Désastres, profanations et résistances dans la poésie d`Andrea

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Désastres, profanations et résistances dans la poésie d`Andrea
ISSN : 2031 - 2970
http://www.uclouvain.be/sites/interferences
Giorgia Bongiorno
Désastres, profanations et résistances
dans la poésie d’Andrea Zanzotto
Gli Sguardi i Fatti e Senhal (1969) et Meteo (1996)
Résumé
Notre article est consacré au poète italien Andrea Zanzotto, dont le premier recueil
Dietro il paesaggio date de 1951 et le dernier, Conglomerati, vient de paraître en octobre 2009.
Nous avons voulu analyser les modalités que sa poésie met en place dans sa confrontation
dramatique avec l’Histoire, dont le poids entraîne pour la langue poétique un double risque
d’aphasie et de désagrégation à la fois. À travers une étude croisée de Gli Sguardi i Fatti e
Senhal de 1969 et Meteo de 1996, nous avons tenté de cerner l’évolution de la poésie de
Zanzotto par rapport à un réel ineffable. Ces deux ouvrages lointains dans le temps, mais
similaires dans leur structure profondément fragmentée ainsi que dans leur réflexion en
prise directe sur une certaine massification de la langue, posent et mettent en question la
possibilité même du dire. Le fait de les étudier en miroir permet ainsi de saisir deux gestes
différents, puisqu’une écriture encore installée dans une symbolisation de l’indicible laisse la
place à une écriture se faisant presque englober par celui-ci et mimant un Temps foncièrement intermittent et opaque.
Abstract
The essay is devoted to the Italian poet Andrea Zanzotto, whose first collection of
poems Dietro il paesaggio appeared in 1951, and his late Conglomerati was published in October
2009. The terms of the dramatic conflict that his poetry entertains with history, and the
consequent double risk of both aphasia and fragmentation in poetic diction that such a
confrontation brings about, is the main issue of the present study. Through a cross reading
of Gli Sguardi i Fatti e Senhal (1969) and Meteo (1996), an evolution in Zanzotto’s poetry and
its relation to the ineffable reality can be traced. These two collections of poems, distant in
time although similar in their extremely fragmented structure, as well as in their meditation
in close contact with contemporary mass use of language, question the very possibility of
employing it. Such a mirroring approach to both collections of works enables to understand
the evolution of two different attitudes, since a writing still based on the symbolisation of
the inexpressible gives place to a writing that is nearly absorbed by the ineffable and reproduces an opaque and basically intermittent time.
Pour citer cet article :
Giorgia Bongiorno, « Désastres, profanations et résistance dans la poésie d’Andrea
Zanzotto. Gli Sguardi i Fatti e Senhal (1969) et Meteo (1996) », dans Interférences littéraires,
nouvelle série, n° 4, « Indicible et littérarité », s. dir. Lauriane Sable, mai 2010, pp. 211230.
Interférences littéraires, n° 4, mai 2010
Désastres, profanations et résistances
dans la poésie d’Andrea Zanzotto
Gli Sguardi i Fatti e Senhal (1969) et Meteo (1996)
1. Le contact impossible entre réel et poésie
À l’intérieur d’une réflexion sur indicible et littérarité, le poète italien Andrea
Zanzotto trouve, nous semble-t-il, une place significative dans la mesure où le point
de départ de sa poésie, on pourrait presque dire son moteur, est constitué par un écart
entre le dire et le monde. L’effritement se produit dans le contact, qui est toujours
cherché et toujours raté, et produit à son tour une parole poétique baignant constamment dans une tension que l’on n’hésiterait pas à désigner comme vocative, en suivant
là un motif central de l’œuvre – vocatif paradoxal, démuni en quelque sorte de sa
force communicative et en même temps tout entier dans un élan vers l’autre. Vocativo
est d’ailleurs le titre du recueil qui marque, en 1957, le basculement de Zanzotto, poète
jusque-là post-hermétique, vers une recherche expérimentale, mais qui ne lâche pas
le « tu » auquel la voix poétique, désormais sans fondement, s’adresse. Et c’est par
un vocatif de ce type que prend forme un poème bien connu du recueil central de
Zanzotto, La Beltà (1968), s’intitulant « Al mondo » et donnant vie à un appel crucial :
« Mondo, sii, e buono ;/esisti buonamente,/fa’ che, cerca di, tendi a, dimmi tutto… »
(« Monde, sois, et sois bon ;/ existe bonnement,/ fais que, cherche à, tends à, dis-moi
tout… »)1 – où la cadence syntaxique détraquée se charge de dire l’inadéquation entre
mots et monde. Regardons la strophe finale du poème. Elle montre en effet comment
le mécanisme de cette communication s’est emballé :
Fa’ di (ex-de-ob etc.)-sistere
e oltre tutte le preposizioni note e ignote,
abbi qualche chance,
fa’ buonamente un po’;
il congegno abbia gioco.
Su, bello, su.
Su, münchausen.
1. Andrea Zanzotto, « Al mondo», dans La Beltà, dans Le Poesie e le prose scelte, Milan, Mondadori, « I Meridiani », 1999, p. 301 (traduction française de Philippe Di Meo dans Andrea Zanzotto,
La Beauté/La Beltà, édition bilingue, Paris, Maurice Nadeau, 2000, p. 81). Dorénavant la référence
Andrea Zanzotto, Le Poesie e le prose scelte sera indiquée par le sigle PPS. Quant à la traduction des
textes, elle sera modifiée, si besoin est, par rapport aux traductions existantes, et les modifications
seront toujours indiquées.
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Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
Fais en sorte d’(ex-de-ob, etc.)-sister
et au-delà de toutes les prépositions connues et inconnues,
aie quelque chance,
fais bonnement un peu ;
que le dispositif joue.
Hue, mon grand, hue.
Hue, münchausen.2
Ce qui fait tourner à vide le dispositif et son jeu – comme tournent à vide
les constructions verbales du premier vers, où les prépositions s’appuient sur une
ouverture maximale – est en fait un décalage qui s’instaure dans l’élan vocatif de la
poésie envers le monde. Ce dialogue est comme doublé, dans la mise en scène poétique, par un rapport entre deux énergétiques langagières contraires. L’écart énergétique surgit aussi entre deux paroles différentes. L’une est frappée par un échec
constant, dans sa tentative originaire de nommer les choses, foncièrement inapplicable. L’autre n’est pas arrêtée par cette impossibilité, puisqu’elle s’avance toujours
au-delà, presque sourdement.
Cette seconde poussée agit sur les multiples forces de l’écriture : dans le
passage du poème « Al mondo », on a pu en remarquer l’action syntaxique. L’
« exhibition des morphèmes et des constituants des mots »3, souvent soulignée
par la critique, a selon nous une exigence concrète, assez différente d’une simple
procédure maniériste. Le fait de manipuler la langue jusqu’à s’approcher de ses
limites, ou même de les franchir, est dicté par une nécessité de toucher ce qu’il
n’est pas, ou plus, possible de dire autrement. Voici donc, dans le passage cité,
l’étirement auquel est soumis le verbe de l’être, mais par conséquence celui de
l’étant aussi, qui dit à lui tout seul, à travers cette panoplie de préfixes, les modalités plurielles et contradictoires de son existence. La relation avec le monde est
maniée par un élargissement proprement syntaxique. Cette ouverture déforme
ici la langue inévitablement, la tend vers son opacité, mais elle lui attribue aussi
une puissance expressive nouvelle, dans un mouvement de véritable espoir, car la
tension reste « significative » sans tomber entièrement dans le non-sens.
À bien y regarder, cette attitude d’espoir en une signification possible caractérise d’ailleurs l’œuvre de Zanzotto d’une manière particulière, en lui donnant
une forme bipartite. Nous avons évoqué le renversement de 1957, qui marque le
passage vers le travail d’écriture dont nous avons donné un exemple en ouverture. La séparation radicale de l’œuvre en deux phases majeures découle pourtant
d’une sorte de croyance dans la poésie malgré tout, qui implique deux tentatives
symétriques. D’un côté, protéger la poésie dans une enveloppe de fragilité somptueuse : c’est la langue du premier recueil Dietro il paesaggio (1951), qui gravite dans
un univers hölderlinien. De l’autre, dès Vocativo et surtout avec IX Ecloghe (1962),
agresser la langue poétique jusqu’à ce qu’elle retrouve sa raison d’être par une
autre voie. Une parole hétérogène, antipoétique, proche du bavardage télévisé,
2. Ibidem (notre traduction).
3. Vittorio Coletti, Storia dell’italiano letterario. Dalle origini al Novecento, Turin, Einaudi, 1993,
p. 456 (notre traduction).
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contaminée par toute sorte de pastiche plurilingue, rentre par effraction dans
l’écriture et y reste définitivement.
