Le corps indifférent - Escola Brasileira de Psicanálise
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Le corps indifférent - Escola Brasileira de Psicanálise
Le corps indifférent Mots : Joyce, ego, masochisme, corps Sérgio Laia * L'événement aura eu lieu dans son enfance1. Ses collègues d'école parlaient de livres et d'écrivains, des volumes qu'ils étaient en train de lire et de tout ce qu'ils avaient dans les bibliothèques de leurs parents. Soudain, Stephen Dedalus qui jusqu'alors était en silence, est convoqué à dire quel était le plus grand écrivain. Il ne lui a échappé le ton de raillerie de cette demande. Cependant, le nom du cardinal Newman comme le prosateur le plus important n'a pas provoqué de controverses. Alors, la discussion a pris le chemin des vers. "Qui est le meilleur poète?". La position de Stephen n'est pas pareille à celle d'aucun de ses collègues. Non seulement il réfuse d'accepter que Tennyson était la réponse juste à cette nouvelle question, mais devant les autres garçons, il ose dire le nom de Byron comme le plus grand poète. Or, nous savons que Tennyson était le poète officiel de l'époque victorienne tandis que Byron, parmi les scandales qui ont marqué sa vie, était même parvenu à avoir une liaison et une fille avec sa demi-sœur Augusta Leigh qui était elle-même mariée et mère de trois enfants... Le choix poétique de Stephen est insoutenable à l'avis de ses collègues. Irlandais-serves de toute une tradition anglaise, ils voient ce choix comme une vraie hérésie. Puisque Stephen ne l'abandonne pas, ils avancent, furieux, sur lui. La raclée est tellement violente qu'il en est sorti "les vêtements déchirés, le visage en feu, haletant, s'en allait trébuchant derrière eux, à demi aveuglé par les larmes, serrant les poings de rage et sanglotant..."2. Peu de temps après, il n'avait pas oublié la cruauté de cet épisode, ni la mauvaise lâcheté de ses collègues, mais le souvenir "n'éveillait en lui aucune colère" et "même cette nuit-là, pendant qu'il s'en retournait en titubant par la Jone's Road, il avait senti qu'une certaine * Analista Praticante (AP), Membro da Escola Brasileira de Psicanálise (EBP) e da Associação Mundial de Psicanálise (AMP); Professor Titular IV da Universidade FUMEC; Mestre em Filosofia e Doutor em Letras pela UFMG. 1 Voir JOYCE, James, A portrait of the artist as a young man (1914). London,Wordsworth, 1992, p. 82-83. Au long de tout ce texte, je vais citer aussi, après des textes de Joyce originalement publiés en anglais, leur traduction en français qui peut être trouvée dans l'excellente édition des œuvres de Joyce qui a apparu dans la Bibliothèque de la Pléiade sous la direction sans pareil de Jacques Aubert. La passage en question ici pourra être lue en: JOYCE, James. Œuvres I. Paris, Gallimard, 1982, p. 608-611 (Bibliothèque de la Pléiade). 2 Ibidem, p. 82 (éd. anglaise) et p. 610 (Pléiade). 1 puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu'un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre"3. Ce passage du Portrait de l'artiste en jeune homme a quelques traits de la vie de Joyce lui-même4 et a beaucoup attiré l'attention de Lacan5, surtout en raison de la métaphore dont il est bouclé. Après la raclée, Joyce nous raconte que Stephen a lâché la colère qui avait affecté son corps: un fruit est dépouillé de sa pelure. Nous pourrions y lire une réaction masochiste, mais, d'un autre côté, Lacan a souligné que celui qui a subi la raclée "n'a pas joui", qu'il fait "comme quelqu'un qui met entre parenthèses et chasse le mauvais souvenir"6. Donc, Joyce ne nous montre pas un rapport proprement masochiste avec le corps et, surpris, Stephen découvre que le souvenir de la raclée "n'éveillait en lui aucune colère". Il faut souligner que le souvenir peut revenir, soit comme une marque de l'expérience qui est écrite dans la mémoire de celui qui l'a vécue (nous aurions alors, tout simplement, les souvenirs de l'enfance), soit comme une marque d'un passage à un autre genre d'écriture qui est hanté par la création d'une œuvre (c'est le cas de Joyce lui-même qui a créé une écriture très poussée par les événements de sa vie). Lacan nous rappelle que nous pouvons avoir un rapport avec notre propre