Presse enfantine : la fin de la mixité

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Presse enfantine : la fin de la mixité
MdM p. 50, 51 Enfants
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JEUNESSE
P R E S S E E N FA N T S : l’avenir se
Une offre pléthorique, un grand
dynamisme, une politique de fidélisation
liée aux abonnements, un marché
publicitaire restreint : telles sont les
caractéristiques d’une presse de plus
en plus segmentée, par âge, par centre
d’intérêt… et désormais par sexe .
Dix-sept titres de la naissance à 12 ans dans la
famille Bayard Jeunesse, dix chez Fleurus Presse,
onze chez Disney Presse, treize chez Milan, sans
compter les autres éditeurs (Cyber Presse, Play Bac,
Faton...). L’offre est pléthorique – la France est le
premier marché européen, voire le premier mondial
avec l’Asie – car les éditeurs ont su répondre aux
attentes des familles. Depuis les années 70, les
titres n’ont cessé de se multiplier et les éditeurs ont
tissé un maillage tout en finesse, de la maternelle au
collège, fidélisant dans la durée – y compris sur deux
générations, comme Pomme d’api, qui a commencé
en 1966 à séduire les parents d’aujourd’hui.
La presse enfants, surtout éducative, est une presse d’abonnés, même si le kiosque est un enjeu de
plus en plus important et si la politique du « plus
produit » se généralise. Même Bayard se lance fin
octobre à l’assaut du kiosque avec le Journal de
Petit Ours Brun, bimensuel pour les 2-7 ans (le
héros débarque en dessin animé sur France 5).
« C’est une grande nouveauté pour nous, qui sommes en général spécialistes des lancements abrités,
car nous lançons ce magazine uniquement chez les
marchands de journaux avec une mise en place de
250 000 exemplaires et des figurines à collectionner
dans chaque numéro », déclare Christine Auberger,
directrice adjointe petite enfance.
Si ce marché se porte plutôt bien, la presse enfants
est de plus en plus concurrentielle (autres journaux, mais aussi télé, jeux vidéo, édition, et horsPlus de 70 ans
La presse enfants a été créée en France par Fleurus
avec Cœurs Vaillants, en 1929. Mais le plus vieux
titre existant reste le Journal de Mickey (1934) et le
premier titre à avoir inauguré une presse « qualitative » est Pomme d’api (1966). Auparavant, les illustrés n’était pas très bien vus. À partir des années 70,
lire est devenu valorisant pour les parents, qui y ont
vu une alternative au raz de marée télévisuel.
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APPM - LE MAG DES MAG N°1
presse, fiches et autres cartes Magic) et de plus
en plus marketée. Pourtant, rappelle Bruno Lesouëf, gérant-directeur de publications chez Hachette Filipacchi Associés : « Les éditeurs sont
concurrents, mais aussi confrères. Ils se sont mobilisés très tôt pour vendre en commun ce type de
presse. » Le couplage Espace 7-12 ans, commercialisé par Interdeco et réunissant trois titres
Disney et trois titres Bayard, offre aux annonceurs
de l’alimentaire une alternative à la télévision.
La presse enfants, chère à fabriquer (papier, formats non standards, équipes de multi-spécialistes...) et chère à l’achat (un prix moyen de 3,07 e
en 2002 d’après les NMPP) demeure cependant
peu dépendante de la publicité, laquelle représente
seulement 3 % du CA de Fleurus Presse (en régie
chez Publicat) – le pourcentage est de 5 % chez
Bayard Jeunesse. Ce sont les titres Disney Hachette, les plus liés aux ventes kiosque, qui comportent
le plus de pub (environ 10 % du CA).
À publicités rares, paginations fixes, même si les éditeurs cèdent parfois aux sirènes du marketing
(encarts, numéros spéciaux, voire marketing scolaire).
Globalement, la tendance est à la baisse des
généralistes, « un phénomène commun à l’ensemble de la presse », rappelle Christine Bitsch,
directrice de Consojunior (TNS/Secodip), « dû à la
prolifération de concepts plus précis, féminins en
particuliers», comme le note Bruno Lesouëf, chez
HFA. Conséquence de cette évolution : les gros
tirages, comme Pif, Spirou, Pilote..., qui représentaient à eux tous 1,5 million d’exemplaires dans
les années 80, ont disparu. Et avec eux la majorité des hebdos. Il ne reste plus que le Journal de
Mickey (151 945 ex. DFP, OJD 2002), ce
titre arrivant en 3e position du tiercé des plus
fortes diffusions 2002
(OJD), derrière Super Pic sou géant (202 762 ex.) et
J’aime lire (164 578 ex.).