Ces deux attitudes, absolument opposées en apparence, se révèlent en effet
comparables, si nous adoptons un regard métalittéraire. Pensons au geste hyper-littéraire du premier Zanzotto, mené d’ailleurs à une époque comme celle de
l’après-guerre, où l’usage de la medietas linguistique devient central, même chez les
poètes hermétiques des années 30. Qu’est-ce que représente la position zanzottienne sinon une forme de résistance, qui arbore la beauté poétique malgré cet
indicible que lui impose la guerre ? Pensons maintenant à la manipulation radicale
qui s’opère chez le deuxième Zanzotto. L’irruption d’un corps étranger dans la
langue poétique, ou mieux d’un mécanisme qui la transforme par centrifugation
et implosion à la fois, met la parole dans un deuxième degré permanent. Cette
perturbation radicale du discours, antithétique au post-hermétisme initial, établit
toutefois par contraste un horizon poétique toujours inspiré à une beltà de pétrarquiste mémoire4. Seulement, le constat qu’il s’agit d’un horizon ne se laissant jamais rejoindre, donne à l’écriture après 1957 une démarche toujours allant outre,
au-delà.
Prend ainsi forme un essor extrémiste, outrancier, qui voit dans l’oltranzaoltraggio, si l’on veut se servir d’un autre mot-concept au centre de La Beltà (« Outrance outrage » est le titre du poème inaugural), la marque de l’écriture poétique.
Ce sens que son écriture ne sait pas dire, car venu au monde, devenu monde
dans une forme aberrante, le poète le cherchera ailleurs, ou plus au-delà, dans
l’impulsion de dégonder, de crocheter, de casser la langue qu’il a à sa disposition.
Cette rupture, Zanzotto la partage d’ailleurs avec la néo-avant-garde italienne.
Mais la finalité, chez lui, en est foncièrement vitale, ce qui éloigne sans doute les
deux pratiques pourtant si similaires - différence qui résonne clairement dans les
rares réflexions dédiées par le poète aux Novissimi. Un texte de 1965 souligne ainsi
le paradoxe d’une poésie à la fois radicalement expérimentale et profondément
confiante : « On est dans le labyrinthe, on est “ici” pour essayer de savoir de quel
côté on y entre et on en sort […]. Pour créer une perspective. Cela a lieu justement dans la tension du langage, dans la poésie, dans l’expression […]. C’est le
destin “sublime” et ridicule de Münchausen qui sort du marais en se tirant par les
cheveux. Nous sommes Münchausen, la réalité est Münchausen… »5. On pourrait
voir la poésie de Zanzotto prise dans cette sorte de double bind qu’elle partage avec
le destin du baron légendaire. L’espoir6 de trouver un point de rencontre entre
deux pôles et deux énergies anime cette parole ; mais c’est une parole sans illu4. Le mot beltà est d’emblée reconductible à l’univers poétique par excellence, à savoir les
Rerum Vulgarium Fragmenta de Pétrarque, mais l’on peut y voir aussi une influence baudelairienne.
De toute manière, le terme se détache de l’usage courant du mot bellezza. Le traducteur français de
Zanzotto, Philippe Di Meo a choisi « de transcrire bellezza par beauté et beltà par Beauté » (Andrea
Zanzotto, La Beauté/La Beltà, op. cit., p. 191).
5. PPS, Il mestiere di poeta, p. 1132 (notre traduction). Les termes sont très proches de ceux
d’Italo Calvino, lui aussi réfléchissant à cette époque-là sur les nouvelles poétiques auxquelles il reproche une certaine « reddition au labyrinthe » (Italo Calvino, « Una sfida al labirinto », dans Una
Pietra sopra, dans Saggi 1945-1985, Milan, Mondadori, 1995, t. I, p. 122).
6. C’est toujours dans La Beltà (1968) qu’on trouve un « principe résistance » qui serait une
sorte de version zanzottienne de Le Principe Espérance du philosophe Ernst Bloch, que le poète vénitien eut l’occasion de rencontrer à Asolo en 1964 en compagnie de son ami germaniste Giuseppe
Bevilacqua, figure essentielle de passeur hölderlinien et celanien. Le poème qui accueille ce termeclé, « Retorica su : lo sbandamento, il principio “Resistenza” », est l’un des textes les plus importants
d’un face à face avec l’Histoire.
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Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
sion, comprenant son impossibilité. Toujours dans La Beltà, dans le poème « Sì,
ancora la neve », on peut lire à nouveau cette demande de coïncidence sans cesse
renouvelée :
E perchè si è – il mondo pinoso il mondo nevoso –
perché si è fatto bambucci-ucci, odore di cristianucci,
perché si è fatto noi, roba per noi ?
E questo valere in persona ed ex-persona
un solo possibile ed ex-possibile ?
Hölderlin : « siamo un segno senza significato » :
ma dove le due serie entrano in contatto ?
Et pourquoi s’est-il – le monde pineux, le monde neigeux –,
pourquoi s’est-il fait marmots-mots, sentant la chair fraîche ?
pourquoi s’est-il fait nous, chose pour nous ?
Et ce valoir en personne et ex-persona,
un seul possible et ex-possible ?
Hölderlin : « nous sommes un signe sans signification » :
mais où les deux séries entrent-elles en contact ? 7
Le travail de la poésie de Zanzotto se développe ainsi entièrement autour de
ce contact vers lequel ajuster constamment le tir. Pour cela, le langage se fait fondamentalement instrument de découverte, outil de recherche et de creusage, avec
toutes les faiblesses d’un radar visant une signification inédite, toujours en passe
de la manquer. La position de cette poésie du XXe siècle est d’une fragilité extrême
dans son pari de grand style s’exposant continuellement à l’opacité du réel. Sa résistance lyrique individuelle, dans une époque où le sujet poétique est en pleine discussion, peut être reconduite à ce que Pier Vincenzo Mengaldo nomme les « sources
romantiques du lyrisme » dont il voit dans Paul Celan le poète le plus important.
Dans la lignée du poète allemand, Zanzotto mettrait lui aussi au centre de la poésie
« la révolte de l’individu contre la barbarie historique » 8.
C’est que la poésie de Zanzotto, loin de s’en éloigner, réagit à l’Histoire, interlocutrice clé pour l’œuvre, grande ennemie et destinataire nécessaire d’un dialogue
particulièrement ardu. La fonction de la limite, en effet, que peut prendre l’aspect
d’une norme poétique toujours à dépasser et toujours présente, est aussi recouverte
par l’Histoire, qui représente le mieux la muse contradictoire, parfois monstrueuse
de la poésie zanzottienne. Si le discours poétique achoppe constamment dans son
acheminement vers la beltà, c’est que son moteur est perpétuellement empêché, boiteux, « rotto al piede »9 par le traumatisme historique. L’expression est de Zanzotto
lui-même, alors qu’il évoque, dans la prose Premesse all’abitazione, sa redécouverte
7. PPS, « Sì ancora la neve», dans La Beltà, p. 273 (notre traduction).
8. Pier Vincenzo Mengaldo, « Grande stile e lirica moderna. Appunti tipologici », dans La
tradizione del Novecento. Nuova serie, Florence, Vallecchi, 1987, p. 10. Voir aussi le texte avec lequel
Mengaldo est en dialogue, de Gian Luigi Beccaria, « “Grande stile” e poesia del Novecento », dans
Le Forme della lontananza, Milan, Garzanti, 2001, pp. 19-34. Les deux textes, à l’origine parus ensemble
dans un numéro de Sigma de 1983, attribuent une large place à Zanzotto dans leur réflexion.
9. PPS, Premesse all’abitazione, p. 1046.
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d’un événement tragique qui devait le marquer à jamais, et marquer d’autant plus sa
poésie. La visite de repérage pour l’achat d’un terrain où construire sa maison, fait
ainsi resurgir le souvenir refoulé de l’assassinat d’un camarade partisan poursuivi
par les nazis et tué pour avoir pris le mauvais chemin alors que son compagnon
Zanzotto s’était dirigé vers la bonne direction :
Et puis, comme la morsure « d’un éclair qui tombe sur le pied » (pede propemodum fracto, au point de ne plus pouvoir bouger, jamais plus), comme la punaise
trouvée dans la soupe de l’hôpital militaire de Chieti, le 10 août 1944 déflagrait.
Sur ces champs-là, sur quelques parcelles de maïs cinquantain, trop bas et trop
petit à cette période de l’année pour protéger de la vue des Allemands, […]
Gino était tombé. J’aurais donc aperçu, entre mon lot de terre et les ombres
du dix-septième siècle au fond, la surface immense de ces champs désormais
pour toujours sans refuge, j’aurais vu la course folle de Gino par ces sillons aux
plantes misérables, aux feuilles incapables et paresseuses devant la mort, ou
une herbe tendue en vain pour dissimuler le sang : et non seulement en août,
mais tous les jours : je suis lié, le pied cassé10.
