Chemins de Dialogue – 24 - Institut Catholique de la Méditerranée

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Chemins de Dialogue – 24 - Institut Catholique de la Méditerranée
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Chemins de Dialogue – 24
Islam et christianisme
entre herméneutique et dialogue
Chemins de Dialogue, 2004
Marseille
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Chemins de Dialogue
Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,
fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille
(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),
éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,
publiée avec le concours du Centre National du Livre.
NUMÉRO 24 – DÉCEMBRE 2004
COUVERTURE
Peinture d’André Gence
REVUE SEMESTRIELLE
Numéro 24 : 18 €
© 2004, Chemins de Dialogue
11, impasse Flammarion – 13001 Marseille
✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 55
[email protected]
I.S.S.N. 1244-8869
Publié avec le concours du CNL
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SOMMAIRE
Liminaire ............................................................................................................. 5
Jean-Marc Aveline
Recherches islamo-chrétiennes ......................................................... 11
Lecture de la deuxième Sourate du Coran ....................................................... 13
Jean-Louis Déclais
La voie des soufis .............................................................................................. 93
Roger Michel
Le GRIC : Groupe de Recherche Islamo Chrétien .......................................... 115
Mohamed Benjelloun-Touimi
Priants parmi d’autres priants
Relecture de l’expérience de Tibhirine ...................................................... 125
Le thème de l’échelle sainte en islam et en christianisme .............................. 129
Roger Michel
La croix de Tibhirine ....................................................................................... 133
Anne-Noëlle Clément
Notes de lecture .............................................................................................. 147
Françoise Durand
Processus de conversion ................................................................................. 155
Christophe Purgu
Eucharistie et islam ........................................................................................ 173
Christian Salenson
Études et expériences ........................................................................... 185
Qu’est-ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète ? ... 187
Paul Bony
Cris des pauvres et humanité de l’homme. Des enjeux insoupçonnés ........... 201
Claude Royon
Réconciliation, paix et responsabilité ............................................................. 225
Cardinal Joseph Ratzinger
Repères bibliographiques .................................................................. 231
« L’Église catholique et le peuple juif », de Jean Dujardin ............................ 233
Paul Bony
Recensions ...................................................................................................... 249
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Jean-Marc Aveline
Institut catholique de la Méditerranée.
LIMINAIRE
Ce nouveau numéro de Chemins de dialogue est, d’une certaine manière,
un hommage à Paul Ricœur et, à travers lui, à ce que l’on appelle la
pensée herméneutique, dont on perçoit de plus en plus, ne serait-ce qu’à
travers l’usage qu’en font ceux que l’on appelle « les nouveaux penseurs
de l’islam », qu’elle revêt une importance capitale pour l’avenir du
dialogue interreligieux1. Comme il l’explique lui-même, c’est chez Jean
Nabert que Ricœur a découvert à la fois la force de la philosophie
réflexive et l’intuition qui lui servira de fil conducteur tout au long de ses
recherches. En effet, pour Nabert, l’opération par laquelle une conscience
prend possession de soi n’est pas immédiate. Elle passe au contraire par
les signes divers par lesquels le vécu vient à l’idée.
C’est chez Nabert que j’ai rencontré la formulation la plus serrée du
rapport entre le désir d’être et les signes dans lesquels le désir s’exprime,
se projette et s’explicite ; avec Nabert, je tiens fermement que comprendre
est inséparable de se comprendre, que l’univers symbolique est le milieu
de l’auto-explication ; ce qui veut dire d’une part : il n’y a plus de problème
de sens, si les signes ne sont pas le moyen, le milieu, le medium, grâce à
quoi un existant humain cherche à se situer, à se projeter, à se comprendre ;
d’autre part, en sens inverse : il n’y a pas d’appréhension directe de soi par
soi, pas d’aperception intérieure, d’appropriation de mon désir d’exister
sur la voie courte de la conscience mais seulement par la voie longue de
l’interprétation des signes.2
1. Cf. Rachid BENZINE, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel,
2004.
2. Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris,
Éditions du Seuil, 1969, p. 169.
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Dans l’histoire de la réflexion herméneutique en philosophie (de
Schleiermacher à Gadamer, en passant par Dilthey et Heidegger), l’apport
propre de Ricœur consiste essentiellement en un approfondissement de
l’herméneutique des textes, dont l’aspect apparemment régional par rapport
à l’herméneutique en général laissera pourtant apparaître une fonction
paradigmatique qui est celle, capitale pour toute herméneutique, de la
distanciation. En tant qu’écriture, le texte est une œuvre médiane entre le
lecteur et l’auteur, désormais détachée de son lieu d’origine et susceptible
d’être livrée à une série infinie d’interprétations. Pas de compréhension
possible sans l’acceptation de cette distanciation.
En effet, un texte est un discours fixé par l’écriture. Parce qu’il reste
fondamentalement un discours, il importe de le remettre « en état de
parler » à ses lecteurs. Parce qu’il est « fixé en écriture », il s’établit une
séparation irrémédiable et définitive entre l’acte d’écrire et l’acte de lire,
l’auteur étant à jamais inaccessible au lecteur. Mais ces deux aspects du
texte sont complémentaires : négliger le premier serait oublier de passer
du sens intrinsèque d’un texte à sa signification pour des lecteurs
(tendance structuraliste) ; négliger le second serait oublier l’autonomie du
texte par rapport à l’auteur et aux lecteurs (tendance psychologisante).
Une fois écrit, un texte fait son chemin dans l’histoire, au fur et à
mesure qu’il est reçu et interprété par des lecteurs qui cherchent non
seulement à comprendre le texte mais à se comprendre grâce au texte :
« Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les
conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture. »3 Cela est particulièrement vrai des textes dits « sacrés », des « Écritures saintes » qui
sont au fondement des diverses religions. À quelles conditions le travail
herméneutique peut-il traverser le conflit des interprétations pour en faire
surgir des chemins de dialogue ? Telle est la question à laquelle cette
nouvelle livraison de notre revue voudrait apporter une contribution.
Il s’agit là d’un long travail, dont le développement s’appuiera
notamment sur un cycle de colloques organisé par l’Institut catholique de la
3. Paul RICŒUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions du
Seuil, 1986, p. 31.
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Liminaire
Méditerranée, et dont le premier, intitulé « Penser le Coran », donnera lieu,
dans des livraisons futures, à de nouvelles contributions.
L’herméneutique, telle que l’a déployée Paul Ricœur, a une double visée :
une tâche interne, qui consiste à reconstruire la dynamique du texte au
moyen d’une articulation dialectique entre « expliquer » et
« comprendre » ; une tâche externe, dont l’objectif est de projeter la compréhension du texte dans la représentation d’un monde habitable,
mouvement qui entraîne inévitablement une critique du monde tel qu’il
est et une proposition d’un mode de vivre ensemble4.
Nous pouvons, en tant que lecteur, rester dans le suspens du texte, le
traiter comme texte sans monde et sans auteur ; alors nous l’expliquons par
ses rapports internes, par sa structure. Ou bien nous pouvons lever le
suspens du texte, achever le texte en paroles, le restituant à la communication vivante ; alors nous l’interprétons. Ces deux possibilités appartiennent toutes les deux à la lecture et la lecture est la dialectique de ces
deux attitudes.5
La longue analyse, par Jean-Louis Déclais, de la deuxième Sourate du
Coran sera une excellente illustration de ce travail d’herméneutique d’un
texte qui, pour être le « texte sacré » des musulmans, n’en reste pas moins,
comme l’écrit plus loin Mohamed Benjelloun Touimi, un document qui
appartient à l’histoire générale de l’humanité et fait partie de son patrimoine spirituel. Et il poursuit, explicitant la charte du Groupe de recherche
islamo-chrétien : « c’est pourquoi nous admettons d’autres lectures que la
nôtre de l’histoire fondatrice de notre foi et de notre Écriture, à partir des
seules sciences humaines, ou à partir d’une autre foi que la nôtre ».
Cette expérience de décentrement produite par l’étude des textes, c’est
ce dont témoigne avec vigueur Paul Bony, lorsqu’il s’interroge sur « ce
que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète ». Évoquant
le déplacement de l’exégèse à l’herméneutique, non pour négliger la
rigueur indispensable de l’exégèse, mais pour l’ouvrir aux problèmes
4. Cf. ibid., p. 32.
5. Ibid, p. 146.
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d’une compréhension vivante, dans un contexte à chaque fois particulier,
il écrit :
Mais l’interprète doit ouvrir la lecture, faire entrer en dialogue le
monde du texte avec le monde du lecteur, respecter l’écart et cependant
montrer l’interrogation : apprendre à se laisser mettre en question par le
texte, mais aussi mettre en question la compréhension du texte par les
questions qui surgissent d’une nouvelle compréhension de l’homme et du
monde. Je crois pouvoir dire que cette pratique herméneutique est une
bonne pédagogie du dialogue interreligieux. Car là aussi, il y a interrogation mutuelle dans le respect des différences.
On sait bien que le christianisme n’est pas entré sans résistance dans
ce que Jean Greisch appelle « l’âge herméneutique de la raison »6, et qu’il
a fallu du temps pour que se prenne résolument ce que Claude Geffré
nomme « le tournant herméneutique de la théologie » chrétienne7.
Néanmoins, il se pourrait que l’engagement dans le dialogue interreligieux ravive la flamme herméneutique en théologie et en fasse mieux
percevoir la nécessité. En lisant les beaux textes du dossier sur Tibhirine,
« Priants parmi d’autres priants », le lecteur apercevra sans doute la
fécondité de cette dialectique entre herméneutique et dialogue. Il ne s’agit
pas de négliger les différences, comme s’il n’y avait pas de « conflit des
interprétations ». On sait bien que l’islam parle de Jésus, mais en
proposant à son égard une autre interprétation que celle des chrétiens,
interprétation qui est même accusatrice (falsification) de la foi chétienne.
C’est clair : l’herméneutique musulmane du fait Jésus récuse l’herméneutique chrétienne de ce fait. Faut-il cependant s’en tenir à ce constat
d’échec ? C’est là que la pratique du dialogue et surtout de la prière
(« priants parmi d’autres priants ») vient au secours des impasses dogmatiques. Sans rien renier de sa foi, le priant confie à son Seigneur l’énigme
6. Cf. Jean GREISCH, L’âge herméneutique de la raison, Paris, Les Éditions du Cerf,
1985, « Cogitatio Fidei » 133.
7. Cf. Claude GEFFRÉ, C roire et interpréter. Le tournant herméneutique de la
théologie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2001. Voir aussi, comme l’un des livres
fondateurs de cette recherche théologique : Claude GEFFRÉ, Le christianisme au
risque de l’interprétation, Paris, Les Éditions du Cerf, 1983, « Cogitatio Fidei »
120.
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des différences, dans l’espérance qu’elles puissent être vécues non comme
un drame qui engendre la violence, mais comme un appel qui vient de
Dieu et tourne chacun vers l’accueil de son frère différent. La suffisance
est le pire ennemi de la foi.
L’écoute des « cris des pauvres », comme y invite Claude Royon dans
un très beau texte écrit en hommage à Paul Bony, la tâche de « réconciliation, paix et responsabilité », à laquelle convie le cardinal Ratzinger,
dans une méditation prononcée en la cathédrale de Bayeux lors d’une
célébration œcuménique organisée le 6 juin 2004 à l’occasion du soixantième anniversaire du débarquement allié en Normandie, rejoignent la
préoccupation de l’ensemble de ce numéro, entre herméneutique et
dialogue, entre relecture du passé et orientation pour le présent, entre le
besoin de comprendre et le désir de se comprendre. Bonne « lecture » !
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Dossier
Recherches
islamo-chrétiennes
Penser le Coran, tel est le thème d’un colloque organisé les 10 et 11
décembre 2004 à l’Alcazar de Marseille par l’Observatoire MéditerranéeEurope pour la Paix (OMEP), dans le cadre des activités de l’Institut catho lique de la Méditerranée (ICM). Les actes de ce colloque seront publiés
ultérieurement dans Chemins de Dialogue, mais ce dossier du numéro 24
s’inscrit déjà dans la dynamique de cet événement. Il est consacré essentiellement à une étude coranique dont l’importance n’échappera pas au
lecteur.
Les débats sur le Coran ne datent pas d’aujourd’hui. Déjà les sources
arabo-musumanes font état de différentes étapes dans la constitution du
recueil coranique1. Certes, la position des docteurs traditionnels en
sciences religieuses islamiques insiste sur le dogme selon lequel le Coran
n’est pas soumis à l’histoire. Les commentaires classiques du Livre saint
se limitent tout au plus à déterminer les circonstances dans lesquelles tel
ou tel verset serait « descendu » sur le prophète de l’islam (asbâb al-nuzûl).
Le point de vue des « nouveaux penseurs de l’islam » est différent2. Ceuxci préconisent de contextualiser historiquement les textes de référence de
l’islam et de les réévaluer en vue d’une réappropriation et d’une « moder1. On lira avec profit Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, Questions
d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004, 144 p. Voir la recension qui
en est proposée dans ce numéro.
2. Cf. Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Éd. Albin Michel,
coll. « L’islam des lumières », 2004, 289 p.
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nisation de la pensée islamique ». Il s’agit là de débats internes à la société
islamique contemporaine.
Autre est l’approche privilégiée par les chercheurs occidentaux
d’aujourd’hui. Elle se réalise dans le cadre de la recherche moderne sur les
textes religieux, par l’application des méthodes d’analyse philologique,
littéraire et historique aux textes « sacrés », aussi bien la Bible que le
Coran. Ceux-ci sont considérés comme des documents littéraires susceptibles d’être étudiés en faisant abstraction de la spécificité théologique
qu’ils revendiquent. Derrière cette approche pointe une question : ce que
l’on sait de la façon dont le Coran est devenu livre peut-il influencer la
manière dont on l’interprète aujourd’hui ? C’est le point de vue de JeanLouis Déclais, exégète, qui nous offre une longue et minutieuse lecture de
la deuxième Sourate du Coran. Le travail herméneutique ne peut faire
l’économie de cette recherche sur l’histoire des textes fondateurs.
Témoin du soufisme en France, notre ami Éric Geoffroy écrit :
Le soufisme attire, séduit, alors que l’islam fait souvent figure de
repoussoir en Occident. Quel paradoxe ! Car le soufisme se veut la
plénitude de l’islam, la « voie d’excellence » évoquée par le Prophète. […]
Islam : « soumission » exotérique à Dieu ; soufisme : « soumission » ésotérique à Dieu… Le soufisme est la Sagesse éternelle incarnée dans le corps
de l’islam.3
Notre étude sur le soufisme n’a pour but que de faire connaître, pardelà les simplismes réducteurs, cette dimension « intérieure » de l’islam,
cette veine forte qui traverse la civilisation islamique des origines à nos
jours.
On peut penser que de telles recherches sont susceptibles d’alimenter
la réflexion de « Laboratoires » tels que le G roupe de recherche islamochrétien (GRIC) présenté dans ce dossier par Mohammed BenjellounTouimi, professeur honoraire à l’université de Rabat.
Roger Michel
3. Éric Geoffroy, L’instant soufi, Actes Sud, coll. « Le souffle de l’esprit », 2000,
46 p.
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Jean-Louis Déclais
Centre diocésain d’Oran.
LECTURE DE LA DEUXIÈME SOURATE DU CORAN
Le Coran n’est pas facile à lire. Et on peut le fréquenter souvent sans le lire
vraiment. On peut le célébrer en écoutant sa cantillation ou en le récitant rituellement, ce qui est normal pour le texte sacré de tout groupe religieux. On peut
l’utiliser par fragments : des versets particulièrement vénérés seront calligraphiés
et orneront les murs des maisons ; d’autres passages seront utilisés pour une
argumentation juridique, ou pour une homélie à prononcer au moment du
pèlerinage ou du ramadan. Mais utiliser, ce n’est pas lire ; car un texte est autre
chose qu’un conglomérat d’où il est loisible d’extraire un élément ou un autre
selon les besoins du moment, de même qu’un corps vivant n’est pas une armoire
d’où on pourrait sortir à la demande un cœur, un foie ou deux yeux. Ce que nous
nous proposons ici, c’est donc simplement de lire toute la deuxième sourate du
Coran comme un texte organisé, en cherchant si la multiplicité de ses versets laisse
apparaître un itinéraire relativement balisé.
Les sourates du Coran
Le Coran se compose de 114 unités appelées des sourates1, elles-mêmes
divisées en versets. On a l’habitude de les désigner par leur numéro d’ordre, ce
qui est pratique quand on veut indiquer une référence ou chercher un passage.
Mais cela a l’inconvénient de laisser croire que le Coran serait un livre de 114
chapitres qu’il faudrait lire dans l’ordre afin de suivre l’évolution de la pensée. En
réalité, les sourates ne sont pas des chapitres ; ce sont des unités littéraires
1. En arabe et dans les langues voisines, le mot sourate (sûra) appartient d’abord
au vocabulaire de la construction (c’est une « rangée de pierres ») avant d’être
utilisé pour désigner une unité de texte. Dans le Coran (2,23 ; 9,64.86.124.127 ;
10,38 ; 11,13 ; 24,1 ; 47,20), il ne désigne pas les sourates du recueil coranique
actuel, mais une unité textuelle beaucoup plus brève, parfois une seule phrase
comme en 9,86 : « Lorsqu’une “sourate” est descendue, à savoir : “Croyez en Dieu
et combattez avec son prophète”,… ».
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indépendantes. Les unes sont très brèves, comme un oracle, parfois étrange, noté
sur un simple feuillet (cf. les sourates 102 et suivantes), ou une confession de foi
lapidaire que le musulman peut mémoriser dès l’enfance (112) ; d’autres sont plus
longues et constituent de petits opuscules. Toutes portent un titre et les
musulmans les désignent toujours par ce titre, jamais par leur numéro d’ordre.
Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu al-Baqara (n° 2) pour lire alMâ’ida (n° 5) ou al-Anbiyâ’ (n° 21), pas plus qu’il n’est nécessaire d’avoir lu
l’épître de Paul aux Romains pour aborder celles qu’il adressa aux Corinthiens. Il
s’ensuit également que lire une seule sourate est une entreprise qui, objectivement, a du sens.
La sourate al-Baqara : son titre
La sourate al-Baqara (« la Vache »), la plus longue du Coran, porte le n° 2. En
fait, elle est la première, si on considère que celle qui porte le numéro 1 ne compte
que quelques lignes et qu’elle se présente comme une prière adressée à Dieu par
le croyant, et non comme une révélation adressée par Dieu aux hommes, prière
« qui ouvre » (c’est son nom : al-Fâtiha) la série des cent quatorze sourates.
Donner un titre à un texte a d’abord un but pratique : pouvoir le désigner sans
faire de longues périphrases, pouvoir le retrouver facilement dans la bibliothèque
où il est classé. Parfois, le titre est simplement constitué par les premiers mots du
texte ; c’est le cas des livres du Pentateuque en hébreu (Au commencement – Les
noms – Il appela – Dans le désert – Paroles). Parfois, il annonce le sujet principal du
livre : c’est le cas des livres du Pentateuque en grec : Genèse, Exode, Lévitique,
Nombres, Deutéronome.
Le titre des sourates du Coran annonce parfois le sujet traité : Joseph (12), la
Répudiation (65), Noé (71). Parfois, il s’agit d’un mot tiré du premier verset de la
sourate : Tâhâ (20), al-Furqân (25), Yâ-Sîn (36) et beaucoup de sourates brèves de la
fin. Parfois, on désigne un des épisodes ou un des personnages présentés dans la
sourate : Les gens de la Caverne (18), Marie (19). Souvent, il semble qu’on renvoie
simplement à un détail qui est loin d’être essentiel, mais qui aura piqué l’attention
des musulmans. Est-ce le cas pour la sourate 2 ? Si elle s’appelle al-Baqara (« la
Vache »), est-ce seulement parce que les versets 67-71 parlent d’une vache que les
Israélites reçurent l’ordre d’immoler ? Il s’agit d’une histoire un peu étrange et, à
cause de cette étrangeté, on aurait pu désigner la sourate qui en parle sous le titre
« celle où il est question de la vache à sacrifier ». Mais elle aurait pu tout aussi bien
s’appeler Goliath (cf. le v. 251), ou la Rivière de Saül (v. 249), ou Adam (v. 30-38), ou
mieux encore le Trône (v. 255).
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Lecture de la deuxième Sourate du Coran
Cette manière de désigner la sourate avait cependant paru un peu cavalière à
certains clercs de l’islam, puisqu’un hadith attribué à Mâlik b. Anas fait dire au
prophète :
Ne dites pas « la sourate de la Vache », ni « la sourate de la Famille de
‘Imrân », ni « la sourate des Femmes », et ainsi de suite pour tout le Coran.
Mais dites : la sourate dans laquelle il est question de la vache, celle dans
laquelle il est question de la famille de ‘Imrân, et ainsi de suite.
Le hadith est considéré comme inauthentique parce que ses transmetteurs, diton, ne méritaient guère créance, mais surtout parce que d’autres traditions
assuraient que le prophète lui-même aurait une fois interpellé ses compagnons
avec ces mots : « Holà ! les hommes de la sourate al-Baqara ! ».
Jean Damascène (vers 675-750), dont le grand-père avait négocié les conditions
de la reddition de Damas aux conquérants arabes et dont le père était en quelque
sorte ministre des finances des Omeyyades, avait travaillé lui aussi à la cour des
Arabes de Damas, qu’il quitta pour se faire moine quand le calife Omar II (717720) obligea les hauts fonctionnaires à devenir musulmans. Il écrivit un catalogue
des « hérésies », à la fin duquel il place l’islam2. Il parle du « livre » (biblos) que
Mohammed dit avoir reçu du ciel ; il mentionne plusieurs « écrits » (graphê) dont
il cite quelques lignes : la Table (sourate 5), la Femme (sic) (sourate 4) ; sous le titre
la Chamelle de Dieu (aucune sourate ne porte actuellement ce titre), il évoque la
légende de la chamelle sacrée des Thamoud (cf. Coran 7,73-79 ; 11,61-68 ; 17,59 ;
26,141-158 ; 54,23-31 ; 91,11-15) avec des développements qui ne se trouvent pas
dans le Coran ; il connaît aussi un « écrit » intitulé la Vache, mais il se contente de
le mentionner sans rien en citer.
Vers la même époque, un moine de Beth-Hâlé discutant avec un notable
musulman distinguait nettement le Coran et d’autres écrits comme « la sourate alBaqara »3. Le Coran était encore en cours d’élaboration et les écrits qui allaient
entrer dans sa composition pouvaient avoir une existence séparée4.
2. Cf. Jean Damascène, Écrits sur l’islam, collection Sources Chrétiennes, n° 383,
Paris, Le Cerf (1992), p. 226.
3. Cf. Robert G. Hoyland, Seeing Islam as Others Saw It, Studies in Late Antiquity
and Early Islam, vol. 13, Princeton, 1997, p. 465-472.
4. Cf. A.-L. de Prémare, Aux Origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujour d’hui, Téraèdre, 2004.
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Contenu
Selon son découpage habituel, la sourate comporte 286 versets, dont l’un a une
longueur inhabituelle (282). Le découpage en versets correspond à une réalité du
texte lui-même puisque ces petites unités textuelles, constituant généralement des
phrases, se terminent toutes par une sorte d’assonance rimée. Il s’agit ici d’une
syllabe longue, généralement -în, -ûn, -îm ; mais on trouve aussi -îr (16 fois), -îd (3
fois), -îl (1), -îb (1), ainsi que -âb (7), -âr (4), -âd (3), -âq 1), -âm (1) et -ûd (1). Ces variations peuvent, une fois ou l’autre, apporter une information sur l’histoire de la
composition de la sourate.
La sourate al-Baqara contient le célèbre verset du Trône (255). Elle parle ici et là
de plusieurs personnages de la Bible (Adam, 30-37 ; Moïse, 49-61 ; Abraham, 124s.
