Puar, K. Jasbir (2012). - Jules Falquet

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Puar, K. Jasbir (2012). - Jules Falquet
A paraître dans Nouvelles Question Féministes, Vol 33, n°1, 2014 Puar, K. Jasbir (2012). Homonationalisme. Politiques queer après le 11 septembre. Paris : Amsterdam, 153 p. (Traduction Maxime Cervulle et Judy Minx, première parution en anglais, 2007). Compte-­‐rendu par Jules Falquet1 L’important travail de Jasbir Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times2, est aujourd’hui partiellement traduit en français. L’activiste et universitaire of color états-­‐unienne réputée y propose une lecture particulièrement stimulante de l’ère politique ouverte par la réaction militariste de l’alliance « occidentale » aux attentats du 11 septembre 2001, et en particulier des réactions des mouvements sociaux – LGBT, mais aussi queer, ce dernier étant réputé plus radical. Disons en préalable qu’il est curieux que les éditions Amsterdam n’aient traduit que deux des quatre chapitres de l’ouvrage original, sans fournir aucune explication, introduction, ni mise en contexte3, alors même que les enjeux de la réception de ce travail sont particulièrement complexes. Il existe en effet de nettes tendances à l’effacement des généalogies non-­‐universitaires, non-­‐masculines et/ou non-­‐blanches des concepts, voire à leur récupération pure et simple4. Rappelons donc que le concept d’hétéronormativité, qui remonte notamment à Monique Wittig, est issu des mouvements sociaux lesbiens et queer. Ce concept souligne que l’hétérosexualité est bien plus qu’une pratique sexuelle majoritaire : il s’agit d’un système politique et d’une idéologie qui fondent l’ordre social. L’historienne Lisa Duggan en a tiré le concept d’homonormativité, analysant notamment les stratégies des mouvements LBGT dans le contexte néolibéral. Jasbir Puar, quant à elle, a forgé le concept d’homonationalisme. Comme j’avais eu l’occasion de le résumer dans un travail précédent à partir de l’ouvrage en anglais, l’homonationalisme consiste en « l’articulation de trois phénomènes concomitants : l’exceptionnalisme sexuel nord-­américain, la normalisation du queer [queer as regulatory] et le renforcement de la blancheur [ascendency of whiteness]. L’exceptionnalisme sexuel nord-­américain correspond à une certaine acceptation paradoxale de l’homosexualité, incluant la dépénalisation de la sodomie et une ouverture croissante de l’armée. La normalisation du queer correspond à la poussée d’une facette libérale, petite bourgeoise et blanche, du queer, pourtant réputé bastion de la rébellion contre les normes (et bien que les persécutions anti-­queer demeurent). Enfin, [Puar] constate qu’au banquet néolibéral, ne sont admis que les citoyen·ne·s consommateur·e·s blanc·he·s, riches et en bonne santé, et les plus blanchies d’entre les minorités d’un multiculturalisme 1 Je remercie Paola Bacchetta pour ses précieuses remarques. 2 Puar, K. Jasbir (2007). Terrorist Assemblages. Homonationalism in Queer Times. Durham and London : Duke University Press, 335 p. 3 Pour ajouter à la confusion, une version abrégée de l’introduction de l’ouvrage vient de paraître comme un article sous le titre "Homonationalisme et biopolitique" dans la dernière livraison des Cahiers du Genre, n°54 / mai 2013, "Rétrospectives", pp. 151-­‐185. 4 Ainsi, en janvier 2011, avait lieu à Amsterdam une conférence internationale intitulée « Sexual Nationalisms. Gender, Sexuality, and the Politics of Belonging in the New Europe ». Les organisateurs, quatre universitaires blancs de sexe masculin, avaient dans un premier temps négligé d’inviter et même de mentionner le travail fondateur de Jasbir Puar dans leur appel. On verra à ce sujet la très éclairante critique de Mikki Stelder : http://queerintersectional.wordpress.com/2011/02/16/start-­‐with-­‐