Démarche boiteuse que celle de la poésie, et pour cause : la pierre d’achoppement de l’indicible historique, dans l’existence du poète se confond avec la deuxième
Guerre Mondiale, qui hante nombre de poèmes, depuis le premier ouvrage jusqu’au recueil de 2009, même si Il Galateo in Bosco (1978) recule volontiers vers la Grande Guerre.
À côté de ce dédoublement, l’horreur historique se multiplie d’ailleurs dans
l’œuvre de Zanzotto à travers maints événements-catastrophes que le vingtième
siècle vomit tout au long de la période de l’après-guerre et que notre poète enregistre d’une façon attentive. L’Histoire ponctue ainsi la poésie, dans son croisement
complexe avec la technique. À partir du poème « Eatherly » présent dans IX Ecloghe,
l’ombre de la menace atomique tourmente l’œuvre. Mais celle-ci est encore traversée par différentes guerres : celle du Vietnam, déchirant par son « napalm » les
textes de La Beltà ; les tueries en ex-Yougoslavie se montrant dans Meteo ; la Guerre
Froide dont toute la poésie zanzottienne des années 70 manipule le jargon et dont
elle dénonce aussi la logique, dès les « malins messires » 11 de IX Ecloghe, jusqu’au
discours sur l’alunissage comme geste « (col)latéral de la guerre froide »12. L’Histoire
est d’ailleurs encore là dans la pure indignation civique, comme pour tel poème sur
la commémoration d’un attentat terroriste à Bologne, posant d’emblée la question
de la mémoire possible. N’oublions pas, enfin, en prise directe avec l’Histoire, le discours écologique des dernières années. Autour des « Mystères climatiques », comme
il les appelle dans son dernier recueil, le poète rassemble les fantasmes léopar10. PPS, Ibid., pp. 1045-1046 (traduction, légèrement modifiée, de Martin Rueff, « Prémisses
à l’habitation », dans Po&sie, n° 120, 2e trimestre 2007, pp. 56-57). Sur ce sujet, voir le précieux travail
d’Andrea Cortellessa, « Sovrimpressioni, sovra esistenze. Indizi di guerre civili in Andrea Zanzotto »,
dans 1963-2003. Fenoglio, la Resistenza, s. dir. Giulio Ferroni et Gabriele Pedullà, Actes du Colloque
de Rome de 2003, Rome, Fahrenheit 451, 2006, pp. 181-206 ; mais aussi « Phantom, Mirage, fosforo
imperiale. Guerre virtuali e guerre reali nell’ultima poesia italiana », dans War in the 20th Century :
Representations in Italian Culture, s. dir. Francesca Falchi, Actes du Colloque de Los Angeles, 13-15
juin 2006, Carte italiane, II-III, 2007, pp. 105-151.
11. À savoir « i siri i golem i tarocchi/ non il Baffetto non il Baffone non il Crapone/ non
il Re dei Petroli o dei Rosoli/ non il Re dei Turiboli » (« les sires les golems les tarots/ ni la p’tite
moustache ni le Moustachu ni le Cabochard/ ni le Roi des Pétroles ou des Liqueurs/ ni le Roi des
Encensoirs ») dans PPS, « Ecloga V » dans IX Ecloghe, p. 236 (notre traduction). On reconnaîtra
facilement Hitler, Staline, Mussolini, ainsi que d’autres puissants plus récents.
12. PPS, p. 1531.
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diens des « magnifiche sorti e progressive » («magnifiques destins et progrès »13)
et la dénonciation politique. Ici apparaît le temps météorologique complètement
dévasté par les désastres de la pollution, dans une nature difforme aux « pratisfatti-fucine/ di nuovissime zanzare-tigre/di zecche-Lyme/ di matrie-stuprie »
(« prés-creusets-décomposés/ de très nouveaux moustiques-tigres/ de tiquesLyme/ de matries stupries »)14. Là surgissent le paysage humain de Chernobyl
(toujours dans Meteo) ou le spectre chimique d’un des pôles industriels italiens les
plus dangereux (« Fu Marghera » dans Conglomerati). L’écriture de Zanzotto avance
dans et contre un temps historique ineffable qu’elle s’adonne à dire, auquel elle
s’adresse et auquel elle s’oppose. Et cette contradiction majeure prend toute son
ampleur, si on la considère à son niveau le plus personnel, dans la représentation
du cadavre horrifique qui ne laisse plus bouger comme avant, mai più, son camarade lui ayant survécu15.
2. fragmentation de la poésie : une réaction à la massification
médiatique du réel
On l’a vu pour le poème « Al mondo » : ne plus bouger comme avant équivaudrait à avancer autrement, toujours en porte-à-faux. Un mouvement bancal entre
paralysie de l’inexprimable et bondissement de la confiance se dessine ainsi tout au
long de l’œuvre de Zanzotto. Nous tenterons d’en analyser les enjeux et les mécanismes en croisant deux ouvrages, rarement abordés côte à côte, mais qui peuvent
attirer notre attention par une fragmentation analogue du discours poétique. S’interroger de près sur leur contiguïté sera une manière d’approcher cette démarche
boiteuse à l’échelle de l’ensemble de l’œuvre.
Gli Sguardi i Fatti e Senhal de 1969 et Meteo de 1996, paraissent à première vue
assez lointains l’un de l’autre. Lointains, ils le sont d’abord dans le temps : leurs
dates de parution sont séparées de presque 30 ans. La première est l’œuvre d’un
poète parvenu à l’un des carrefours de son écriture, touchant à cette époque-là son
geste central. La deuxième est l’œuvre d’un poète âgé, mais aussi silencieux depuis
10 ans, ce qui n’est pas le cas de Sguardi, entouré de publications majeures : La Beltà
(1968) et Pasque (1973). La longue pause qui précède Meteo peut d’ailleurs apparaître
d’autant plus significative qu’elle donne lieu à un recueil vu par le poète lui-même
comme « un spécimen de travaux en cours »16 ou encore comme un rassemblement
de « fragments incertains »17. Si l’écriture n’a apparemment jamais cessé, la pers13. Giacomo Leopardi, « La ginestra o il fiore del deserto », dans I Canti (1845), Florence,
Sansoni, 1985, p. 300.
14. PPS, « Currunt », dans Meteo, p. 834 (traduction de Philippe Di meo dans Andrea Zanzotto, Météo, Paris, Maurice Nadeau, 2002, p. 37).
15. Stefano Dal Bianco, le commentateur du Méridien, a justement reconnu au rôle que l’Histoire recouvre pour Zanzotto la même valeur que celle que le Capital possède aux yeux de Pasolini.
Le critique parle pour les deux poètes d’une « invasion des deux démons respectifs : le Capital et
l’Histoire, entités qui, de fait, ou du moins dans leurs effets, coïncident » (Stefano Dal bianco,
Tradire per Amore. La metrica del primo Zanzotto 1938-1957, Lucques, Maria Pacini Fazzi, 1997, p. 179).
Le dire poétique est d’emblée relié à un indicible produit par une histoire à la fois monstrueuse et
constituant un horizon impératif du regard. C’est le point de départ de notre étude de thèse intitulée
L’Histoire à l’œuvre. Lecture d’Andrea Zanzotto.
16. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 860.
17. Ibidem.
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pective de sa sortie publique, l’idée même de livre de poésie, ont dû profondément
changer. Pourtant, de telles circonstances ne sont pas sans tisser des liens avec
Sguardi, qui paraît lui aussi sous une forme incertaine, sous le signe d’une prise de
parole ardue, problématique, empêchée. Sa publication est quasi clandestine : une
plaquette imprimée maison, puis, dans la même année, un tirage très limité. Mais
c’est surtout sa configuration plurielle, de dialogue à cinquante-neuf voix plus une,
qui représente la marque d’une élocution particulièrement complexe. Le texte qui,
selon son auteur lui-même, « se nie à la lecture »18 se rapproche ainsi du statut in
progress de Meteo : une raison commune semble surgir, une nature lyrique menacée et
rendue visible par une manière fragmentée.