corps comme étranger à nous. C'est bien ce qui fait quelqu'un dire tout le temps qu'il a un corps et non qu'il est un corps. Toutefois, même cette inquiétante étrangeté que l'on peut éprouver envers son propre corps donne "un poids" à "l'idée de soi comme corps": il s'agit d'ego et, quand celui-ci "est dit narcissique, c'est qu'à un certain niveau quelque chose supporte le corps comme image"7. La psychanalyse nous enseigne que ce "corps comme image" - l'ego - est un objet passible d'être investi. Cet investissement, à son tour, nous montre que l'ego ne nous est pas indifférent: il nous touche, il nous mobilise et il peut même fixer une énorme quantité de notre énergie sur lui, soit par la voie d'amour, soit par cette autre voie, celle de la haine, qui n'est pas si déliée de l'amour comme on la pense en général. Mais la métaphore joycienne nous parle d'un fruit qui "se dépouille de sa peau tendre et mûre". Le verbe dépouiller est la traduction du verbe anglais divest et elle conserve ainsi le sens de "dénuder", de "déshabiller". Joyce a écrit que la colère des collègues d'enfance a été "subitement 3 Ibidem, p. 82-83 (éd. anglaise).et p 611 (Pléiade). Elmman, Richard. James Joyce (1959). São Paulo, Globo, 1989, p. 61-62; JOYCE, Stanislaus. Le Gardien de mon frère (1958). Paris, Gallimard, 1966, p. 75. 5Voir: LACAN, Jacques. "Le sinthome". In: ____, ORNICAR? Paris, nº 11, p. 6-9 (Il s'agit d'un Séminaire sur Joyce, séance du 11 mai 1976). 6Ibidem, p. 7. 7Ibidem, p. 7. 4Voir: 2 tissée" sur le corps battu de Stephen et que celui-ci avait senti "qu'une certaine puissance le dépouillait" de ce vêtement cruel que les autres l'avaient obligé à porter rapidement. Chez Joyce, nous pouvons en effet trouver une dénudation de l'image qui lui est tissée par les autres. Ce déshabillage, au contraire de ce que l'on peut voir ordinairement, ne donne pas proprement lieu ni aux jeux sexuels, ni à une horreur devant le nu. Il vient témoigner une tout autre chose, bien plus rare: ce qui a affecté le corps de Stephen lui devient tellement indifférent qu'il nous laisse vis-à-vis d'une indifférence à l'égard du propre corps en tant qu'imaginaire. C'est bien ce que mène Lacan à se demander si l'ego n'avait pas chez Joyce "une fonction toute particulière", car "cette image... n'est pas intéressée"8, elle lui est quelque chose d'indifférent. Donc, je peux soutenir que l'écriture de Joyce vient relever l'indifférent dans le rapport avec le corps. Il est possible d'y voir alors un autre tissu, toute une autre texture à laquelle Joyce a voué toute une vie et qui est l'écriture elle-même, tramée à partir de l'indifférence concernant le corps-image, le corps-ego. En raison d'un dénuement du corps comme image, Joyce livre une écriture du dénouement du imaginaire que nous devons concevoir comme un détachement de cette pelure que l'ego est pour la majorité des mortels et comme un achèvement tout particulier que Joyce donne à son ego en l'articulant à sa propre œuvre. Or, c'est bien ce qui Lacan nous a enseigné: chez Joyce, "ce qu'on appelle couramment l'ego a joué un tout autre rôle que celui qu'il joue dans le commun des mortels. Et l'écriture est essentielle à son ego"9. La lecture du Portrait de l'artiste en jeune homme nous donne à voir ce qui est déjà écrit dans le titre lui-même, c'est-à-dire, un portrait de l'artiste en sa jeunesse: ses choix, les écueils qu'il a surmontés, les risques qu'il a pris... Il faut remarquer que ce portrait a une forme à laquelle Joyce a donné le nom de Stephen Dedalus et que le livre s'ouvre par une citation venue des Metamorphoses d'Ovide: et ignotas animum dimittit in artes ("il tourne son esprit vers l'étude d'un art inconnu"). L'art en question, chez Ovide, c'est bien celui operé par Dédale: créer des ailes pour lui et son fils qui leur permettraient de sortir du labyrinthe où Minos les retenait exilés de leur pays natal. L'essor du héros joycien sera, par contre, envers son propre exil dans l'art de l'exercice de la lettre, la seule dimension où Stephen pourra accomplir son projet de "rencontrer la réalité 8Ibidem, 9Ibidem, p. 7. p. 5. 