258. 260 ; Saül, David et Goliath, 246-251) ou de la tradition midrashique, comme
ce personnage anonyme qui s’endormit devant une ville en ruines et la trouva
reconstruite à son réveil (259). Elle renferme également diverses instructions
concernant la conduite pratique des musulmans : le pèlerinage (158.196-203), l’alimentation (168-173), les testaments (180-182), le jeûne du ramadan (183-187), les
mariages (221-237), etc.
Des éléments hétérogènes
C’est ce que le lecteur perçoit d’abord. Considérons par exemple les versets 2139. Dans les versets 21-22, quelqu’un s’adresse aux hommes et leur parle de Dieu.
Ensuite, c’est Dieu qui parle aux hommes (23-24), puis à un interlocuteur singulier
(25). Après quoi, on parle de Dieu à la troisième personne (26-33) pour terminer
avec le pronom nous (34-39).
Les versets 40-123 présentent le même mélange de phrases qui tantôt
s’adressent aux Israélites, tantôt parlent d’eux à un autre auditoire ; tantôt
évoquent des épisodes connus par la Bible ou la tradition midrashique, tantôt font
allusion à des polémiques interc o m m u n a u t a i res dont les données nous
échappent.
Sans compter que le texte coranique a un style souvent très elliptique, utilisant
abondamment des pronoms personnels sans préciser toujours à quel nom ils
renvoient (cf. les vv. 73, 114, 124, 165, 258), ce qui est parfois une manière
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Lecture de la deuxième Sourate du Coran
d’évacuer la dimension historique et de laisser entendre que ce dont on parle a eu
lieu dans le temps sacralisé de la fondation (cf. le v. 217 et la note).
Rechercher si la rédaction de la sourate al-Baqara a été réalisée en fonction d’un
certain plan général ne saurait donc signifier qu’on ne voit pas combien les
matériaux qui la composent sont variés et disparates. Mais la littérature comme
l’architecture savent parfois utiliser des matériaux de provenances diverses et les
assembler pour pro d u i re un certain effet global. Peut-on raisonnablement
supposer que cela a été le cas ici ?
Sommes-nous devant une accumulation d’éléments hétéroclites ? Ou bien la
sourate est-elle animée par une logique d’ensemble qui assurerait sa cohérence et
son unité ? Peut-on discerner un plan dans un texte assez long qui ne comporte ni
sous-titres, ni alinéas, mais seulement des versets qui se terminent par une rime
assonancée et parfois par une de ces clausules qu’on trouve dans tout le Coran ?
Les premiers versets constituent nettement une bonne introduction et les derniers
une bonne conclusion. Le corps de la sourate a-t-il fait l’objet d’un développement
relativement soigné, au service d’une certaine thèse ?
Un plan d’ensemble ?
Le texte présenté ici est organisé en paragraphes munis de titres et de soustitres qui, selon la formule consacrée, « sont de notre rédaction ». De la sorte, le
lecteur peut embrasser d’un coup d’œil le mouvement d’ensemble qui structure le
texte ; il peut mettre de l’ordre dans une succession de versets que les éditions du
Coran présentent sans aucun alinéa ni aucun titre intermédiaire. En mettant ainsi
en évidence la lecture globale que nous avons faite, nous risquons une hypothèse
que d’autres pourront améliorer ou refuser.
Nous ne savons pas qui a réalisé l’assemblage de la sourate, ni quand cela s’est
fait, ni si cela s’est fait en plusieurs étapes. Reste que le texte existe et qu’il peut
éventuellement dire quelque chose sur l’intention de ceux qui l’ont assemblé. En
suivant le commentaire dont nous avons accompagné la traduction de la sourate,
chacun pourra voir sur quels éléments nous nous sommes appuyés pour proposer
le plan suivant :
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Après une introduction qui traite des destinataires du texte (1-20), on s’adresse à
l’humanité tout entière dont la destinée est marquée par quelques paroles prononcées à
l’origine à propos d’Adam (21-39).
Puis on s’adresse aux Israélites contre lesquels on dresse un long réquisitoire (40-123) ;
ils n’ont pas tenu compte des bienfaits dont Dieu les a comblés et ils devront en répondre
lors du Jugement, c’est ce qu’affirment aussi bien le début (40-48) que la fin (122-123) de
cette partie.
On peut alors conclure en affirmant que les musulmans constituent la véritable
communauté issue d’Abraham (124-141) et qu’ils doivent signifier leur rupture avec les
juifs et les chrétiens en adoptant une orientation de prière propre à eux-mêmes (142-150).
Puisque les musulmans forment une communauté différente et indépendante, il est
logique d’énumérer maintenant quelques-unes des règles que leur prophète leur demande
d’observer (151-242). Après quoi, une sorte d’homélie, qui prend pour point de départ des
anecdotes tirées de la Bible ou de la tradition juive5, exhorte les croyants à s’engager
activement au service de la cause de Dieu, que ce soit en combattant personnellement, que
ce soit en y consacrant une partie de leur fortune (243-266), – ce qui appelle en corollaire
quelques considérations sur la circulation de l’argent entre les personnes (267-284).
Les deux versets de conclusion (285-286) font entendre la réponse des croyants qui
promettent obéissance et implorent la bienveillance de Dieu.
Une Écriture en deux temps
Moïse, lit-on au verset 53, a reçu « l’Écriture et le furqân ». Plus loin (v. 129),
on voit Abraham prier pour qu’un prophète issu de ses descendants ismaélites
leur enseigne un jour « l’Écriture et la sagesse » ; et le verset 151 affirme que sa
prière a été exaucée (cf. aussi v. 231).
Par ailleurs, une autre distinction court tout au long du texte : il y a les âyât
(« versets », parfois « signes ») et il y a les précisions explicatives qui leur sont
5. Les « homélies » midrashiques partent toujours de textes bibliques (cf.
P. Grelot, Homélies sur l’Écriture à l’époque apostolique, Paris, Desclée, 1989). Ici,
on part de récits apocryphes ou de pages bibliques (l’histoire de Saül, v. 246252 ; le v. 260 sur Abraham) qui ont été considérablement remaniées. Ceci
aussi est symptomatique d’une rupture.
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apportées (le substantif ou adjectif bayyinât, le verbe bayyana). Plusieurs fois, la
formule vient en conclusion d’un développement : « C’est ainsi que Dieu donne des
explications précises sur ses versets » (ainsi aux versets 187, 219, 221, 230, 242, 266),
ce qui permet de comprendre les âyât bayyinât des versets 99 et 211 comme des
« versets bien expliqués », plutôt que comme des « versets évidents » ainsi qu’on
traduit souvent.
La pertinence de cette distinction est corroborée par un antique commentaire
des versets sur l’usure (cf. la note sur 280) : le Coran contient bien les versets sur
l’usure, mais l’Envoyé de Dieu est décédé avant d’y apporter les explications
précises qu’on attendait, et chacun est invité à les appliquer selon son appréciation.
Ceux qui firent ce commentaire au début de l’islam faisaient donc naturellement
la distinction entre versets et explications, entre l’Écriture de référence (kitâb) et la
sagesse qui la développait avec autorité (hikma).
Le rapprochement s’impose avec le judaïsme qui a organisé toute sa pensée et
sa vie à partir de la distinction entre Loi écrite et Loi orale (Tora shé bi-ktav et Tora
shé be‘al-péh). La loi orale, c’est tout ce qui régit la vie de la communauté, toutes les
décisions qu’il faut prendre en fonction du temps qui passe et des circonstances
qui changent, et pourtant on affirme qu’elle « a été révélée à Moïse au Sinaï » tout
autant que la Loi écrite. Cette tradition vivante est dite « orale » (be‘al-péh), et
pourtant il fallut se décider à la fixer par écrit (mishna), et du coup elle devint ellemême l’objet d’un commentaire (talmud).
Ainsi donc, en affirmant que Moïse a reçu kitâb et furqân, que Mohammed a
transmis kitâb et hikma, le Coran dit qu’il n’y a pas de kitâb sans une tradition
vivante qui le reçoit et le déploie, sans un furqân (quelque chose qui fait la différence6 entre ceux qui lisent le Livre dans cette tradition et ceux qui le lisent en
dehors), sans une hikma (une sagesse de vie qui fait référence à une autorité,
hukm). Un verset (âya) dépourvu des bayyinât serait finalement lettre morte. Pas
d’Écriture sans une tradition qui est le milieu où elle prend naissance et où elle
peut déployer son sens.
Bien entendu, étant donné que cette Loi orale a pour but de régir la vie
communautaire, on peut y discerner la trace des oppositions et des débats qui
6. « Dieu dit à Moïse : “Que demandes-tu ? Que la Mishna soit mise par écrit ?
Mais qu’est-ce qui distinguerait alors Israël des nations ?” » (midrash Tanhuma
Ki-Tissa sur Exode 34,27. Cf. La Torah orale des Pharisiens, Supplément au
Cahier Évangile 73, Paris, Le Cerf, 1990, p. 12).
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existent dans toute communauté vivante. C’était le cas entre les pharisiens et les
autres courants du judaïsme, entre les différents maîtres pharisiens eux-mêmes. Et
on connaît la célèbre apostrophe de Jésus : « Vous avez annulé la parole de Dieu
(la Loi écrite) au nom de votre tradition (la Loi orale) » (Mt 15,6). Ne pourrait-on
relever une pointe polémique de même genre dans l’épisode de la Vache qui a
donné son nom à la sourate (v. 67-71) ? Moïse a transmis un commandement
divin, mais en multipliant les demandes de « précisions », les Israélites ont mis
peu d’empressement à obéir ; ils ont même failli rejeter le commandement divin
(v. 71). Si ce jeu entre les « versets » et les « précisions » est effectivement un
élément constitutif de la sourate, si le problème se posait également dans l’islam
(cf. v. 159), cela explique-t-il pourquoi la sourate a tiré son nom de cet épisode ? Il
ne s’agirait pas alors de mettre le projecteur sur une histoire étrange, capable de
piquer la curiosité, mais plutôt de suggérer qu’il y a là une des clefs qui ouvre
l’interprétation de l’ensemble.
Mais alors où situer la Baqara dans cette écriture à double battement ? Est-elle
tout entière du côté du kitâb ? Toutes ses phrases sont-elles des âyât ? En ce cas, elle
appelle une « sagesse » qui soit son milieu de vie, de lecture et d’interprétation,
qui lui apporte les précisions que toute âya demande, une « sagesse » qui ne sera
autre que la tradition communautaire de l’islam. Ou bien est-elle déjà en ellemême un organisme complexe, mélange de âyât et de bayyinât comme le suggèrent
les formules conclusives des versets 187, 219, 221, 230, 242, 266 ? Les versets 261266 ne sont-ils pas l’explication autorisée du principe énoncé en 245 ? En ce cas, ici
aussi, on constaterait que le destin normal d’une Loi orale, c’est de devenir
finalement écriture, une écriture qui sera à son tour l’objet de commentaires dans
un jeu de miroirs incessant qui ne finirait que le jour où il n’y aurait plus de
lecteurs. Les deux temps de l’écriture rythment l’énoncé d’un message unique.
D’une certaine manière, ceci n’avait pas échappé à la réflexion des théologiens
musulmans. Suyûti (1445-1505) cite dans son ouvrage sur le Coran (al-itqân fî
‘ulûm al-Qur’ân) une opinion de Juwayni (1028-1085) : « La Parole que Dieu fit
descendre est composée de deux parties » ; d’une part, l’ange Gabriel transmettait
au prophète des messages divins en respectant leur sens, mais sans s’attacher à la
lettre, et c’est la Tradition (sunna) ; d’autre part, il transmettait un texte écrit sans
rien changer, et c’est le Coran7. Ces données traditionnelles peuvent encore être
utiles à une réflexion théologique sur l’Écriture.
7. Cf. Jean-Marc Balhan, La révélation du Coran selon al-Suyûti, Roma, PISAI, 2001,
p. 54.
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SOURATE AL-BAQARA
Introduction : le Livre et son public
Les v. 1-20 constituent une introduction :
– ils parlent des hommes, des différentes catégories d’hommes à la troisième
personne ; à partir du v. 21 au contraire, le texte s’adresse aux hommes à la
deuxième personne ;
– le v. 20 se termine par une de ces nombreuses clausules qui rythment le texte
coranique en énumérant les qualités de Dieu (Dieu a puissance sur tout),
formule qui revient six fois dans la sourate, vingt fois dans le Coran, plus
treize fois avec Lui ou Toi au lieu de Dieu.
D’emblée, on présente le Livre et les différents publics qu’il rencontre. Il y a
d’abord les croyants (v. 2-5), puis les incroyants (v. 6-7) ; leur cas ne pose pas
de problème, les premiers sont gagnants, les seconds sont perdants. Mais une
troisième catégorie existe et constitue le véritable centre d’intérêt de ce passage
(13 versets sur 19) ; c’est celle des faux croyants, dont l’existence même
dérange le classement bien tranché que les v. 2-7 avaient mis en place,
d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’imposteurs cyniques et hypocrites, mais
plutôt de gens inconscients : ils ne se rendent pas compte (v. 9.12), ils ne
savent pas (v. 13).
Chez les incrédules, le cœur (c’est-à-dire l’organe de l’intelligence), les oreilles
et les yeux ne fonctionnent plus du tout. Chez les faux croyants, cela
fonctionne encore un peu. Leur cœur est seulement malade (v. 10) ; leurs
oreilles fonctionneraient, mais ils les bouchent avec leurs doigts, comme
quelqu’un qui voudrait se protéger du tonnerre (v. 19) ; leurs yeux ne peuvent
s’éclairer qu’à une flambée passagère (v. 17) ou à la brève lueur des éclairs
(v. 20). Dieu pourrait leur ôter même ces facultés diminuées, mais il ne le veut
pas encore (v. 20).
Qui est visé ? On ne le précise pas. Les premiers destinataires du Coran étaientils supposés le savoir ? Ou bien s’agit-il plus simplement d’un procédé
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polémique cher aux prédicateurs : dénoncer le péché sans désigner les
pécheurs ? « Parmi les hommes, il en est qui… »8, mais on ne dit pas lesquels.
Dans le cours de la sourate (v. 88-91), les juifs seront désignés comme ces
mauvais croyants qui refusent d’adhérer à la révélation que Dieu vient de faire
par l’intermédiaire de Mohammed. Mais ils ne sont pas les seuls à encourir ce
reproche.
On notera enfin que cette introduction utilise un langage déjà bien en place
dans l’islam primitif. Les mêmes formules, les mêmes assemblages de mots,
les mêmes idées se trouvent ailleurs dans le Coran. Que l’on compare le v. 14
avec la sourate 3,119 ; ou le v. 6 avec la sourate 36,10 ; ou encore la finale du
v. 15 (…dans leur rébellion, ils seront désorientés) avec les sourates 6 (v. 110), 7
(v. 186), 10 (v. 11) et 23 (v. 75) où l’expression fî tughyâni-him semble appeler
automatiquement le verbe ya‘mahûn. Enfin la sourate 31 commence pratiquement de la même façon que la sourate 2 ; les cinq premiers versets de l’une
et de l’autre se répondent de façon quasi synoptique, comme si l’un et l’autre
texte mettait en œuvre un schéma déjà en place9.
Alif.Lâm.Mîm.
Ce Livre est incontestable10.
Il est bonne direction pour ceux qui craignent Dieu11, 3 ceux qui croient dans les
réalités invisibles, font la prière et versent leur contribution à partir des biens
1
2
8. On trouve cette formule aux v. 165. 200. 204. 207 ainsi qu’en 22,3.8.11 ; 29,10 ;
31,6.20.
9. Alif.Lâm.Mîm. Ces versets du Livre sage sont bonne direction et miséricorde pour
ceux qui font le bien, ceux qui font la prière et qui donnent la zakât, ceux qui sont
certains de la vie dernière. Ceux-là suivent une direction indiquée par leur Seigneur,
ceux-là connaissent le succès (sourate 31).
10. Comment comprendre lâ rayba fî-hi (« pas de doute en lui ») ? Comme une
incise adverbiale ? C’est ce que suggère Tabari : « Ce Livre – pas de doute làdessus – indique la bonne direction », « ce livre indique incontestablement la
bonne direction ». Ou bien comme une qualité du Livre lui-même : « Ce Livre
n’a pas de doute en lui ; il indique… », « ce Livre est incontestable… » ?
L’expression revient plusieurs fois dans le Coran ; elle qualifie le Livre en 10,37
et 32,2 ; elle qualifie aussi le Jour de la résurrection (3,9.25 ; 4,87 ; 6,12 ; 45,26), le
terme assigné à l’univers (17,99), l’Heure dernière (18,21 ; 22,7 ; 45,32). En 45,32
au moins, il ne saurait s’agir d’une locution adverbiale, mais d’une expression
qui qualifie l’Heure elle-même.
11. Traduit habituellement par « craindre (Dieu) », le mot ne connote pas d’abord
la peur, mais la recherche de protection contre une menace, le fait de se
prémunir contre un risque. Un sondage dans la seule sourate 2 montre que :
- à l’impératif, le verbe est toujours suivi d’un complément direct : Dieu (12
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dont nous les avons pourvus, 4 ceux qui croient en ce qui est descendu sur toi et
en ce qui est descendu avant toi et qui sont certains de la vie dernière. 5 Ceux-là
suivent une direction indiquée par leur Seigneur, ceux-là connaissent le succès.
6
Quant aux incrédules, que tu les avertisses ou non, c’est la même chose pour
eux ; ils ne croient pas : 7 Dieu a scellé leur cœur et leurs oreilles ; ils ont un voile
sur les yeux ; un grand châtiment les attend.
8
Parmi les hommes, il en est qui disent : « Nous croyons en Dieu et au Jour
dernier », mais ce ne sont pas des croyants. 9 Ils cherchent à tromper Dieu et ceux
qui ont cru, mais ils ne trompent qu’eux-mêmes sans s’en rendre compte. 10 Leur
cœur est malade, et Dieu a aggravé leur maladie ; un châtiment douloureux les
attend pour avoir menti. 11 Quand on leur dit : « Ne répandez pas la corruption
sur terre », ils disent : « Nous sommes seulement des gens honnêtes. » 12 Ne
sont-ils pas, eux, les corrupteurs ? Mais ils ne s’en rendent pas compte.
13
Quand on leur dit : « Croyez comme les autres ont cru ! », ils disent : « Allonsnous croire comme les insensés ? » Ne sont-ils pas, eux, les insensés ? Mais ils ne
le savent pas. 14 Quand ils rencontrent les croyants, ils disent : « Nous croyons. »
Mais quand ils sont seuls avec leurs démons, ils disent : « Nous restons avec
vous, c’était seulement un jeu ! » 15 C’est Dieu qui va se jouer d’eux et les
maintenir dans leur rébellion, ils seront désorientés. 16 Ceux-là ont troqué la
bonne direction contre l’égarement, leur commerce n’a pas été gagnant, ils ont
pris la mauvaise direction.
17
Ils sont comparables à celui qui alluma un feu : quand celui-ci éclaira l’espace
alentour, Dieu emporta leur lumière et les laissa dans des ténèbres où ils ne
voyaient rien. 18 Sourds, muets, aveugles, eux ne se convertiront pas.
19
– ou bien à un nuage du ciel, plein de ténèbres, de tonnerres et d’éclairs : ils se
mettent les doigts dans les oreilles pour éviter la foudre et la mort ! Mais Dieu
fois), moi [=Dieu] (2 fois), le dernier Jour (3 fois), le Feu (fois) ; il s’agit de
prendre des garanties, de s’assurer contre les risques du Jugement dernier ou
contre la rigueur du Juge ;
- à l’inaccompli, il est précédé de « peut-être » et n’a pas de complément ; c’est
une clausule fréquente (16 fois) qui utilise plusieurs verbes : peut-être
compre n d rez-vous, remercierez-vous, pre n d rez-vous la bonne direction,
craindrez-vous (c’est-à-dire prendrez-vous vos précautions) ;
- au participe et au passé, cela désigne une catégorie : ceux qui se sont rangés
parmi les craignant-Dieu et se conduisent comme tels ; ce sont les mêmes que
les croyants (cf. v. 103. 212) ;
- le substantif taqwâ a pris un sens technique (cf. v. 237), presque synonyme de
« vertu de religion ».
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cerne les incrédules. 20 L’éclair les prive presque de la vue ; chaque fois qu’il leur
donne de la lumière, ils s’avancent ; dès que l’obscurité se fait, ils s’arrêtent. Si
Dieu voulait, il leur ôterait l’ouïe et la vue, car Dieu a puissance sur tout.
La destinée des fils d’Adam
Les v. 21-39 s’adressent aux hommes pour leur parler à la fois de la création et
des fins dernières, c’est-à-dire du commencement et de la fin. On observe un
balancement entre l’annonce des vérités (21-22.25) et la controverse (23-24.2627). Et ce discours aux hommes s’achève par l’histoire du premier homme qui a
mis en place le cadre de toute vie humaine.
Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un récit à proprement parler, mais d’une série de
« paroles de Dieu » qui mettent en place les moments essentiels de la destinée
humaine. Dans une première parole aux anges, Dieu annonce sa décision
d’établir un lieutenant sur la terre malgré l’opposition des anges. La deuxième
parole, également adressée aux anges, provoque la rébellion d’Iblîs qui aura
de graves conséquences pour l’humanité. La troisième parole met Adam
devant ses responsabilités. La quatrième parole caractérise la situation de
l’homme, pris entre l’hostilité de Satan et la miséricorde de Dieu. Une
cinquième parole rappelle le thème initial et le complète : ramenés vers Dieu,
les hommes seront partagés, les uns échappant au malheur, les autres non.
Hommes, adorez votre Seigneur, lui qui vous a créés, ainsi que ceux qui étaient
avant vous – peut-être le craindrez-vous – ; 22 lui qui, pour vous, a fait de la terre
un tapis et du ciel un bâtiment, qui a fait descendre du ciel une eau grâce à
laquelle il a fait pousser des fruits pour votre nourriture – ne donnez donc pas
d’égaux à Dieu alors que vous savez.
23
Si vous avez des doutes sur ce que nous avons fait descendre à notre serviteur,
apportez un texte12 de même genre et convoquez vos témoins autres que Dieu si
21
12. En arabe, une sûra (« sourate »). Dans le Coran, le mot ne désigne pas une
sourate au sens moderne, mais une brève unité textuelle.
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vous dites la vérité. 24 Si vous ne le faites pas – et vous ne le ferez pas –, craignez
le feu qui consume les hommes et les pierres et a été préparé pour les incrédules.
25
Annonce à ceux qui ont cru et ont fait le bien qu’il y a pour eux des jardins au
bas desquels coulent les fleuves. Chaque fois qu’on leur offrira un fruit qui en
provient, ils diront : « C’est le même qu’on nous a déjà offert » ; de fait, ils en
auront reçu de semblables13. Il y aura là pour eux des épouses purifiées. Et ils
resteront là éternellement.
26
Dieu n’a pas honte de proposer en parabole un moustique, et même quelque
chose de plus14. Les croyants savent alors que c’est là la vérité qui vient de leur
Seigneur ; mais les incrédules disent : « Quelle parabole Dieu a-t-il ainsi voulu
[signifier] ? » C’est ainsi qu’il en égare beaucoup et qu’il en dirige beaucoup, mais
il n’égare que les impies : 27 ceux qui violent l’alliance de Dieu après avoir fait un
pacte avec lui, qui séparent ce que Dieu a ordonné de réunir, qui répandent la
corruption sur terre. Ce sont eux les perdants. 28 Comment vous rebellez-vous
contre Dieu alors que vous étiez morts15 et qu’il vous a fait vivre ? Puis il vous
fera mourir ; puis il vous fera revivre ; puis vous serez ramenés vers lui. 29 C’est
lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre. Puis il se porta vers le ciel et
en forma sept cieux, lui qui sait toute chose.