Cette proximité se faisant jour pourrait même être reliée à un objet commun, en
quelque sorte, si l’on considère que Sguardi tourne autour de la lune et que Meteo s’occupe de ta meteora, c’est-à-dire des choses qui sont en haut. Les deux ouvrages raconteraient une histoire similaire, celle de la contamination de ces hauts lieux. Mais également
l’histoire de la nature perverse de cette contamination, propre à notre temps. Puisque
le sublime prend ici l’aspect des médias. Dans Sguardi, le passage du Pseudo-Longin
où il est question d’inspiration par le mécanisme de la reconnaissance – « Grâce à sa
nature notre âme, sous l’action du véritable sublime, s’élève en quelque sorte, exulte et
prend l’essor, remplie de joie et d’orgueil comme si c’était elle qui avait produit ce qu’elle
a entendu »19 –, tombe sous le pouvoir de la communication : « Par télécinéma notre
âme s’élève/ comme si d’elle était engendré/ce qu’elle a entendu et vu »20. L’amalgame
étonnant de ce tercet, et la transfiguration que connait la loi du sublime, indiquent bien
pourtant le point central de nos deux ouvrages. Un choc se produit en effet entre une logique massifiée pratiquant une sorte d’englobement métastasique des événements historiques – le télécinéma – , et le geste poétique tentant de restituer pleinement leur mesure
traumatique. L’écriture qui en sort est une écriture également éclatée. Son morcellement
touche d’abord son objet : que ce soient l’alunissage de juillet 1969 ou la transformation climatique de la fin de siècle, les deux textes parlent de profanation, de désastre, de
maladie du paysage humain. Il touche aussi son statut, puisque la poésie faisant face ici
à une Histoire-trauma s’éloigne de sa fonction de chant. Et il touche enfin sa pratique
elle-même, car la parole se confronte sans cesse avec la langue médiatique. La poésie se
fait dans la proximité avec les « croûtesfilms en vogue », évoqués par Sguardi pour leur
spectacularisation de l’alunissage, et avec le langage du direct télévisé que le bulletin de
Meteo reproduit tout en le parodiant. Cela donne une poésie live, à la suite du poème
inaugural de Meteo intitulé « Live » et griffonné à la main, à l’ « appareillage technique
parfaitement planifié pour des repérages en temps réel »21. Une poésie se mettant en
face d’un « teleschermo, fuori tempo massimo » qui « Dirette erutta e Balocchi » (« hors
délais, un écran de télévision/ éructe des Directs et des Jouets »)22.
18. PPS, « Alcune osservazioni dell’autore », p. 1530.
19. Pseudo-Longin, Du Sublime, VII, 2, Paris, Les Belles Lettres, 1965, 3e éd., pp. 9-10.
20. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 369 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq, dans
Andrea Zanzotto, Les Pâques précédé de Les Regards les faits et senhal, préface de Christian Prigent,
Caen, Nous, 2004, p. 27).
21. Niva Lorenzini, « Zanzotto : ‘natura’ in display », dans La Poesia : tecniche di ascolto, Lecce,
Manni, 2003, p. 192 (notre traduction).
22. PPS, « Live », dans Meteo, p. 817 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea Zanzotto,
Météo, op. cit., p. 9). Si Zanzotto appelle « Balocchi » les Jouets qui habituellement s’appellent « Giochi »
en italien, c’est pour évoquer le pays des Jouets de Pinocchio.
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Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
3. Le contact avec le réel devient impact. Gli Sguardi i Fatti e Senhal
Regardons d’abord ce choc à travers l’impact avec la lune, qui représente le déclencheur de Gli Sguardi i Fatti e Senhal. La thématique lunaire du texte rassemble plusieurs niveaux de discours et la parole poétique adressée à la lune évoque un vaste rapport à la tradition que Sguardi restitue par un riche réseau de citations. L’Orlando furioso,
rappelé au niveau textuel, hante ainsi l’ensemble du poème par le motif du voyage
lunaire et de la perte de la raison. Le lien privilégié de Zanzotto avec le poète de la
lune par excellence, Giacomo Leopardi, opère aussi de façon souterraine, à côté de
maintes présences, telle Artémis, de l’univers classique et du monde féérique23. À coté
de cet aspect, la thématique de l’apparition lunaire concentre toutes les nombreuses
ramifications d’une préoccupation fondamentale dans l’œuvre. Il s’agit de la fonction
dantesque de la poésie-connaissance en tant que vision paradisiaque. C’est une vision
jamais univoque, toujours ambiguë, que la “diplopie” apparaissant dans l’incipit de
Sguardi – « si sfasa discrepa in diplopia » (« Se déphase diverge en diplopie »)24 –, rend
immédiatement évidente. La diplopie est en effet une altération visuelle (comme bien
d’autres chez Zanzotto25) provoquant deux ou plusieurs images d’un seul objet.
Or les regards (« gli sguardi ») envers la lune sont structurellement diplopiques,
réglés par le processus du reflet. Tout comme les regards envers la première planche
du test de Rorschach, à la forme double, reproduite en ouverture du texte et dont
celui-ci se veut, aussi, un possible protocole. Les « fatti » du titre – soit l’alunissage
d’Apollo 11 de juillet 1969 – apparaissent comme un événement qui se greffe sur
la suggestion centrale du test à l’origine des gloses multiples. La tache à interpréter
(qui lors de l’application du test prend souvent la signification du féminin) est lune,
beauté, poésie, mais également œil-regard sur la terre, et inversement mystère à regarder ou à violer, selon le système qui est propre au « senhal » : « nom public qui
recouvre le vrai (pour les troubadours), ou simplement “signal”, ou, si l’on veut,
“symbole du symbole du symbole” et ainsi de suite »26. Le texte de Sguardi se déroule
et s’amplifie d’ailleurs dans le rythme double d’un glissement perpétuel et d’une accumulation vertigineuse de signes et de signaux. Ces deux modalités réalisent ainsi
l’effet d’une dégradation en cours, thématisée dès l’incipit du poème par l’agression
(sexuelle) de la lune :
23. Nous renvoyons à l’étude d’Elena Adriana Papa, « I labirinti dell’inconscio », dans Nove
Novecento. Studi sul linguaggio poetico, s. dir. Marinella Pregliasco, Alessandria, dell’Orso, 2007, pp.
147-202. L’étude, tout en reprenant la perspective des deux analyses majeures sur Sguardi (Stefano
Agosti, « Un intervento su “Gli Sguardi i Fatti e Senhal” », dans PPS, pp. 1517-1529 et Lucia ContiBertini, « Il poemetto “Gli Sguardi i Fatti e Senhal” », dans Andrea Zanzotto o la sacra menzogna,
Venise, Marsilio, 1984, pp. 7-39), a le mérite de produire une synthèse complète du riche éventail
des superpositions sémantiques et formelles contenues dans le poème. S’y ajoute une analyse approfondie des différents mécanismes de la répétition.
24. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 361 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq
dans Andrea Zanzotto, Les Pâques précédé de Les Regards les faits et senhal, op. cit., p. 17).
25. Tout mécanisme de modification de la vue est cher à notre poète, qui écrira en 1983 le
recueil Fosfeni, « tourbillons de signes et points lumineux qu’on ressent en fermant ou en pressant
les yeux ou mêmes dans des situations pathologiques » (PPS, Fosfeni, p. 713, notre traduction).
Le mot lui-même de « diplopie » surgit d’ailleurs en plusieurs endroits de l’œuvre insistant sur le
regard : pensons à Pasque de 1972 ou au recueil vraiment ophtalmologique de Sovrimpressioni, sorti
en 2001.
26. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 372 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq,
op. cit., p. 122).
218
Giorgia Bongiorno
- « NO BASTA, non farlo non scriverlo te ne prego »
- Doveva accadere laggiù che ti e ti e ti e ti
lo so che ti hanno || presa a coltellate ||
lo gridano i film croste in moda i fumetti in ik
i cromatismi acrilici
nulla di più banale
lo sanno i guardoni
da gradini finestre e occhialoni
io guardo || freddo || il freddo
- « AH NON SUFFIT, ne fais pas ça ne l’écris pas je t’en supplie»
- Ça devait arriver là-bas qu’on t’a et t’a et t’a et t’a
je le sais qu’on t’a || frappée à coups de couteau ||
les croûtesfilms en vogue le hurlent les BD en ik
les chromatismes acryliques
rien de plus banal
voyeurs de le savoir
depuis gradins fenêtres et lunettes noires
je regarde || froid || le froid27
La lune est vue par Zanzotto comme lieu commun dans tous les sens du
terme. Objet des poètes par excellence, elle se transforme de chant d’amour des
troubadours en amourette de la chanson de variété. Objet passif, toujours là « à
faire la lune », par l’alunissage elle est rendue davantage lieu commun, condamnée
à subir une approche publique et généralisée. Par conséquent, « rien de plus banal
voyeurs de le savoir » que cet événement se faisant d’emblée enjeu politique et
vision voyeuriste, écrit Zanzotto au début du poème, non sans rappeler en note
qu’il est possible d’entendre banal aussi dans son acception d’interprétation banale (Ban) du test de Rorschach. L’acte vulgarisé est rendu vulgaire par le poème,
qui narre l’impact : « Flash crash splash down/flash e crash dans la mare dans le
miroir » dans le langage des « BD en ik ». Dans la même logique, la lune est chantée comme « Marogna rifiuti-di-maman incombusti non asportati »28 (« Mâchefer
déchets-de-maman non calcinés inextirpés »), en tenant compte de la détérioration intrinsèque à l’événement. Chacun sait, d’ailleurs, que pour bien peu de « butin » comme le dit le poète, Apollo 11 a laissé sur la lune énormément de déchets
polluants. Le mécanisme du reste est entièrement pris en compte par l’écriture
elle-même, puisque on peut lire les fragments de ce discours pluriel comme de
véritables résidus de communication. 4. Le mythe défloré par le réel et re-symbolisé par la poésie
L’obsession zanzottienne du mythe lunaire défloré par les hommes du progrès, n’est d’ailleurs peut-être pas isolée. Si Giuseppe Ungaretti parle quant à lui
27. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 361 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq,
op. cit., p. 17).