Le créneau des lolitas
« Depuis plusieurs années, on observe une segmentation très fine du marché, note Nathalie
Becht. En termes d’âge, mais aussi de centres
d’intérêt (bricolage, musique, BD, jeux...) et ce, de
plus en plus tôt : « dès 8 ans, au lieu de 11 ans
Une grande famille éclatée
Les NMPP englobent dans la famille « jeunes » (62 titres en
2002) les enfants et les adolescents, le marché étant égal
entre les deux, chaque partie se découpant entre éducatifs
et distractifs. En 2002, la presse jeunes a connu une progression spectaculaire : + 14,3 % en volume et + 18,6 %
en valeur (chiffres NMPP), dû surtout au boom des distractifs adolescents (+ 61 % en valeur et + 53 % en volume),
boostés par la real TV. Côté enfants, les éducatifs sont en
légère progression en valeur (+ 2,9 % par rapport à 2001)
mais régressent en volume (– 3,5 %), alors que les distractifs chutent (– 6,3% en valeur, – 11,2% en volume). Sur l’ensemble jeunes, les mensuels sont en croissance importante, alors que le recul des hebdos se confirme. Les titres éducatifs se sous-divisent entre les titres fiction comme J’aime
lire, D Lire (Bayard), ou Mille et une Histoires et Je lis déjà
(Fleurus) et les généralistes tels Pomme d’Api, Astrapi
(Bayard) ou Abricot (Fleurus) et son petit frère, Pirouette,
mensuel destiné aux 4-8 ans, que vient de créer le groupe
en septembre (un des rares lancements en généraliste).
Côté diffusion, le contexte est moins serein : les 34 titres de
presse enfants contrôlés par l’OJD en 2002 totalisent une
diffusion France payée de 37,4 millions d’ex., un chiffre en
baisse depuis 2000 (– 4,7 % en 2001 et – 5,4 % en 2002).
quelques années auparavant », note Bruno Lesouëf. Mais surtout, à l’heure de l’interrogation sur
la mixité, la presse enfants semble avoir
(re)découvert les vertus d’une déclinaison
« sexuée ». Comme les adolescentes et les femmes qui ont le choix entre une pléthore de titres, les
petites filles ont désormais leur propre kiosque.
Le premier à avoir « sexué » la presse enfants est
Disney Hachette en 1996 avec Minnie, rebaptisé
Witch Magazine depuis début 2003. En 1998, Milan
suit avec Julie. En 1999, Fleurus lance les P’tites
Sorcières. Sur un constat implacable, selon les
termes de Stéphane Leblanc, gérant-directeur de
Fleurus Presse (groupe PVC) : « Les petites filles
lisent plus que les petits garçons. Dans la tête des
parents, lire beaucoup n’est pas valorisant pour un
garçon. » Alors, pour satisfaire ce
désir de lecture, les P’tites
Sorcières ont mis les bonnes
fées de leur côté : un couplage
presse-édition (chaque numéro
comprend un roman de 50
pages) en fait un succès
immédiat. Le 3 septembre,
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A N T S : l’avenir sera-t-il FÉMININ ?
Fleurus a lancé les P’tites Princesses, destiné aux
petites sœurs de 5-8 ans. Les lolitas inspirent également Milan Presse qui, dans la lignée de Julie et
Lolie, a lancé fin août le mensuel Manon à destination des 6 ans et plus.
On croit également aux titres féminins du côté de
Disney Hachette, le groupe arrête Kid Paddle Ma gazine, mensuel destiné aux garçons de 8-13 ans,
héritier de P’tit Loup depuis 2002. En revanche, en
novembre 2002, il lançait Disney’s Princesses,
bimestriel pour les filles de 4-7 ans, un magazine
100 % kiosque qui, reconnaît Nicolas Waintraub,
directeur commercial de Disney Hachette Presse
« joue sur le plus cadeau» mais qui, Disney oblige,
« apporte une vraie valeur ajoutée» en matière de
princesses ! Quant à Witch Magazine, le relancement s’annonce réussi. « Il a surtout permis, note
N. Waintraub, de monter en âge vers les 8-13 ans,
au lieu des 6-7 ans pour Minnie. »
En revanche, pas de demande de produits sexués
avant 5 ans, l’âge où les filles commencent à jouer à la poupée et à lire davantage que
les garçons. « Nous sommes
a priori moins touchés que la
presse primaire par la tentation de “sexuer” les titres »,
reconnaît Chritine Auberger. Au
risque de « passer pour réactionnaire », Bayard Jeunesse « refuse de mettre
les enfants dans des cases » et de s’engouffrer
dans le marché filles : « Les enfants se construisent dans le regard l’un de l’autre et non séparément, développe Nathalie Becht. Et dans ce domaine, l’érotisation trop précoce des filles demeure un
risque permanent. »
Côté garçons, le fait qu’ils décrochent au milieu du
primaire reste le problème numéro un. Qu’est-ce qui
pourrait les retenir ? Le sport, c’est certain. Bayard
et l’Équipe travaillent toujours sur un journal sportif.
Le projet avance et pourrait se concrétiser en 2004.
