Regarder Mapplethorpe
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Regarder Mapplethorpe
Jonathan Maho – 2010 Regarder Mapplethorpe Une introduction à l’analyse de l’œuvre du photographe américain à travers le concept d’obscénité. « Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l’excès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce qu’il est intolérable de voir, comme, dans l’extase, il est intolérable de jouir ? Si nous ne pensons ce qui excède la possibilité de penser ? » Georges Bataille (préface de Madame Edwarda). En tenue de cuir, un homme seul se tient face au mur, le pied posé sur une petite estrade. Le buste penché vers l’avant, appuyé le bras contre la cloison, il se tord de gauche à droite. La tête retournée vers l’appareil photo, l’homme tient dans son dos un fouet tressé. Il le dégage de la main et laisse ainsi apparaître le manche, introduit dans son rectum. Le cadrage est précis, la composition de l’image tout autant. Le drapé sur le podium, s’il vient sûrement cacher un vilain marchepied, n’est pas sans rappeler les plissages des statues antiques à l’allure parfois tout aussi torturée. Mais derrière cet hommage et l’aspect classique de la présentation, cette photographie vaut avant tout comme accomplissement de l’expérience sadomasochiste. En effet avec Self-Portrait (1978), plus que par le spectacle licencieux qui nous est offert de façon évidente et si soignée, c’est dans le regard accusateur que l’artiste tend vers le spectateur qu’il faudrait venir trouver la véritable raison de sa présence devant l’objectif. Souvent restreintes aux polémiques qu’elles ont provoqué, nombreuses furent les œuvres de Robert Mapplethorpe qui furent uniquement considérées pour leur aspect offensant. « Obscènes », la représentation de pratiques considérées comme déviantes, élevées au rang de chefs d’œuvres intemporels, ne fut alors que peu appréciée. Les polémiques de la fin des eighties sur le financement public de la culture aux États-Unis et, notamment, sur une exposition de l’artiste intitulée « The Perfect Moment », seront une sorte de consécration1. Je fais référence ici au début de ce que l’on a appelé les Culture Wars. Batailles politico-médiatiques, elles débutèrent en 1989 au USA à partir de polémiques sur le financement publique d’expositions auxquelles il fut 1 1 Jonathan Maho – 2010 Mais si l’émotion à la vue de ces photographies est avérée, le scandale, en soi, ne fait que la célébrer, sans venir expliquer l’origine de l’offense. Comment comprendre alors les réactions face aux œuvres de Mapplethorpe ? De l’obscène à l’obsédant. L’autoportrait au fouet est l’un des treize travaux d’une série intitulée Portfolio X. Elle est constituée de formats moyens, en noir et blanc, et rassemble diverses représentations d’échanges sexuels caractérisées par un goût pour les accessoires (tenues de cuirs, godemichet, etc) et les pratiques extrêmes (pénétrations par le poing, « crucifixion » du pénis…). SelfPortrait s’en distingue puisque l’artiste y vient non seulement signifier sa pleine maîtrise de l’image (il pose et photographie à la fois) mais insiste également sur l’importance de l’appareil photo dans la réalisation de son expérience. Dirigeant son regard vers l’objectif, il accorde à ce dernier une place toute particulière dans le processus photographique : la camera ne sert pas seulement à enregistrer la scène, elle est un également acteur de la séquence que Mapplethorpe souhaite figer. Si l’on tente d’expliquer l’émotion provoquée par ce genre de photographie, on se concentrera généralement sur les signes sexuels manifestes qui y apparaissent. La tenue, l’exposition des organes et plus encore, l’outil qui y est introduit : ces éléments, disons, « choquants », semblent ainsi facilement identifiables. Pourtant, ils correspondent à un niveau de lecture superficiel de l’image et de l’objet qui y est réellement représenté. La mise en scène de l’acte sexuel, quel qu’il soit, devrait en effet être facilement rangée dans le registre de la « simple » pornographie : ici au centre, le fouet introduit entre les jambes de l’artiste devrait expliquer à lui seul le heurt à la vue de cette photo. Mais cette lecture est bien l’heureuse échappatoire que tout spectateur trouvera pour se libérer du véritable trouble face à ce type d’iconographie. Car là où une photo pornographique distrait, déconcentre, une image « obscène », elle, retient l’attention du spectateur. Ce qui