28. Ibid., p. 365 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq, op. cit., p. 22).
219
Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
d’une perturbation majeure (« Celle qui souffre est une partie de moi. La partie de
la poésie »29), on peut aussi lire un autre poète, important pour le nôtre, au sujet
d’une étape précédente de l’« histoire imprécise de l’approchement humain de la
déesse-lune, jusqu’au contact »30. À propos du lancement en orbite, le 12 septembre
1959, de la sonde soviétique Lunik 2, qui aura un impact avec la lune deux jours
plus tard, André Breton semble en effet avoir eu la même perspective que les deux
poètes italiens.
Dans une lettre à sa fille Aube du 16 septembre 1959, il écrit :
Un peu sombre aujourd’hui je suis. Encore sous le coup de cet « alunissage »
qui me paraît à tous égards détestable. Rien ne peut faire que ces messieurs
n’aient souillé d’ores et déjà un des deux grands luminaires (on dit qu’à la lunette
on peut percevoir en noir le point d’impact sur la « mer de la Tranquillité » :
tout un programme). C’est la poésie tout entière qui est touchée. Un ver qui
s’insinue dans les Hymnes à la Nuit de Novalis31.
Ce premier événement éminemment traumatique, ce contact avec l’imaginaire
lunaire, n’avait d’ailleurs pas échappé à Zanzotto, lequel introduit dans IX Ecloghe
(1962) un poème au titre bien explicite : « 13 settembre 1959 (Variante) ». La surface
lunaire recevant l’impact est vue comme la superposition de l’âme : le texte fait écho
au célèbre Animula vagula blandula d’Adrien, poursuivant sa litanie originaire tout
en la déviant presque vers un chapelet marial : « Luna puella pallidula,/ Luna flora
eremitica,/ Luna unica selenita,/ distonia vita traviata… ». Mais cette sorte de prière
adressée à notre âme lunaire s’écarte ensuite d’un rythme ternaire pour se ramifier
au niveau métrique et sonore (parfois en redoublant le vers, parfois en le rendant
boiteux) et accueillir ainsi toute sorte de corps étrangers, tels une sonde terrienne
heurtant une candide surface virginale (une facies de puella pallidula), ou un ver, à
vouloir suivre Breton, s’insinuant dans les vers poétiques, jusqu’à lui faire assimiler
les caractéristiques des envahisseurs :
glabro latte, polarizzato zucchero,
peste innocente, patrona inclemente,
protovergine, alfa privativo,
degravitante sughero,
pomo e potenza della polvere,
phiala e coscienza delle tenebre,
geyser, fase, cariocinesi,
Luna neve nevissima novissima,
Luna glacies-glaciei
Luna medulla cordis mei,
Vertigine
glabre lait, sucre polarisé,
peste innocente, patronne inclémente,
proto-vierge, alpha privatif,
flotteur dégravitant,
pomme et puissance de la poussière,
phiala et conscience des ténèbres,
geyser, phase, cariocynèse,
Luna neige nevissima novissima
Luna glacies-glaciei
Luna medulla cordis mei,
Vertige
29. Giuseppe Ungaretti, « Quella notte col grande poeta », interview à G. Grazzini, dans
Epoca, 27 juillet 1969, p. 96 (cité par Elena Adriana Papa, op. cit., p. 153).
30. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 373 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq,
op. cit., p. 122).
31. André Breton, Lettres à Aube. 1938-1966, Paris, Gallimard, 2009, p. 127. Voir aussi le texte
« Réponse à une enquête sur la conquête de l’espace » paru sur Le Figaro littéraire du 22 avril 1961, où
Breton n’hésite pas à parler de « régression appréciable » pour le vol de Gagarine en orbite autour de
la terre (André Breton, Perspective cavalière, Paris, Gallimard,1970, p. 188).
220
Giorgia Bongiorno
per secanti e tangenti fugitiva
par sécantes et tangentes fugitiva
La mole della mia fatica
già da me sgombri
la mia sostanza sgombri
a me cresci a me vieni a te vengo32
De la masse de ma fatigue
déjà tu me libères
tu libères ma substance
tu accrois à moi à moi tu viens à
toi je viens
Le constat de Zanzotto est celui d’une spoliation radicale de notre univers symbolique, frappé par le pouvoir d’un « alfa privatif », à travers l’action humaine de dévoyer,
vampiriser, paralyser la lune, et rejoint ainsi l’amertume du poète surréaliste. Cependant,
cette mise en avant d’une langue « souillée », comme le dit Breton, par l’intromission de
multiples langages techniques et d’un plurilinguisme qui ne fait qu’accentuer la vibration
phonique générale, ne s’arrête pas, nous semble-t-il, à un fond pessimiste. L’entrain des
allitérations, l’accumulation des attributions (dont les points de suspension indiquent la
nature interminable) semblent montrer une sorte de nouvelle sacralisation, qui s’accomplit par les termes scientifiques eux-mêmes, prolongeant la source latine et chrétienne,
mais qui recherche également le mouvement esquissé tout au long du poème et isolé
dans la strophe finale. S’impose en effet un balancement, suivant une cadence propre
aux marées, que le vers « a me cresci a me vieni a te vengo » donne à voir grâce aux
variations verbales et pronominales. La lune demeure ainsi « fugitiva » (terme latin, non
italien) et, dans une nouvelle manière (postmoderne ?), sacrée sans être intacte.
5. Le rythme scriptural et l’éparpillement du réel
Cette halte sur la première violation lunaire, assurément, fait surgir maints éléments thématiques et formels qui reviendront dans Sguardi. Si le recueil de 1962, est
en effet traversé en tous sens par des fusées « pour démêler le métal total des cieux »33,
et déjà entièrement absorbé par la conquête de l’espace, c’est le texte de 1969 qui se
saisira du sujet et le fera dans la même optique de variantes superposées.
Gli Sguardi i Fatti e Senhal égrène en fait une sorte de dialogue entre cinquanteneuf personnages et une personne stable (la lune) parlant entre guillemets ; chaque
réplique constituant une strophe sans rapport immédiat avec les autres. Ce tac au tac
entre terre et lune (mais on a pu le voir aussi comme un dialogue analyste-patient ou
encore comme un zapping radio), qui s’achève d’ailleurs par un « passo e chiudo »34
(« Je raccroche »), prend la forme de la litanie cumulative déjà rencontrée. Mais c’est
aussi un discours fortement dispersé, hétérogène, dont le sujet émetteur s’éparpille en
une foule de voix différentes.
Le mot-concept de “diplopie” permet dès lors de suivre le phénomène stylistique le plus puissant de ce texte, renforcé par la relation évidente entre la cadence
32. PPS, « 13 septembre 1959 (Variante) », dans IX Egloghe, p. 205 (notre traduction).
33. PPS, « Ecloga I. I lamenti dei poeti lirici », p. 202 (traduction de Philippe Di Meo, dans
Andrea Zanzotto, Du Paysage à l’Idiome. Anthologie poétique 1951-1986, Paris, Maurice Nadeau, 1994,
p. 60).
34. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 372 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarcq,
op. cit., p. 30).
