Presse enfantine : la fin de la mixité
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Presse enfantine : la fin de la mixité
MdM p. 50, 51 Enfants 21/10/03 17:00 Page 2 JEUNESSE P R E S S E E N FA N T S : l’avenir se Une offre pléthorique, un grand dynamisme, une politique de fidélisation liée aux abonnements, un marché publicitaire restreint : telles sont les caractéristiques d’une presse de plus en plus segmentée, par âge, par centre d’intérêt… et désormais par sexe . Dix-sept titres de la naissance à 12 ans dans la famille Bayard Jeunesse, dix chez Fleurus Presse, onze chez Disney Presse, treize chez Milan, sans compter les autres éditeurs (Cyber Presse, Play Bac, Faton...). L’offre est pléthorique – la France est le premier marché européen, voire le premier mondial avec l’Asie – car les éditeurs ont su répondre aux attentes des familles. Depuis les années 70, les titres n’ont cessé de se multiplier et les éditeurs ont tissé un maillage tout en finesse, de la maternelle au collège, fidélisant dans la durée – y compris sur deux générations, comme Pomme d’api, qui a commencé en 1966 à séduire les parents d’aujourd’hui. La presse enfants, surtout éducative, est une presse d’abonnés, même si le kiosque est un enjeu de plus en plus important et si la politique du « plus produit » se généralise. Même Bayard se lance fin octobre à l’assaut du kiosque avec le Journal de Petit Ours Brun, bimensuel pour les 2-7 ans (le héros débarque en dessin animé sur France 5). « C’est une grande nouveauté pour nous, qui sommes en général spécialistes des lancements abrités, car nous lançons ce magazine uniquement chez les marchands de journaux avec une mise en place de 250 000 exemplaires et des figurines à collectionner dans chaque numéro », déclare Christine Auberger, directrice adjointe petite enfance. Si ce marché se porte plutôt bien, la presse enfants est de plus en plus concurrentielle (autres journaux, mais aussi télé, jeux vidéo, édition, et horsPlus de 70 ans La presse enfants a été créée en France par Fleurus avec Cœurs Vaillants, en 1929. Mais le plus vieux titre existant reste le Journal de Mickey (1934) et le premier titre à avoir inauguré une presse « qualitative » est Pomme d’api (1966). Auparavant, les illustrés n’était pas très bien vus. À partir des années 70, lire est devenu valorisant pour les parents, qui y ont vu une alternative au raz de marée télévisuel. 50 APPM - LE MAG DES MAG N°1 presse, fiches et autres cartes Magic) et de plus en plus marketée. Pourtant, rappelle Bruno Lesouëf, gérant-directeur de publications chez Hachette Filipacchi Associés : « Les éditeurs sont concurrents, mais aussi confrères. Ils se sont mobilisés très tôt pour vendre en commun ce type de presse. » Le couplage Espace 7-12 ans, commercialisé par Interdeco et réunissant trois titres Disney et trois titres Bayard, offre aux annonceurs de l’alimentaire une alternative à la télévision. La presse enfants, chère à fabriquer (papier, formats non standards, équipes de multi-spécialistes...) et chère à l’achat (un prix moyen de 3,07 e en 2002 d’après les NMPP) demeure cependant peu dépendante de la publicité, laquelle représente seulement 3 % du CA de Fleurus Presse (en régie chez Publicat) – le pourcentage est de 5 % chez Bayard Jeunesse. Ce sont les titres Disney Hachette, les plus liés aux ventes kiosque, qui comportent le plus de pub (environ 10 % du CA). À publicités rares, paginations fixes, même si les éditeurs cèdent parfois aux sirènes du marketing (encarts, numéros spéciaux, voire marketing scolaire). Globalement, la tendance est à la baisse des généralistes, « un phénomène commun à l’ensemble de la presse », rappelle Christine Bitsch, directrice de Consojunior (TNS/Secodip), « dû à la prolifération de concepts plus précis, féminins en particuliers», comme le note Bruno Lesouëf, chez HFA. Conséquence de cette évolution : les gros tirages, comme Pif, Spirou, Pilote..., qui représentaient à eux tous 1,5 million d’exemplaires dans les années 80, ont disparu. Et avec eux la majorité des hebdos. Il ne reste plus que le Journal de Mickey (151 945 ex. DFP, OJD 2002), ce titre arrivant en 3e position du tiercé des plus fortes diffusions 2002 (OJD), derrière Super Pic sou géant (202 762 ex.) et J’aime lire (164 578 ex.). Le créneau des lolitas « Depuis plusieurs années, on observe une segmentation très fine du marché, note Nathalie Becht. En termes d’âge, mais aussi de centres