amsterdam-­‐2/ (consulté le 16-­‐10-­‐2013). faussement incluant »5. L’homonationalisme apparaît ainsi comme une construction conjointe de l’Etat (à des fins impérialistes-­‐militaristes de légitimation d’une supposée supériorité civilisationnelle) et des fractions dominantes des mouvements sociaux, même les plus « radicaux » – ici LGBT et queer. Elle permet de diviser la population en sujets "acceptables" (assimilables dans la nation) et "inacceptables" ou “ inassimilables “, qui seront mis au ban et ciblés en tant que “ terroristes “ par exemple6. Des analyses proches ont été formulées au même moment en Europe par des activistes et/ou universitaires of color, entre autres par Jin Haritaworn et Esra Erdem en Allemagne et Tamsila Tauqir du groupe Safra Project en Grande Bretagne7. En France, les travaux de Jasbir Puar ont été repris et développés – dans des sens parfois fort différents – par diverses activistes faisant l’objet du racisme, féministes ou non, depuis les lesbiennes of color LOCs jusqu’à Houria Bouteldja, ainsi que par nombre d’universitaires. Que disent, donc, les deux chapitres du livre de Jasbir Puar publiés par Amsterdam ? Le premier texte, qui aborde La sexualité du terrorisme, s’appuie notamment sur les réflexions antérieures de Jasbir Puar sur la géographie du tourisme. Dans le contexte post 11 septembre états-­‐unien, elle analyse d’abord diverses formes de réactivations anxieuses de l’hétéronormativité, qu’elle présente comme « indispensable à la promotion d’un nationalisme violemment militariste et masculiniste, ainsi que singulièrement défini en termes de classe et de race » (p. 12). Dans un deuxième temps, elle étudie minutieusement l’homonationalisme, se concentrant moins sur les discours conservateurs (attendus), que sur trois généalogies différentes, inattendues et dérangeantes, de l’homonationalisme. Première généalogie : les écrits et déclarations d’universitaires à titre individuel, ainsi que de groupes féministes, LGBT, mais aussi queer. Décortiquant implacablement les textes, Jasbir Puar montre comment la priorité accordée à certains combats et grilles de lecture organisées autour d’une seule problématique (féministe, gaie, queer ou lesbienne), au détriment d’autres (antiraciste, anticoloniale, antimilitariste), produit finalement un discours favorable aux intérêts impérialistes et militaires des Etats-­‐Unis. Le racisme qui se révèle alors, même s’il est parfois involontaire, n’en apparaît pas moins comme confondant et désastreux. De rares organisations – souvent composées de, ou dirigées par, des personnes racisées – parviennent à éviter ce piège en prenant véritablement en compte l’étroite imbrication de l’ensemble des rapports de pouvoir post et néocoloniaux. Plus brève, la réflexion de Jasbir Puar sur les habitudes de consommation au sein de l’industrie touristique gaie et lesbienne est tout aussi contondante. Quittant l’analyse des discours pour une approche plus matérialiste, elle montre les liens établis par l’industrie du tourisme entre liberté, voyage et consommation. En effet, « reconnu·e·s par le capitalisme à défaut de l’être par la loi » (p. 41), certain·e·s gays et lesbiennes semblent se satisfaire de la 5 Falquet, Jules (2011). « Lesbiennes migrantes, entre hétéro-­‐circulation et recompositions néolibérales du nationalisme », en ligne, Réseau Terra : http://www.reseau-­‐terra.eu/article1092.html. 6Haritaworn, Jin (2011). There Are Many Transatlantics: Homonationalism, Homotransnationalism and Feminist-­‐Queer-­‐Trans of Color Theories and Practices. In Kathy Davis and Mary Evans (eds). Transatlantic Conversations, pp. 127-­‐144. U.K: Ashgate. 