est « obscène » est subjectif ou du Le médium moins se mesure, s'apprécie, subjectivement. Cela se comprend comme une relation unique entre un photographique précise objet et l'esprit. En ce qui nous concerne, entre un peu plus la menace : l'œuvre d'art et l'inconscient du spectateur. Et si le spectacle qui est offert ici est rapidement identifié et exciter, sans détour, donc, facilement condamnable (l’émotion est notre inconscient acceptée comme une expression de désapprobation), notre réaction correspond en réalité à un processus plus complexe, dans lequel l’apparition d’un désir enfoui, et interdit, reste la principale explication de ce qu’il convient d’appeler notre inquiétude. Au delà du supplice lui-même, c’est l’apparition d’une sexualité libérée (ici concentrée sur le plaisir anal) qui nous obsède dans la représentation de l’acte sadomasochiste. Le critique d’art américain Arthur Danto le résumerait ainsi : les pratiques SM entre certains hommes, ce « traitement qu’ils désiraient plus que tout » serait bien « également désiré par chacun d’entre nous2 ». Et ce n’est pas tant le fait qu’il soit montré qui nous dérange, mais que cette image nous revoie à la répression nos propres pulsions (au « refoulé » dirait Freud). Danto explique ainsi que « nous réprimons cette envie impérieuse avec suffisamment de force pour en être inconscient », mais de ce fait, la moindre excitation dans ce sens est vécue comme une insupportable provocation. Dire qu’une image est obscène revient donc à avouer non seulement notre trouble, mais plus encore, l’éveil de désirs que nous devrions ignorer. De plus, une oeuvre photographique a cela de particulier qu’elle est trop directive. Laissant peu de place à la métaphore (à la « sublimation » de nos désirs - pour les garder enfouis – si l’on poursuit l’analyse avec Freud), le médium photographique précise un peu plus la menace : exciter, sans détour, notre inconscient. reproché d’avoir montré de l’art « obscène ». À Cincinnati cela donnera lieu en 1990 à un procès (The Obscenity Trial), suite à une exposition de l’œuvre de Mapplethorpe. 2 Arthur C. Danto, Playing with the edge : the photographic achievement of Robert Mapplethorpe, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 12-13. 2 Jonathan Maho – 2010 La fonction du Regard. Dans Self Portrait, les sourcils froncés, le regard sombre, Mapplethorpe vient nous surprendre malgré nous dans la contemplation de cette photographie. En se détournant de l’évident affront qui lui est proposé au centre de l’image, le spectateur ne se sentirait ainsi véritablement agressé qu’une fois qu’il aurait croisé le regard accusateur de l’artiste. Le photographe semble de cette manière définir sa supériorité dans le rapport qui s’instaure entre lui et le public. Le déséquilibre entre « regardeur » et « regardé » est provoqué par l’initiateur de l’expérience SM qui, en se laissant ici photographier, ne tire son plaisir que de l’implication involontaire du spectateur. Pour assouvir son fantasme, le masochiste a en effet besoin du témoin. Le philosophe Slavoy Zizek, résumant l’analyse de Jacques Lacan, explique ainsi que le « vrai but » du masochiste n’est « pas de déclencher la jouissance de l’autre, mais de provoquer son angoisse3 ». Mapplethorpe joue ici de l’apparition éclatante de son plaisir à travers le médium qui, comme nous l’avons dit, est perçu comme le plus « proche » de la réalité, concédant donc à la satisfaction de ses pulsions leur caractère authentique. Pour le spectateur de la scène SM, « l’objet véritable de l’angoisse est précisément la trop grande proximité du désir de l’autre » poursuit Zizek. De plus, le statut documentaire est surmonté dans ses photographies par l’aspect classique de ses compositions. Elles sacralisent ainsi des pratiques que l’on souhaiterait d’avantage voir reléguées à l’étrange, à l’anecdotique. Comme pour le fétichisme, là où la pratique sexuelle s’accompagne d’une transposition de l’objet du désir, le fait de représenter l’acte SM s’accompagne donc d’un déplacement de la provocation de l’action vers l’image : ce qui choque, ce n’est plus l’acte en soi, mais bien le fait qu’il soit montré. Self portrait ne fait donc pas que représenter l’expérience sadomasochiste de Mapplethorpe mais l’accomplit et ce, à nos dépends. La difficulté pour le spectateur est alors d’accepter que l’origine de son émotion ne correspond pas tant à sa confrontation avec l’acte, mais bien le fait