30
Et lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur la
terre », ils dirent : « Vas-tu y établir quelqu’un qui y mettra le désordre et qui
versera le sang, tandis que nous, nous célébrons ta louange et te proclamons
saint ? » Il dit : « Je sais ce que vous ne savez pas. » 31 Il enseigna tous les noms
à Adam16, puis il les17 présenta aux anges et dit : « Indiquez-moi le nom de ceux13. Les vergers terre s t res produisent des fruits différents selon les espèces
(cf. 6,99.141). Les fruits du paradis se ressemblent tous, sans doute parce qu’ils
seront tous parfaits ; mais peut-être prennent-ils le goût que chacun désire,
comme la manne dont parlait le livre biblique de la Sagesse (16,20-21).
14. On trouve dans le Coran une parabole de la mouche (22,73), de l’araignée
(29,41). Ce verset répondrait-il à une objection formulée par quelque contradicteur qui contesterait le langage imagé utilisé pour parler de l’enfer (v. 24)
et du paradis (v. 25) et à qui on répondrait : « Mais Dieu lui-même utilise des
images, et même les plus humbles » ? En ce cas, la liaison entre les versets est
implicite et elliptique.
15. C’est-à-dire : Vous n’existiez pas encore.
16. Dans la Genèse (2,19-20), c’est l’homme qui donne leur nom aux animaux ; ici,
c’est Dieu qui les lui enseigne. On pourra comparer avec ce midrash de R. Aha
(4e siècle), recueilli en GnR 17,4 ; non seulement Adam y nomme les animaux,
mais il se nomme lui-même et c’est encore lui qui nomme Dieu :
R. Aha a dit : Quand le Saint entreprit de créer le premier Adam, il délibéra avec les
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ci si vous avez raison. » 32 Ils dirent : « Gloire à toi ! Nous n’avons de science que
celle que tu nous as enseignée, car c’est toi le savant et le sage. » 33 Il dit : « Ô
Adam, indique-leur le nom [des êtres]. » Quand il leur eut indiqué ce nom, il dit :
« Ne vous avais-je pas dit que je sais le secret des cieux et de la terre et que je sais
ce que vous manifestez et ce que vous dissimuliez ? »
34
Et lorsque nous dîmes aux anges : « Prosternez-vous devant Adam », ils se
prosternèrent, sauf Iblîs : il refusa, s’enorgueillit et fut du nombre des rebelles.
35
Et nous dîmes : « Ô Adam, habite le Jardin, toi et ton épouse ; mangez à plaisir
de ce qui s’y trouve, là où vous voulez, et n’approchez pas de cet arbre, vous
deviendriez injustes18. » 36 Et Satan les fit trébucher par cet arbre et il les fit sortir
de l’état où ils étaient.
Nous dîmes : « Descendez, ennemis les uns des autres. Vous aurez sur la terre
séjour et choses nécessaires pour un temps. » 37 Adam reçut des paroles de la part
de son Seigneur, et celui-ci revint vers lui. Il est celui qui revient et qui fait
miséricorde.
38
Nous dîmes : « Descendez tous de ce [Jardin]. Assurément, une direction vous
sera donnée par moi ; alors ceux qui suivront ma direction n’auront rien à
craindre et ne seront pas affligés. 39 Quant à ceux qui se rebelleront et traiteront
nos versets de mensonges, ceux-là sont destinés au Feu pour y rester éternel lement. »
anges du service. « Faisons l’homme », leur dit-il. – « Cet homme-là, quelle sera sa
nature ? », lui dirent-ils. – « Sa science sera supérieure à la vôtre. » Il fit venir devant
eux le bétail, les animaux sauvages et les oiseaux. « Celui-ci, quel est son nom ? », leur
dit-il. Mais ils n’en savaient rien. Il les fit défiler devant Adam et lui dit : « Celui-ci,
quel est son nom ? » – « Voici un taureau, voici un âne, voici un cheval, voici un
chameau », dit-il. – « Et toi, quel est ton nom ? » – « Il convient que je sois appelé
Adam, puisque j’ai été créé à partir de la terre (adama). » – « Et moi, quel est mon
nom ? » – « Il convient que tu sois appelé Adonaï, puisque tu es le Maître (adôn) de
toutes tes créatures. » R. Aha a dit : « Je suis Adonaï, tel est mon nom » (Is 42,8), à
savoir : tel est mon nom, celui que m’a attribué le premier Adam.
17. À savoir les êtres nommés.
18. Être zâlim, c’est faire ce qui ne doit pas se faire, soit aux autres (donc être
oppresseur, injuste), soit à Dieu (on pourrait alors traduire simplement par
pécheur, ici et dans beaucoup d’autres versets).
26
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Lecture de la deuxième Sourate du Coran
Réquisitoire contre les Israélites
Leur endurcissement
Dans cette section, le texte s’adresse aux Israélites. Il s’agit essentiellement
d’une litanie qui énumère à la fois les bienfaits qu’ils ont reçus de Dieu et les
méfaits qu’ils ont commis en retour. En introduction, les versets 40-48 leur
demandent de ne pas commettre une faute de plus en refusant d’adhérer à
l’islam qui vient confirmer et achever leur propre histoire. On y trouve des
expressions habituelles dans le Coran. Mais ici, leur assemblage aboutit à un
paradoxe original : on demande aux Israélites d’être fidèles à l’alliance spéciale
que Dieu a contractée avec eux et qui fait d’eux un peuple préféré aux autres
(v. 40.47), un peuple élu ; et en même temps, on leur demande, au nom de leur
Bible elle-même (v. 44), de renoncer à cette élection particulière et de rejoindre
la communauté de Mohammed en croyant à la nouvelle révélation (v. 41), en
priant et en versant l’impôt religieux comme les musulmans, bref en rentrant
dans le rang de ceux qui s’inclinent dans les mosquées (v. 43). On reconnaît
que c’est difficile et qu’il y faut beaucoup d’humilité (v. 45) ; mais un autre
passage du Coran (3,199) affirme qu’il y a des juifs et des chrétiens qui ont
cette humilité et qui ne perdront pas au change.
La litanie qui suit fait défiler à peu près les mêmes épisodes que la sourate 7
(v. 103-171). Il s’agit donc d’un schéma à la fois stéréotypé et adaptable.
Certaines scènes longuement développées dans la sourate 7 sont ici évoquées
en un seul verset (ainsi 7,103-135 et 2,49) ; en revanche, l’affaire de la vache
rousse à sacrifier ne se trouve qu’ici.
Les accusations ici rapportées sont tirées de la Bible, mais aussi du midrash et
de la tradition rabbinique, ainsi que de polémiques judéo-islamiques primitives, comme on le signalera en note au fur et à mesure. Il est clair que le texte
ne demande pas que le lecteur s’attarde sur chaque épisode, mais qu’il se
laisse porter par le rythme obsédant de ces fautes accumulées pour constater
avec le verset 74 l’endurcissement véritablement incurable des Israélites.
Pourtant, au milieu de cette litanie accusatrice, le verset 62 (comme dans la
sourate 7, les versets 159 et 168) prend du recul et reconnaît la présence de
justes chez les non-musulmans.
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Fils d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés, soyez fidèles
à votre alliance avec moi et je serai fidèle à mon alliance avec vous. Redoutez-moi.
41
Croyez en ce que j’ai fait descendre pour confirmer ce que vous possédez déjà,
ne soyez pas les premiers à le refuser, ne vendez pas mes versets pour un prix
dérisoire. Craignez-moi. 42 N’embrouillez pas la vérité avec l’erreur en cachant la
vérité alors que vous savez. 43 Faites la prière, versez l’aumône, inclinez-vous
avec ceux qui s’inclinent. 44 Allez-vous commander la piété aux autres en vous
oubliant vous-mêmes, alors que vous récitez l’Écriture. Ne comprendrez-vous
pas ? 45 Prenez appui sur la patience et sur la prière. Bien sûr, c’est difficile, sauf
pour les humbles 46 qui pensent devoir rencontrer leur Seigneur et revenir à lui.
47
Fils d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés, et que je vous
ai préférés aux [autres] peuples. 48 Craignez un Jour où personne ne recevra la
récompense d’un autre, où personne ne pourra intercéder ni offrir une compen sation, où on ne recevra aucune aide.
49
Nous19 vous avons sauvés de la maison de Pharaon : ils vous imposaient les
pires tourments20 ; ils égorgeaient vos fils et laissaient vivre vos femmes21. Ce fut
là une grande mise à l’épreuve22 de la part de votre Seigneur.
50
Nous avons divisé la mer devant vous pour vous sauver et pour noyer la
maison de Pharaon pendant que vous regardiez23.
51
Nous avons donné rendez-vous à Moïse pendant quarante nuits. Après son
départ, vous avez adopté le veau, vous étiez injustes24. 52 Après quoi, nous vous
avons pardonné. Peut-être auriez-vous de la reconnaissance.
40
19. Tous ces exemples tirés de l’histoire biblique sont introduits par la conjonction
Et quand… (v. 49, 50, 51, 53, etc.), comme habituellement dans le Coran. Nous
ne l’avons pas exprimée dans la traduction.
20. En 7,167, les mêmes mots décrivent la mission de celui qui infligera aux
Israélites leur châtiment définitif, les ramenant ainsi à leur point de départ, la
servitude égyptienne.
21. Cf. Ex 1,15-22 ; Coran 7,127.141 ; 14,6 ; 28,4 ; 40,25. – Le même verbe signifiant
laisser en vie et avoir honte (cf. supra v. 26), la phrase peut avoir un sens
équivoque (d’où la traduction de Blachère : « ils couvraient de honte vos
femmes »).
22. En comblant de bienfaits les Israélites, Dieu mettait leur fidélité à l’épreuve. La
suite du texte va montrer comment ils ont échoué à leur examen. Une série de
peut-être (v. 52, 53, 56, 63, 73) indique quels résultats étaient espérés ; mais en
fait les fautes se sont accumulées.
23. Cf. Ex 14 ; Coran 7,136. 138 ; 10,90-92 ; 17,103 ; 20,77s ; 26,63-66 ; 28,40 ; 43,55 ;
44,24 ; 51,40. Ils ne peuvent que regarder sans rien faire ni pour contribuer à
leur salut (ici), ni pour échapper à leur perte (v. 55 ; et 51,44).
24. Cf. Ex 24,12-18 ; 32,1-35 ; Coran 7,142-152.
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Nous avons donné à Moïse l’Écriture et la Norme25. Peut-être vous laisseriezvous diriger.
54
Moïse a dit à son peuple : « Ô mon peuple, vous vous êtes lésés vous-mêmes
en adoptant le veau. Revenez à votre créateur et entre-tuez-vous26, ce sera mieux
pour vous de l’avis de votre créateur. » De fait, il est revenu vers vous, il est
vraiment celui qui revient et qui fait miséricorde.
55
Vous avez dit : « Moïse, nous ne croirons pas en toi avant de voir Dieu osten siblement ! » Alors la foudre vous a frappés pendant que vous regardiez. 56 Mais
après votre mort, nous vous avons ressuscités27. Peut-être auriez-vous de la
reconnaissance. 57 Nous vous avons mis sous l’ombre de la nuée, nous avons fait
descendre sur vous la manne et les cailles. « Mangez donc les bonnes choses que
nous vous avons fournies »… Ils ne nous ont pas lésé, mais c’est eux-mêmes
qu’ils lésaient28.
53
25. « L’Écriture et le Furqân » : en araméen comme en syriaque (furqono), ce mot
signifie « rédemption, délivrance, rançon ». La racine sémitique (f . r. q.)
implique l’idée de séparation, de différence. Dans le Coran, le mot désigne une
action décisive de salut (8,29 et 41 : la victoire de Badr) ou un texte, soit la Loi
donnée à Moïse et Aaron (21,48), soit le Coran (3,4 ; 25,1). Pourquoi ici la
dualité Écriture et Furqân ? Faut-il entendre un hendiadys (désigner une seule
chose avec deux mots) pour « le Livre du salut » ? Ou plutôt « la Loi écrite et
la Loi orale » ? Pour la tradition rabbinique en effet, Moïse reçut au Sinaï à la
fois la Tora écrite et son commentaire vivant, la Tora orale ; or, on estimait que,
si la Tora écrite pouvait être lue aussi bien par les juifs que par les non-juifs, la
connaissance de la Tora orale « faisait la différence » entre les juifs et les autres.
26. Cf. Ex 32,27-29.
27. En Ex 33,18, c’est Moïse seul qui demande à voir la gloire de Dieu ; et le texte
développe une réponse nuancée sur ce que signifie « voir la gloire de Dieu ».
Dans un autre passage (Dt 5,23-27), les Israélites déclarent que Dieu leur a fait
voir sa gloire et entendre sa voix, mais ils ne veulent pas continuer à courir ce
risque et ils délèguent Moïse pour qu’il rencontre Dieu en leur nom. Le
midrash en déduit que les Israélites avaient d’abord demandé à voir Dieu et à
l’entendre (cf. ExR 29,4 ; 41,3). – Par ailleurs, la tradition midrashique disait
que le don de la Loi au Sinaï s’accompagna d’une véritable résurrection des
morts, en ce sens que toutes les générations passées d’Israël furent ramenées à
la vie afin de recevoir la Loi divine (cf. Tg Ex 20,18 ; Tg Dt 29,14). De manière
plus dramatique, les Pirqê de-Rabbi Éliézer (ch. 41) racontent que, dès la proclamation du premier commandement, les Israélites tombèrent morts et qu’ils se
relevèrent à celle du second commandement. – En Coran 7,155, le cataclysme
emporte seulement les soixante-dix délégués qui accompagnent Moise, et on
ne parle pas de résurrection.
28. Ce v. 57 reprend les termes de 7,160 en changeant les pronoms personnels :
« Nous vous avons mis… ; descendre sur vous », au lieu de « Nous les avons
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Nous avons dit : « Entrez dans cette ville et mangez de ce qui s’y trouve là où
vous voulez, à plaisir ; franchissez la porte en vous prosternant ; dites : “Pardon”
(hitta), alors nous vous pardonnerons vos péchés et nous comblerons les hommes
de bien » ! 59 Mais les injustes ont prononcé un mot différent de celui qui leur
avait été dit, de sorte que nous avons fait descendre sur ces injustes un châtiment
venu du ciel à cause de l’impiété qu’ils avaient commise29.
60
Moïse a demandé de l’eau pour son peuple. Nous avons dit : « Frappe le rocher
avec ton bâton » et douze sources en ont jailli, chacun a su où aller boire30.
« Mangez et buvez ce que Dieu fournit, ne soyez pas des criminels qui
corrompent la terre. »
58
mis… ; descendre sur eux » ; mais la fin du v. est restée inchangée à la 3e
personne du pluriel : « Ils ne nous ont pas lésé ». Distraction d’un scribe qui
connaissait par cœur le v. 7,160 ? – Sur la nuée, la manne et les cailles, voir Ex
13,21 ; 16,11-15 ; Nb 11,4-7.31-34. – Il y a un blanc narratif dans le verset, car on
ne précise pas de quelle manière les Israélites se sont lésés eux-mêmes. Peutêtre suppose-t-on connue la narration biblique : en Nb 11, le peuple s’étant
plaint de ne manger que de la manne, Dieu le gave de viande jusqu’à le rendre
malade.
29. Voir le verset parallèle en 7,161 (avec quelques variantes) et une allusion
rapide en 4,154. – On ne voit pas bien quelle faute des Israélites est ici évoquée.
Il ne s’agit pas, comme en 5,21-26, de leur refus d’aller prendre possession de
la terre promise (cf. Nb 13–14), car il est question ici d’entrer dans une ville et
non dans un pays ; d’autre part, ils ne refusent pas d’y entrer, mais ils le font
d’une manière rituellement incorrecte. C’est une allusion ironique au rituel de
Yom Kippour (Lv 16), où l’on offrait le « sacrifice pour le péché » (hattat en
hébreu) ; si le mot hitta signifie en arabe « allégement, rémission, pardon », il
veut dire « blé » en hébreu, ce qui pouvait donner lieu à des plaisanteries
douteuses, analogues à celles qu’on trouve aux v. 88 et 93. – Un hadith qui
faisait partie du cahier de Hammâm b. Munabbih et qui se lit dans les collections d’Ibn Hanbal (II, 318), de Bukhâri (al-Anbiyâ’, 28), etc. raconte la chose
ainsi : « L’Envoyé de Dieu a dit : On avait dit aux Israélites : “Franchissez la porte en
vous prosternant et dites : Pardon ! Vos péchés seront pardonnés.” Mais ils
modifièrent. Ils franchirent la porte en se traînant sur les fesses et en disant : “Un
grain sur le poil !” » Les rédacteurs du Coran ont apparemment voulu atténuer
la grossièreté du propos.
30. La Bible (Ex 15,27) dit que les Israélites trouvèrent 12 sources et 70 palmiers
dans l’oasis d’Élim ; et le Targum ne manque pas d’établir un lien entre ces
deux chiffres et les 12 tribus d’Israël ainsi que les 70 anciens, membres du
conseil de Moïse. Il est question ailleurs (Ex 17,5-6 ; Nb 20,1-13) d’un autre
endroit où Moïse dut frapper le rocher pour en faire jaillir de l’eau. Ce verset
du Coran (ainsi que le parallèle 7,160) combine les deux épisodes bibliques :
l’eau jaillissant du rocher et les douze sources où chaque tribu dispose de la
sienne.
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Vous avez dit : « Moïse, nous ne supporterons plus de manger toujours la
même chose. Prie pour nous ton Seigneur de faire pousser pour nous les produits
de la terre : légumes, concombres, ail, lentilles, oignons31 » ! Il a dit : « Allez-vous
échanger le meilleur contre le moins bon ? Descendez en Égypte, vous aurez ce
que vous avez demandé. »
Ils ont été frappés de déchéance et d’humiliation et ils ont encouru la colère
de Dieu, cela parce qu’ils refusaient les signes de Dieu et tuaient injus tement les prophètes, cela parce qu’ils ont désobéi et qu’ils étaient des
transgresseurs. 62 Ceux qui ont cru, ceux qui sont devenus juifs, les
chrétiens, les sabéens, – [bref] tout homme qui a cru en Dieu et au dernier
Jour et qui a fait le bien –, ils ont leur récompense près de leur Seigneur,
ils n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés32.
63
Nous avons conclu l’alliance avec vous et nous avons soulevé la montagne audessus de vous33 : « Saisissez fermement ce que nous vous avons donné et
souvenez-vous de ce qui y est [écrit] » ! Peut-être auriez-vous craint Dieu. 64
Mais après cela, vous avez tourné le dos. Sans la faveur de Dieu pour vous, sans
sa miséricorde, vous auriez tout perdu. 65 Vous êtes d’ailleurs au courant34 de
ceux des vôtres qui ont transgressé le sabbat et à qui nous avons dit : « Devenez
des singes qu’on écarte. » 66 Nous en avons fait un châtiment exemplaire à
l’intention de cette époque et de celles qui suivirent et une leçon utile à ceux qui
craignent Dieu.
61
31. Comme en Nb 11,4-6, les Israélites regrettent la variété des légumes égyptiens.
32. La fin du v. 61 et le v. 62 marquent un temps d’arrêt dans le réquisitoire. Le
texte ne s’adresse plus aux Israélites (« Vous… »), mais il parle d’eux
(« Ils… »). C’est le résumé d’un passage plus développé qui se lit en 3,110-115 :
les juifs (et les gens du Livre en général) connaissent désormais la déchéance,
mais certains d’entre eux peuvent échapper à la colère divine.
33. Rappel du don de la Loi au Sinaï, cf. 7,144-145. Le texte d’Ex 19,17 dit que les
Israélites se tenaient « au bas de la montagne » ; le midrash a voulu
comprendre « en-dessous de la montagne », celle-ci étant miraculeusement
soulevée au-dessus des Israélites et menaçant de retomber sur eux s’ils
refusent de s’engager.
34. L’histoire des pêcheurs qui avaient violé le repos sabbatique et furent changés
en singes est évoquée avec plus de détails en 7,163-166. Ici, elle n’est pas
précédée de « Et quand… » ; les v. 65-66 font donc partie de la même unité que
63-64 ; ils montrent que les Israélites n’ont pas observé la loi reçue au Sinaï, en
particulier le commandement concernant le sabbat. – Sur cette légende, cf. J.L. Déclais, David raconté par les Musulmans, Paris, Le Cerf, 1999, p. 249-270.
31
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Moïse a dit à son peuple : « Dieu vous ordonne d’égorger une vache » ! Ils ont
dit : « Te moques-tu de nous ? » Il a dit : « Dieu me garde d’être un ignorant ! »
68
Ils ont dit : « Prie ton Seigneur pour nous de nous préciser quelle vache. » Il
a dit : « Il dit qu’il s’agit d’une vache ni vieille ni jeune, mais entre deux.
Exécutez l’ordre reçu. » 69 Ils ont dit : « Prie ton Seigneur pour nous de nous
préciser sa couleur. » Il a dit : « Il dit qu’il s’agit d’une vache rousse, de couleur
franche, agréable à voir. » 70 Ils ont dit : « Prie ton Seigneur pour nous de nous
préciser quelle vache. Pour nous, les vaches se ressemblent ! Mais si Dieu veut,
nous aurons toutes les indications. » 71 Il a dit : « Il dit qu’il s’agit d’une vache
non avilie par le labour de la terre et l’irrigation des cultures, saine et sans
rayures. » Ils ont dit : « Maintenant, tu as donné des [informations] exactes. » Et
ils ont égorgé la vache, mais ils avaient failli ne pas le faire.
72
Vous avez tué quelqu’un, vous vous accusiez mutuellement et Dieu a fait
ressortir ce que vous dissimuliez ! 73 Nous avons dit : « Frappez-le avec quelque
chose d’elle. » C’est ainsi que Dieu redonne vie aux morts et qu’il vous montre
ses signes. Peut-être comprendriez-vous35.
74
Et vos cœurs sont endurcis, ils sont comme la pierre ou plus durs encore, car
il y a des pierres d’où jaillissent des ruisseaux, il en est qui se fendent pour laisser
sortir l’eau, il en est qui s’écroulent par crainte de Dieu. Mais Dieu n’est pas
inattentif à ce que vous faites36.
67
35. Le Pentateuque contient deux dispositions rituelles utilisant une vache : si un
homme est trouvé assassiné sans qu’on connaisse le meurtrier, le village le
plus proche sacrifiera une génisse en expiation (Dt 21,1-9) ; d’autre part, les
cendres d’une vache rousse sacrifiée selon un rituel précis entreront dans la
composition d’une eau de purification (Nb 19). – Une tradition rabbinique
(NbR 19,7) associe les deux textes ; non sans humour, on montre Dieu répétant
comme un élève studieux la leçon de Rabbi Éliézer : « La génisse [Dt 21] doit
avoir un an et la vache [Nb 19] deux ans. » – Ici, on évoque un récit légendaire
qui associait également les deux rituels : Un homme avait été assassiné et on
ignorait par qui ; le peuple reçut l’ordre de sacrifier une vache rousse et de
toucher la victime avec un morceau de l’animal ; reprenant alors vie pour
quelques instants, elle eut le temps de dénoncer son agresseur. On remarquera
que le style est très elliptique, surtout au v. 73. – Dans le réquisitoire en cours,
le rôle de cette légende est d’accuser les Israélites d’être des chicaniers qui
mettent beaucoup de mauvaise volonté à exécuter les ordres divins, en
réclamant sans cesse des « précisions ».
36. Première conclusion dans le réquisitoire, avec le thème classique de l’endurcis sement du cœur et un effet rhétorique qui oppose aux cœurs endurcis des
rochers qui, eux, s’ouvrent pour laisser couler des sources naturelles ou
miraculeuses (cf. v. 60) et qui sont capables de réagir devant la majesté divine
(cf. 59,21).
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Trafic d’Écritures et confiance indue
Il y a ici un changement d’auditoire (le texte ne s’adresse plus aux Israélites,
mais il parle d’eux aux musulmans) et de forme (les phrases ne sont plus introduites par la formule Et quand…). Mais dans le montage final de la sourate,
c’est toujours le réquisitoire qui se poursuit en accusant les juifs de se livrer au
trafic des Livres saints (v. 75-79) et de se croire à l’abri de la damnation
éternelle (v. 80-82).