3 de l'expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race"10. Comme nous enseigne Aubert, le projet de Joyce "est une traversée de formes... de la représentation, de la figure au moins laquelle il s'etáit projeté"11. Sans doute, Stephen Dedalus est une figure de ce genre: c'est un personnage duquel Joyce nous raconte la métamorphose qui le fait devenir artiste, c'est le pseudonyme de Joyce en quelques correspondances et même dans ses premiers écrits, c'est le protagoniste de Stephen Hero12 et de Portrait... et son rôle n'est pas moins important chez Ulysse13. D'une part, nous pourrons dire que Joyce est très lié à Stephen Dedalus. D'autre part - fidèle à son projet d'une "traversée de formes" et touché par l'indifférent à l'égard des possibles références qui ne lui seraient qu'imaginaires - quand Ulysse advient, ce sera le tour de Joyce d'être dépouillé de Stephen. Comme un fruit de sa pelure tendre et mûre. Dans le nommé "schéma Linati", une des structurations que Joyce a créé pour son Ulysse, nous pouvons trouver une colonne appelée organe. En général, à chaque épisode de ce livre, Joyce a fait correspondre un certain organe du corps. C'est juste dans les espaces de cette colonne reservés aux trois premiers épisodes structurés autour de Stephen, qu'il est écrit ce qui suit: "Télémaque n'éprouve pas encore son corps"14. En lisant ces épisodes, nous nous rendons compte pourtant qu'il n'y a pas aucun Télémaque. Or, nous savons que l'Odyssée d'Homero a été utilisée comme un contrepoint à Ulysse et qu'elle peut être lue aussi comme l'histoire de la transformation de Télémaque en un vrai homme, en un héros. Pourronsnous penser qu'un destin pareil est réservé à Stephen? Il va gagner du corps dans la mesure où le dénœument du livre va arriver? En effet, Stephen est, à peu près comme Télémaque au début de sa journée, un sans corps et tous les deux (mais chacun à sa façon) sont à la recherche du père perdu et se trouvent aux prises avec des usurpateurs. En me tenant à cette non-corporalité de Stephen, je signalerais d'abord que, dans l'Ulysse, la figure de ce personnage n'est pas aussi 10JOYCE, James. A portrait of the artist as a young man, p. 253. Pour la traduction française, voir: JOYCE, James. Œuvres I, p. 780-781. 11AUBERT, Jacques. "Introduction" à Œuvres II de Joyce: JOYCE, James. Œuvres II, p. XV. 12JOYCE, James. Stephen Hero (1944). Part of the first draft of A portrait of the artist as a young man. London, Grafton Book, 1986. Pour la traduction française, voir: JOYCE, James, Œuvres I, p. 321-533. 13JOYCE, James. Ulysses (1922). New York, Random House, 1986 (The Gabler Edition). Pour la traduction française, voir: JOYCE, James. Œuvres II, p. 1-858. 14Voir: JOYCE, James, Œuvres II, p. LXXVI. 4 definie que dans les écrits antérieurs où il se présentait. Dans les premiers épisodes d'Ulysse, plutôt qu'un corps, Stephen éprouve des pénsées très ordinaires qui arrivent tout le temps à son esprit, la mémoire déchirée des événéments passés, la culpabilité qui le hante, la "morsure de l'ensoi"15 qui ne le lâche pas. Ainsi, Stephen est tellement sans corps qu'il ne pourra que cerner quelques contours assez fuyants de sa corporalité inéprouvée quand il se voit devant un de ses élèves appelé Cyrill Sargent: "laid et nul; cou tout en longueur, cheveux broussailleux et une tache d'encre brave de limaçon. (...). J'étais semblable à lui, ces épaules fuyantes, cette gaucherie. C'est mon enfance qui près de moi se penche. Trop loin pour que ma main l'atteigne même du bout des doigts. La mienne est loin et la sienne est secrète comme nos yeux"16. Puisque Joyce a fait correspondre à chaque épisode d'Ulysse un organe, à la fin de ce livre pourrons-nous regarder le corps de Stephen devenir tout complet? Il faut souligner que l'écriture de Joyce nous livre à une tout autre chose. Il est possible de soutenir que pendant les trois premiers épisodes, Stephen "n'éprouve pas encore son corps", mais le mot "encore" nous invite à attendre l'avènement d'une certaine corporalité. Presque à la fin de l'épisode trois, Stephen voit que "son ombre portait sur les roches pendant qu'il terminait, penché" et, alors, il se demande: "pourquoi ne s'entendrait-elle pas jusqu'à la plus lointaine étoile? Elles sont là sombres derrière cette lumière, ténèbres luisant