qu’il soit surpris à le contempler et plus encore, à en être inconsciemment excité. Au delà du regard accusateur de l’artiste, du spectateur est également responsable de L’impossible main tendue celui cette confusion face à une telle image. Cette de l’œuvre est une incapacité à saisir le véritable sens de l’œuvre inconvenante proposition s’expliquerait par sa volonté de se protéger de la révélation de son propre désir, généralement que nous devons rattaché aux plaisirs sexuels bannis. Si la séduction n’opère guère (excité, le spectateur interprétera absolument refuser. heureusement ! - cette émotion comme désagréable), c’est parce qu’il saura automatiquement s’en détourner. Les représentations de pulsions sexuelles ou violentes, ostensibles ou induites, auront toutes pour effet d’attirer notre attention. Mais toujours de façon biaisée : l’impossible main tendue de l’œuvre est une inconvenante proposition que nous devons absolument refuser. La fonction de notre regard est dès lors de se dresser en unique rempart avant la révélation de nos affects. C’est un processus que Jacques Lacan nomme « l’élision du regard ». Un réflexe protecteur, pour nous dissimuler la part de réel contenu dans le rêve. Le réel, entendu ici comme le refoulé, ces désirs que nous avons appris à taire au prix de féroces sacrifices, apparaît dans l’image comme dans le rêve de façon bien trop menaçante pour que nous puissions nous y confronter. Dans la seconde partie de son ouvrage sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan parle plus précisément du tableau comme d’un « piège à regard » pour traduire ce détournement de l’attention. En se concentrant sur le perceptif, le philosophe explique ce phénomène où selon lui « dans son rapport au désir, la réalité n’apparaît que marginale4 ». L’œuvre d’art pensée par le philosophe français devient ainsi le médiateur du contenu, réel ou apparent, où tout est trompe-l’œil. 3 Slavoy Zizek, Bienvenue dans le désert du réel (traduit de l’anglais par François Théron), Paris, Flammarion, 2005, p. 46. 4 Jacque Lacan, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 123. 3 Jonathan Maho – 2010 La photographie de Mapplethorpe, et la représentation du plaisir sadomasochiste qui y est proposée, essaye de parvenir sans détour à celui qui l’observe et encourage ainsi ce type d’autodéfense. Elle devient d’autant plus nécessaire que la jouissance SM s’accomplit justement de la libération de nos affects. Pour Lacan, le peintre donne à celui qui est devant le tableau « quelque chose en pâture à l’œil » et « invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard 5 ». « Comme on dépose les armes », précise-t-il. Mais face à une photographie qui nous agresse, c’est bien de refuser cet abandon qui nous importe. Refuser ce « dépôt du regard » qui nous offrirait pourtant le réconfort, pour nous libérer de notre excitation par une expérience esthétique salvatrice. Or l’incompatibilité formelle entre le contenu de Self Portrait et le recueillement nécessaire à une contemplation apaisée nous laisse dans l’incapacité d’apprécier la photographie pour ce qu’elle est. Elle nous oblige, en dernier recours, à nous méprendre quant à l’objet qui y est « réellement » représenté. Interprétations et incompréhensions. Dans l’œuvre de Mapplethorpe, qu’il s’agisse de ses partenaires sexuels capturés au Polaroïd, ou d’enfants nus posant candidement devant l’objectif, ce sont leurs yeux rivés sur l’objectif qui viennent donc préciser l’agression. Si nous ne saurions seul comprendre notre (malheureuse) excitation et notre position de voyeur face à ces photographies, l’artiste en nous contemplant n’oublie pas, lui, de venir nous le rappeler. Les éléments à même d’expliquer notre angoisse à la vue de ses photos sont nombreux (apparition de pulsions libérées, aspect trop directif des représentations…). La façon de recevoir son travail ne pourrait être donc que tout aussi plurielle. Cette pluralité des interprétations possibles renvoie elle-même à la définition multiple de l’obscénité, ce rapport unique entre l’irruption du « réel » dans l’image et l’inconscient de chaque spectateur qu’il frappe. Chez Mapplethorpe, on remarquera d’ailleurs que c’est le même processus qui s’active à la vue d’autres photographies à l’aspect pourtant bien différent. Dans ses photographies de fleurs par exemple, le pistil, symbole phallique L’interprétation de ses s’il en est, ne viendra pourtant pas attirer