7 Haritaworn, Jin, Tauqir, Tamsila, Erdem, Esra (2008). Queer Imperialism : The Role of Gender and Sexuality Discourses in the 'War on Terror’. In Esperanza Miyake and Kunstman (eds.). Out of Place: Silences in Queerness/Raciality, pp.9-­‐33. York : Raw Nerve Books. citoyenneté économique de la démocratie de marché, sans jamais interroger les sources de leur pouvoir d’achat. Enfin, prenant pour objet la culture populaire, Jasbir Puar propose un long développement sur la série animée South Park. Son analyse de la figure de Mr Esclave, un personnage pakistanais qui figurerait le « terroriste queer » permettant de revitaliser la sexualité nationale par « une externalisation continue des sexualités perverses », s’avère néanmoins parfois difficile à suivre pour qui ne connaît pas la série. Au total, ce premier chapitre conclut que « la subjectivité queer ne représente pas nécessairement un mouvement d’opposition à la nation ou même au nationalisme » (p. 64), dans la mesure notamment où elle laisse de côté les questions de « race », de consommation et de parenté. Jasbir Puar affirme même que « l’exceptionnalisme queer […] a toujours constitué le socle de l’homonationalisme » (idem). Elles nous alerte enfin sur le fait que « l’homonationalisme n’est rien d’autre […] qu’une formation instable dont la précarité voue les homonationalistes à manifester perpétuellement leur adhésion à l’exceptionnalisme américain » (idem). Le second texte, Abu Ghraïb et l’exceptionnalisme sexuel américain, aborde spécifiquement les tortures sexuelles infligées aux prisonniers irakiens par l’armée états-­‐
unienne. Jasbir Puar tente d’y montrer comment l’homonationalisme états-­‐unien est renforcé par « une collusion involontaire avec le sentiment nationaliste concernant la « torture sexuelle » en général et la « sexualité musulmane » en particulier » (p. 70). Ce chapitre, audacieux et terrible, est cependant moins convaincant que le premier. On remarquera d’abord que l’auteure y invisibilise presque totalement les tortures sexuelles infligées aux femmes irakiennes8. Cet énorme impensé s’explique par le fait que Jasbir Puar se focalise plutôt sur la violence infligée à des hommes par des femmes, et plus encore sur la dimension prétendument homosexuelle des tortures infligées par d’autres hommes. De fait, ce que Jasbir Puar examine ici, elle le place finalement dans le domaine de la sexualité (d’individus que leurs pratiques sexuelles feraient « devenir » gays), tandis que la violence (exercée par des représentant·e·s quelconques, interchangeables, de l’institution militaire) disparaît progressivement de la réflexion. Deux critiques et une question peuvent être soulevées. D’abord, à propos de la torture : la vaste littérature sur le sujet9 – que Jasbir Puar ne mobilise guère – montre à l’envi que la torture des armées modernes n’est pas une activité intempestive exercée comme défouloir par des brutes cruelles. Tout au contraire, elle fait l’objet d’un enseignement spécialisé, elle est professionnalisée et bureaucratisée, tout particulièrement dans l’armée états-­‐unienne. On regrettera donc que Jasbir Puar finisse par la réduire à des pratiques individuelles et presque « spontanées » – et surtout à des pratiques sexuelles. Or les violences à caractère sexuel, qui couvrent un vaste spectre de pratiques, sont explicitement enseignées et utilisées pour briser les personnes dans de nombreuses institutions totalitaires comme un instrument parmi d’autres : il ne s’agit nullement de sexualité mais de pratiques de brutalisation. C’est pourquoi le viol d’un homme soldat par un autre homme soldat dans le cadre de la torture, ne dit en réalité rien de la sexualité, ni hétéro, ni homosexuelle. La deuxième piste que Jasbir Puar néglige en bonne partie, est l’analyse féministe selon laquelle le viol et les violences dites sexuelles, faussement placées du côté de la sexualité, constituent en fait une manière centrale d’affirmer un pouvoir dans le domaine des rapports 8 Les prisonnières n’étant mentionnées que très rapidement, en pages 93 et 94. 