dans la lumière, delta de Cassiopée, mondes... Je repousse cette ombre circonscrite, inéluctable forme humaine, et la rappelle. Illimitée, pourraitelle être mienne, forme de ma forme? Qui prend garde à moi ici? Où et par qui seront jamais lus ces mots que j'écris? Des signes sur champ blanc"17. Dans la tessiture de cette tapisserie que Joyce a tramée comme Ulysse, ce passage est, en effet, une annonce de l'événement à venir dans les dernières pages. "Mondes"... "mots", ces termes ne sont pas aussi différents en anglais qu'en français et, sans doute, Joyce aussi a beaucoup joué avec la proximité des sons et des lettres que nous trouvons entre worlds et words. 15Il s'agit de la traduction de l'expression anglaise agenbite of inwyt, littéralement "remords de la conscience". Voir, par exemple: JOYCE, James. Ulysses, p. 14 (The Gabler Edition). Pour la traduction française, voir: JOYCE, James, Œuvres II, p. 17. Selon Lacan, il s'agit plutôt du "wit intérieur", de la "morsure du mot d'esprit": LACAN, Jacques. "Joyce le symptôme I". In: AUBERT, Jacques (direction). Joyce avec Lacan. Paris, Navarin, 1987, p. 24. 16JOYCE, James, Ulysses, p. 23-24 (The Gabler Edition). Pour la traduction française, voir: JOYCE, James, Œuvres II, p, 30 et 31. À mon avis, la phrase y traduite par "j'étais semblable à lui" porte, dans l'original, une inversion syntaxique qui la rend plus forte, surtout à l'égard de la non-corporalité de Stephen: "Like him was I". 17JOYCE, James. Ulysses, p. 40 (The Gabler Edition). Pour la traduction française: Œuvres II, p. 55. 5 Joyce a créé des mondes entiers en s'appuyant sur les mots: dans l'avantdernier épisode d'Ulysse, par exemple, il aura eu lieu l'événement où Stephen (mais aussi Bloom, son père fictif) prendra la forme d'un corps celeste errant, en luisant parfois très proche du delta de Cassiopée, comme les étoiles qu'il avait déjà contemplées sur le ciel de l'épisode trois. D'ailleurs, il est important de rappeler que Joyce a aussi créé des mots, même des plus ordinaires, qui ont les dimensions du monde. Dans une référence à Ellmann, je dirais que Joyce a œuvré l'ordinaire d'une telle façon que l'ordinaire devienne extraordinaire18. Il me semble que nous pouvons y trouver une voie où Joyce parle d'indifférent, une voie où le lien de ce dernier avec le laid et le beau sera plus évident. Aubert nous a rappelé que, d'un côté, Joyce se plaignait de ne pas avoir d'imagination, mais d'un autre côté, c'est vrai qu'il "ne manque pas d'images, car, à défaut d'imagination, il a une mémoire, phénoménale au point de l'encombrer"19. Cette absence d'imagination menait Joyce à s'intéresser à des choses qui sembleraient ordinaires à la majorité des gens, et même à une très grande partie d'écrivains. Stephen, Bloom et Molly Bloom ont parmi eux quelques différences qui peuvent élucider partiellement leur proximité et leur distance devant l'ordinaire. Nous savons que, particulièrement depuis la fin du Portrait..., Stephen a choisi de devenir un artiste. Ce choix réclame une rupture avec l'église catholique et son exil au-delà de l'Irlande et de toute foi religieuse. Elle l'engage encore plus dans une recherche de formes achevées, dans un "projet d'écriture" où l'écriture elle-même est un "projet sans cesse remis sur le métier"20 Alors, Stephen a une allure cultivée, une tenue lettrée qui font contrepoint à la simplicité de cet homme moyen incarné par Bloom et à la sensualité chaleureuse de Molly Bloom qui pense et parle d'une façon semblable à celle des gens du peuple, c'est-à-dire sans l'obéissance dûe à la grammaire. En visant de ce côté la tapisserie qui est Ulysse, nous avons Stephen comme le créateur d'une théorie complexe capable de démontrer que "le petit-fils d'Hamlet est le grand-père de Shakespeare et qu'il est luimême le fantôme de son propre père"21. Et dans l'épisode neuf, il est 18ELMMAN, 19AUBERT, Richard. Op. cit., p. 21-22. Jacques. "Introduction" à Œuvres II de Joyce: JOYCE, James. Œuvres II, p. LVII. 20AUBERT, Jacques. "Notices et notes/Télémaque". In: JOYCE, James. Œuvres II, p. 1047. 