221
Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
des vers et la forme dédoublée de la première planche de Rorschach choisie comme
point de départ. L’écriture procède en effet par couples, suivant en cela une rhétorique formelle pétrarquiste, mais s’éloignant de son modèle par le résultat du procédé. Car celui-ci, loin de composer et équilibrer, trouble et met constamment en vibration, dans un véritable « sacreur de morphèmes et de timbres »35. Le mécanisme
de diplopie se sert d’ailleurs de plusieurs aspects rythmiques. Il installe, d’abord, une
sorte de doublement perpétuel, jouant de la répétition pure. Se développe ainsi une
profusion de parallélismes qui se structurent d’emblée sur des antithèses : « Tu sais
et ne sais pas vis et ne vis pas… » ; « C’est n’est pas moi et je suis suis … » ; ou sur
des chiasmes : « Non, toi… ah, oui » ; « ah je danse sur les prés || ah Diane || ah
senhal ». Et ce jeu donne naturellement une cadence binaire. Mais souvent, cette
répétition est tellement martelée qu’elle produit une oscillation s’élançant vers un
troisième terme, en une sorte de diplopie aggravée. Le titre lui-même du poème,
ainsi que le signale Lucia Conti Bertini, possède d’ailleurs une structure tripartite,
ce qui n’est pas sans importance, si comme le dit un de ses vers : « Ici chaque vers
pourrait servir de titre ou de départ à un poème »36. Ce rythme ternaire peut ainsi
surgir de l’intermittence qui rend proprement “fugitiva” la lune, comme on lit dans
un vers qui lui est attribué : « Il m’indique se retire disparaît/ c’est moi qui m’indique
disparais et pâleur ». Mais l’oscillation peut également provoquer une sorte de faux
pas du battement régulier, qui décale l’énonciation à l’infini : « s’éprouvetter camoufler microbiser/ou des ludismes chromatismes acrylismes/vertiginalement ||tirés
à la figure || »37. Dès lors, on peut lire d’autres fragments comme des tentatives de
sortie du cercle vicieux. La narration s’introduisant dans le discours lyrique serait
ainsi l’au-delà de son balancement magnétique :
« La mia ferita mi ha delibata decifrata
mi ha accompagnata e piegata in profilo di di]
di confini, di fatti originari e confinari
la mia ferita è stata la mia sorte la
ma corte il mio forte »]38
« Ma blessure m’a dégustée déchiffrée
elle m’a accompagnée et repliée en
profil de de]
de limites, de faits originaires et limites,
ma blessure a été mon sort ma cour
mon fort »]
Il s’agit toutefois d’une narration fortement déstructurée, où souvent
le balbutiement lexical, ou à l’envers son glissement perpétuel des signifiants,
produisent un morcellement généralisé.
Cet éparpillement obtenu par de multiples formes rythmiques a un rôle crucial
dans le texte, puisqu’il va aussi de paire avec la thématique de la dégénérescence. La
répétition se montre ainsi comme appauvrissement langagier et imaginaire : « Quelle
fatigue de devoir te répéter toujours toujours pire pire » ; « Infierimenti : giungono,
35. Ibid., p. 366 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq, op. cit., p. 24). Le « sacrore »
est bien une union de sacré et de « stridore », de grincement. Sur le sujet des formes stylistiques binaires chez Zanzotto, nous renvoyons à Walter Siti, « Possibili prefazi o riprese o conclusioni », dans
Il realismo dell’avanguardia, Turin, Einaudi, 1975, pp. 63-76 et à Paolo Giovanetti, « Lingua/lingue.
Figuralità », dans Modi della poesia italiana contemporanea, Rome, Carocci, 2005, pp. 73-103.
36. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 370 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq,
op. cit., p. 28).
37. Ibid., p. 365 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq, op. cit., p. 26).
38. Ibid., p. 369 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq, op. cit., p. 26).
222
Giorgia Bongiorno
maman, giungono/ ho fame ho voglia gratta gratta e troverai/ succhia succhia e diverrai » (« Acharnements: ils arrivent, maman, ils arrivent/ j’ai faim j’ai envie gratte gratte
et tu trouveras/ suce suce et tu deviendras »)39. Et cet avilissement plus général, cette
perversion de fond menaçant la poésie, retrouve une langue fortement sexuelle : « se
réanimer de tout dans un sanglot de toi/ entre équipes pour réanimer ou pour animer/ dessins et coups de couteau orgasmes » ; « Mets à jour ta connaissance : Blanche
Neige :/ j’ai embrassé et dévêtu de sa neige /la belle au bois s’anesthésiant, la neige »
; « Je goûte à tes sangs à tes Ça par millions/ oui mon trésor, oui tétines-de-louve
soubresautantes/ ça me plaît ça me va ça me chante que là-bas ils t’aient frappée »40.
L’appareillage des notes de l’auteur se chargera d’ailleurs de laisser entrevoir le revers
plus proprement vulgaire de cette possession, en pervertissant le dense système symbolique constitué par de nombreuses références provenant de la tradition littéraire et
féérique. Ainsi, pour le vers « en brochette en petit train du bonheur … » concluant
une longue série d’animaux féériques, la note traduit : « surtout dans le sens courant
de “groupe en position érotique” »41. Et nous pourrons lire que Mary Poppins « après
substitution d’une consonne, est devenue un emblème »42, en sachant que la modification en question, Pompins, renvoie au mot « pompino » (pipe), et par conséquent à la
pratique parodique des films porno appliquée à l’imaginaire des histoires pour enfants.
Cet imaginaire féérique, à travers lequel la défloraison lunaire est répétée à l’infini, se montre enfin en termes d’effets de couleurs, selon des variations du blanc et
rouge de Blanche Neige : « déjà d’une entaille dans la neige s’écoule neigeshocking /
rougeshocking / mondeshocking »43. La blessure, qui pourrait rappeler aussi celle de
la Lucrèce racontée par Michel Leiris (dont Zanzotto avait justement traduit L’Âge
d’homme deux ans auparavant) est d’abord une obsession colorée, à la fois sexe féminin
et œil qui me regarde, point vide dont les vers parcourent incessamment le bord :
« Ero il trauma in questo immenso corpo di bellezza
corpo di bellezza è la selva in profumo d’autunno
in perdizione d’autunno
in lieve niveo declivio niveo non più renitenza
stelle bacche stille in cori
viola e rosso sul lago di neve »44
« J’étais le trauma dans cet immense corps de beauté
corps de beauté est le bois en parfum d’automne
en perdition d’automne
en légère enneigée pente enneigée sans plus de réticence
étoiles baies gouttelettes en chœur
mauve et rouge sur le lac de neige »
39. Ibid., p. 362 et p. 366 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq, op. cit., p. 18 et p. 23)..
40. Ibid., pp. 361-2 ; p. 366 ; p. 362 (d’Adriana Pilia et Jacques Demarq, op. cit., p. 18 ; p. 23 ;
p. 19).
41. PPS, p. 374.
42. Ibidem.
43. PPS, Gli Sguardi i Fatti e Senhal, p. 361 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq,
op. cit., p. 17).
44. Ibid., p. 363 (traduction d’Adriana Pilia et Jacques Demarq, op. cit., p. 20).
223
Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
6. La dispersion du réel de Meteo
Si Zanzotto esquisse sur la page de Sguardi ses taches de Rorschach, tout
comme des fleurs de défloraison, il reprendra, entre autres, le moyen de la couleur
pour faire apparaître le paysage défloré, paradoxalement envahi par les mauvaises
fleurs de Meteo. Dans la page du recueil de 1996, les taches des coquelicots, des
fleurs de topinambour, des clématites, qui, par trop de vitalité, infestent comme des
métastases le paysage, prennent la forme de résidus, d’apparitions foudroyantes et
discontinues :
Fieri di una fierezza e foia barbara
sovrabbondanti con ogni petalo
rosso+rosso+rosso+rosso
coup de dès maledetto
sanguinose potenze dilaganti,
quasi ognuno di voi a coprire un prato intero –
Fiers d’une fierté et d’un rut barbare
surabondants en tout pétale
rouge+rouge+rouge+rouge
coup de dés maudit
sanglantes puissances débordantes,
presque chacune de vous peut couvrir un pré entier – 45
Prend ainsi forme une nature démesurée, à l’énième puissance, en monstrueuse accumulation, comme le montre bien le vers-addition de « rouge », qui n’est
pas sans nous rappeler les coups de couteau à la lune des barres ou les répétitions
« e ti e ti e ti e ti ». Une nature qui perd la mesure suite aux changements climatiques
dérégulés et qui engendre des plantes, mais aussi des animaux « difformes », comme
les « énormes frelons » ou les « escargots boyaux ». Le rouge qui couvre l’herbe
comme une maladie se transforme d’ailleurs, ici aussi, grâce à une sorte de courtcircuit, en tache de sang. Pour le lecteur attentif, celle-ci ne peut dès lors qu’évoquer
le sang des amis assassinés par les tireurs nazis, auxquels le poète prête ici l’identité
des snipers de Sarajevo :
via ! via ! è tempo di toglier via questa primavera
di pozze di sangue da tiri da cecchino
Correre correre
coprendosi in affanno teste e braccia e corpi orbi
correre correre per chi
corre e corre sotto calabroni e cecchini
e in orridi papaveri finì46
45. PPS, « Altri papaveri », dans Meteo, p. 833 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea
Zanzotto, Météo, op. cit., p. 35).
