objet de racisme que leurs enfants nés ou élevés au Canada, ils peuvent par ailleurs puiser à une source plus profonde d’estime de soi (voir, par exemple, Bagley, 1987 ; Ou et McAdoo, 1993). Par contre, les sujets de la deuxième génération sont conscients, très jeunes, d’être « différents ». Ils risquent donc davantage d’avoir une identité personnelle négative, dans la mesure où ils s’aperçoivent que, même s’ils essaient très fort d’appartenir à la majorité, ils seront toujours considérés, plus ou moins, comme des personnes d’ailleurs ou, d’après Aujla (2000), comme des étrangers sur leur propre territoire : J’ai dit plus tôt que, d’une certaine façon, je pensais que j’allais toujours être une étrangère pour cette société jusqu’au jour où les gens qui me rencontreront ne sentiront pas le besoin de me demander d’où je viens. Jusqu’au jour où je n’aurai plus à prouver constamment ce que je vaux10. Conclusion Cette discussion souligne l’importance de la génération comme concept clé dans le cadre de l’étude de communautés de minorités visibles. Mon principal argument était que la documentation universitaire tout autant que non universitaire porte en majorité sur des questions qui concernent précisément les immigrants, à savoir les cours de langue et la formation professionnelle, l’apprentissage de normes culturelles, la façon de composer avec l’aliénation et les bouleversements familiaux, ainsi que les réactions au racisme et à la discrimination subis au sein de la société canadienne. Nous ne nions pas l’importance de ces travaux, car ils permettent une meilleure compréhension du vécu des immigrants. Néanmoins, dans une bonne partie de cette documentation, il y a le sentiment implicite que les minorités visibles sont composées d’immigrants et qu’elles ont des problèmes d’immigrants. Jusqu’à récemment, la documentation canadienne sur la question de la race négligeait souvent l’expérience des minorités non immigrantes d’origine étrangère, c’est-à-dire les sujets de la deuxième génération, ces enfants qui sont nés ou élevés au Canada et qui ont noué leurs principales relations sociales dans la société canadienne. Pour les sujets de la deuxième génération, l’appartenance n’est pas une question de cours de langue ou de formation professionnelle, de reconnaissance des diplômes étrangers, de méconnaissance des normes culturelles canadiennes ou de nostalgie de l’ancienne patrie. Cela concerne plutôt la difficulté d’être différent des autres : ils doivent tenter d’acquérir une identité nationale dans une nation qui les considère comme des étrangers, ils doivent subir le racisme, ouvertement et systématiquement, sur la base de différences raciales perçues plutôt que du caractère CITC Simplement en ce qui concerne la honte que je ressens et, j’imagine, comme vous le disiez, mes 30 différent de la culture, et ils doivent lutter pour concilier les exigences souvent concurrentes de la culture des pairs avec les attentes culturelles des familles et communautés d’immigrants. Ces problèmes s’étendent à diverses communautés ethnicisées ; toutefois, nous ne faisons que commencer à explorer les particularités du vécu des communautés chinoises, coréennes, somaliennes, sudasiatiques et autres. Des chercheurs universitaires comme Bagley, McAdoo, Handa et d’autres ont attiré notre attention sur les différences entre les immigrants et leurs enfants du point de vue de l’intégration à la société canadienne, mais il reste beaucoup à découvrir sur le vécu et l’identité des sujets de la deuxième génération et, en particulier, sur les stratégies qu’ils emploient pour négocier leur appartenance à leurs milieux d’existence extrêmement complexes. VALVERDE, Mariana. « When the Mother of the Race is Free: Race, Reproduction and Sexuality in First Wave Feminism », dans Franca Iacovetta et Mariana Valverde (dir.), Gender Conflicts: New Essays in Women’s History, Toronto, University of Toronto Press, 1992. Notes 1 Répondant N., dans Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996, p. 122. 2 Tout au long du document, le terme « canadien » n’inclura pas les communautés ethnicisées et racialisées, car nous souhaitons bien faire comprendre que ce terme renvoie encore principalement à un occidental de race blanche. 