Mais le marché pourra-t-il continuer d’absorber
autant de titres? Chez Fleurus, on s’interroge sur
le risque que les P’tites Princesses et Pirouette
cannibalisent Je lis déjà. « Même si les diffusions
progressent, il faut être prudent sur la viabilité des
niches et ne pas oublier que le marché reste
fermé», rappelle en conclusion Nicolas Waintraub.
Questions à Jean-François
Barbier-Bouvet, sociologue, directeur des études et de la recherche du
groupe Télérama-La Vie-Fleurus
Le Mag des mag : Pourquoi les filles lisentelles plus que les garçons ?
Jean-François Barbier-Bouvet : La première
raison vient du modèle de la lecture qui est transmis au foyer par la mère, et à l’école par le corps
enseignant, essentiellement féminin. D’autres
éléments jouent : d’une manière globale, on
oppose les filles qui liraient et les garçons qui
joueraient aux jeux vidéo.
Lire c’est imaginer à partir
de caractères noirs sur
fond blanc, avoir une capacité de stimulation alors
que, devant un écran, on
est dans la simulation – le
plus ressemblant possible.
On sait que les filles sont
plus spontanément sensibles à une culture de la
stimulation et les garçons, de la simulation.
Le Mag des mag : Dans ce cas, pourquoi les
journaux pour les petites filles n’ont-ils pas
été créés plus tôt ?
J.-F. B.-B. : En 1966, Pomme d’api provoquait une
petite révolution, en mettant fin à une presse
sexuée (Cœurs vaillants, la Semaine de Suzette...).
Mais on sent depuis quelques années le désir de
continuer à se construire des espaces à soi, ne
serait-ce que pour faire le contrepoids à la mixité
environnante. Aider les enfants à se construire des
espaces à eux à travers la presse, ce n’est pas une
démarche réactionnaire mais, au contraire, progressiste. Cela ne signifie pas que l’on met fin à la
mixité, mais que la mixité marche d’autant mieux
que l’on peut faire un pas de côté de temps en
temps pour se reconstruire, que ce soit dans les
cours de récréation, entre filles, ou par la lecture.
Le Mag des mag : Les filles d’un côté, les
garçons de l’autre ?
J.-F. B.-B. : Je refuse de rentrer dans ce débat.
Pour moi, faire des journaux non mixtes dans un
univers qui l’est, ce n’est pas remettre en cause
mais mieux équilibrer cette mixité. Les éditeurs
éducatifs, Milan ou Fleurus (et pas seulement les
distractifs), se mettent à faire des journaux exigeants pour les filles, qui ne les enferment pas
dans des rôles de gentilles cuisinières... Comme la
presse enfants a fait d’énormes progrès dans des
journaux mixtes, elle peut aujourd’hui faire des
magazines filles sans clichés.
Le Mag des mag : Cette féminisation de la
presse enfants va-t-elle s’accentuer ?
J.-F. B.-B. : C’est possible, mais le marché n’est
pas extensible. Un journal se lit pendant trois ans
maximum. Il a donc un potentiel de 2,5 millions de
lecteurs, divisé par deux s’il est sexué. Alors que le
public potentiel du Nouvel Observateur, c’est tous
les Français. Il y aura donc logiquement un moment
où ce segment sera saturé.
trois quarts des enfants
exposés aux magazines
Les chiffres de l’étude Consojunior sont impressionnants : 77 % des 2-7 ans (3,1 millions de jeunes)
sont exposés aux magazines et ont lu 5,4 titres au
cours des douze derniers mois. Et ces chiffres augmentent avec l’âge : 84 % des 8-12 ans (3 millions)
sont exposés aux magazines avec 11,6 titres lus au
cours des douze deniers mois.
Peu de différenciation filles/garçons sur la majorité
des titres étudiés : ainsi, chez Fleurus Presse,
Papoum est lu à 52 % par des filles (LDP), Je lis déjà
à 56 %, Je lis des histoires vraies à 54 %. Seul
Abricot est plus masculin (55 %). Mais même sur un
titre ciblé filles comme les P’tites Sorcières, le lectorat est composé de 27 % de garçons (la fratrie).
Chez Disney Hachette Presse, les généralistes sont
à égalité filles/garçons. Seul Picsou Magazine est lu
à 60 % par des garçons et Witch Magazine par une
grande majorité de filles. Même constat chez Bayard.
Sur les 2 255 000 enfants qui lisent J’aime lire, 56 %
sont des filles. Sur les 785 000 lecteurs d’Astrapi,
52 %. En revanche, les garçons représentent 52 %
des 727 000 lecteurs d’Images Doc.
Même si les ventes gagnent du terrain, surtout pour
la presse distractive, l’abonnement reste majoritaire : 39 % des 8-12 ans sont abonnés à au moins un
magazine. Et les abonnements représentent 60 %
de la diffusion totale payée des 34 titres de presse
enfants contrôlés par l’OJD en 2002.
Source: TNS/Secodip Consojunior 2002
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