Allez-vous désirer qu’ils croient avec vous37, alors qu’un groupe d’entre eux
écoutait la parole de Dieu, puis après en avoir pris connaissance, la déformait
sciemment38 ? 76 Quand ils rencontrent des croyants, ils disent : « Nous sommes
devenus croyants. » Et quand ils sont entre eux, ils disent : « Allez-vous leur
raconter ce que Dieu vous a fait savoir pour qu’ils en tirent argument contre vous
près de votre Seigneur ? Ne comprenez-vous donc pas ? » 77 Ne savent-ils pas que
Dieu sait ce qu’ils cachent et ce qu’ils rendent public ? 78 Parmi eux, il y a des
ignorants39 qui ne connaissent pas l’Écriture, mais seulement des histoires fantai sistes ; ils se contentent de conjectures. 79 Malheur donc à ceux qui rédigent un
écrit de leurs propres mains et disent ensuite : « Ceci vient de Dieu », afin de le
vendre un prix dérisoire ! Malheur à eux pour ce que leurs mains ont écrit !
Malheur à eux pour leurs pratiques !
75
37. Comme dans tout conflit, les arguments varient en fonction des situations ;
tantôt on invite les juifs à entrer dans l’islam (cf. v. 41-43), tantôt, comme ici,
on reproche aux musulmans de désirer qu’ils le fassent.
38. L’accusation de trafic des Écritures vise plusieurs attitudes différentes : écouter
le Coran et le répéter en le déformant (v. 75) ; dissimuler le contenu de la Bible
(v. 76-77) ; substituer à la Bible elle-même des textes apocryphes (v. 78-79).
Plutôt que des faits isolés, c’est une situation globale qui est évoquée, à savoir
un conflit interc o m m u n a u t a i re portant sur les Écritures, lequel avait
commencé avant l’islam entre juifs et chrétiens et dans lequel l’islam vient dire
son mot.
39. En arabe, des ummiyyûn, c’est-à-dire des gens qui connaissent mal l’Écriture
sainte, soit qu’ils ne l’aient pas étudiée sérieusement, soit qu’ils ne sachent pas
lire et écrire. – Sur la désignation de Mohammed comme prophète ummi
(« issu du paganisme »), voir J.-L. Déclais, Un récit musulman sur Isaïe, Paris, Le
Cerf, 2001, p. 132-133.
33
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Ils ont dit40 : « L’enfer nous atteindra seulement pendant une période limitée. »
Dis : « Avez-vous reçu une promesse de Dieu ? En ce cas, Dieu ne manquera pas
à sa promesse. Ou bien dites-vous sur Dieu ce que vous ne savez pas ? » 81 C’est
sûr : ceux qui pratiquent le mal et qui sont couverts de péché, ceux-là iront en
enfer pour y rester éternellement. 82 Ceux qui auront cru et fait le bien, ceux-là
iront au paradis pour y rester éternellement.
80
Manquements à la solidarité
Nouveau changement d’auditoire : le « vous » auquel on s’adresse désigne ici
les juifs contemporains de Mohammed, distingués des « fils d’Israël » contemporains de Moïse. Les tribus juives du Hedjaz étaient liées par des accords
avec diverses tribus arabes ; de ce fait, elles se trouvaient parfois engagées les
unes contre les autres, au mépris de la solidarité qui aurait dû prévaloir entre
des coreligionnaires.
Et quand nous avons fait alliance avec les fils d’Israël : « Vous adorerez Dieu
seul. Pour les parents, la bonté, ainsi que pour les proches, les orphelins et les
pauvres. Dites de bonnes choses aux gens. Faites la prière. Versez l’aumône » !
Mais vous avez tourné le dos, sauf quelques-uns, et vous déviez.
84
Et quand nous avons fait alliance avec vous : « Ne versez pas le sang des
vôtres, ne vous expulsez pas entre vous de vos maisons » ! Vous avez accepté, et
vous en êtes témoins. 85 Et ensuite, voilà que vous vous entre-tuez, que vous
expulsez certains des vôtres de leurs maisons, vous liguant contre eux de façon
injuste et hostile. S’ils arrivent chez vous en prisonniers, vous payez leur rançon.
Eh bien, cela vous était interdit, de les expulser ! Croyez-vous donc en une partie
de l’Écriture et en refusez-vous une autre ? Quelle sera la rétribution de ceux
83
40. Il va de soi que les juifs pensaient être sur une voie menant au salut, ce qui
pouvait s’exprimer par cet aphorisme de la Mishna : « Tout Israël a part au
monde à venir » ; mais aussitôt le texte énumère les Israélites qui, en raison de
leur conduite ou de leur doctrine, seront exclus de la vie éternelle (Mishna
Sanh. X,1, = b.Sanh 90a). Notre verset fait peut-être allusion aux débats sur
l’« apocatastase», c’est-à-dire la damnation à temps limité et le salut final pour
tous, qui avaient cours en Orient depuis l’époque d’Origène.
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d’entre vous qui font cela, sinon la honte en cette vie et, le jour de la résurrection,
ils seront refoulés vers le pire des châtiments. Dieu n’est pas inattentif à ce que
vous faites.
86
Voilà ceux qui ont troqué l’autre vie contre celle de ce monde. Leur châtiment
ne sera pas allégé, ils ne recevront aucune aide.
Prophètes mis à mort
L’accusation de rejet et de mise à mort des prophètes ne repose pas sur un
constat historique ; ce fut d’abord un élément des prières pénitentielles d’Israël
lui-même après la ruine de Jérusalem, avant de devenir un refrain polémique
dans la bouche de ses adversaires41.
Nous avions donné l’Écriture à Moïse et envoyé après lui une succession de
prophètes ; nous avions procuré les preuves42 à Jésus fils de Marie et nous l’avions
soutenu par l’esprit de sainteté. Mais n’est-ce pas ? chaque fois qu’un prophète
vous apportait ce que vous ne désiriez pas, vous faisiez les fiers, prenant les uns
pour des menteurs et mettant les autres à mort.
88
Ils ont dit : « Nos cœurs sont incirconcis43. » Pas du tout ! Que Dieu les
maudisse pour leur incrédulité, car il est rare qu’ils aient la foi. 89 Lorsqu’un écrit
87
41. Cf. J.-L. Déclais, Un récit musulman sur Isaïe, Paris, Le Cerf, 2001, p. 143-145.
42. Les « preuves » (bayyinât) dont Jésus bénéficiait sont les miracles qu’il accomplissait « avec la permission de Dieu » (cf. 5,110).
43. Cf. 4,155. – On a ici un jeu de mots ironique, évidemment intraduisible
puisqu’il s’agit d’une formule à double sens, signalée par les commentateurs.
Dans la Bible, les Israélites ne disent pas : « Nos cœurs sont incirconcis » ; mais
on leur adresse éventuellement un tel reproche : « Vos cœurs sont tels » (cf.
Jr 4,4 ; 9,25), c’est-à-dire vous ne comprenez rien, puisque le cœur est l’organe
symbolique de l’intelligence en hébreu comme en arabe. Dans la formulation
coranique, les Israélites reconnaîtraient leur faute ; mais alors, pourquoi leur
faire reproche de cet aveu ? C’est que, au lieu de prononcer ghulf (pluriel de
aghlaf, « incirconcis »), on peut faire entendre ghuluf, c’est-à-dire le pluriel de
ghilâf (« sac, réceptacle »), ce qui signifierait : « Nos cœurs sont des réceptacles
déjà remplis de science religieuse ; nous n’avons pas besoin du message
apporté par Mohammed. » La réaction des v. 89-91 est alors cohérente. – Ce
type d’ironie n’est pas un cas isolé.
35
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venant de Dieu est arrivé jusqu’à eux pour confirmer ce qui se trouve chez eux –
eux qui auparavant cherchaient la victoire sur les incrédules –, lors donc qu’est
arrivé jusqu’à eux un [message] qu’ils connaissaient déjà, ils ont refusé d’y
croire. Malédiction de Dieu sur les incrédules ! 90 Que c’est mal d’avoir vendu
leur âme en refusant de croire en ce que Dieu a fait descendre, parce qu’ils protes taient à l’idée que Dieu ait conféré sa grâce à l’homme qu’il a voulu. Ils ont
encouru colère sur colère, un châtiment humiliant est réservé aux incrédules. 91
Quand on leur dit : « Croyez en ce que Dieu a fait descendre », ils disent : « Nous
croyons en ce qui est descendu sur nous » et ils refusent de croire en ce qui est
venu après cela, alors qu’il s’agit de la vérité qui confirme ce qui se trouve chez
eux. Dis : « Et pourquoi donc mettiez-vous à mort les prophètes de Dieu autrefois,
si vous étiez croyants ? »
L’alliance trahie
Moïse vous avait apporté les [instructions] précises. Mais après son départ,
vous avez adopté le veau ; vous étiez injustes.
93
Nous avons conclu l’alliance avec vous et nous avons soulevé la montagne audessus de vous : « Saisissez fermement ce que nous vous avons donné et
écoutez ! » Ils ont dit : « Nous avons écouté et nous avons désobéi.44 » On leur fit
boire le veau45 jusqu’au fond de leur cœur pour prix de leur incrédulité. Dis :
« Quelle chose détestable vous ordonne votre foi, si vous êtes croyants ! »
92
44. Selon le Deutéronome (5,27), les Israélites répondaient à Moïse : « Ce que Dieu
t’aura dit, nous l’écouterons, nous le mettrons en pratique (we-shama‘nû we‘asînû) », cf. Ex 24,7. Le verset coranique reprend un calembour polémique
comme peuvent en faire des gens qui parlent des langues à la fois proches et
différentes ; le verbe hébreu ‘asâ («faire, pratiquer») est en effet presque
homonyme de l’arabe ‘asâ qui signifie « désobéir» ; ainsi la formule coranique
sami‘nâ wa-‘asaynâ semble reprendre celle du Deutéronome, mais elle dit en fait
le contraire.
45. Selon Ex 32,20, Moïse réduisit le veau d’or en une poudre qu’il dilua dans l’eau
et fit boire aux coupables. Mesure étrange qui pouvait facilement devenir
prétexte à brocarder les Israélites.
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Dis : « Si vous possédez la garantie d’avoir votre dernière demeure chez Dieu,
vous et non les autres, souhaitez donc la mort si vous dites la vérité46 ! » 95 Mais
ils ne la souhaiteront jamais à cause de ce qu’ils ont déjà fait, car Dieu connaît les
injustes. 96 Tu trouveras certainement qu’ils tiennent à la vie plus que les autres,
et même plus que les polythéistes. Tel d’entre eux voudrait aller jusqu’à mille ans,
mais cela ne lui épargnerait pas le châtiment, qu’il aille jusque-là. Dieu voit bien
ce qu’ils font.
97
Dis : « Quiconque est ennemi de Gabriel – et c’est lui qui a fait descendre ce
message dans ton cœur avec la permission de Dieu, pour confirmer les messages
antérieurs, pour guider les croyants et leur apporter une bonne nouvelle –, 98
quiconque est ennemi de Dieu, de ses anges, de ses prophètes, de Gabriel et de
Michel47, eh bien Dieu est l’ennemi des incrédules. » 99 Mais nous avons fait
descendre sur toi des versets bien expliqués et personne ne les refuse, sauf les
impies. 100 D’ailleurs à chaque fois qu’ils ont conclu une alliance, certains d’entre
eux ne l’ont-ils pas rejetée ? Et même, c’est la majorité d’entre eux qui ne croit
pas ! 101 Alors, quand un prophète est venu à eux de la part de Dieu pour
confirmer ce qui se trouve chez eux, certains de ceux qui avaient reçu l’Écriture
ont rejeté l’Écriture de Dieu derrière leur dos, comme s’ils n’étaient au courant
de rien.
94
46. Cf. Coran 62,6. Prendre au mot son adversaire est un argument polémique
habituel : Si vous êtes si sûrs d’aller au paradis, pourquoi ne pas mourir de
suite ?
47. Sous une nouvelle forme, c’est toujours le même débat : en refusant le message
de Mohammed, les juifs se conduisent en ennemis de celui qui l’a envoyé
(Dieu) et des intermédiaires angéliques qui ont transmis la révélation. Le
commentaire classique, qui cherche à illustrer par des anecdotes l’occasion de
la révélation des versets, rapporte que, en apprenant que Mohammed était
instruit par Gabriel, des juifs auraient dit : « Celui-là est notre ennemi ! » –
L’angélologie juive n’était ni une science exacte, ni une doctrine fixée. On
pouvait attribuer à tel ange la charge de veiller sur une nation (Dn 10,13.21 ;
12,1), répartir entre eux les rôles d’avocat et de procureur (ainsi Michel d’un
côté, Sammaël ou Satan de l’autre, ExR 18,5). Certains textes considèrent
Gabriel comme un ange particulièrement sévère (1 Hénoch 40,9 ; LmR I, 13,
§ 41), d’autres affirment que le protecteur d’Israël n’est ni Michel, ni Gabriel,
mais Dieu lui-même (DtR 2,34) ; on n’en voit guère qui parlent de Gabriel
comme d’un ennemi d’Israël.
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La pratique de la magie48
Le Coran dénonce les origines suspectes de la magie, telles qu’elles sont
rapportées dans les Histoires des prophètes : 1) Quand Salomon fut écarté du
pouvoir (cf. Coran 38,34), les démons usurpateurs diffusèrent des livres de
magie ; une fois rétabli, Salomon les fit disparaître en les enterrant sous son
trône ; à sa mort, on les découvrit et certains crurent qu’il s’agissait de livres
sacrés authentiques où le roi avait puisé ses pouvoirs merveilleux. – 2) La
légende de Harout et Marout est une variation sur les anges de Dieu séduits
par les filles des hommes (Gn 6,1-2 ; cf. aussi 2 Hénoch 33,8 : “Arioch et
Marioch”) : les anges ayant dénoncé la perversité des hommes, Dieu en envoie
deux sur terre pour voir s’ils feraient mieux ; séduits par Zahara (=Vénus), ils
pèchent comme les hommes ; en punition, ils ne peuvent regagner le ciel et
sont condamnés à rester à Babel, où ils exercent leurs pouvoirs surhumains.
Ils ont suivi ce que les démons racontaient à l’époque du règne de Salomon49
– Salomon n’était certes pas un incrédule, mais ce sont les démons qui
l’avaient été en enseignant la magie aux hommes –, et [aussi] ce qui est
descendu sur les deux anges à Babel, à Harout et Marout – certes50 ils n’instruisaient personne sans lui dire : « Attention, nous ne sommes pas autre
chose qu’une tentation ! Ne sois pas incrédule ! » Les gens apprenaient
d’eux comment séparer l’homme de sa femme, mais ils ne pouvaient faire
de mal à personne sans la permission de Dieu. Ils apprenaient des choses
qui faisaient du mal et ne leur servaient à rien. Et ils savaient bien que
quiconque acquiert cela n’a pas de part dans la vie future. – Que c’est mal
d’avoir vendu leur âme ! S’ils avaient su 103 et s’ils avaient cru, s’ils avaient
craint Dieu, meilleure récompense de la part de Dieu… S’ils avaient su !
102
48. Sur la superstition et la magie dans le monde antique et sur le rôle qu’y
jouaient des juifs, cf. Marcel Simon, Verus Israël, Paris, E. de Boccard, 19642,
p. 394s.
49. Déjà, Origène notait que les juifs « ont l’habitude d’adjurer les démons avec
des adjurations écrites par Salomon » (Commentaire sur l’Évangile de
Matthieu, aux versets 26,63-64). La rédaction du Coran a soin d’innocenter la
personne elle-même de Salomon.
50. Ici aussi, la rédaction coranique diminue la responsabilité des anges dans la
diffusion des pratiques magiques.
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Querelles de mots et discussions sur l’Écriture
Vous les croyants, ne dites pas râ‘inâ [« prête-nous attention »], mais dites
unzurnâ [« attends-nous »] et soyez à l’écoute51 ! Un châtiment douloureux est
destiné aux incrédules. 105 Ceux qui ont refusé de croire, qu’il s’agisse des Gens
du Livre ou des polythéistes, n’aiment pas qu’une faveur de votre Seigneur soit
descendue sur vous. Mais Dieu accorde sa miséricorde à qui il veut, Dieu répand
abondamment sa grâce.
106
Quand nous abrogeons un verset52 ou que nous le faisons tomber dans l’oubli,
nous en apportons un meilleur ou semblable. Ne sais-tu pas que Dieu est le tout
puissant ? 107 Ne sais-tu pas qu’à Dieu revient la royauté sur les cieux et sur la
terre et que vous n’avez en dehors de Dieu ni allié, ni défenseur ? 108 Ou alors
voulez-vous poser des questions à votre prophète comme on en a posé à Moïse
autrefois ? Mais celui qui échange la foi contre l’incrédulité a quitté le bon
chemin. 109 Beaucoup de Gens du Livre aimeraient vous ramener à l’incrédulité
depuis que vous avez adhéré à la foi ; ils sont poussés par la jalousie depuis que la
vérité leur est clairement apparue. Mais excusez et pardonnez jusqu’à ce que
Dieu vienne décider lui-même, Dieu est le tout puissant. 110 Faites la prière,
versez l’aumône. Le bien dont vous faites provision, vous le retrouverez près de
Dieu. Dieu voit bien ce que vous faites.
104
51. Bien qu’il s’adresse aux « croyants », ce verset a sa place dans le réquisitoire en
cours. Selon le parallèle de 4,46, il fait allusion à une querelle mettant des juifs
en cause. On les accusait de s’adresser à Mohammed avec la formule râ‘inâ à
laquelle ils donnaient un sens équivoque en jouant sur les ressemblances entre
l’hébreu et l’arabe (cf. supra v. 93). Le jeu de mots reste obscur.
52. Les v. 106-110 peuvent être considérés comme une pièce rapportée dans le
réquisitoire. En effet, ils ont des rimes en -îr et -îl, alors que tout le contexte,
antérieur et postérieur, a des rimes en -în, -ûn et -îm ; de plus, il s’agit d’une
admonestation adressée à des musulmans troublés parce qu’ils constatent que
le texte du Coran subit parfois des modifications. Malgré tout, comme les
v. 104-105, ce passage a peut-être sa place dans le contexte puisque le v. 109
accuse les « Gens du Livre » de profiter de ces retouches rédactionnelles pour
f a i re naître des doutes sur l’authenticité du Coran dans l’esprit des
musulmans. – Le v. 110 peut sembler hors contexte ; mais c’est un résumé de
73,20, verset qui parle aussi du Coran en demandant par deux fois que chacun
le récite selon ses possibilités.
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Querelles entre juifs et chrétiens
Ils ont dit : « N’entreront au paradis que ceux qui sont juifs ou chrétiens53 ! »
Ce sont leurs désirs. Dis : « Présentez votre preuve si vous dites la vérité. » 112
Au contraire, celui qui se soumet à Dieu et qui fait le bien, c’est lui qui a sa
récompense près de son Seigneur. Ils n’auront rien à craindre et ne seront pas
affligés.
113
Les juifs ont dit : « Les chrétiens ne se basent sur rien », et les chrétiens ont
dit : « Les juifs ne se basent sur rien. » Et pourtant ils récitent l’Écriture, eux.
De même, ceux qui ne connaissent rien disent la même chose. Mais le jour de la
résurrection, Dieu jugera entre eux à propos de leurs désaccords.
114
Qui est plus injuste54 que ceux qui ont empêché qu’on invoque le nom de Dieu
dans ses sanctuaires et qui ont concouru à les détruire ? Ceux-là, ils ne devraient
111
53. Cf. 5,18 ; 62,6. – Le v. 111 conteste ceux qui font de la simple appartenance
communautaire une garantie de leur salut éternel ; au v. 112, on affirme
qu’une conduite personnelle juste est nécessaire. Quant au v. 113, il constate
que, de toute façon, juifs et chrétiens ne sont pas d’accord entre eux ; les
menaces évoquées au v. 111 ne doivent donc inquiéter personne.
54. À première lecture, les v. 114-117 semblent hétéroclites. Mais l’examen du
contexte et les informations fournies par les commentaires permettent de
découvrir leur cohérence. Si les commentaires appliquent généralement le
v. 114 aux Mecquois qui, lors de l’entrevue de Hudaybiyya (628), avaient
empêché Mohammed et ses fidèles de se rendre à la Ka‘ba, ils notent
également que, selon d’autres traditions anciennes, ce verset parle du Temple
de Jérusalem et accuse les chrétiens d’avoir pris part à sa destruction. –
Chronologiquement, les malheurs du Temple de Jérusalem sont les suivants :
- 587 av. J.-C. : il est détruit par Nabuchodonosor le Babylonien ;
- 167-164 av. J.-C. : Antiochus IV le consacre au culte de Zeus Olympien ;
- 70 ap. J.-C. : il est détruit par Titus le Romain ;
- 135 ap. J.-C. : Hadrien écrase la révolte de Simon bar Koziba, reconstruit
Jérusalem en ville romaine (Aelia Capitolina) dont il interdit l’accès aux juifs ;
tombée en désuétude, cette interdiction sera remise en vigueur par
Constantin ;
- 361-363 : sous Julien l’Apostat, des juifs envisagent de rebâtir le Temple,
projet qui suscite l’inquiétude des chrétiens, mais qui échoue à cause de la
mort prématurée de l’empereur ; l’esplanade du Temple reste un terrain vague
et un dépôt d’ordures jusqu’à ce que les musulmans s’y installent.
Mais dans la culture du midrash, la typologie est plus importante que la
chronologie. Les juifs de l’époque considéraient que le christianisme prenait à
son compte la destruction de leur Temple. Puisque le midrash voit en Édom (le
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y entrer qu’en tremblant de peur. À eux la honte en ce monde et, dans l’autre, un
grand châtiment. 115 À Dieu l’orient et l’occident. Où que vous vous tourniez, la
face de Dieu est là. Dieu contient tout et il sait. 116 Ils ont dit : « Dieu s’est donné
un fils. » Mais gloire à lui ! Non ! À lui ce qui est dans les cieux et sur la terre !
Tous lui sont dociles55. 117 [Il est] créateur des cieux et de la terre56 et, quand il a
décidé une chose, il suffit qu’il lui dise : « Sois ! », et elle est57.
118
Ceux qui ne connaissent rien ont dit : « Pourquoi Dieu ne nous parle-t-il pas ?
Ou pourquoi un signe ne nous parvient-il pas ? » De même, ceux qui vivaient
avant eux disaient la même chose ; leurs cœurs se ressemblent58. En fait, nous
avons montré ces signes à des gens qui sont convaincus. 119 Nous t’avons envoyé
apporter la vérité comme un messager de bonne nouvelle et un avertisseur et on
ne te demandera pas de comptes au sujet de ceux qui iront dans la fournaise. 120
Ni les juifs ni les chrétiens ne seront satisfaits de toi tant que tu ne suivras pas
leur religion. Dis : « La direction donnée par Dieu, c’est elle la [bonne]
direction. » Si tu suis leurs goûts après la connaissance qui t’est parvenue, tu
55.
56.
57.
58.
frère-ennemi de Jacob-Israël) le type de Rome (cf. Mireille Hadas-Lebel,
Jérusalem contre Rome, Paris, Le Cerf, 1990, p. 460-473) et que le Psaume 137,7
maudit les Édomites parce qu’ils ont aidé les Babyloniens à détruire le Temple,
il était tentant de reprocher aux chrétiens d’avoir été les ennemis des juifs
depuis l’époque de Nabuchodonosor, soit 600 ans avant le Christ, – ce qui est
repris par un hadith de Qatâda que cite Tabari.
