La tactique des fanatiques

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La tactique des fanatiques
CHRONIQUES
Sur l’ancienne version du site, les parties dénudées (par pudeur ?) étaient cachées.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
La tactique des fanatiques
Cachez ce sein que je ne saurais voir
PAR LE VILLAGEOIS TORPEDO
Symbole s’il en est de la mondialisation, de la civilisation occidentale et de la liberté d’expression, Internet fut l’objet de la part des
talibans de nombreuses mesures visant son interdiction. Paradoxalement, ceux-ci l’utilisent pour leur propagande.
Arrivés au pouvoir
en 1996, ce n’est que
durant l’été 2001 que
les talibans se soucient de contrôler
Internet : en juillet
2001 un décret pris par
le mollah Mohamed Omar interdit l’accès à Internet aux Afghans seuls et, en
août, l’interdiction s’étend à tous les résidents d’Afghanistan, nationaux et étrangers (ONG, organismes de l’ONU,…). Dès
lors, le ministère pour la Promotion de
la vertu et la Suppression du vice à côté
duquel Christine Boutin et Philippe de
Villiers font figure de dangereux beatniks
à la sexualité débridée, a pour mission
de traquer l’internaute impie. Quand on
sait que les talibans interdisent plus vite
que leur ombre tout ce qui fait la beauté
de ce monde (la musique, le cinéma,
les cerfs-volant, le minois des femmes),
on peut s’étonner du fait qu’ils aient
attendu cinq ans pour contrôler Internet.
Le paradoxe n’est qu’apparent. Après 20
ans de guerre, le réseau de communi-
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cation afghan est exsangue. Aujourd’hui
encore 7 Afghans sur 1000 seulement
disposeraient du téléphone. Autant dire
qu’Internet n’était pas une priorité absolue pour les talibans. Pourtant, même
si ces mesures ne bouleversèrent pas
le quotidien d’une population dont la
liberté de surf sur la toile est loin d’être
la principale priorité, elles n’en sont pas
moins révélatrices du projet politique
des fous de dieu. Il s’agissait pour les talibans de préserver leurs sujets de ce qu’ils
appellent pudiquement « les influences
contraires à l’Islam » : saliver devant les
seins siliconés de Cynthia la lubrique est
une chose difficilement concevable pour
des barbus intégristes dont la seule vue
d’un orteil enduit de vernis à ongle constitue un bon motif de lapidation. Après
ces décrets liberticides, seuls quelques
privilégiés du régime ont alors accès à
Internet grâce au Pakistan et à l’opérateur Comsats qui accepte de fournir
plusieurs connexions aux ministères talibans.
Propagande pro-talibane
Le feuillet dit d’abord en Dari (Farsi
afghan) et en Peushtou: “La coalition
des nations est la pour vous aider” et
en bas:”La coalition des nations est la
pour aider le peuple afghan”. Pour commencer beaucoup de populations rurales
ne savent pas lire. Tout ce qu’ils peuvent
voir est cette photo comique d’un afghan
serrant les mains d’un soldat américain. Ils
vont être enragés et les déchirer parce que
ils savent tous que les américains les tuent.
Ils ne savent pas pas pourquoi. Aussi le
langage est très anormal, et ceux qui le
liront ne le prendront pas sérieux du tout.
Allons Afghans de la patrie…
Il serait pourtant faux de croire que pour
les intégristes, Internet est seulement
une machine à pécher. Préserver l’intégrité morale des musulmans afghans
n’était pas suffisant. Il fallait également
se soucier des musulmans du monde
entier. Étant dans l’incapacité d’interdire Internet à l’échelle planétaire, les
fanatiques changent de tactique, refusent d’adopter face à Internet la position
démissionnaire et s’installent confortablement sur la toile. Internet devient dès
lors un formidable outil de prosélytisme
pour les talibans et ce d’autant plus facilement que, manifestement, ces derniers
ont les moyens de leurs ambitions : d’un
point de vue technique leurs sites sont
rudement bien faits. D’un graphisme élégant, ces sites sont faciles à charger, ils
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comprennent des vidéos, des forums, des
chats. Les talibans maîtrisent à merveille
leur outil.