46. Ibidem.
224
Giorgia Bongiorno
allez ! allez ! il est temps de se débarrasser de ce printemps
de mares de sang, de salves de tireurs d’élite
Courir, courir
en se couvrant, anxieux, essoufflés, têtes et bras et corps aveugles,
courir, courir pour qui
court et court sous les frelons, les tireurs d’élite
et en effroyables coquelicots finit
La « course folle » de Gino est encore là, en train d’empêcher et de dévier
la parole. Mais celle-ci (et la confrontation avec l’Histoire en général), au niveau
de Meteo, est peut-être davantage entravée. Meteo se compose de fragments et de
poèmes écrits à différentes époques tout au long de la dizaine d’années qui le sépare d’Idioma (1986) et surtout, selon les dires de l’auteur, s’organise d’une manière
provisoire « par thèmes qui s’estompent les uns dans les autres, ou lacunes, et non
selon une séquence temporelle précise, mais peut-être est-elle “météorologique” »47.
Ce morcellement souligne d’emblée le pouvoir de nuisance que l’objet de la poésie
(les catastrophes climatiques, la guerre en ex-Yougoslavie, Chernobyl) exerce sur la
poésie elle-même, déformée, manipulée, mimétique d’un double temps discontinu :
du climat forcené du XXe siècle comme du langage télévisé auquel le titre fait allusion. Ce qui se présente à nos yeux, ainsi, n’est que poèmes corrodés, entamés dans
leur intégrité textuelle. Comme une unité qui se désagrège. Cette désagrégation
semble se répandre sur le recueil : de nombreux poèmes à plusieurs volets, selon
une manière bien enracinée chez Zanzotto, mais qui prend ici toute son ampleur.
Les mêmes mots, par exemple, reviennent d’une manière tout à fait obsédante au
fil des textes-variantes. La répétition généralisée déjà à l’œuvre dans Sguardi, est
d’emblée un moyen d’effritement. Les textes sont souvent très courts ou s’affichent
ouvertement dans une forme de simili-haïku48 :
Prati di globi di pappi laggiù smarrito
avanzare sempre più profondo
di concezioni dell’infinito
Pré de cloches, d’aigrettes, là-bas égaré
toujours plus profonde avancée
des conceptions de l’infini
Armoniche, colme grammatiche,
ologrammi di estreme matesi,
o voi, da tutti i soffi, amati49
Harmoniques, grammaires bondées
hologrammes d’extrêmes mathèmes
ô, vous, par tous les souffles aimés
S’instaure d’ailleurs une relation importante entre les différents textes troués
et la suite de tercets ou de fragments, souvent cadencés par un astérisque, présents
dans Meteo. Dans les deux cas, la page apparaît comme un continent incomplet,
dont certaines zones ont été effacées, dont d’autres surgissent selon un hasard inexplicable. Dans cette terra incognita figurent, à même la page du poème, les notes de
47. PPS, p. 861.
48. Voir la préface de 1982 d’Andrea Zanzotto à Cento Haiku, dans Fantasie di avvicinamento,
Milan, Mondadori, 2001, pp. 349-353. Pour une lecture attentive à cette question nous signalons l’essai très complet de Michele Bordin, « Postumi di paesaggio. Lettura di Meteo di Andrea Zanzotto »,
dans Quaderni Veneti, n°24, 1996, pp. 125-160.
49. PPS, « Lanugini », dans Meteo, p. 823 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea
Zanzotto, Météo, op. cit., p. 17).
225
Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
l’auteur. Zanzotto, en effet, nous a habitués à une intervention para-textuelle massive,
mais le phénomène est ici assez déconcertant, car ces notes savantes, qui jusque-là
souriaient du fond de chaque recueil, se dépouillent, volontairement dirions-nous, de
leur aura ironique, en s’installant dans la page du texte auquel elles se réfèrent50. Ces
notes en prise directe sont d’ailleurs de nature diverse et variée. Telle longue explication à propos des topinambours ne peut qu’évoquer la passion de « botaniste » pour
les langues et les grammaires que le poète revendique souvent. Mais nombre des notes
ont un statut métalittéraire, que ce soit telle citation de Dante figurant dans un poème
ou encore les passages d’autocitation, et ils sont nombreux, s’insérant dans un autre.
Or il est évident que leur nouvelle place transforme de fond en comble leur intention
et, croyons-nous, leur fonction. En figurant dans le texte lui-même, elles perdent leur
nature de clin d’œil raffiné, d’ajout presque nonchalant et pourtant ô combien calibré,
qui ne s’impose pas directement à la lecture. Une surexposition (une sovrimpressione ?)
a lieu, tendant en quelque sorte à éblouir, à aveugler, la page. Ce serait de l’ordre
d’une tentative de « dévaloriser le registre lyrique »51, ainsi que le remarque Stefano
Dal Bianco, dans une volonté générale de rendre une communication télévisée et, par
conséquent, passible d’interruptions d’émission. Cette dévaluation, ajouterions-nous,
prend la forme sinon d’une généalogie, du moins d’une remise à plat des valeurs. Le
texte poétique est sur le même plan que la note indiquant sa date de composition ou,
mieux, explicitant les références qu’il cèle. Il y aurait à indiquer également la nature ostentatoire de cette sorte de dévoilement. En bon maniériste, Zanzotto entretient avec
la tradition un rapport de citation, de pastiche et de parodie. L’exhibition du littéraire
prendrait ici une volonté de parade. Et l’on pourrait déjà entrevoir les raisons d’une
telle parade dans la dénonciation d’une époque impudique, comme le faisait le traitement de la vulgarité dans Sguardi. En tout état de cause, les notes dans la page fonctionnent comme des clignotants, voulant attirer l’attention sur un décalage important.
Le lien entre la mise en page de Meteo et son message principal est d’ailleurs
vite fait. Et valable aussi pour la langue du livre, qui semble s’adapter à son objet
en perpétuelle dégénérescence et qui, par conséquent, s’inventera perpétuellement,
selon un zapping instantané : « Acide spray du couchant/ acides racines à l’horizon/
Acide : langages soudainement inventés »52. L’adéquation entre cette forme totalement lacunaire, saccadée, presque pop (en indiquant par là un certain usage du collage fait maison tout autant que l’exposition des notes comme des coutures à vue)
et la réflexion autour du langage télévisé et de son contenu catastrophique saute
aux yeux. Ici, encore plus qu’ailleurs pour Zanzotto, medium is message, littéralement.
7. Une dégénérescence généralisée
Si la langue de Meteo mime les perturbations de l’émission télévisée qui en
font une communication toujours en passe d’être dérangée, ou même coupée, elle
possède également une indifférence qui est celle-là même de la nature, englobant
50. Cette dernière se charge de plusieurs éléments inédits, car des dates s’ajoutent par ci par
là, dont certaines assument un statut poétique à plein titre : « 16 sombrejuin 199… », « aoûtoctobre
1995 »…
51. PPS, p. 1669.
52. PPS, « Leggende », dans Meteo, p. 828 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea
Zanzotto, Météo, op. cit., p. 27).
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Giorgia Bongiorno
les horreurs écologiques dans son cycle régulier. Comme les mauvaises plantes, la
langue poétique devient parasite, de plusieurs manières. À côté de la fragmentation flagrante de la structure, un fort mécanisme anaphorique reprend en effet de
passages entiers ou de simples mots, modifiés légèrement, comme des variantes
mineures. De plus, les yeux sont vraiment « parasités » par la quantité exceptionnelle
de présences végétales : mûriers, taraxacum, chicorées, andains, duvets en plus des
fleurs envahissantes déjà rencontrées et qui se renouvellent aussi par la redondance
des titres et des notes savantes. Se forment ainsi des couches multiples d’horizons,
écrasant de plus en plus la perception de cette nouvelle réalité « d’inextinguibles
fibrillations/partout en intersections »53. Le « ricchissimo nihil » de Vocativo (1957),
chantant le mystère vital de ce vide paysager, est, dans Meteo, complètement submergé : « on ne sait combien de vert/ est enseveli sous ce vert », et encore : « Combien de vert sommeille donc/ sous ce vert/ et combien de nihil sous/ ce très riche
nihil ? »54. À cette inondation lexicale se greffe aussi la profusion des apparitions
langagières, entièrement isolées, niant toute logique narrative possible, résistantes
dans le sens premier de résister, à savoir immobiles. Cette foule langagière, « si limpidement inimaginable », en empruntant un vers référé à une monstrueuse « ville
des coquelicots » et « si follement envahissante »55, est faite des mêmes figures de
répétition opérant dans Sguardi et se compose en particulier de fragments de syntaxe
nominale. Seulement, ici, l’ensemble apparaît comme un entassement opaque, loin
du glissement de Sguardi. Le mouvement est vraiment minimal, se limitant à l’écart
de l’apparition elle-même :
Papaveri ovunque, oggi,
ossessivamente essudati,]
sudori di sangui di un
assolutamente eroicizzato slombato paesaggio,
sudore spia
di chissà quale irrotta malattia
[...]