Par ailleurs, le contexte parle des désaccords entre juifs et chrétiens (v. 113),
évoque la question de l’orientation de la prière, donc du Temple de Jérusalem
(v. 115) et s’en prend au dogme chrétien (v. 116-117). Logiquement, le v. 114
vise donc bien les chrétiens, leur adressant un blâme qui reprend des griefs
déjà formulés par les juifs.
Cf. 30,26.
C’est parce qu’il est le créateur universel que Dieu ne peut être dit père de qui
que ce soit (cf. 6,101 ; 10,68 ; 23,91 ; 25,2 ; 39,4-5). Par rapport à lui, tout est créé,
non « engendré ». La formule du concile de Nicée (« engendré, non pas créé »)
est donc inacceptable ; et la confession de foi chrétienne sur la filiation divine
du Messie est exclue (2,116 ; 4,171 ; 19,35) au même titre que les représentations
polythéistes du paganisme (6,100 ; 72,3 ; etc.). La question devait prendre une
autre forme en islam avec les débats sur le caractère créé ou incréé du Coran
(cf. J.-L. Déclais, « Le Coran : une parole créée ou incréée », in La Figure de la
Sagesse : Proverbes 8, Supplément aux Cahiers Évangile n° 120, 2002, p. 32-34).
La formule vient du Psaume 33,9 : « Il parle, et cela est. »
Cf. 13,7.27 ; 20,133 ; 21,5 ; 29,50. – Les juifs et les chrétiens qui réclament un
signe accréditant Mohammed comme prophète ressemblent aux juifs qui
demandaient la même chose à Jésus (cf. Mt 12,38 ; 16,1 ; 1 Co 1,22).
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n’auras ni allié ni défenseur en face de Dieu. 121 Ceux à qui nous avons donné
l’Écriture et qui la lisent correctement, ceux-là croient en lui. Ceux qui refusent
d’y croire, ceux-là seront les perdants.
122
Fils d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés, et que je
vous ai préférés aux [autres] peuples. 123 Craignez un Jour où personne ne
recevra la récompense d’un autre, où aucune compensation ne sera acceptée, où
aucune intercession ne sera utile, où on ne recevra aucune aide59.
La véritable communauté d’Abraham
Les versets suivants constituent un développement assez important sur
Abraham. Il ne s’agit pas d’un récit qui raconterait certains épisodes de la vie
du patriarche, mais d’une réflexion sur les descendants authentiques
d’Abraham. On peut noter un double mouvement :
– D’une part, la geste d’Abraham est arabisée, et même islamisée : on met
l’accent sur Ismaël, ancêtre symbolique des Arabes selon la Bible elle-même
(Gn 25,12-18) ; on fait d’Abraham et de son fils aîné les fondateurs du
sanctuaire de La Mecque ; ils y prient pour qu’un prophète arabe soit un jour
envoyé aux Arabes.
– D’autre part, on dissocie l’appartenance à la descendance d’Abraham et
l’appartenance à sa communauté : aux v. 124 et 126, les réponses aux prières
d’Abraham excluent des bienfaits divins ses descendants indignes ; par deux
fois (v. 134.141), on affirme que les actions des générations passées n’ont pas
de conséquences sur la génération présente ; et la profession de foi personnelle
l’emporte sur le rituel baptismal (v. 136-138).
C’est donc en « se soumettant » à Dieu comme Abraham l’a fait (autrement dit
en devenant « musulman ») qu’on peut entrer dans la descendance authentique d’Abraham.
59. En reprenant, avec une légère variante, les v. 47-48 qui introduisaient l’énumération des fautes commises par les juifs et les chrétiens depuis les temps
anciens jusqu’à l’époque du Coran, les v. 122-123 apportent la conclusion du
grand réquisitoire.
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Son Seigneur a mis Abraham à l’épreuve avec certaines paroles et il les a
accomplies60. Il a dit : « Je vais faire de toi un guide pour les hommes. » Il a dit :
« Et aussi mes descendants ? » Il a dit : « Mon alliance ne vaut pas pour les
injustes. »
125
Nous avons fait du sanctuaire un lieu de rassemblement et de sécurité pour
les hommes : « Adoptez l’emplacement d’Abraham61 comme lieu de prière. » Car
nous avions conclu une alliance avec Abraham et Ismaël : « Purifiez mon
sanctuaire pour ceux qui tournent autour, pour ceux qui s’y recueillent, pour
ceux qui s’inclinent et se prosternent. »
126
Abraham a dit : « Seigneur, fais de ceci un endroit sûr et approvisionne ses
habitants en fruits, [du moins] ceux d’entre eux qui croient en Dieu et au dernier
jour. » Il a dit : « Celui qui refuse de croire, je lui laisserai un peu de répit, puis
je le refoulerai dans le supplice de l’enfer. » Une triste fin !
127
Abraham élevait les bases du sanctuaire avec Ismaël : « Notre Seigneur,
accepte-le de nous, car tu es celui qui entend et qui sait tout. 128 Notre Seigneur,
fais aussi que nous soyons deux musulmans62 pour toi et que nos descendants
soient une communauté musulmane pour toi. Montre-nous notre rituel. Reviens
vers nous, car tu es celui qui revient toujours et tu es le miséricordieux. 129 Notre
Seigneur, suscite chez eux un prophète pris parmi eux pour qu’il leur récite tes
versets, leur enseigne l’Écriture et la Sagesse et les purifie, car tu es le puissant
et le sage. » 130 Qui donc peut dédaigner la religion d’Abraham, sinon un
insensé ? Car nous l’avons choisi en ce monde et, dans l’autre monde, il fera partie
des justes.
124
60. Ces « paroles » sont-elles des ordres qui veulent mettre à l’épreuve l’obéissance
d’Abraham (quitter son pays, se soumettre à la circoncision, sacrifier son fils,
etc.) ? Le sujet du verbe « accomplir » serait alors Abraham lui-même, qui
aurait passé l’épreuve avec succès. Ou bien plutôt, ces « paroles » sont-elles la
promesse d’une descendance (cf. Gn 12,2), véritable mise à l’épreuve de la foi
d’un Abraham déjà vieux ? En ce cas, c’est Dieu qui « accomplit » les paroles
de la promesse en accordant des descendants à Abraham, lequel s’interroge
sur leur avenir.
61. En arabe : le maqâm Ibrâhîm. Près de la Ka‘ba, un petit édifice qui porte ce nom
abrite une pierre considérée comme celle où se tenait Abraham pendant son
travail de construction.
62. Dans les v. 128, 131-133, 136, le mot « musulman » doit être entendu dans son
double sens : attitude de soumission obéissante à Dieu et appartenance à un
groupe religieux donné.
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Quand son Seigneur lui a dit : « Soumets-toi », il a dit : « Je me soumets au
Seigneur des hommes. » 132 Et Abraham a laissé ce testament à ses fils, et Jacob
aussi63 : « Mes fils, Dieu vous a donné une religion de choix. Ne mourez surtout
pas sans être musulmans. » 133 Ou alors, étiez-vous témoins quand la mort s’est
présentée à Jacob, quand il a dit à ses fils : « Qu’allez-vous adorer après mon
départ ? » ? Ils ont dit : « Nous adorerons ton Dieu et le Dieu de tes pères,
Abraham, Ismaël et Isaac, un Dieu unique. Nous sommes des musulmans pour
lui. » 134 Cette communauté est passée. À elle ce qu’elle a fait, à vous ce que vous
avez fait. On ne vous demandera pas de comptes sur ce qu’ils faisaient.
135
Ils ont dit aussi : « Si vous êtes juifs ou chrétiens, vous serez dans la bonne
direction. » Dis : « Pas du tout ! C’est la religion d’Abraham [qu’il faut suivre],
il était un hanîf64, et non un polythéiste. » 136 Dites :
Nous croyons en Dieu,
en ce qui est descendu sur nous,
en ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et les tribus,
en ce qui a été remis à Moïse et à Jésus,
[bref] en ce qui a été remis aux prophètes par leur Seigneur.
Nous ne faisons pas de différence entre eux.
Nous sommes des musulmans pour lui.
137
S’ils font la même profession de foi que vous, ils sont dans la bonne direction ;
s’ils s’écartent, c’est qu’ils ont fait scission. Mais Dieu te suffit contre eux, lui qui
entend et qui sait [tout].
138
Le baptême de Dieu65 ! Qui mieux que Dieu peut donner un baptême ? C’est
lui que nous adorons.
131
63. La littérature pieuse avait composé beaucoup de « testaments » attribués à
divers personnages de la Bible. Cf. dans les Écrits intertestamentaires (La
Pléiade, 1987), les « testaments » des Douze patriarches, de Moïse, de Job,
d’Abraham. Les Testaments des Douze patriarches sont les recommandations
que les fils de Jacob adressent à leurs propres enfants. Ici, on parle d’une
consigne qu’ils reçoivent de leur père Jacob.
64. La littérature musulmane qualifie de ce nom des personnages qui étaient
monothéistes de cœur tout en vivant dans une société païenne. L’histoire du
mot n’est pas éclaircie. Sa racine signifie « pencher, dévier » ; en hébreu et en
araméen, il avait un sens péjoratif, désignant ceux qui s’écartaient du
judaïsme ; en syriaque, il désignait les païens, ceux qui s’écartaient de la société
chrétienne ; en reprenant ce mot, l’islam veut-il désigner des gens qui
s’écartent du paganisme arabe traditionnel ?
65. En arabe : sibghata Llâhi. Du verbe sabagha qui signifie « tremper », d’où
« teindre une étoffe en la plongeant dans un bain de teinture », sibgha était un
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Dis : « Allez-vous discuter avec nous sur Dieu ? Il est pourtant notre
Seigneur et le vôtre. Nous avons nos œuvres et vous avez les vôtres. Nous lui
sommes rigoureusement fidèles. 140 Ou bien direz-vous : “Abraham, Ismaël,
Isaac, Jacob et les tribus étaient juifs, ou chrétiens” ? »
Dis : « Êtes-vous les plus savants, ou bien Dieu ? Qui est plus injuste que celui
qui dissimule un témoignage reçu de Dieu ? » Dieu n’est pas inattentif à ce que
vous faites.
141
Cette communauté est passée. À elle ce qu’elle a fait, à vous ce que vous avez
fait. On ne vous demandera pas de comptes sur ce qu’ils faisaient.
139
La rupture inéluctable
Le réquisitoire commencé au v. 40 s’est terminé logiquement par une déclaration de rupture au v. 141. Les vv. 142-150 en tirent la conclusion : l’islam doit
adopter pour sa prière une direction qui manifeste rituellement sa différence.
Selon l’historiographie musulmane, au début de leur installation à YathribMédine, pendant 10 mois selon certaines traditions, pendant 17 selon d’autres,
Mohammed et ses fidèles priaient tournés vers Jérusalem, comme les juifs.
Mais cette historiographie ne reflète pas nécessairement la réalité historique.
D’une part, le texte coranique lui-même ne dit pas que la prière était d’abord
dirigée vers Jérusalem ; il parle même plutôt d’une orientation hésitante « vers
tous les côtés du ciel » (v. 144). D’autre part, des indices littéraires et des
témoignages archéologiques montrent qu’il faut attendre le califat d’al-Walid I
des mots par lesquels les Arabes chrétiens désignaient le baptême (en
syriaque, on utilise un mot de la même racine). Ici également, il désigne le
baptême chrétien, comme l’ont bien vu les commentateurs, ainsi Tabari :
« Quand les chrétiens veulent que leurs enfants deviennent chrétiens, ils les
mettent dans une eau à eux, disant que c’est pour les sanctifier, à la manière de
l’ablution qui lave l’impureté chez les musulmans, et que c’est pour eux une
plongée (sibgha) dans le christianisme. » Le verset coranique oppose un
« baptême de Dieu » à celui qui est conféré par les Églises. Cf. Gérard
Troupeau, « Un exemple des difficultés de l’exégèse coranique : le sens du mot
sibgha », in Communio XVI, 5-6 (1991) 119-126.
45
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(705-715) pour que toutes les mosquées soient obligatoirement dirigées vers La
Mecque66, ce qui s’accorde avec le rôle important que les califes omeyyades ont
joué dans la constitution de l’islam.
La décision de changer d’orientation (qibla) causa quelque trouble dans la
communauté, et les vv. 142-150 s’en font l’écho. Ils affirment d’abord que le
choix de la nouvelle qibla ne dépend pas d’une nécessité théologique, comme
si Dieu était ici plutôt que là (v. 142). Il s’agit en fait de situer la nouvelle
communauté par rapport aux religions déjà en place : puisqu’on ne peut pas
adopter la qibla des juifs ni celle des chrétiens (les premiers prient vers
Jérusalem, les seconds vers l’orient, v. 145), autant avoir la sienne propre et se
tenir en quelque sorte au milieu des deux.
Mais ce qui pourrait sembler un simple aménagement rituel prend une importance considérable : lors du jugement dernier, cette communauté du milieu sera
chargée de confondre les hommes qui prétendraient qu’aucun prophète n’est
venu à eux (c’est ainsi que la tradition interprète les témoignages du v. 143).
Les gens insensés diront : « Qu’est-ce qui les a détournés de l’orientation
qu’ils prenaient pour la prière ? » Dis : « À Dieu l’orient et l’occident. Il dirige
qui il veut sur une voie droite. » 143 Et c’est de cette manière que nous vous avons
constitués en communauté du milieu pour que vous soyez des témoins face aux
hommes67 et que le prophète soit un témoin face à vous.
Si nous avions institué l’orientation que tu prenais auparavant, c’était seulement
pour savoir qui suivrait le prophète et qui reviendrait en arrière. Certes, ce fut
difficile, sauf pour ceux que Dieu guidait. Dieu ne pouvait pas faire que vous ayez
cru en pure perte68. Pour les hommes en effet, Dieu est bon et miséricordieux. 144
Nous voyions que tu te tournais vers tous les côtés du ciel ; alors nous avons
voulu t’indiquer une orientation qui te satisfasse : Tourne-toi donc vers la
mosquée sacrée. Où que vous soyez, tournez-vous donc vers elle. Ceux qui ont
142
66. Ainsi ce que dit Yâqût (Mu‘jam al-buldân) de la première mosquée de Fustât
(plus tard le Caire), orientée trop à l’est ; ou encore la mosquée aux deux
mihrabs, dégagée en 1992 à Be’er Ora (18 km au nord d’Eilat, dans le Neguev),
cf. Moshé Sharon, Uzi Avner and Dov Nahlieli, « An Early Islamic Mosque
near Be’er Ora in the Southern Negev : Possible Evidence for an Early Eastern
Qiblah ? », ‘Atiqot, XXX (1996) 107-114.
67. Selon 4,41 et 16,84.89, chaque communauté sera confrontée à un témoin pris en
son sein, c’est-à-dire au prophète qui lui a été envoyé. Ici et en 22,78, l’islam
dans son ensemble sera ce témoin opposé à toute l’humanité.
68. Certains se demandaient si les prières accomplies selon l’ancienne orientation
avaient été valides.
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reçu l’Écriture savent que telle est la vérité qui vient de leur Seigneur. Dieu n’est
pas inattentif à ce qu’ils font.
145
Même si tu apportais quelque signe à ceux qui ont reçu l’Écriture, ils ne
suivraient pas ton orientation, et tu n’as pas à suivre la leur, puisqu’entre eux les
uns ne suivent pas l’orientation des autres. Si, après la connaissance parvenue
jusqu’à toi, tu suivais leurs désirs, alors tu serais injuste. 146 Ceux à qui nous
avons donné l’Écriture la connaissent autant qu’ils connaissent leurs propres
enfants. Mais certains d’entre eux dissimulent la vérité, alors qu’ils la
connaissent. 147 Telle est la vérité qui vient de ton Seigneur, tu ne dois pas en
douter. 148 Chacun se tourne d’un côté [différent], mais rivalisez dans les bonnes
actions69. Où que vous soyez, Dieu vous réunira tous. Dieu a puissance sur tout.
149
D’où que tu viennes, tourne-toi donc vers la mosquée sacrée. C’est la vérité
qui vient de ton Seigneur. Dieu n’est pas inattentif à ce que vous faites. 150 D’où
que tu viennes, tourne-toi donc vers la mosquée sacrée. Où que vous soyez,
tournez-vous donc vers elle. [Ceci dit] afin que les gens n’aient pas d’argument à
vous opposer – sauf ceux qui sont injustes, mais ne les craignez pas, craignez-moi
– et afin de parachever la grâce que je vous fais. Peut-être vous laisserez-vous
diriger.
L’enseignement du prophète
On parle maintenant de la mission de Mohammed, décrite dans les mêmes
termes en 2,129 ; 3,164 ; 62,2. C’est un tournant dans la sourate. Dieu avait
offert une alliance aux Israélites (v. 40-47), ceux-ci n’ont pas su y être fidèles
comme l’a montré tout le réquisitoire des v. 49-123. De la même façon, il vous
envoie maintenant un prophète, lequel est d’ailleurs pris de chez vous, conformément à la prophétologie coranique selon laquelle le message divin ne
parvient pas à un peuple par l’intermédiaire de missionnaires étrangers, mais
par une révélation faite à un membre de ce peuple (cf. 3,164 ; 9,128 ; 62,2). La
69. Cf. 5,48.
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suite va énumérer les règles que doit suivre la communauté du nouveau
prophète.
De la même façon, nous avons envoyé chez vous un prophète de chez vous
pour qu’il vous récite nos versets, qu’il vous purifie, qu’il vous enseigne
l’Écriture et la Sagesse, [bref] qu’il vous enseigne ce que vous ignoriez. 152 Alors
souvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous ; remerciez-moi, ne soyez pas
ingrats.
151
Le sort des martyrs
Vous les croyants, prenez appui sur la patience et la prière – Dieu est avec les
patients –, 154 et ne dites pas de ceux qui sont tués pour la cause de Dieu : « Ce
sont des morts » ; au contraire, ce sont des vivants, mais vous ne le sentez pas70.
155
Bien sûr, nous vous mettons à l’épreuve avec un peu de peur et de faim, avec
des pertes en troupeaux, en vies humaines et en récoltes. Mais annonce une bonne
nouvelle à ceux qui sont patients, 156 qui disent, quand un malheur les frappe :
« Nous appartenons à Dieu et nous retournons à lui. » 157 Sur ceux-là
descendent les bénédictions et la miséricorde de leur Seigneur ; ceux-là sont dans
la bonne direction.
153
70. Ceux qui sont morts dans les batailles pour l’islam n’attendent pas la résurrection générale pour entrer vivants au paradis. Dans le Talmud de Babylone
(b.Berakot 18a), on voit deux rabbis se promener dans un cimetière et l’un dire
à l’autre que certains justes, que l’on croit morts, doivent être considérés
comme des vivants. Quelques auteurs ecclésiastiques affirmaient une chose
analogue pour les martyrs chrétiens, d’ores et déjà « auprès du Seigneur »
(Irénée, Adv. Haer. IV, 33,9) ; cf. Hippolyte, Comm. Daniel, II,37 ; Tertullien, De
resurrectione 43,6.
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À propos du pèlerinage
Safâ et Marwâ font partie des rites [qu’on observe] pour Dieu. Celui qui fait
le pèlerinage à la Maison ou qui la visite, rien à lui reprocher s’il va de l’un à
l’autre. Car celui qui fait librement une chose bonne… Dieu est reconnaissant et
il sait71.
158
Se soumettre aux décisions écrites
Pour les commentateurs, ce passage viserait les « gens du Livre » auxquels on
reprocherait, ici comme ailleurs (cf. 2,42. 146 ; 3,71. 187), de « dissimuler »
certains textes de la Bible. Mais le contexte incite à penser qu’il s’agissait
d’abord d’une querelle interne au groupe des musulmans. En effet, sur des
questions comme le rituel du pèlerinage (v. 158) ou les interdits alimentaires
(v. 168-173), il y eut débat et tout le monde ne s’est pas rallié d’emblée aux
mêmes solutions. De telles divergences, même sur des points mineurs, sont
souvent source de graves conflits dans des groupes qui débutent. Et il fallut
rappeler que ce qui a été « précisé par écrit » n’était plus à discuter. – Quand
le temps de la fondation est passé, qu’un écrit normalisé s’est imposé à tous,
on perd le souvenir des débats initiaux et, tout naturellement, on applique le
71. Safâ et Marwâ étaient deux buttes de terre proches de la Ka‘ba. Actuellement,
elles sont incluses dans le complexe du sanctuaire mecquois et reliées par un
vaste couloir que les pèlerins doivent parcourir sept fois en mémoire de Hagar
qui cherchait désespérément de l’eau pour son fils Ismaël. La rédaction du
verset garde les traces de la mise en place des rites du pèlerinage musulman.
S’il faut préciser que ces allées et venues sont bien des rites exécutés en
l’honneur de Dieu, c’est que certains se souvenaient avoir pratiqué là un culte
païen et hésitaient à y retourner. Mais, si ce rite avait constitué d’emblée un
élément obligatoire du pèlerinage, pourquoi dire que celui qui le pratique n’a
rien à se reprocher ? Les commentateurs se souviennent que le Coran d’Ibn
Mas‘ûd comportait la négation : « … s’il ne va pas de l’un à l’autre », rédaction
qui pourrait refléter une situation où la visite de Safâ et Marwâ était seulement
une pratique pieuse facultative. Quand ce fut un rite obligatoire, la recension
d’Ibn Mas‘ûd devint obsolète et le texte prit la forme qu’il a actuellement dans
la vulgate.
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texte à une querelle qui continue, celle qui oppose l’islam et les gens de la
Bible72.
Ceux qui dissimulent les précisions et les directives que nous avons fait
descendre, une fois que nous les avons précisées par écrit pour les gens, ceux-là
Dieu les maudira et ceux qui doivent maudire les maudiront, 160 à l’exception de
ceux qui seront revenus, se seront corrigés et auront reconnu [ce qu’ils dissimu laient] : ceux-là, je reviendrai vers eux, car je reviens toujours et je suis miséri cordieux ; 161 mais ceux qui auront refusé de croire et seront morts incrédules, sur
ceux-là tombera la malédiction de Dieu, des anges et des hommes tous ensemble ;
162
ils y resteront éternellement, sans allégement ni délai.
159
La confession monothéiste
En un raccourci vigoureux, le credo communautaire articule l’unicité divine
avec le début et la fin de toutes choses. Dieu est créateur unique ; et le texte en
énumère les « signes » selon un formulaire habituel (cf. Coran 45,4-5.12, etc.).
Il est aussi l’unique maître du jugement dernier ; et le texte évoque de façon
dramatique la déconvenue irréparable des polythéistes désavoués par ceux
qui les auront trompés : les élites sociales (34,31-33), Satan lui-même (14,22) –
ou à propos desquels ils se seront trompés : les anges (34,41), les divinités
associées (10,28-29 ; 19,81-82 ; 28,62-63) et même le Messie (5,116-118).
Votre Dieu est un Dieu unique. Pas d’autre dieu que lui, le Clément, le
Miséricordieux. 164 Dans la création des cieux et de la terre, dans la succession
de la nuit et du jour, dans les navires qui transportent sur la mer les produits
utiles aux hommes, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel et par laquelle il
163
72. On notera que la même chose s’est passée dans la réception des Évangiles ; à
l’origine, certaines phrases du Sermon sur la montagne (Mt 5,19 ; 7,21-23)
prenaient parti dans une querelle interne au christianisme primitif, Matthieu
n’admettant pas les libertés que les chrétiens pauliniens prenaient avec la Loi
de Moïse ; une fois cette querelle oubliée, le lecteur ne perçoit pas facilement la
visée primitive des versets et leur attribue une autre portée. – Dans la sourate
3, les v. 85-90 développent ces v. 159-162.