La propagande talibane s’articule autour
de plusieurs axes. Tout d’abord, il s’agit
de diaboliser l’ennemi. Et là les talibans
ne font pas dans la dentelle. Ainsi sur le
site de l’Émirat islamique d’Afghanistan,
on trouve cette phrase étonnante écrite
en lettre rouge sur fond noir « après cinq
années de tranquillité, la terreur communiste est de retour ». De tels propos
ne devraient pas arranger l’alcoolisme de
Bush. Ensuite, ces sites offrent de nombreuses « photos choc » et « images
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chocs ». Ici Paris ou Le petit détective
n’ont rien à apprendre aux talibans qui se
sont parfaitement adaptés à notre goût
pour le spectaculaire et le voyeurisme.
Ils n’hésitent pas à exposer des photos
de cadavres assez crues tout en voilant
les parties dénudées de ces cadavres :
n’oublions pas que pour les talibans, la
nudité d’un corps humain est plus obscène que l’horreur de la guerre.
Second axe de la propagande, montrer
que les talibans sont forts et qu’ils n’ont
même pas mal et même pas peur. Ils
montrent les photos de moujahideens
armés jusqu’à la barbe, fiers, exhibant
leur kalachnikov. Ils montrent avec une
joie non dissimulée leurs missiles, leur
artillerie. À en croire les photos de ces
sites, les talibans ont la première armée
du monde. Quant à leur détermination
elle ne fait aucun doute : ainsi sur la page
d’accueil du site Qaqz on peut lire cette
déclaration du Scheik Abdullah Azzam :
« Seul le Jihad et le fusil. AUCUNE négociation, AUCUNE conférence et AUCUN
dialogue ». Certaines rubriques de ce
site font également froid dans le dos,
notamment celle qui explique « les règles
islamiques concernant la permissivité
d’exécuter les prisonniers de guerre ».
Enfin, selon ces sites le combat des talibans est juste et sous la barbe drue de ces
fiers guerriers se cache en fait un cœur de
démocrate qui ne demande qu’à palpiter.
Ainsi, si les talibans ont eu comme projet
de faire porter aux hindous des insignes
jaunes, c’était selon Athaar Azem « pour
la sécurité des Hindous, de sorte que
la police religieuse de l’état ne puisse
pas les arrêter pour ne pas participer
aux prières en commun et à d’autres
rituels islamiques. Je présume que c’était
le meilleur effort pour sauvegarder la
minorité hindoue du pays qui a été considéré injuste par les prétendus pays
développés » (lu sur « Apprenez les
droits de l’homme via les Talibans » sur
un site désormais fermé). Tant de bienveillance à l’égard des minorités ne peut
que laisser pantois.
Au fond, les talibans ont tout compris
à Internet. Outil dangereux et subversif
pour un régime totalitaire, Internet n’en
demeure pas moins un instrument irremplaçable pour diffuser ses idées et sa propagande à travers le monde. L’utilisation
d’Internet par les talibans devrait également faire réfléchir les démocraties du
monde entier et poser une nouvelle fois
le problème de la liberté d’expression
sur la toile : en septembre 2001, l’AIPJ
(J’Accuse, action internationale pour la
justice) avait obtenu des tribunaux la fermeture du site stcom.net. Pourtant, ce
site est aujourd’hui encore accessible.
TORPEDO
[email protected]
Liens...
Pour écrire cet article, nous avons
dû rechercher des informations sur le
réseau. Certains des sites qui font la
propagande des talibans ont fait l’objet de poursuites judiciaires. Ils sont
pourtant toujours accessibles. Que ce
soit parce que leurs auteurs les ont
remis en ligne dans d’autres pays que
ceux qui les ont condamnés, ou parce
que certains moteurs de recherche
proposent une « copie de cache » des
pages recherchées.
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