Ora, non strati a strati accordati
in fervidi iati o contatti o spartiti
ma fole di confusamente
e no, no, mai
Partout des coquelicots, aujourd’hui,
obsessivement exsudés,]
sueurs de sangs d’un
paysage
absolument éreinté, héroïnisé,
sueur indice
de sait-on quelle envahissante maldie
[...]
Maintenant non plus strate après
strate accordées,]
en fervents hiatus, ou contacts, ou partitions,
mais balivernes de confusément
et non, non, jamais
intercettabili da menti.56
interceptables par des esprits
C’est probablement cette résistance sémantique et rythmique très évidente
dans Meteo qui représente la différence la plus importante par rapport à Sguardi.
53. PPS, « TEMPESTE E NEQUIZIE EQUINOZIALI », dans Meteo, p. 843 (traduction de
Philippe Di Meo, dans Andrea Zanzotto, Météo, op. cit., p. 53).
54. PPS, « Non si sa quanto verde », dans Meteo, p. 826 (traduction de Philippe Di Meo, dans
Andrea Zanzotto, Météo, op. cit., p. 23).
55. PPS, « Tu sai che », dans Meteo, p. 831 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea
Zanzotto, Météo, op. cit., p. 31).
56. PPS, « CURRUNT », dans Meteo, p. 834 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea
Zanzotto, Météo, op. cit., p. 37).
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Désastres, profanations et résistances dans la poésie d’Andrea Zanzotto
C’est à ce niveau-ci que devient évident le manque dans le recueil de 1996 de ce que
Stefano Agosti appellerait un système de symbolisation du sémiotique qu’il repère
dans Sguardi57, malgré sa nature profondément dispersive.
Au sujet du texte de 1969, Zanzotto lui-même parle d’ailleurs d’une banalisation de l’alunissage qui lui rend davantage « répugnant » cet événement et affirme :
admettons : si dans un monde bien meilleur que celui-ci présent, avec des déséquilibres bien plus réduits, l’on avait même poétiquement mis à point un programme spatial, cela aurait été une chose magnifique, je veux dire religieuse,
un véritable acte de culte, non seulement lunaire. La réalité de l’événement a
été bien différente.58
Sguardi pourrait précisément être conçu dans cette optique : en sus d’un
possible protocole du test de Rorschach, il représenterait encore un possible programme spatial poétiquement mis au point. Mise au point poétique que Meteo ne peut
plus rejoindre.
C’est d’ailleurs ce qui a été reproché à ce recueil. Selon Gianluigi Simonetti,
cette nouvelle écriture ne donne plus de place au travail poétique : « Augmente
dans Meteo la zone de l’indicible, tout comme s’allonge la halte dans l’espace privé ; la mort intensifie son pouvoir d’attraction, le volume des informations qui
se libère de la pression des signifiants bouche douloureusement les récepteurs du
signifié »59. Cet encombrement du réel chez le dernier Zanzotto vient aussi, indubitablement, d’un geste ayant épuisé certaines ressources largement travaillées depuis
1968 jusqu’à la trilogie. L’écriture s’organise par blocs résistants, qui s’éparpillent
dans une répétition du même. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : si dans le texte des
années 60, la structure de superposition semble agir dans un sens centripète, en
créant une convergence provisoire des multiples simulacres, dans Meteo cette propagation marche en sens centrifuge et produit une dispersion dégénérative infinie,
qui suit de près le mouvement du mécanisme médiatique. Si la langue de la poésie
adhère à la langue de la télévision, s’impose alors un usage dysphorique de la modalité combinatoire qui tend à montrer « l’inutilité de la poésie comme métaphore de
l’inutilité du monde »60, ainsi que Walter Siti l’affirmait déjà pour La Beltà. Le moi
lyrique, qui renaît en quelque sorte du constat d’une nature plus fragmentaire que
lui-même, occupe pourtant dès lors une position inconfortable et intermittente.
D’une part, il émet une dénonciation anthropologique toujours plus brutale de ce
réel omnivore. Pensons seulement à la réécriture de « Al mondo » qu’on trouve dans
Meteo, se terminant par une vulgarité bien plus affichée que celle de Sguardi : « N’obtins-tu peut-être pas la plus grande des pratiques orgiastiques/ la tête enfilée dans
un sachet de plastique ? »61. D’autre part, le moi lyrique se retrouve dans un repli
élégiaque presque hallucinatoire devant cet espace dégénéré : « Siège de la grisaille
57. Nous renvoyons à l’étude de Stefano Agosti déjà citée en note 23 où le critique voit la
lune-tache dans une perspective sémiotique kristévienne.
58. PPS, « Alcune osservazioni dell’autore », p. 1531.
59. Gianluigi Simonetti, « L’ultimo Zanzotto. Un’estrema scelta di auto conversazione », dans
Il Ponte, LIII, n°3, mars 1997, p. 119.
60. Walter Siti, op. cit., p. 29.
61. PPS, « TEMPESTE E NEQUIZIE EQUINOZIALI », dans Meteo, p. 845 (traduction de
Philippe Di Meo, dans Andrea Zanzotto, Météo, op. cit., p. 57).
228
Girogia Bongiorno
– déjà lieu,/ clôture vague du superflu-/ mais le lumignon d’un vers ne t’est pas
lésiné »62. Dans les deux cas, la langue tendue jusqu’aux extrêmes atteint sa forme
la plus déchirée, sur le fond d’une aphasie toujours menaçante. Le texte est devenu
une sempiternelle variante, comme le souligne Niva Lorenzini, touchant, à nouveau
depuis l’époque de La Beltà, une « fin du dicible »63.
Avec Meteo, Zanzotto semble cerner l’indicible dans une profusion de tentatives multiples, une production infinie d’approximations du corps-paysage-texte
contaminé, (« au-delà de chaque sida et site/ pour se faire locus amoenus »64). Ses
déformations maladives, fascinantes et monstrueuses, témoignent d’un cycle infini
de transformations catastrophiques que l’écriture laisse affleurer à la surface, sans
avoir le moyen de les approprier entièrement. Les « mala tempora » s’éparpillant
dans le recueil de 1996 disent surtout un temps (météorologique, historique, médiatique) difficile à saisir par la poésie. Sguardi l’englobait dans une poésie-TSF toute
en simultanéité des voix et héritant directement des expériences d’Apollinaire dans
« Les fenêtres » ou « Lettre-Océan ». À propos de Meteo, on aura parlé d’une poésie-live, collant à la communication ultra-rapide et incertaine de la télévision. Finalement, elle se prolongera dans une poésie-web mise en place admirablement par le
recueil suivant, Sovrimpressioni (2001). Dans le poème commémoratif « Lune starter
de fêtes bimillénaires », Zanzotto revient alors à son histoire lunaire avec une ironie
renouvelée. L’astre, traité de « Top model de premier rang »65, regarde ironiquement
la terre : « Ma di certo un lievissimo cachinno/ ti sfugge mentre adocchi sulla Terra/
formicolar la gente assatanata » (« Mais certainement un très léger ricanement/
t’échappe tandis que tu aperçois la Terre/ fourmiller de gens endiablés »)66. Ce
motif plus que traditionnel du regard pacifique de la lune vers la terre, se conjugue
avec le thème emprunté à l’Arioste, de la perte du « senno » (« bon sens »), pour une
pointe finale condensant un nouvel horizon possible de la poésie :
Invano striglia Astolfo l’ippogrifo
ed il carro d’Elia s’appresta invano.
Al mondo per le sue presenti mete,
non serve il senno, basterà la rete.
En vain Astolphe étrille l’hippogriffe
et le char d’Elie on l’apprête en vain.
Au monde pour ses présents projets,
Ne sert le bons sens, il suffira internet.
[email protected]
[email protected]
Giorgia Bongiorno
Université de Rouen
62. PPS, « Sedi e siti », dans Meteo, p. 854 (traduction de Philippe Di Meo, dans Andrea ZanMétéo, op. cit., p. 75).
63. Niva Lorenzini, op. cit., p. 177.
64. « (After Hours) », dans Andrea Zanzotto, Sovrimpressioni, Milan, Mondadori, 2001, p. 62
(notre traduction).
65. «LUNA STARTER DI FESTE BIMILLENARIE», dans Andrea Zanzotto, Sovrimpressioni, Milan, Mondadori, 2001, p. 113 (notre traduction).
66. Ibidem (notre traduction).
67. Ibidem (notre traduction).
zotto,
© Interférences littéraires 2010

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