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fait revivre la terre qui était morte et où il a répandu des animaux de toutes sortes,
dans le changement des vents, dans les nuages mis en service entre ciel et terre,
il y a des signes pour des gens qui comprennent. 165 Parmi les hommes, il en est
qui, en plus de Dieu, adoptent des [divinités] égales, qu’ils aiment comme on aime
Dieu. Mais ce sont les croyants qui ont pour Dieu l’amour le plus grand. Si tu
voyais les injustes quand ils verront le châtiment73, [alors tu verrais] que la
puissance appartient toute à Dieu et que Dieu châtie sévèrement ! 166 Quand
ceux qui auront été suivis désavoueront ceux qui les auront suivis, quand ceuxci verront le châtiment et que pour eux tous les liens seront rompus… 167 Et ceux
qui auront suivi diront : « Si nous pouvions retourner, nous les désavouerions
comme ils nous ont désavoués. » Ainsi Dieu leur montrera que leurs œuvres ne
leur [auront valu que] des regrets et ils ne sortiront pas de l’enfer.
Les interdits alimentaires et la vraie piété
Le Coran ne fait pas des interdits alimentaires une priorité religieuse. Dans ce
passage, comme en 6,136-153 et en 16,114-119, l’impératif principal est :
« Mangez. » Les gens auxquels on s’adresse ne sont pas tentés de manger de
tout au mépris de toute règle religieuse ; ils sont au contraire pris dans un
réseau d’interdits coutumiers (cf. 2,170 ; 5,87 ; 6,138-144 ; 7,32) que les fondateurs de l’islam veulent abolir. La liste des interdits intervient comme une
incise (« Mangez de tout, sauf évidemment ces quatre choses… ») et elle est
73. Tabari recense plusieurs manières de comprendre cette phrase, selon qu’on
adopte l’une ou l’autre des lectures admises pour quelques consonnes ou
voyelles et selon le mot qu’on suppose sous-entendu :
- Si tu voyais les injustes quand ils verront le châtiment ! [Ils reconnaîtront] que la
puissance appartient toute à Dieu…
- Si tu voyais les injustes quand ils verront le châtiment ! C’est que la puissance appar tient toute à Dieu…
- Si tu voyais les injustes quand ils verront le châtiment [et qu’ils diront] que la
puissance appartient toute à Dieu…
- Si les injustes voyaient, [alors ils sauraient] en voyant le châtiment que la puissance
appartient toute à Dieu…
Nous avons adopté la solution qui a la préférence de Tabari, bien qu’elle ne
corresponde pas à la vulgate actuellement imprimée.
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limitative : seulement ces quatre choses (5,1 ; 6,119 ; 22,30 ; en 5,3, une énumération plus longue détaille ce qu’il faut entendre par « bête crevée »). Encore
précise-t-on que le fait d’en manger par nécessité ne doit pas inquiéter (2,173 ;
5,3 ; 6,145 ; 16,115). À quiconque objecterait que la nourriture cascher des juifs
comporte des interdits beaucoup plus nombreux (cf. Lv 11 ; Dt 14), on
répondra ce que des auteurs chrétiens disaient déjà depuis longtemps : c’est
pour les punir de leur endurcissement (cf. 4,160 ; 6,146) que Dieu a interdit tant
de bonnes choses aux juifs, – à moins qu’il ne s’agisse d’une initiative prise par
les juifs eux-mêmes (cf. 3,93 ; 16,118)74.
Hommes, mangez de [tout] ce qui est licite et bon sur la terre. Ne suivez pas
les traces de Satan, car il est pour vous un ennemi notoire, 169 il ne fait que vous
inciter au mal et aux vilenies et à parler de Dieu sans savoir. 170 Et quand on leur
dit : « Suivez ce que Dieu a fait descendre », ils disent : « Mais non ! nous suivons
les habitudes que nous avons trouvées chez nos pères. » Mais si leurs pères ne
comprenaient rien et n’étaient pas dans la bonne direction ? 171 Avec les incré dules, c’est comme celui qui interpelle un [troupeau] qui n’entend pas autre chose
que des appels et des cris. Sourds, muets, aveugles, ils ne comprennent rien. 172
Vous les croyants, mangez des bonnes choses que nous vous avons fournies. Et
remerciez Dieu si c’est lui que vous adorez. 173 Ce qu’il vous a interdit, ce sont
seulement les bêtes crevées, le sang, la viande de porc et [l’animal] sur lequel on
a prononcé un autre nom que celui de Dieu. Et celui qui [y] aura été contraint
par la nécessité sans être ni rebelle ni négligent, rien à lui reprocher. Dieu
pardonne, il est miséricordieux.
174
Ceux qui dissimulent l’écrit que Dieu a fait descendre75 et le trafiquent pour
un prix dérisoire, ceux-là n’avaleront que du feu dans leurs entrailles. Le jour de
la résurrection, Dieu ne leur parlera pas et ne les purifiera pas, ils recevront un
168
74. Voir J.-L. Déclais, « Du combat de Jacob avec l’ange à la licéité de la viande de
chameau. Le devenir d’un récit », Islamochristiana 25 (1999), p. 25-43.
75. C’est le même débat qui continue dans les v. 174-177. On constate que les
expressions qui, en 3,77, servent à blâmer les gens de la Bible accusés de
trafiquer leurs Écritures, servent ici à fustiger les musulmans qui jugent trop
libérales en matière alimentaire les règles édictées par le prophète et mises par
écrit. Les sourates 6 (140.142) et 16 (116-117) réagissent avec la même sévérité.
Le passage se termine (177) par la définition d’une attitude religieuse basée
non sur des tabous traditionnels, mais une adhésion doctrinale et un
engagement moral. Dans la sourate 6 (151-153), le passage sur les interdits
alimentaires se conclut de la même façon.
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châtiment douloureux. 175 Ceux-là ont troqué la bonne direction contre l’éga rement, le pardon contre le châtiment. Qu’est-ce qui les a ainsi endurcis contre le
feu ? 176 Cela parce que Dieu a fait descendre l’Écriture qui contient la vérité.
Ceux qui sont en désaccord au sujet de ce qui a été écrit ont fait scission et se sont
éloignés.
177
La piété ne consiste pas à vous tourner en direction de l’occident et de l’orient.
Mais la piété, c’est :
- celui qui croit en Dieu, au dernier jour, aux anges, à l’Écriture, aux
prophètes ;
- celui qui donne de son bien – même s’il y est attaché – à ses proches, aux
orphelins, aux pauvres, au voyageur76, aux mendiants et pour le rachat des
esclaves ;
- celui qui fait la prière ;
- celui qui verse l’aumône ;
- ceux qui sont fidèles aux engagements qu’ils ont pris ;
- ceux qui restent patients dans l’adversité, le malheur et en temps de
violence.
Voilà ceux qui sont justes, voilà ceux qui craignent Dieu.
« Il vous a été prescrit… »
Les trois dispositions suivantes sont introduites par la formule « il vous a été
prescrit » (kutiba ‘alaykum). Il s’agit de prescriptions antérieures (le talion
comme le jeûne existaient avant l’islam) ; la rédaction de la sourate y apporte
des précisions qui comportent d’ailleurs une certaine souplesse, peut-être en
réponse à des questions posées par les musulmans (cf. v. 186).
76. Litt. au fils du chemin. Autre sens possible : « celui qui s’est mis en route sur le
chemin de Dieu » (cf. 24,22), c’est-à-dire pour la cause de Dieu.
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– Le talion77
Vous les croyants, le talion vous a été prescrit en ce qui concerne les victimes :
homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme78. Celui
à qui son frère79 fait grâce, qu’on exige de lui ce que la coutume admet et qu’il le
remette de bon cœur. C’est un allégement80 qui vient de votre Seigneur, une
miséricorde. Celui qui, après cela, réclame davantage recevra un châtiment
douloureux. 179 Le talion vous assure la vie81. Vous qui êtes doués d’intelligence,
puissiez-vous craindre Dieu !
178
– Les testaments82
Il vous a été prescrit, quand la mort s’approche de l’un de vous – s’il a laissé
du bien –, de faire un testament en faveur des parents et des proches, selon la
180
77. Voir dans la Bible Ex 21,23-24 ; Lv 24,19-20 ; Dt 19,21. Le talion (qisâs, « égalisation ») est la norme qui s’oppose à la vengeance incontrôlée de tous contre
tous. Mais on offre en même temps aux parties en cause la possibilité d’un
compromis mettant un terme au cycle de la vengeance tout en sanctionnant
sévèrement les actes criminels.
78. Cette formulation (homme libre pour homme libre… au lieu de œil pour œil…) a
posé des problèmes aux commentateurs. Si un homme a tué une femme,
faudra-t-il exécuter une femme parente du meurtrier plutôt que le meurtrier
lui-même ? Certains ont imaginé que le texte visait à régler une bagarre
collective : chaque camp compterait ses morts (tant d’hommes, de femmes,
d’esclaves) et celui qui a le plus de pertes recevrait un dédommagement.
79. Un « frère » par la religion, qui est en même temps le vengeur de la victime.
Cette mention est l’indice d’une transformation des anciennes mœurs tribales :
malgré ce qui a pu se passer, les parents de la victime et le meurtrier sont
« frères » dans la nouvelle confédération des croyants. Cf. A.-L. de Prémare,
Les Fondations de l’islam, Paris, Le Seuil, 2002, p. 91-97 et 398-401.
80. Se basant sur Coran 5,45, les commentateurs disent que c’est un allégement
par rapport au judaïsme qui appliquait le talion à la lettre. En réalité, le
judaïsme connaissait le système de compensations financières et les rabbins
discutaient sur ses modalités d’application (cf. Jean Le Moyne, Les Sadducéens,
Paris, Gabalda 1972, p. 223-224).
81. En imposant une limite aux représailles sans fin et en faisant peur aux
assassins potentiels.
82. Ce passage ne fixe pas la manière d’établir un testament (pour cela, voir 4,712.33 et 5,106-108) ; mais il dit que, si un testament doit évidemment être
respecté, il est cependant légitime de chercher à améliorer des dispositions
qu’on estimerait défectueuses.
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coutume admise83. C’est un devoir pour ceux qui craignent Dieu84. 181 Si on le
modifie après l’avoir entendu, la faute concerne seulement ceux qui l’auront
modifié, – Dieu entend tout et sait tout. 182 Si on craint une irrégularité ou une
injustice de la part du testateur et qu’on leur propose un arrangement, pas de
faute en cela, – Dieu pardonne, il est miséricordieux.
– Le jeûne du ramadan85
Vous les croyants, le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit à vos
prédécesseurs86 – puissiez-vous craindre Dieu – 184 un certain nombre de jours
- si on est malade ou en voyage, alors un certain nombre d’autres jours ;
- pour ceux qui en sont dispensés87, alors un rachat : nourrir un pauvre ;
- celui qui peut faire plus, c’est bien pour lui ;
- jeûner, c’est bien pour vous, si vous savez ;
185
le mois de ramadan88, pendant lequel descendit le Coran89 pour diriger les
hommes, avec des précisions qui donnent la direction et qui tranchent
183
83. La sourate 4 (v. 11-12) fixe avec précision ce qui revient aux parents dans une
succession ; certains commentateurs pensent donc qu’elle abroge en partie ce
v. 180 puisqu’il n’y a plus de testament à faire en faveur des parents si la part
qui leur revient est fixée par le droit. Le testament ne peut alors concerner que
la part (environ un tiers de l’héritage total) dont le testateur dispose librement
et qu’il peut léguer à des héritiers choisis par lui.
84. De faire un testament ou de respecter celui qu’un défunt a établi ?
85. La syntaxe de ce passage est assez laborieuse. Les commentateurs juristes
supposaient parfois que certaines phrases étaient abrogées par une précision
du verset suivant. Il semble que la rédaction du Coran a introduit des incises
qui visent surtout à barrer la route à des excès maximalistes
86. Avec des modalités diverses, des périodes de jeûne communautaire existaient
également dans le judaïsme et le christianisme.
87. En lisant avec Ibn ‘Abbâs et d’autres : yutawwaqûna-hu au lieu de yutîqûna-hu
(« qui pourraient [jeûner] »).
88. « Ramadan » était le nom d’un des douze mois de l’Arabie antique. Son nom
signifie « brûlé par le soleil » ; avant que l’islam supprime le mois intercalaire
qui permettait de maintenir les mois lunaires dans le cadre de l’année solaire
(cf. 9,36-37), il tombait toujours en été.
89. D’une part ce verset affirme que le Coran est « descendu » pendant le mois de
ramadan ; d’autre part, la tradition exégétique s’ingénie à préciser les circonstances précises de la « descente » de chaque verset tout au long de la vie du
prophète. Pour concilier les deux affirmations, on dit parfois que, pendant le
mois de ramadan, le Coran est descendu globalement de la Table céleste où il
était conservé près du Trône divin jusqu’au premier ciel, le plus proche de la
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- si on est présent ce mois-là90, qu’on jeûne à ce moment ;
- si on est malade ou en voyage, alors un certain nombre d’autres jours (Dieu
veut vous faciliter les choses, il ne veut pas vous les rendre difficiles) pour
compléter le nombre et magnifier Dieu qui vous a bien dirigés.
Puissiez-vous être reconnaissants !
186
Et quand mes serviteurs t’interrogent sur moi, alors je suis proche ; j’exauce
la prière de celui qui prie quand il me prie. Qu’ils m’écoutent donc et qu’ils
croient en moi. Puissent-ils marcher droit !
187
Pendant les nuits du jeûne, il vous est permis de courtiser vos femmes ; elles
sont un vêtement pour vous, vous êtes un vêtement pour elles. Dieu s’est rendu
compte que vous vous faisiez du mal91 ; il est revenu vers vous et vous a pardonné.
Désormais, prenez-les et recherchez ce que Dieu a écrit pour vous92. Mangez et
buvez jusqu’à ce que, à l’aube, vous distinguiez un fil blanc d’un fil noir et
accomplissez le jeûne jusqu’à la nuit. Mais ne les prenez pas quand vous faites
une retraite dans les mosquées93.
Telles sont les règles établies par Dieu, n’y touchez pas. C’est ainsi que Dieu
donne aux hommes des explications précises sur ses versets94. Puissent-ils le
craindre !
90.
91.
92.
93.
94.
terre (cf. sourate 97,1) ; ensuite, il est descendu sur terre au fur et à mesure des
circonstances.
Il ne s’agit pas ici de « voir » l’apparition de la nouvelle lune (un hadith
prophétique traite de cette question en utilisant le verbe « voir »), mais d’être
« présent » – et non en voyage – pendant le mois de jeûne collectif.
En pratiquant une abstinence et une continence trop rigoureuses.
C’est-à-dire l’éventuelle naissance d’un enfant.
Faire quelques jours de retraite implique garder la continence même en
rentrant chez soi le soir.
Cette formule conclusive sur l’« explication précise » (bayyina) des textes
révélés revient en 2,219.221.230.242 ; 5,89 ; 24,58.59.61.
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Lecture de la deuxième Sourate du Coran
Le bien d’autrui
Entre vous, que les uns ne prennent pas frauduleusement le bien des autres95
en soudoyant les juges pour prendre de façon inique une part du bien d’autrui,
alors que vous savez96.
188
Des questions
Après les quelques versets introduits par « il vous a été prescrit », la sourate
présente aux vv. 189, 215, 217, 219, 220 et 222 une succession de péricopes
introduites par « ils t’interrogent sur… » (cf. déjà le v. 186), formule initiale
qu’on rencontre aussi ailleurs. Les questions portent sur des sujets aussi variés
que la pureté des aliments (5,4), la fin du monde (7,187 ; 79,42), le partage du
butin (8,1), l’Esprit (17,85), Alexandre le Grand, l’homme aux deux cornes
(18,83) ou le sort des montagnes à la fin du monde (20,105). La formule laisse
entendre que certaines unités textuelles élémentaires se sont constituées en
réponse à de telles questions posées par les gens avant d’être insérées dans les
sourates actuelles lors de leur composition.
Questions de mois
Si l’ensemble du verset répond à la question sur les phases de la lune, il faut
supposer que, dans quelques situations de sacralisation, certains observaient
d’étranges interdits pour rentrer chez eux au début de tel ou tel mois. Comme
plus haut (v. 170), la réponse coranique vise à faire disparaître des rituels
païens. S’ensuit un développement sur le problème des « mois sacrés » (190194, cf. 217-218) et sur le mois du pèlerinage.
95. Même expression en 4,29.161 et 9,34.
96. Sous-entendu : que cela ne vous appartient pas.
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On t’interroge sur les nouvelles lunes. Dis : Ce sont des indications de temps
pour les hommes et pour le pèlerinage. La piété ne consiste pas à entrer chez soi
par derrière, mais la piété consiste à craindre Dieu. Entrez chez vous par la porte
et craignez Dieu. Peut-être connaîtrez-vous le succès.
189
Règles du combat
Combattez pour la cause de Dieu ceux qui vous combattent, mais ne
commettez pas d’exactions, Dieu n’aime pas ceux qui en commettent. 191 Tuezles là où vous les attrapez et chassez-les des lieux d’où ils vous ont chassés. Se
révolter est plus grave que tuer97. Mais ne les combattez pas dans la mosquée
sacrée tant qu’ils ne vous y combattent pas. S’ils vous [y] combattent, tuez-les.
Telle est la rétribution des incrédules. 192 Mais s’ils cessent, alors Dieu pardonne,
il est miséricordieux. 193 Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de révolte et
que la religion revienne à Dieu. Et s’ils cessent, plus d’hostilité, sauf contre les
injustes. 194 Mois sacré pour mois sacré ! Même les choses sacrées suivent la loi
du talion98 ! Qui vous attaque, attaquez-le comme il vous a attaqués. Craignez
190
97. Cf. v. 217.
98. Pour les commentateurs, cette sentence concernerait la visite rituelle à La
Mecque que Mohammed effectua avec ses compagnons en 629. Il était venu
l’année précédente pendant le mois de Dhou l-Qa‘da (un des quatre mois
sacrés de l’Arabie pré-islamique, cf. Coran 9,36), et les Mecquois s’étaient
opposés à son entrée dans la ville, mais ils avaient passé un accord avec lui :
l’année suivante, ils évacueraient la ville et il pourrait accomplir sa visite
pendant trois jours. Ce qui se réalisa (la sourate 4 évoque cet épisode). Et on
aurait alors remarqué : Mois sacré pour mois sacré, ce qui n’a pas été possible
en Dhou l-Qa‘da l’an dernier s’est réalisé le même mois cette année. Et cette
visite rituelle porte traditionnellement le nom de « visite du talion ». – Mais
tout le contexte (190-193, et même la fin de 194) parle de combats, alors que
précisément, en cette circonstance, Mohammed prit soin d’éviter tout affrontement avec les Mecquois. En isolant le début de 194 de son contexte, les
commentaires morcellent à l’excès les unités textuelles et les transforment en
suite de phrases sans lien entre elles. En fonction du contexte, il semble préférable de comprendre : Si on vous attaque pendant un mois sacré, défendezvous et rendez la pareille (cf. 9,36). Par rapport à la question posée en 189, c’est
une façon de relativiser la sacralité des mois sacrés. – En définitive, ces versets
(ainsi que le v. 217) qui parlent de fitna (« révolte ») et de répression sont sans
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Dieu et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent. 195 Versez votre contri bution pour la cause de Dieu afin de ne pas vous trouver exposés au danger.
Faites-le généreusement, Dieu aime les généreux.
Le pèlerinage99
Accomplissez le pèlerinage et la ‘omra100 (« visite rituelle ») pour Dieu101. Si
vous êtes immobilisés, [envoyez] une victime selon vos possibilités. Ne vous rasez
pas la tête102 avant que la victime soit arrivée à l’endroit [du sacrifice]. Si vous
avez une maladie ou une affection à la tête103, [offrez] alors compensation avec un
jeûne, ou une aumône, ou un sacrifice. Quand vous avez la sécurité, si vous
voulez profiter de la ‘omra [pour attendre] jusqu’au pèlerinage, [offrez] une
victime selon vos possibilités104. Si vous n’en trouvez pas, un jeûne de trois jours
pendant le pèlerinage et de sept quand vous serez rentrés. Ce qui fait dix jours
196
doute à replacer dans le contexte des conflits qui déchirèrent l’islam après
l’assassinat de ‘Uthmân, le troisième calife (656, naissance du chiisme), et aussi
après la mort du premier calife omeyyade, Mu‘âwiya (680) ; la révolte de
‘Abdallâh ibn Zubayr, petit-fils du premier calife Abû Bakr, dura de 680 à 693,
date à laquelle le général omeyyade al-Hajjâj reprit La Mecque après un long
siège qui ne tint pas compte des mois sacrés et qui n’épargna pas la Ka‘ba.
99. On ne trouvera pas ici un exposé systématique sur le pèlerinage. Celui-ci en
effet se pratiquait avant l’islam, les gens n’avaient donc pas besoin qu’on leur
explique tout, mais seulement qu’on réponde à leurs questions sur les
réformes que l’islam pouvait apporter. Il est encore question du pèlerinage
ailleurs dans le Coran (3,97 ; 5,1-2.95-97 ; 9,3.19 ; 22,26-33 ; 48,27), mais surtout
dans les recueils de hadiths.
100. Le pèlerinage (hajj) se déroulait en dehors du site de La Mecque, la ‘omra
autour de la Ka‘ba elle-même. Le pèlerinage musulman va réunir les deux
démarches.
101. Variante : Faites le pèlerinage et la ‘omra au sanctuaire.
102. Se raser la tête, c’est quitter l’état de sacralisation et revenir dans le monde
profane.
103. Qui obligent pour raison d’hygiène à se raser la tête avant le moment rituellement fixé.
104. Ceci concerne ceux qui, ayant accompli la ‘omra dans le mois qui précède celui
du pèlerinage, quittent l’état de sacralisation en attendant que commence le
pèlerinage. Ils offrent un sacrifice en compensation.
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complets. Ceci vaut pour ceux dont la famille n’habite pas près de la mosquée
sacrée. Craignez Dieu et sachez que Dieu punit sévèrement.
197
Le pèlerinage, [c’est en] des mois déterminés105. Celui qui entreprend le
pèlerinage à ce moment : pas de rapports sexuels, pas d’impiété, pas de disputes
pendant le pèlerinage. Ce que vous faites de bien, Dieu le connaît106. Prenez des
provisions107, mais la meilleure provision, c’est la crainte de Dieu. Craignez-moi,
vous qui êtes doués d’intelligence.
198
Rien à vous reprocher si vous recherchez une faveur de votre Seigneur108.
Après avoir déferlé depuis ‘Arafât, invoquez Dieu dans l’espace sacré109 ;
invoquez-le, lui qui vous a guidés, même si vous étiez dans l’erreur avant cela. 199
En outre, déferlez à partir de là où déferlent les autres110 et demandez le pardon de
Dieu. Dieu pardonne, il est miséricordieux. 200 Et quand vous avez achevé vos
sacrifices, invoquez Dieu comme vous évoquiez vos pères111, ou même davantage.
Parmi les hommes112, il y en a qui disent : « Notre Seigneur, accorde-nous
[des biens] en ce monde » ; ils n’auront pas de part dans la vie future. 201
Il y en a d’autres qui disent : « Notre Seigneur, accorde-nous en ce monde
105. Il
s’agit des trois mois lunaires de shawwâl, dhou l-qa‘da et dhou l-hijja (les 10
premiers jours).
106. Cf. 2,215, ainsi que 3,115 et 4,127.
107. Pour ne pas vivre de mendicité. Autre interprétation : Gardez vos provisions,
c’est-à-dire ne jetez pas ce qui vous reste à la fin du pèlerinage sous prétexte
que cela a été sacralisé.
108. L’exemplaire d’Ibn ‘Abbâs contenait en plus, dit-on, la formule : pendant les
foires du pèlerinage. Ainsi les activités commerciales qui se déroulaient depuis
toujours à l’occasion du pèlerinage ne sont pas condamnées.
109. Après avoir passé une journée en prière à ‘Arafât, les pèlerins descendent en
foule vers Muzdalifa et Mina pour lapider les stèles représentant Satan, offrir
un animal en sacrifice et se raser la tête.
110. Ceci s’adresserait aux Qurayshites (les tribus de La Mecque) qui s’estimaient
dispensés d’aller jusqu’à ‘Arafât.