d’intérêt (bricolage, musique, BD, jeux...) et ce, de plus en plus tôt : « dès 8 ans, au lieu de 11 ans Une grande famille éclatée Les NMPP englobent dans la famille « jeunes » (62 titres en 2002) les enfants et les adolescents, le marché étant égal entre les deux, chaque partie se découpant entre éducatifs et distractifs. En 2002, la presse jeunes a connu une progression spectaculaire : + 14,3 % en volume et + 18,6 % en valeur (chiffres NMPP), dû surtout au boom des distractifs adolescents (+ 61 % en valeur et + 53 % en volume), boostés par la real TV. Côté enfants, les éducatifs sont en légère progression en valeur (+ 2,9 % par rapport à 2001) mais régressent en volume (– 3,5 %), alors que les distractifs chutent (– 6,3% en valeur, – 11,2% en volume). Sur l’ensemble jeunes, les mensuels sont en croissance importante, alors que le recul des hebdos se confirme. Les titres éducatifs se sous-divisent entre les titres fiction comme J’aime lire, D Lire (Bayard), ou Mille et une Histoires et Je lis déjà (Fleurus) et les généralistes tels Pomme d’Api, Astrapi (Bayard) ou Abricot (Fleurus) et son petit frère, Pirouette, mensuel destiné aux 4-8 ans, que vient de créer le groupe en septembre (un des rares lancements en généraliste). Côté diffusion, le contexte est moins serein : les 34 titres de presse enfants contrôlés par l’OJD en 2002 totalisent une diffusion France payée de 37,4 millions d’ex., un chiffre en baisse depuis 2000 (– 4,7 % en 2001 et – 5,4 % en 2002). quelques années auparavant », note Bruno Lesouëf. Mais surtout, à l’heure de l’interrogation sur la mixité, la presse enfants semble avoir (re)découvert les vertus d’une déclinaison « sexuée ». Comme les adolescentes et les femmes qui ont le choix entre une pléthore de titres, les petites filles ont désormais leur propre kiosque. Le premier à avoir « sexué » la presse enfants est Disney Hachette en 1996 avec Minnie, rebaptisé Witch Magazine depuis début 2003. En 1998, Milan suit avec Julie. En 1999, Fleurus lance les P’tites Sorcières. Sur un constat implacable, selon les termes de Stéphane Leblanc, gérant-directeur de Fleurus Presse (groupe PVC) : « Les petites filles lisent plus que les petits garçons. Dans la tête des parents, lire beaucoup n’est pas valorisant pour un garçon. » Alors, pour satisfaire ce désir de lecture, les P’tites Sorcières ont mis les bonnes fées de leur côté : un couplage presse-édition (chaque numéro comprend un roman de 50 pages) en fait un succès immédiat. Le 3 septembre, MdM p. 50, 51 Enfants 21/10/03 17:00 Page 3 A N T S : l’avenir sera-t-il FÉMININ ? Fleurus a lancé les P’tites Princesses, destiné aux petites sœurs de 5-8 ans. Les lolitas inspirent également Milan Presse qui, dans la lignée de Julie et Lolie, a lancé fin août le mensuel Manon à destination des 6 ans et plus. On croit également aux titres féminins du côté de Disney Hachette, le groupe arrête Kid Paddle Ma gazine, mensuel destiné aux garçons de 8-13 ans, héritier de P’tit Loup depuis 2002. En revanche, en novembre 2002, il lançait Disney’s Princesses, bimestriel pour les filles de 4-7 ans, un magazine 100 % kiosque qui, reconnaît Nicolas Waintraub, directeur commercial de Disney Hachette Presse « joue sur le plus cadeau» mais qui, Disney oblige, « apporte une vraie valeur ajoutée» en matière de princesses ! Quant à Witch Magazine, le relancement s’annonce réussi. « Il a surtout permis, note N. Waintraub, de monter en âge vers les 8-13 ans, au lieu des 6-7 ans pour Minnie. » En revanche, pas de demande de produits sexués avant 5 ans, l’âge où les filles commencent à jouer à la poupée et à lire davantage que les garçons. « Nous sommes a priori moins touchés que la presse primaire par la tentation de “sexuer” les titres », reconnaît Chritine Auberger. Au risque de « passer pour réactionnaire », Bayard Jeunesse « refuse de mettre les enfants dans des cases » et de s’engouffrer dans le marché filles : « Les enfants se construisent dans le regard l’un de l’autre et non séparément, développe Nathalie Becht. Et dans ce domaine, l’érotisation trop précoce des filles demeure un risque permanent. » Côté garçons, le fait qu’ils décrochent au milieu du primaire reste le problème numéro un. Qu’est-ce qui pourrait les retenir ? Le sport, c’est certain. Bayard et l’Équipe travaillent toujours sur un journal sportif. Le projet avance et pourrait se concrétiser en 2004. Mais le marché pourra-t-il continuer d’absorber