l’attention du spectateur de la même façon. photographies est Puisque il s’agit avant tout d’une fleur, on se d’avantage conditionnée contentera généralement du premier niveau interprétation, celui d’une image « agréable ». par les émotions de chaque Or, comme dans Self Portrait, cette émotion spectateur que par leur esthétique dérive de la sphère des sensations sexuelles. Nous n’aurons donc pas mieux compréhension de l’image « compris » l’objet véritablement représenté dans la photographie d’un lis, mais nous et de ses signes. accepterons une première lecture innocente dès lors que le photographe nous aura laisser la possibilité de nous plaire à la contempler. Là où dans l’image SM, l’objet sexuel est offert de façon bien trop évidente. Ainsi, l’interprétation de la photographie de Robert Mapplethorpe est d’avantage conditionnée par les émotions de chaque spectateur que par leur compréhension de l’image et de ses signes. Faut-il le préciser : un adepte des pratiques SM ne percevra pas son œuvre de la même manière qu’un novice. Mais la raison pour laquelle ils l’apprécieront (ou non), est d’avantage liée à leur interprétation de leurs émotions face à ce type de photographies et plus encore, à l’acceptation du sentiment qu’elles leur inspirent, qu’il soit agréable ou pas. Et nous l’avons dit, la méprise est généralement nécessaire. Le piège tendu par l’artiste dans une photographie telle que Self Portrait correspond à une proposition véritablement « perverse » puisque tout en formulant la menace, elle nous prive de l’échappatoire possible face à l’agression. Impossible de se perdre dans une image qui ne laisse pas de place au fantasme (puisque tout est montré de façon « trop » évidente), impossible également de ne la lire qu’au premier degré, puisque que Mapplethorpe, en nous 5 idem, p.116 4 Jonathan Maho – 2010 surprenant, insiste sur notre participation. Ce genre de proposition devant laquelle le spectateur se retrouve désemparé, nous la retrouvons dans ses photos d’enfants et plus particulièrement, dans celles où ils posent nus. L’origine de notre trouble face à elles est quelque peu différent : ce n’est pas la représentation de pulsions libérées qui nous stupéfie, mais celle « sexuée » de l’enfant. Mais dans les deux cas, il est toujours question du sexe et des interdits. Ainsi devant Eva Amurri (1988) par exemple, le spectateur ne saura véritablement interpréter ce qui lui est proposé de voir. Dans un studio, une fillette se tient debout sur une petite estrade. Nue, la bouche entrouverte et presque surprise, Eva regarde droit dans l’objectif. Ses mains sont positionnées devant son pubis, conférant à l’image une certaine pudeur, malgré son caractère très démonstratif: il est bien question d’un enfant nu montré en plan moyen sur un podium. Si la photographie peut mettre mal à l’aise, ce n’est pas parce que la fillette est simplement dénudée mais parce que la « sexualisation » de l’enfant est présentée ici de façon assumée. Eva est en effet montrée consciente de sa sexualité : c’est bien la raison pour laquelle elle vient mettre ses mains devant son sexe. Or c’est le fait qu’elle le sache qui nous met mal à l’aise : nous, adultes, nous nous trouvons dans la position de l’observateur (du voyeur) et connaissons comme elle l’aspect moralement répréhensible de la situation. Et puis, si la sexualité de l’enfant est une sexualité bien différente de la nôtre, cette différence entre son innocence (sexuelle) et nos angoisses (idem) nous dérange. En quelque sorte, nous nous trouvons face à cette image dans la position de Mapplethorpe . observant le spectateur avec Self portrait. Mais ici le rapport est inversé : c’est l’observateur qui prend conscience du malaise de la fillette et il se trouve (encore malgré lui) dans une position qui ne lui plait guère. Le regard de l’enfant, dirigé vers la caméra, n’en devient que plus accusateur ; le même coup d’oeil, sûrement, que celui que l’artiste nous jette quand il nous prend sur le fait. On ne peut d’ailleurs comprendre le geste d’Eva que comme une sommation adressée à l’adulte qui l’observe. L’enfant vient demander à ne pas être vu entièrement nu, à respecter son intimité. Ou bien elle vient nous cacher ce que ses mains pourraient venir faire si près de son pubis : la main de gauche dissimule en effet celle de droite… Le tout n’est qu’affaire d’interprétation. Mais comme devant Self Portrait, c’est bien cette responsabilité-là qui nous angoisse. 5