111. A la fin du pèlerinage, les tribus avaient coutume de célébrer la gloire de leurs
ancêtres.
112. Dans les deux paragraphes mis ici en retrait, les versets commencent par la
formule « Parmi les hommes, il y en a qui… » (cf. 2,8.165 ; 22,3.8.11 ; 29,10 ; 31,6.20)
et se terminent par des assonances en â (âq, âr, âb, âd). Les versets 200b-202
interrompent le développement sur l’invocation de Dieu à la fin du pèlerinage.
On peut penser que ceux qui ont « rassemblé » le Coran ont voulu signifier par
cette insertion que toutes les invocations de Dieu ne se valent pas. Puis, après
le v. 203 qui termine le passage sur le pèlerinage, ils ont conservé les v. 204207 qui appartenaient au même ensemble que 200b-202.
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de bonnes choses et dans la vie future de bonnes choses ; préserve-nous des
châtiments de l’enfer » ; 202 à ceux-là reviendra une part en fonction de ce
qu’ils auront fait. Dieu est rapide à compter.
203
Invoquez Dieu pendant un nombre de jours fixé113. Si quelqu’un le fait
rapidement en deux jours, pas de péché sur lui. Si quelqu’un prend du retard, pas
de péché sur lui114. [Ceci vaut] pour ceux qui ont craint Dieu. Craignez Dieu et
sachez que vous serez rassemblés devant lui.
204
Parmi les hommes, il y en a dont les paroles concernant la vie en ce
monde te plaisent ; ils prennent Dieu à témoin de ce qu’il y a dans leur
cœur, mais ce sont les querelleurs les plus acharnés. 205 Et quand ils ont le
dos tourné, ils parcourent la terre pour y répandre le désordre et détruire
récoltes et troupeaux. Mais Dieu n’aime pas le désordre. 206 Quand on
leur dit : « Crains Dieu », ils se montrent fiers de pécher. La géhenne leur
suffira, quel repos affreux !
207
Parmi les hommes, il y en a qui se vendent eux-mêmes par volonté de plaire à
Dieu. Dieu est bon pour [ses] serviteurs.
L’Écriture et ses explications
Le passage suivant peut sembler assez hétérogène, ce que montrent d’ailleurs
les assonances rimées qui sont diverses. Il ne s’adresse pas à des juifs ou à des
chrétiens qui accepteraient bien d’entrer dans l’islam, mais avec des accommodements et non intégralement, comme le disent généralement les commentateurs. Mais il traite d’un conflit interne à l’islam des débuts, à propos des
bayyinât, ces « explications » qu’il faut toujours ajouter à une Écriture et sur
lesquelles tout le monde n’est pas nécessairement d’accord
Vous les croyants, entrez intégralement dans la paix115. Ne suivez pas les
traces de Satan, il est pour vous un ennemi notoire. 209 Si vous trébuchez116 après
208
Les trois jours qui suivent le sacrifice à Mina.
Les uns comprennent : Pas de faute rituelle sur lui, les autres : Tous les péchés de
sa vie lui sont pardonnés dans un cas comme dans l’autre, pourvu qu’il ait craint
Dieu, c’est-à-dire qu’il ait bien suivi le rituel.
115. Dans la paix (silm) de l’islam.
116. Suivre Satan, c’est trébucher et tomber, ce qui est arrivé à Adam et à son épouse
(2,36).
113.
114.
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que les explications précises sont parvenues jusqu’à vous, sachez que Dieu est
puissant et sage.
210
Qu’ont-ils à attendre, sinon que Dieu vienne dans l’ombre des nuées117, ainsi
que les anges ? Et le cas aura été jugé, c’est à Dieu que reviennent les cas.
211
Demande aux fils d’Israël combien nous leur avons apporté de versets bien
expliqués. Celui qui change le don de Dieu118 après qu’il lui a été apporté, Dieu
[le] punit sévèrement.
212
Pour les incrédules, la vie de ce monde est apparue belle119 et ils se moquent
des croyants. Mais ceux qui auront craint Dieu seront au-dessus d’eux le jour de
la résurrection et Dieu accorde à qui il veut des biens sans compter.
213
Les hommes étaient une communauté unique...120 Dieu a donc suscité des
prophètes chargés d’annoncer la bonne nouvelle et d’avertir et, avec eux, il a fait
descendre l’Écriture qui contient la vérité afin d’arbitrer les disputes entre les
hommes. N’ont eu des disputes à son sujet que ceux qui l’ont reçue, [et cela] après
que les explications précises leur aient été apportées et pour [des raisons
d’]hostilité mutuelle121. Mais Dieu a bien dirigé ceux qui, avec sa permission, ont
cru en cette vérité au sujet de laquelle [les autres] s’étaient disputés. Dieu dirige
qui il veut sur une voie droite.
La formule Qu’ont-ils à attendre, sinon… introduit une perspective eschatologique, comme en 6,158 ; 16,33 ; 43,66 ; 47,18. Contester les explications précises
et remettre à toujours plus tard l’obéissance intégrale, c’est risquer de se
retrouver plus tôt que prévu face au Juge du dernier jour. – La venue du Fils
de l’Homme dans les nuées du ciel à la fin des temps est une image connue de
la Bible (Dn 7,13 ; Mt 24,30 ; Ap 1,7). Le Coran (26,189) parle du « châtiment du
Jour de l’ombre », ce que les commentateurs développent en disant que cette
ombre-là sera incapable de protéger ceux qui croiront y trouver un abri contre
la chaleur du soleil devenue intolérable.
118. Il s’agit ici de la révélation de sa volonté.
119. Les bonnes choses de ce monde apparaissent telles, mais ne sont pas ce qu’il y
a de meilleur (18,46). Par ailleurs, les impies trouvent belles leurs mauvaises
actions elles-mêmes (6,122) ; c’était là le projet de Satan (15,39), lequel réussit
souvent puisque certains vont jusqu’à trouver belles les pires perversités
(6,137).
120. Dans le Coran d’Ibn Mas‘ûd et d’Ubayy, on lisait en plus : « … et ils se sont
disputés » (cf. 10,19), ce qui explique pourquoi il a fallu envoyer les prophètes
et faire descendre une Écriture.
121. Avoir en commun un Livre ne suffit pas. Il faut encore s’accorder sur les expli cations précises, autrement dit accepter l’autorité qui les fournit.
117.
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Ou bien comptez-vous122 entrer au paradis alors que vous n’avez rien subi de
semblable à ceux qui vous ont précédés ? L’adversité et le malheur les ont atteints,
ils ont été ébranlés, si bien que le prophète et les croyants qui étaient avec lui ont
dit : « À quand le secours de Dieu ? »123 Mais le secours de Dieu n’est-il pas
[toujours] proche ?
214
Reprise des questions
La série des Ils t’interrogent sur…, commencée au v. 189, reprend ici, avec
d’abord des questions sur des points déjà abordés en 195 (la contribution à
verser) et en 194 (la rupture de la trêve des mois sacrés). Des questions sur la
gestion des biens des orphelins (220) et sur les règles des femmes (222) vont
générer un long développement sur les relations matrimoniales (220-237).
Ils t’interrogent sur la contribution à verser. Dis : Le bien que vous avez versé,
c’est pour les parents, les proches, les orphelins, les pauvres et le voyageur124. Le
bien que vous faites, Dieu le connaît.
216
Il vous a été prescrit de combattre, et cela vous répugne125. Mais il se peut
qu’une chose vous répugne et qu’elle soit un bien pour vous ; il se peut que vous
aimiez une chose et qu’elle soit un mal pour vous. C’est Dieu qui sait ; vous, vous
ne savez pas.
217
Ils t’interrogent sur le mois sacré, [à savoir] combattre à ce moment-là126. Dis :
Combattre à ce moment-là, c’est grave. Mais barrer le chemin de Dieu et ne pas
215
122. La
formule initiale accroche ce verset à ce qui précède. Sans pouvoir retrouver
exactement les circonstances et les termes du litige, on voit bien qu’il s’agit de
régler une querelle interne à la communauté musulmane primitive.
123. La sourate 33 (10-11) évoque une de ces situations d’ébranlement de la foi.
124. La question portait sur le montant de la contribution, la réponse parle des
bénéficiaires. La question sera donc reprise au v. 219.
125. Cf. 4,77 ; 47,20.
126. La tradition voit dans ce verset une réaction à l’affaire de Nakhla. Pendant la
2e année de l’hégire, Mohammed envoya un groupe de Mecquois émigrés en
mission d’observation à Nakhla, non loin de La Mecque. Ceux-ci attaquèrent
une caravane qui rentrait à La Mecque. Or, c’était le mois de rajab, un des mois
sacrés. D’où la prise de position du Coran : s’il est grave de violer le tabou du
mois sacré, il est encore plus grave, de la part des Mecquois, de s’opposer à la
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croire en lui, [barrer celui] de la mosquée sacrée et en chasser les habitants, c’est
plus grave aux yeux de Dieu. Se révolter, c’est plus grave que tuer. Or ils ne
cessent de vous combattre pour vous détourner de votre religion, s’ils le peuvent.
Et ceux d’entre vous qui se laisseraient détourner de leur religion et mourraient
en incrédules, voilà ceux dont les œuvres auraient été vaines en ce monde et dans
l’autre, voilà ceux qui iraient en enfer pour y rester éternellement. 218 Mais ceux
qui ont cru, qui ont émigré et qui se sont battus pour la cause de Dieu, ceux-là
peuvent espérer la miséricorde de Dieu, car Dieu pardonne, il est miséricordieux.
219
Ils t’interrogent sur le vin127 et les jeux de hasard. Dis : Il y a là un péché
grave, et quelques avantages pour les gens. Et en ce cas, le péché l’emporte sur
l’avantage.
Ils t’interrogent sur la contribution à verser. Dis : Le surplus128.
C’est ainsi que Dieu vous donne des explications précises sur les versets.
Puissiez-vous réfléchir 220 en ce monde et dans l’autre129 !
Ils t’interrogent au sujet des orphelins. Dis : Bien gérer [à part] pour eux, c’est
bien [en soi]. Mais si vous vous associez avec eux, ils sont vos frères130. Dieu
reconnaît le corrompu et le bon gestionnaire. Si Dieu l’avait voulu, il vous aurait
imposé de la gêne, [mais] Dieu est puissant et sage.
religion de Dieu. – Mais les commentaires ont constamment le souci de
raccrocher les versets coraniques à un moment de la biographie traditionnelle
de Mohammed, même s’ils concernent des événements ultérieurs, par
exemple les troubles politiques des premières décennies de l’islam (cf. note sur
le v. 194).
127. Sur la question de l’ivresse, voir aussi 4,43 et 5,91.
128. Surplus est une des traductions traditionnelles du mot ‘afw (qui signifie aussi
pardon, indulgence). Voir 17,29 et 25,67 (invitation au juste milieu entre la prodigalité et la mesquinerie).
129. Ces premiers mots du v. 220 (qui semblent répétés du v. 217) ne peuvent se
rattacher à ce qui suit. Et normalement, les clausules du type « Puissiez-vous
réfléchir » sont conclusives. Cependant les commentateurs relient habituellement ces mots au v. 219 et comprennent : réfléchir sur ce monde et sur l’autre.
130. Sur la gestion des biens des orphelins, voir aussi 4,6 ; 6,152 ; 17,34. Ce verset est
habituellement compris comme une permission : celle de faire fructifier les
biens des orphelins sans attendre qu’ils s’en chargent eux-mêmes à leur
majorité.
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Au sujet du mariage
Le Coran traite en plusieurs endroits des relations entre les hommes et les
femmes. Voir 4,1-35.127-130 ; 23,5-7 (= 70,30-31) ; 24,2-9.31-33 ; 58,1-4 ; 60,10-12.
La sourate 65 (1-7) offre un ensemble assez parallèle à celui-ci. Les sourates 33
(28-38) et 66 (1-5) traitent de problèmes internes au harem du Prophète. Par
ailleurs, le discours testament de celui-ci contient également des dispositions
concernant les relations entre un homme et ses épouses ou ses captives.
On ne trouvera pas ici un ensemble juridique complet, mais plutôt des
réactions à des habitudes anciennes, plus ou moins bien connues maintenant.
On y voit l’islam élaborer peu à peu son droit, veillant par exemple à ce qu’il
soit toujours possible de revenir sur une décision irréfléchie (224-226), sans
pour autant laisser trop longtemps la femme en suspens (229-232) ; demandant
qu’on tienne compte de l’éventualité d’une grossesse en cours (228) ; obligeant
les gens à réfléchir avant de décider une rupture définitive, puisque le couple
ne pourrait pas se reformer tant que la femme répudiée n’aurait pas connu un
autre époux.
N’épousez pas les femmes païennes tant qu’elles ne deviennent pas
croyantes131. Une esclave croyante vaut mieux qu’une [épouse] païenne, même si
elle vous plaît. Ne mariez pas [vos femmes] à des païens tant qu’ils ne deviennent
pas croyants. Un esclave croyant vaut mieux qu’un [gendre] païen, même s’il
vous plaît. Ceux-là, ils invitent en enfer, mais Dieu invite au paradis et au
pardon, avec sa permission. Il donne aux hommes des explications précises sur ses
versets. Puissent-ils s’en souvenir !
222
Ils t’interrogent sur les règles132. Dis : « C’est une indisposition. Restez à
l’écart des femmes pendant leurs règles, ne vous approchez pas d’elles avant
qu’elles soient pures133. Quand elles se seront purifiées, allez vers elles de la façon
que Dieu vous l’a ordonné. Dieu aime ceux qui reviennent [à lui] et il aime ceux
221
131. Sur
le mariage entre musulmans et non-musulmanes, voir aussi 5,5.
dans la Bible Lv 15,19-32 ; 18,19 ; 20,18. Pour les commentateurs, ce verset
limite les relations sexuelles, mais abolit tous les autres interdits qui pesaient
sur les femmes pendant leurs règles (ne pas manger avec les autres, ne pas
habiter sous le même toit, etc.)
133. Autre lecture : yittahharna (au lieu de : yatharna), « avant qu’elles se soient
purifiées (rituellement) ».
132. Voir
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Chemins de Dialogue
qui se purifient134. 223 Vos femmes sont pour vous un champ [à ensemencer], allez
à votre champ comme vous le voulez, faites des provisions à votre profit135 et
craignez Dieu, sachez que vous devez le rencontrer. » Annonce cette bonne
nouvelle aux croyants.
224
Avec vos serments136, ne faites pas de Dieu un empêchement [vous dispensant]
de faire le bien, de craindre Dieu, de chercher des arrangements entre les gens.
Dieu entend et il sait. 225 Dieu ne vous punira pas pour une parole irréfléchie
prononcée dans vos serments, mais il vous punira pour ce que vous aurez
vraiment pensé137. Dieu pardonne, il est longanime.
226
Ceux qui jurent [de s’abstenir] de leurs femmes ont un délai de quatre mois.
Et s’ils se rétractent [avant], Dieu pardonne, il est miséricordieux. 227 Mais s’ils
décident la répudiation, Dieu entend et il sait. 228 Quant aux femmes répudiées,
elles attendront de leur côté pendant trois périodes ; elles n’ont pas le droit de
dissimuler ce que Dieu aurait créé dans leurs entrailles, si elles croient en Dieu
et au jour dernier. Pendant ce temps, leurs maris ont un droit prioritaire à les
reprendre s’ils veulent une réconciliation. Les femmes ont des droits équivalents
à leurs devoirs selon la coutume admise. Les hommes ont un rang supérieur à
elles138. Dieu est puissant et sage.
229
La répudiation est [possible] deux fois. [Après quoi], soit [les] reprendre selon
la coutume admise, soit [les] renvoyer de manière correcte. Vous n’avez pas le
droit de leur prendre ce que vous leur aviez donné, à moins que les deux ne
craignent139 de ne pas observer les règles fixées par Dieu. Si vous craignez qu’ils
n’observent pas les règles fixées par Dieu, rien à leur reprocher si la femme paie
134. La
finale du verset passe de la pureté rituelle à la pureté morale (cf. 9,108).
Dieu revient vers les hommes par miséricorde (cf. plus haut les
vv. 37.54.128.160), les hommes reviennent vers Dieu par la repentance.
135. Les relations conjugales pratiquées selon la crainte de Dieu et éventuellement la
procréation d’un enfant constituent des bonnes œuvres qui seront profitables
pour la rencontre avec Dieu après la mort.
136. Ces deux versets sur les serments (cf. 5,89) ne sont pas hors contexte puisqu’ils
préparent la suite : « Ceux qui jurent de s’abstenir de leurs femmes… »
137. Litt. « ce que vos cœurs auront acquis ». Dans la symbolique des langues
sémitiques, le cœur est l’organe de la pensée.
138. Cf. 4,34.
139. Le Coran d’Ubayy b. Ka‘b disait : « …à moins que les deux ne pensent […] S’ils
pensent » ; celui d’Ibn Mas‘ûd : « à moins que vous ne craigniez qu’ils n’observent
pas… ». – Il s’agit des « règles fixées par Dieu » pour une vie matrimoniale
normale. Autrement dit : si les deux (ou leur entourage) pensent que les
chances de reprise de la vie commune sont nulles…
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Lecture de la deuxième Sourate du Coran
son rachat à l’homme140. Telles sont les règles fixées par Dieu, ne les transgressez
pas. Ceux qui transgressent les règles fixées par Dieu, ceux-là sont les injustes.
230
S’il l’a répudiée, elle n’est plus licite pour lui tant qu’elle n’a pas épousé un
autre homme. Et si celui-ci la répudie, les deux [premiers conjoints] n’ont rien à
se reprocher en revenant l’un à l’autre, s’ils pensent qu’ils observeront les règles
fixées par Dieu. Telles sont les règles fixées par Dieu. Il en donne une explication
précise à des gens qui savent.
231
Quand vous répudiez les femmes et qu’elles ont attendu le temps voulu, soit
reprenez-les selon la coutume admise, soit renvoyez-les selon la coutume
admise141. Ne les reprenez pas pour leur nuire en transgressant [les commande ments de Dieu]. Celui qui fait cela se fait du tort à lui-même. Ne plaisantez pas
avec les versets de Dieu. Souvenez-vous de la grâce que Dieu vous a faite, de
l’Écriture et de la Sagesse qu’il fait descendre sur vous afin de vous exhorter.
Craignez Dieu et sachez que Dieu sait tout.
232
Quand vous répudiez les femmes et qu’elles ont attendu le temps voulu, ne les
empêchez pas d’épouser leurs maris s’ils se sont mis d’accord selon la coutume
admise142. Voilà à quoi est exhorté143 celui d’entre vous qui croit en Dieu et au
dernier jour. Cela est plus net et plus pur pour vous144. Dieu sait, et vous, vous
ne savez pas145.
233
Les mères allaiteront leurs enfants deux années complètes146. [Ceci], pour qui
veut mener l’allaitement jusqu’au bout. Le père leur devra nourriture et
140. Si
la séparation est à l’initiative de la femme, celle-ci peut se libérer en restituant tout ou partie de la dot qui lui a été remise lors du mariage.
141. Quand un processus de répudiation est commencé, ne pas le laisser traîner
plus longtemps que prévu (cf. les v. 226-228) afin que la situation de la femme
soit claire : redevenir une épouse normale une fois la crise passée, ou retrouver
sa liberté.
142. L’exégèse ancienne comprend : Si une femme a été renvoyée dans sa famille,
que celle-ci ne l’empêche pas de revenir à son ancien mari une fois la réconciliation opérée. Mais cela donne au pronom vous deux valeurs différentes dans
la même phrase : « Quand vous (les maris) répudiez une femme, ne
l’empêchez pas (vous, sa famille) de reprendre la vie commune » Faut-il plutôt
comprendre : « Si vous répudiez une femme, ne l’empêchez pas de refaire sa
vie avec quelqu’un d’autre » ?
143. Cf. 65,2.
144. Cf. 24,28.30 ; 33,53 ; 58,12.
145. Cf. 2,216 ; 3,66 ; 16,74 ; 24,19.
146. Ce verset traite soit de la durée théorique de l’allaitement (cf. 46,15), soit du
droit des femmes répudiées à allaiter leur enfant (cf. 65,1-6).
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habillement selon la coutume admise. Chacun n’est tenu qu’à ce qu’il peut.
Qu’une mère ne subisse pas147 de préjudice à cause de son enfant, ni un père à
cause de son enfant. L’héritier [du père] a les mêmes obligations. Si tous les deux,
d’un commun accord et après réflexion, veulent le sevrer, rien à leur reprocher. Si
vous voulez mettre vos enfants en nourrice148, rien à vous reprocher, pourvu que
vous remettiez149 la somme que vous deviez donner selon la coutume admise.
Craignez Dieu, sachez que Dieu voit bien ce que vous faites.
234
Ceux d’entre vous qui décèdent en laissant des épouses : elles observeront de
leur côté un délai de quatre mois et dix [jours]150. Quand elles auront attendu le
temps voulu, vous n’aurez rien à vous reprocher quoi qu’elles fassent de leur côté,
selon la coutume admise. Dieu est bien informé de ce que vous faites.
235
Rien à vous reprocher si vous faites allusion à une demande en mariage de
[ces] femmes ou si vous gardez [cette idée] secrète en vous-mêmes. Dieu sait que
vous vous souviendrez d’elles. Mais ne leur promettez rien en secret. Dites
seulement des paroles admises. Ne décidez pas de conclure le mariage avant que
le [temps] prescrit vienne à son terme. Sachez que Dieu sait ce qui est en vousmêmes. Faites attention à lui. Sachez que Dieu pardonne et qu’il est longanime.
236
Rien à vous reprocher si vous répudiez les femmes que vous n’avez pas
touchées ou pour qui vous n’avez pas encore fixé [le montant de] la dot légale151.
Donnez-leur une allocation selon la coutume admise, le riche selon ses moyens,
l’indigent selon ses moyens. C’est un devoir pour les hommes de bien.
237
Si vous les répudiez avant de les avoir touchées, mais après leur avoir déjà fixé
[le montant de] la dot légale, alors [pour elles] la moitié de ce que vous avez fixé,
à moins qu’elles y renoncent ou que celui de qui dépend le contrat de mariage y
renonce. Il est plus conforme à la crainte de Dieu d’y renoncer. N’oubliez pas
d’être généreux entre vous. Ce que vous faites, Dieu le voit bien.
147. Autre
lecture : « Une mère ne subit pas… » (à l’indicatif).
la mère veut ou doit cesser l’allaitement.
149. À la mère, pour le temps pendant lequel elle a allaité.
150. Les commentaires disent qu’avant l’islam, les veuves arabes étaient soumises
à un deuil plus long (un an) et plus rigoureux (cf. v. 240).
151. Cf. 33,49.
148. Quand
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Sur la prière152
Observez les prières et la prière médiane. Tenez-vous humblement
devant Dieu. 239 Si vous avez peur, alors en marchant ou à cheval. Quand
vous avez retrouvé la sécurité, invoquez Dieu selon ce qu’il vous a
enseigné et que vous ignoriez.
240
Ceux d’entre vous qui décèdent en laissant des épouses, … une disposition en
faveur de leurs épouses : une allocation pendant une année, sans les faire sortir.
Si elles sortent, rien à vous reprocher quoi qu’elles fassent de leur côté selon la
coutume admise. Dieu est puissant et sage. 241 Pour les femmes répudiées, une
allocation selon la coutume admise. C’est un devoir pour ceux qui craignent
Dieu153.
242
Voilà comment Dieu vous donne des explications précises sur ses versets.
Peut-être comprendrez-vous.