21JOYCE, James. Ulysses, p. 15. Pour la traduction française, voir: JOYCE, James. Œuvres II, p. 20. En m'appuyant sur le texte original de Joyce et sur la note 1 référente à ce passage dans la traduction française, j'ai fait une petite correction dans ce passage en remplaçant le mot "ombre" par "fantôme", car en anglais nous avons le mot ghost qui désigne justement le fantôme du père de Hamlet chez Shakespeare. 6 possible de lire que cette théorie garde, en effet, toute une élaboration sur l'art de créer et sur l'énigme de la paternité comme une fonction qui diverse de la maternité - ne peut être vérifiée seulement par l'observation de la nature. Quant à Bloom, depuis son arrivée dans l'épisode quatre, il s'engage dans une série de situations ordinaires qui pourront même aboutir au laid: il prépare son pétit déjeuner et du thé pour sa femme, il donne à manger à sa chatte, il "laisse ses entrailles se soulager à leur aise pendant qu'il lisait" et espère que ce qui va en sortir ne sera "pas trop gros... pour ne pas ramener les hémorroïdes"22. À son tour, Molly Bloom est évoquée pendant presque tout Ulysse comme une adultère, une femme qui est dans l'attente de son amant, mais à la fin, quand elle n'est plus seulement un nom, quand elle ouvre sa bouche et commence à parler, elle nous dira des choses que toutes les femmes aiment dire, elle dira "oui" à son mari comme on dit que toute bonne épouse doit faire et elle ira aussi jouir, mais pas comme toute femme jouirait. Néanmoins les fils tramés en Ulysse ne sont pas si linéaires. Tapisserie très élaborée et sophistiquée, il nous donne à voir un tout un autre côté, beaucoup plus lumineux, vif et farci de couleurs. Dans ce sens, Stephen, en contrepoint à Bloom, est celui qui ne se baigne pas, c'est le poète ivre perdu parmi les étudiants de médecine et les prostitutées. Bloom est porteur d'un savoir-faire très éloigné de ce qu'on appelle sens commum, parce qu'il sait que "le sable nettoie"23, il trouve un certain intérêt dans la sagesse de Stephen et, au-delà de tout ce que Molly Bloom peut sembler aux autres et même à lui, il aime l'être même de cette femme. Et quand Molly Bloom prend la parole dans le dernier épisode, "il ne reste plus de 'psychologie' du personnage" puisqu'elle même ne se fait qu'en parlant et tout son monologue "tisse et détisse de nuit la trame" 24 déployée pendant le jour où Ulysse a duré. Alors, en raison du mouvement de va-etvient qui cadence ce monologue, le corps de Molly Bloom qui s'y étend avec ses déchets et son mari doit être écrit plus comme "encore" que comme "un corps". Chez Joyce, l'ordinaire n'est pas tout simplement le sens commum, les choses comme tout le monde les voit, les entend ou les ressent. J'appelerais d'indifférent l'ordinaire qui attire l'attention de Joyce: il est dans ces moments fuyants, ces corps filants, ces bruits du silence, ces matières défibrées qui, plus que par les scientistes, nous sont montrées 22Ibidem, p. 56 (The Garbler Edition). et p. 75 (Pléiade). p. 56 (The Garbler Edition) et p. 74 (Pléiade). 24RABATÉ, Jean-Michel. James Joyce. Paris, Hachette, p. 162 et 163. Dans ce livre, nous pourrons trouver aussi une lecture très soucieuse sur l'indifférence qui traverse tout le dernier épisode d'Ulysse. 23Ibidem, 7 par les artistes. Si cet indifférent nous réveille à un réel dénué de sens, nous avons le laid, si il nous réveille aux sens encombrés du réel, nous avons le beau, mais dans ces deux possibilités, il y a toujours une expérience de jouissance et de création. Quand Ulysse parvient à sa fin, c'est dejà l'heure de tomber sur la terre la nuit. Cependant, ce ne sera pas le dimanche d'artiste, le moment de son repos. Ce ne sera pas non plus le temps de se taire la langue ellemême comme la ponctuation du monologe où le livre s'achève. Il y aura encore la clarté éblouissante de Stephen-comète. Et après, il y aura encore tout le monologue de Molly Bloom, avec son dernier mot qui n'est pas autre qu'un "oui" qui reste indécidable comme la fin de toute la journée et l'avènement d'autres expériences. Et alors la nuit s'étendra dans le coeur d'une autre nuit, beaucoup plus pleine de jouissance que celle où Ulysse a fini. Ce sera le réveil d'un nouveau livre. L'artiste ne cessera pas de donner corps à son œuvre. L'écriture mènera le langage au-delà de ses limites... encore. 8