3 Pour en savoir davantage sur la méthodologie utilisée, voir Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996. Voir aussi Rajiva, M. Racing Through Adolescence: Becoming and Belonging in the Narratives of Second Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 2004. 4 Par exemple, les Sud-Asiatiques sont présents dans certaines régions du Canada depuis le début des années 1900 et, malgré cela, on les perçoit comme étant une « nouvelle communauté » tant dans la documentation que chez le grand public. Voir, par exemple, K. E. Nayar. The Sikh Diaspora in Vancouver: Three Generations Amid Tradition, Modernity and Multiculturalism, Toronto, University of Toronto Press, 2004. 5 Répondant E., Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996, p. 122. 6 Répondant N., Rajiva, M., Identity and Politics: Second Generation Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996. 7 Anita, participante à l’interview, dans M. Rajiva, Racing Through Adolescence: Becoming and Belonging in the Narratives of Second Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 2004. 8 L’importance accordée à ces éléments peut varier selon la communauté. Par exemple, certaines communautés se préoccupent moins de la tenue vestimentaire et davantage du comportement et du maintien de certaines normes culturelles. 9 En 2003 en Colombie-Britannique, Amandeep Atwal, une jeune fille sikhe âgée de dix-sept ans, a été tuée par son père lorsqu’il a découvert qu’elle avait un petit ami de race blanche et qu’elle avait l’intention de vivre avec lui. 10 Répondant O., dans M. Rajiva, Identity and Politics: Second Generation Ethnic Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996, p. 122. 11 Rose, participante à l’interview, dans M. Rajiva, Racing Through Adolescence: Becoming and Belonging in the Narratives of Second Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 1996, p. 384. Références ANTHIAS, Floya et Nira YUVAL-DAVIS. « Introduction », dans Floya ANTHIAS et Nira YUVAL-DAVIS (dir.), Woman-Nation-State. New York, St. Martin’s Press, 1989. AUJLA, Angela. « Others in Their Own Land: Second-Generation South Asian Canadian Women, Racism, and the Persistence of Colonial Discourse », Canadian Woman Studies = Les cahiers de la femme, vol. 20, no 2 (2000), p. 41-47. BAGLEY, Christopher. « The Adaptation of Asian Children of Immigrant Parents: British Models and their Application to Canadian Policy », dans Milton Israel (dir.), The South Asian Diaspora in Canada: Six Essays. Toronto, Multicultural History Society of Ontario, 1987. HANDA, Amita. Of Silk Saris and Mini-Skirts: South Asian Girls Walk the Tightrope of Culture, Toronto, Women’s Press, 2003. KHAN, Shahnaz. « Muslim Women: Negotiations in the Third Space », Signs, vol. 23, no 2 (1998), p. 463-493. McADOO, Harriette et Young-Shi OU. « Socialization of Chinese American Children », dans Harriette Pipes McAdoo (dir.), Family Ethnicity: Strength in Diversity, London, Sage Publications, 1993. MIN, Pyong Gap et Rose KIM. « Formation of Ethnic and Racial Identities: Narratives by Young Asian-American Professionals », Ethnic and Racial Studies, vol. 23 (2000), p. 735-760. NAYAR, Kamala Elizabeth. The Sikh Diaspora in Vancouver: Three Generations Amid Tradition, Modernity, and Multiculturalism, Toronto, University of Toronto Press, 2004. OKANO, Haruko. « Le printemps est là, maman », dans Arun MukherJee (dir.), Des expériences à partager, Ottawa, Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, p. 82-86, 1993. RAJIVA, Mythili. Racing Through Adolescence. Becoming and Belonging in the Narratives of Second Generation South Asian Girls, Thèse de doctorat, 2004. RAJIVA, Mythili. Identity and Politics: Second Generation Ethnic Minority Women in Canada, Mémoire de maîtrise, 1996. REZAI-RASHTI, Goli. « The Dilemma of Working with Minority Female Students in Canadian High Schools », Canadian Woman Studies = Les cahiers de la femme, vol. 14, no 2 (1994), p. 76-82. STASIULIS, Daiva et Nira YUVAL-DAVIS. « Introduction: Beyond Dichotomies – Gender, Race, Ethnicity and Class in Settler Societies », dans Daiva Stasiulis et Nira Yuval-Davis (dir.), Unsettling Settler Societies: Articulations of Gender, Race, Ethnicity and Class, Londres, Sage Publications, 1995. 31