9 Sur la torture comme instrument de terreur et de destruction des personnes et des liens sociaux, depuis sa théorisation par l’OAS jusqu’à son enseignement formalisé dans l’Ecole des Amériques notamment : Robin, Marie-­‐Monique (2004). Escadrons de la mort, l'école française. Paris : La Découverte, 456 p. Sur l’enseignement de la torture et le rôle des femmes soldates : Fusco, Coco (2008). Petit manuel de torture à l’usage des femmes-­soldats. Paris : Les Prairies ordinaires, 128 p. sociaux de sexe, c’est-­‐à-­‐dire de fabriquer et de réaffirmer des places masculines et féminines. Dans cette perspective, il devient possible de comprendre que des femmes, à qui l’uniforme et la position de militaire confèrent une situation dominante sur les prisonnier·e·s, puissent exercer un pouvoir réputé masculin. Puisqu’il s’agit de prendre une position, et non d’ « être ». Donc si certaines femmes peuvent devenir des « hommes sociaux » et d’autres se refusent à le devenir, pourquoi les hommes ne pourraient-­‐ils pas eux aussi choisir de d’exercer ou non ce pouvoir ? Les vraies questions deviennent alors : pourquoi tant d’hommes soldats pratiquent-­‐ils de manière routinière la torture sexuelle alors que rien de leur « être » ne les y pousse particulièrement ? Pourquoi ce choix interroge-­‐t-­‐il si peu les commentateur·e·s ? Enfin, une interrogation demeure. Il est frappant de constater que beaucoup des images scandaleuses de torture issues de la prison d’Abu Ghraib évoquent puissamment les mises en scène de la production pornographique de « divertissement » que d’aucun·e·s défendent comme le summum de la liberté d’expression individuelle. Quelle est donc la différence entre ces images? Si on cherche du côté du non-­‐consentement, il faut bien constater qu’il n’existe souvent aucune preuve du consentement des personnes représentées dans la pornographie10. Moins encore dans le cas d’un certain type d’images souvent valorisées pour leur parfum transgressif, qui « jouent » sur d’importantes différences de pouvoir d’âge, de classe ou de « race » – comme la pornographie coloniale. Alors, une partie de ce qui choque dans les images d’Abu Ghraib, ne serait-­‐ce pas que des femmes fassent « professionnellement » à des hommes des choses que beaucoup hommes semblent apprécier voir ou faire « en amateurs », à toutes sortes de femmes et d’hommes socialement féminisés ? Novateur, brillant et subtil, quoique clairement foucaldien et de ce fait éloigné notamment de certaines dimensions matérielles et structurelles de la torture et de la guerre, le travail de Jasbir Puar doit être pris avant tout pour ce qu’il est : une provocante invitation à nous interroger au-­‐delà de notre zone de confort intellectuel. Les nouvelles formes de coercition et de création de consensus liées à la mondialisation néolibérale et sa guerre « anti/terroriste », tout particulièrement leur dimension de genre, doivent encore être analysées avec attention. Il s’agit en effet non seulement d’une nouvelle forme de guerre coloniale, mais aussi d’un nouveau mode de gestion-­‐répression de la population civile qui transforme profondément l’arène internationale et locale dans laquelle s’organisent les mouvements sociaux. De nouvelles alliances et de nouveaux antagonismes apparaissent. Ayant déplacé les rapports de classe, les rapports sociaux de sexe et de « race » s’invitent désormais au cœur des enjeux. Depuis son point de vue situé d’activiste et universitaire de couleur aux Etats-­‐Unis, Jasbir Puar a apporté avec l’ensemble de son analyse de l’homonationalisme étatsunien l’une des premières contributions à la compréhension de ce phénomène, qui fait couler tant d’encre aujourd’hui en Europe. 10 Céder et consentir étant deux choses distinctes : Mathieu, Nicole-­‐Claude (1985). Quand céder n'est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques-­‐unes de leurs interprétations en ethnologie. In : N.-­‐C. Mathieu (dir.). L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris : Ed. de l’EHESS, p. 169-­‐243.