autant de titres? Chez Fleurus, on s’interroge sur le risque que les P’tites Princesses et Pirouette cannibalisent Je lis déjà. « Même si les diffusions progressent, il faut être prudent sur la viabilité des niches et ne pas oublier que le marché reste fermé», rappelle en conclusion Nicolas Waintraub. Questions à Jean-François Barbier-Bouvet, sociologue, directeur des études et de la recherche du groupe Télérama-La Vie-Fleurus Le Mag des mag : Pourquoi les filles lisentelles plus que les garçons ? Jean-François Barbier-Bouvet : La première raison vient du modèle de la lecture qui est transmis au foyer par la mère, et à l’école par le corps enseignant, essentiellement féminin. D’autres éléments jouent : d’une manière globale, on oppose les filles qui liraient et les garçons qui joueraient aux jeux vidéo. Lire c’est imaginer à partir de caractères noirs sur fond blanc, avoir une capacité de stimulation alors que, devant un écran, on est dans la simulation – le plus ressemblant possible. On sait que les filles sont plus spontanément sensibles à une culture de la stimulation et les garçons, de la simulation. Le Mag des mag : Dans ce cas, pourquoi les journaux pour les petites filles n’ont-ils pas été créés plus tôt ? J.-F. B.-B. : En 1966, Pomme d’api provoquait une petite révolution, en mettant fin à une presse sexuée (Cœurs vaillants, la Semaine de Suzette...). Mais on sent depuis quelques années le désir de continuer à se construire des espaces à soi, ne serait-ce que pour faire le contrepoids à la mixité environnante. Aider les enfants à se construire des espaces à eux à travers la presse, ce n’est pas une démarche réactionnaire mais, au contraire, progressiste. Cela ne signifie pas que l’on met fin à la mixité, mais que la mixité marche d’autant mieux que l’on peut faire un pas de côté de temps en temps pour se reconstruire, que ce soit dans les cours de récréation, entre filles, ou par la lecture. Le Mag des mag : Les filles d’un côté, les garçons de l’autre ? J.-F. B.-B. : Je refuse de rentrer dans ce débat. Pour moi, faire des journaux non mixtes dans un univers qui l’est, ce n’est pas remettre en cause mais mieux équilibrer cette mixité. Les éditeurs éducatifs, Milan ou Fleurus (et pas seulement les distractifs), se mettent à faire des journaux exigeants pour les filles, qui ne les enferment pas dans des rôles de gentilles cuisinières... Comme la presse enfants a fait d’énormes progrès dans des journaux mixtes, elle peut aujourd’hui faire des magazines filles sans clichés. Le Mag des mag : Cette féminisation de la presse enfants va-t-elle s’accentuer ? J.-F. B.-B. : C’est possible, mais le marché n’est pas extensible. Un journal se lit pendant trois ans maximum. Il a donc un potentiel de 2,5 millions de lecteurs, divisé par deux s’il est sexué. Alors que le public potentiel du Nouvel Observateur, c’est tous les Français. Il y aura donc logiquement un moment où ce segment sera saturé. trois quarts des enfants exposés aux magazines Les chiffres de l’étude Consojunior sont impressionnants : 77 % des 2-7 ans (3,1 millions de jeunes) sont exposés aux magazines et ont lu 5,4 titres au cours des douze derniers mois. Et ces chiffres augmentent avec l’âge : 84 % des 8-12 ans (3 millions) sont exposés aux magazines avec 11,6 titres lus au cours des douze deniers mois. Peu de différenciation filles/garçons sur la majorité des titres étudiés : ainsi, chez Fleurus Presse, Papoum est lu à 52 % par des filles (LDP), Je lis déjà à 56 %, Je lis des histoires vraies à 54 %. Seul Abricot est plus masculin (55 %). Mais même sur un titre ciblé filles comme les P’tites Sorcières, le lectorat est composé de 27 % de garçons (la fratrie). Chez Disney Hachette Presse, les généralistes sont à égalité filles/garçons. Seul Picsou Magazine est lu à 60 % par des garçons et Witch Magazine par une grande majorité de filles. Même constat chez Bayard. Sur les 2 255 000 enfants qui lisent J’aime lire, 56 % sont des filles. Sur les 785 000 lecteurs d’Astrapi, 52 %. En revanche, les garçons représentent 52 % des 727 000 lecteurs d’Images Doc. Même si les ventes gagnent du terrain, surtout pour la presse distractive, l’abonnement reste majoritaire : 39 % des 8-12 ans sont abonnés à au moins un magazine. Et les abonnements représentent 60 % de la diffusion totale payée des 34 titres de presse enfants contrôlés par l’OJD en 2002. Source: TNS/Secodip Consojunior 2002 APPM - LE MAG DES MAG N°1 51