238
152. On
trouve ici deux petites mesures annexes concernant la prière. La première
constitue un témoin de l’organisation progressive des prières dans l’islam : à
l’origine, on parlait de deux prières, une le matin, l’autre le soir (cf. 7,205 ;
24,36 ; 33,42 ; 40,55 ; 48,9), éventuellement suivie d’une veillée nocturne (17,7879 ; 20,130 ; 50,39-40 ; 52,48-49 ; 76,25-26) ; quand une prière fut instituée au
milieu de la journée, ce fut la « prière médiane » ; après la mise en place des
cinq prières canoniques, on se demanda laquelle est ici désignée par l’adjectif
« médiane » : celle de midi, celle de l’après-midi ou celle du soir ? Chaque
solution est appuyée par une série de hadiths. On affirme même que le Coran
de Aïcha et celui de Hafsa (épouses du Prophète) disaient textuellement :
Observez les prières et la prière médiane : celle de l’après-midi, ou … et la prière
médiane et celle de l’après-midi. – La seconde affirme que, lorsque les circonstances l’exigent, le rituel normal est suspendu ; c’est la « prière de la peur »,
décrite avec plus de détails en 4,102-103. Pour la Mishna également (Berakot
4,5), dans un lieu dangereux, la prière devait être écourtée.
153. Séparés de leur contexte naturel par la notice sur la prière, les vv. 240-241
semblent une formulation ancienne des versets 234 et 236-237 qu’on a voulu
conserver dans la rédaction définitive de la sourate. Ce qu’indique d’ailleurs
un hadith conservé par Bukhâri (Kitâb at-Tafsîr, in loco) : « Ibn Zubayr a dit : Je
disais à ‘Uthmân : “Ce verset de la Baqara (Ceux d’entre vous qui décèdent en
laissant des épouses… jusqu’à sans les faire sortir), il a été abrogé par l’autre
verset. Alors pourquoi l’écris-tu ?” – “Tu dois le maintenir, fils de mon frère,
dit-il, je ne déplacerai rien.” »
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Exhortation : le combat pour la cause de Dieu
La sourate présente maintenant une sorte d’homélie, qui exhorte les croyants
à s’engager sans réticence dans le combat pour la cause de Dieu. L’affaire des
« milliers de morts » (243) et les deux exhortations qui suivent (combattre pour
Dieu, 244, – lui accorder un prêt généreux, 245) servent d’introduction : le v.
244 est illustré par le récit du combat contre Goliath (246-252) ; au v. 243, font
écho les trois figures de la résurrection (258-260) ; le v. 245 est abondamment
développé par les v. 254 et 261-284.
Pourquoi un tel développement à cet endroit ? Il faut sans doute le rapprocher
du verset 216 qui déplorait la réticence des fidèles à aller se battre quand on
les y appelait. L’homélie a précisément pour objet de faire tomber les objections et de motiver les hésitants.
Ouverture
Dans le Talmud, une discussion sur la résurrection fait référence au fameux
chapitre 37 d’Ézékiel. Pour les uns, c’est un texte parabolique ; pour les autres,
c’est une scène historique : ceux qui ressuscitèrent à la parole d’Ézékiel
quittèrent la Babylonie pour s’installer en Palestine où ils eurent des enfants,
et tel rabbin se dit un de leurs descendants. Reste à déterminer l’identité de
tous ces morts rendus à la vie : pour les uns, ils datent du temps de la sortie
d’Égypte ; pour les autres, ce sont des victimes de Nabuchodonosor (Talmud
de Babylone, traité Sanhédrin 92b. Cf. Aggadoth du Talmud de Babylone, Éd.
Verdier, 1982, p. 1080).
Le verset 243 est le condensé de récits analogues qui avaient cours chez les
clercs de l’islam. Wahb (tradition transmise par ses neveux) parle d’Israélites
qui, découragés, désiraient le repos de la mort ; pour leur montrer que, même
dans la mort, on n’en a pas fini avec lui, Dieu ordonne à Ézékiel d’aller ressusciter les 4000 occupants d’un grand cimetière. D’autres font d’Ézékiel le
successeur de Caleb, lui-même successeur de Josué, parce qu’ils retiennent
l’idée que les cadavres qu’il ressuscite sont ceux des Israélites qui périrent
dans le désert après la sortie d’Égypte ; mais on voit certains (Suddi) situer la
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scène en Mésopotamie. Pour les uns, il s’agit de gens qui fuyaient une
épidémie de peste et moururent d’autre chose là où ils avaient cru trouver le
salut ; pour d’autres, de combattants qui fuyaient devant l’ennemi…
D’autres essaient d’évacuer jusqu’au souvenir du texte d’Ézékiel : deux Juifs
priant derrière le calife ‘Umar se demandaient si celui-ci ne serait pas le
sauveur attendu, capable de ressusciter les morts comme Ézékiel ; ‘Umar, qui
a entendu, leur dit qu’il n’y a pas d’Ézékiel dans le Livre de Dieu et que seul
Jésus a ressuscité des morts ; les Juifs le renvoient alors à Coran 4,164 (il y a des
prophètes non cités par le Coran) et à 2,243 (des milliers de morts ont été
ressuscités par quelqu’un que le récit musulman traditionnel appelle Ézékiel).
Toutes ces traditions sont rassemblées dans le Commentaire de Tabari.
La formulation de ce verset est totalement elliptique. Elle suffit pour fonder la
leçon qu’on veut tirer : toutes les précautions sont inutiles, on n’échappe pas à
son destin, donc ne désertez pas le combat.
N’as-tu pas vu ceux qui sont sortis de leurs maisons, et par milliers, pour
échapper à la mort ? Et Dieu leur a dit : « Mourez ! » Ensuite il les a fait revivre.
Dieu est généreux pour les hommes, mais la plupart ne sont pas reconnaissants154.
244
Combattez pour la cause de Dieu et sachez que Dieu entend et qu’il sait. 245
Qui fera à Dieu un bon prêt pour qu’il le lui rende avec abondance155 ? Dieu
referme [sa main] et il l’ouvre. À lui vous serez ramenés.
243
Saül et Goliath, ou le combat nécessaire
Le passage suivant renvoie au récit biblique de l’instauration de la royauté (cf.
1Sm 8–10). Mais des changements significatifs ont été introduits :
– Dans la Bible, les Israélites veulent un roi afin d’être comme les autres
nations et d’avoir quelqu’un qui mène leurs combats (1Sm 8,20) ; ici, ils en
veulent un pour mener les combats de Dieu.
– Dans la Bible, Samuel objecte que le roi deviendra fatalement un tyran
(1Sm 8,11-18) ; ici, le prophète pressent que le peuple pourrait bien déserter le
combat, ce que la majorité va faire.
154. Cf.
155. Cf.
10,60 ; 27,73 ; 40,61.
57,11.18 ; 64,17.
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– Dans la Bible, les aventures de l’arche d’alliance (un coffret renfermant des
symboles cultuels) sont indépendantes de l’histoire du roi Saül ; elle est saisie
par les Philistins, puis renvoyée par eux dans une ferme israélite avant le
règne de Saül ; elle est récupérée par David et déposée à Jérusalem après la
mort de Saül. Ici, sa venue ratifie la désignation de Saül comme roi. Cependant
certaines Histoires des prophètes s’en tiennent au scénario biblique (cf. J.-L.
Déclais, David raconté par les Musulmans, p. 83).
– Non sans ironie, le récit biblique fait revenir l’arche sur un chariot tiré par des
vaches sans conducteur ; ici, l’arche vient portée par les anges. Certains récits
musulmans restent influencés par le scénario biblique, d’autres essaient d’harmoniser la Bible et le Coran, d’autres se détachent de la Bible et parlent d’une
arche apportée directement du ciel par les anges (ce qui, selon Tabari, est plus
fidèle à l’intention du texte coranique).
– Dans la Bible, l’épreuve de la rivière n’appartient pas à la geste de Saül, mais
à celle de Gédéon (Jg 7,1-8). Le déplacement de ce motif permet de souligner
que, dans le combat pour Dieu, la foi et l’obéissance des combattants comptent
plus que leur nombre.
– Le récit biblique (1Sm 17) insiste sur le combat singulier du petit David qui
relève victorieusement le défi lancé par le géant Goliath, commençant ainsi sa
marche vers le pouvoir ; ici, la défaite des incrédules est l’œuvre de l’ensemble
des combattants, même s’ils sont peu nombreux, et, dans cette bataille
générale, David a tué Goliath. Les Histoires des prophètes gardent le souvenir de
l’exploit de David célébré par la Bible, le texte coranique veut rester discret.
– La finale du v. 251 tire la morale de cette histoire : dans sa générosité, Dieu
suscite dans l’humanité des gens qui font régner l’ordre en réprimant les
fauteurs de désordres, à commencer par les incrédules. Ceci est développé en
22,39-41. Et le v. 252 conclut en affirmant qu’il faut désormais raconter le vieux
récit biblique avec ces modifications puisque c’est la vérité proclamée par Dieu
lui-même à quelqu’un qui a le statut de prophète.
N’as-tu pas vu l’assemblée156 des fils d’Israël après Moïse, quand ils ont dit à
un prophète157 qu’ils avaient : « Désigne-nous un roi, et nous combattrons pour
la cause de Dieu » ? Il dit : « Si le combat vous est prescrit, pourrez-vous ne pas
combattre ? » Ils dirent : « Il n’est pas question que nous ne combattions pas pour
246
156. En
arabe, le mala’ ; c’était le nom du conseil où siégeaient les notables de La
Mecque.
157. Les commentateurs savent qu’il s’appelle Samuel.
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la cause de Dieu, alors que nous avons été expulsés hors de nos maisons158 et loin
de nos fils. » Mais quand le combat leur fut prescrit, ils tournèrent le dos, sauf
quelques-uns. Dieu connaît les injustes.
247
Leur prophète leur dit : « Dieu vous a désigné Saül159 comme roi. » Ils dirent :
« Comment deviendrait-il roi sur nous, alors que nous avons plus que lui le droit
de régner ? Il n’a guère de fortune. » Il dit : « Dieu l’a choisi plutôt que vous, il
lui a attribué un surplus de science et de taille. » Dieu donne son règne à qui il
veut, Dieu contient tout et il sait.
248
Leur prophète leur dit : « Le signe de son règne, c’est que l’arche viendra chez
vous, contenant une sakîna160 provenant de votre Seigneur et une relique161 laissée
par les gens de Moïse et les gens d’Aaron. Les anges la porteront. Voilà vraiment
un signe pour vous si vous êtes croyants. »
249
Quand il sortit avec les soldats, Saül dit : « Dieu va vous mettre à
l’épreuve avec une rivière. Celui qui y boira ne sera pas des miens ; celui qui n’y
goûtera pas – mis à part celui qui n’en prendra qu’une gorgée à la main –, il sera
des miens. » Or ils y burent, sauf quelques-uns. Quand ils eurent traversé, lui et
ceux qui avaient cru avec lui, ils dirent : « Aujourd’hui, nous n’avons aucune
force contre Goliath et ses soldats. » Ceux qui pensaient devoir rencontrer Dieu
dirent : « Combien de fois une petite troupe en a vaincu une grande, avec la
permission de Dieu ! » Dieu est avec les patients. 250 Quand ils livrèrent bataille
à Goliath et à ses soldats, ils dirent : « Ô notre Seigneur, verse en nous la
patience, affermis nos pas et secours-nous contre ces incrédules. » 251 Ils leur
infligèrent une défaite, avec la permission de Dieu, et David tua Goliath. Dieu lui
accorda le règne et la sagesse et il lui enseigna ce qu’il voulut. Si Dieu ne
repoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre serait en désordre. Mais
Dieu est généreux pour l’humanité.
158. Les
Israélites parlent ici comme les compagnons de Mohammed, chassés de La
Mecque et décidés à y revenir, cf. 2,191 ; 22,40 ; 60,1.
159. Son nom coranique est Tâlût, ce qui fait allusion à sa grande taille (Tâla, être
grand) et forme un couple phonétique avec Jâlût (Goliath).
160. Dans la théologie juive, la shekina désigne la présence de Dieu ; le mot est
arabisé et son sens est matérialisé : il s’agit d’un objet conservé dans l’arche, et
les commentateurs le décrivent avec plus ou moins de fantaisie (cf. Déclais,
ibid., p. 89).
161. Il s’agit d’objets symboliques qui rappelaient aux Israélites le passage de leurs
ancêtres à travers le désert : les tablettes de la Loi, un vase de manne, le bâton
d’Aaron, cf. Hb 9,4.
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Ce sont les versets de Dieu. Nous te les récitons selon la vérité, car tu fais
partie des prophètes.
252
Des combats injustifiés
Dire que Mohammed est l’un des prophètes conduit à évoquer les autres. Les
prophètes forment un tout et il n’y a pas à choisir entre eux (2,136.285 ; 3,84 ;
4,150.152) ; cependant, les uns peuvent avoir des qualités spéciales (fadâ’il) qui
les distinguent des autres. Ainsi, seul Abraham est qualifié de bien-aimé (khalîl,
4,125) ; à Moïse seul, Dieu a parlé (4,164 ; 7,143) ; de Jésus seulement, il est dit
qu’il a été fortifié par l’esprit de sainteté (2,87 ; 5,110). Ces spécificités donnent
prétexte à des conflits, comme ceux qui opposaient les juifs (adeptes de Moïse,
à qui Dieu a parlé) et les chrétiens, aussi bien au Proche Orient qu’en Arabie du
sud. Et le texte se demande pour quelle raison Dieu permet de tels conflits
entre croyants.
Ces prophètes, nous en avons distingué certains par rapport aux autres. Il y
en a un à qui Dieu a parlé. Il a élevé certains selon des degrés162. À Jésus fils de
Marie, nous avons procuré les preuves et nous l’avons fortifié par l’esprit de
sainteté. Si Dieu l’avait voulu, leurs adeptes ne se seraient pas battus entre eux
après que les preuves furent parvenues jusqu’à eux. Mais ils furent en désaccord.
Certains crurent, d’autres refusèrent de croire. Si Dieu l’avait voulu, ils ne se
seraient pas battus entre eux. Mais Dieu fait ce qu’il veut.
253
Pour un engagement coûteux
Le v. 254, qui presse les croyants de mettre leurs biens au service de la cause
de la foi, vient logiquement après l’histoire de Saül et des quelques combattants qui l’ont suivi pour écraser Goliath et les incrédules. Il va être développé
par la suite du texte :
162. Cf.
74
6,83.165 ; 12,76.
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– le v. 255 fera écho à la question de l’intercession ;
– les v. 257-260 traiteront du jour du jugement et de la résurrection ;
– les v. 261ss reprendront le sujet principal : l’appel à la générosité pour la
cause de Dieu.
Le verbe anfaqa (dépenser) peut s’utiliser pour toutes sortes de dépenses
privées (18,42) ou familiales (65,6-7) ; il est aussi largement utilisé pour
désigner la contribution de chacun aux entreprises communautaires (8,60 ;
9,92.98-99.121 ; 57,10 ; 63,7).
Croire, prier, participer aux dépenses communautaires forment un ensemble
indissociable (cf. 2,3 ; 8,2-3 ; 14,31 ; 42,36-38). C’est pourquoi les sommes
offertes par des croyants douteux ne sont pas acceptées (9,53-60) ; à l’inverse,
après la mort du prophète, le calife Abû Bakr réprima vigoureusement les
tribus qui ne voulaient plus verser l’impôt tout en restant fidèles à la religion,
car cela équivalait à une apostasie. Il est donc normal qu’on demande aux
croyants de verser leur contribution.
Vous les croyants, versez votre contribution à partir des biens dont nous vous
avons pourvus, et cela avant que vienne un jour163 où il n’y aura place ni pour le
marchandage, ni pour l’amitié, ni pour l’intercession164. Les incrédules, ce sont
eux les injustes165.
254
Le verset du Trône
Le verset du Trône est un des plus connus du Coran. La tradition lui ayant
attribué une valeur protectrice, on le trouve souvent à l’intérieur des maisons
et jusque sur le pare-brise des voitures. Il s’agit d’un verset hymnique (c’est-àdire qui décrit Dieu et le célèbre), qu’on peut comparer à d’autres comme 3,2 ;
28,70 et 59,22-24.
Il s’inscrit dans la tradition juive :
– l’expression al-hayy al-qayyûm, « vivant, subsistant », vient tout droit de
l’araméen (Dn 6,27, élahâ hayyâ we-qayyâm ; Talmud, b.Berakôt 32a).
– les mots « somnolence » et « sommeil » (sina, nawm) reprennent ceux mêmes
du Ps 121,4 (lô yanûm we-lô yishan, « il ne dort ni ne sommeille »).
163. Cf.
14,31 ; 63,10.
6,51.70 ; 10,3 ; 20,109 ; 32,4 ; 40,18 ; 43,86 ; 53,26.
165. Qu’il faut combattre, cf. le v. 250.
164. Cf.
75
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Chemins de Dialogue
Mais il n’hésite pas à s’en démarquer, comme sur le problème de l’intercession.
Le judaïsme en effet attribuait volontiers aux anges une fonction d’intercession
en faveur des hommes (voir le mot intercession dans l’index des Écrits intertes tamentaires de La Pléiade), même si tel célèbre homéliste du 4e siècle, R.
Youdan, rappelait qu’il est toujours possible et préférable de s’adresser à Dieu
directement, car il ne ressemble pas aux grands de ce monde, séparés du
public par des intermédiaires (Talmud de Jérusalem, Berakôt ix, 13a).
Par ailleurs, certaines traditions conservées dans les recueils de hadiths et les
commentaires attribuent à ce verset une origine hors du commun : un djinn
prisonnier d’Abû Hurayra aurait obtenu sa libération en lui enseignant ce
verset et en lui recommandant de le réciter chaque soir pour jouir de la
protection divine pendant la nuit (Bukhâri, al-Wakâla, 10) ; et selon un hadith
qu’Ibn Kathîr juge peu fiable mais qu’il rapporte quand même, le Prophète
aurait affirmé que le verset du Trône avait été révélé à Moïse lui-même pour
être récité à la fin de chaque prière.
Dieu ! Pas d’autre dieu que lui, le vivant, le subsistant166. Ni somnolence, ni
sommeil ne le prennent. À lui ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre.
Quel est-il, celui qui intercéderait auprès de lui – à moins d’avoir sa permission ?
Il sait ce qu’il y a devant eux et ce qu’il y a derrière eux167. Eux n’en ont d’autre
connaissance que ce qu’il veut. Son Trône168 contient les cieux et la terre, cela ne
l’accable pas de les maintenir169. Il est le Très-Haut, le Très-Grand.
255
166. Cf.
3,2 ; 20,111. L’araméen qayyâm signifie « qui dure sans fin » ; les commentaires du Coran et les dictionnaires arabes proposent deux sens pour qayyûm :
un sens intransitif (« celui qui subsiste par lui-même ») et un sens transitif
(« celui qui fait subsister la création »).
167. Le pronom eux peut désigner les anges (cf. 19,64 et 21,27-28), présents implicitement puisqu’on leur refuse toute compétence d’intercesseurs. Sinon, il
renvoie à cieux et terre, et il faut alors donner aux prépositions un sens
temporel, avant et après.
168. En arabe kursî. En dehors de ce passage, le Coran emploie toujours le mot ‘arsh.
Certains estiment que les deux mots sont synonymes, d’autres que le kursî est
seulement le « marchepied » du ‘arsh. Le « Trône » n’est pas un siège solennel
placé pour Dieu au-dessus de l’univers, mais une réalité qui contient symboliquement l’univers lui-même, comme pour exprimer la présence universelle de
Dieu. Si le Trône est le lieu de Dieu, il est évidemment sans limites et il est
antérieur à la création. La réflexion sur le Trône de Dieu est un thème courant
de la pensée juive. Cf. dans la Bible Is 6,1 ; Jr 17,12 et surtout Ez 1.
169. N’éprouvant aucune fatigue, Dieu n’a pas besoin d’un repos sabbatique,
cf. 50,38.
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Lecture de la deuxième Sourate du Coran
« Pas de contrainte en religion »
Dans les débats modernes, les premiers mots de ce verset sont souvent cités
pour montrer que le Coran prône la tolérance religieuse, ce qui constitue sans
doute une interprétation anachronique.
En lisant ces mots dans leur contexte immédiat, on peut les paraphraser ainsi :
contraindre quelqu’un à adopter une religion est inutile, car personne ne peut
croire si Dieu ne le lui permet (cf. 10,99-100) ; et chacun peut trouver par luimême le chemin de la vérité puisque désormais, grâce à l’islam, toute
confusion entre l’erreur et la vérité est dissipée.
En les situant dans l’ensemble du recueil coranique (en particulier les versets
du « combat » dans la sourate 9) et dans la pratique concrète de l’islam, les
commentateurs des premiers siècles pensent que les païens ne peuvent
bénéficier de cette mesure, mais seulement les fidèles des religions tolérées,
comme le dit par exemple Tabari (« Pas de contrainte en religion à l’encontre de
celui dont il est permis de recevoir le tribut, s’il verse le tribut et accepte le régime de
l’islam »), qui s’oppose ainsi à ceux qui estimaient que ce verset était purement
et simplement abrogé.
Pas de contrainte en religion ! Désormais, la bonne voie est clairement
distinguée de l’erreur et celui qui renie les faux dieux170 et croit en Dieu a saisi la
poignée la plus solide171, celle qui n’a pas de fêlure. Dieu entend tout et il sait tout.
257
Dieu est le défenseur172 des croyants, il les fait sortir des ténèbres vers la
lumière. Ceux qui refusent de croire ont pour défenseurs les faux dieux, ils les
font sortir de la lumière vers les ténèbres ; voilà ceux qui iront en enfer pour y
rester éternellement.
256
170. En
arabe les tâghût, mot très utilisé par les mouvements islamistes pour
stigmatiser les régimes auxquels ils s’opposent. Cf. 4,51.60.76 ; 5,60 ; 16,36 ;
39,17. La racine du mot appartient à la langue sémitique commune ; en hébreu
biblique, elle désigne l’errance ; en hébreu rabbinique et en araméen, l’errance
religieuse et les idoles ; en éthiopien, les faux dieux ; en arabe, la démesure et
la tyrannie.
171. Cf. 31,22.
172. Cf. supra v. 107 et 120. Dans la vie sociale et familiale, le walî est celui qui
détient l’autorité et peut donc assurer la défense, l’analogue du patronus
romain (qui a gardé son sens dans un des usages du mot parrain).
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Trois figures de la résurrection :
– Abraham et Nemrod
À l’origine, il y a une notice de la Genèse (10,8-12) faisant de Nemrod le
premier potentat sur la terre, le fondateur de l’empire assyrien. Ce n’est pas un
personnage historique, mais la création d’un scribe israélite qui donna au
premier roi assyrien le sobriquet de Nemrod, c’est-à-dire « révoltons-nous »
(contre Dieu). Par la suite, les lecteurs et commentateurs firent de ce Nemrod
du chapitre 10 le constructeur de la Tour de Babel (ch. 11) et l’antithèse
d’Abraham (ch. 12). On se plaisait à opposer le Nemrod impérialiste et
idolâtre à l’Abraham nomade et monothéiste, autrement dit le monde grécoromain à la communauté juive, de la même façon qu’on racontait des joutes
entre tel empereur romain ou philosophe grec et tel maître juif.
Les légendes islamiques sur Abraham sont de la même veine et ce verset offre
le schéma très résumé d’un débat en trois temps :
– Abraham affirme que Nemrod tient sa royauté de Dieu et non de lui-même,
ce que conteste le roi.
– Abraham affirme que Dieu est maître de la vie et de la mort ; Nemrod montre
qu’il l’est aussi : faisant venir deux condamnés, il en exécute un et gracie
l’autre.
– Abraham affirme que Dieu est maître des lois cosmiques, et Nemrod trouve
là la limite de son pouvoir.
N’as-tu pas vu celui qui contestait [ce que disait] Abraham à propos de son
Seigneur, [à savoir que] Dieu lui avait donné la royauté ? Quand Abraham dit :
« Mon Seigneur, c’est lui qui fait vivre et qui fait mourir », il dit : « Moi, je fais
vivre et je fais mourir. » Abraham dit : « Dieu fait venir le soleil de l’orient, faisle donc venir de l’occident. » Celui qui refusait de croire resta confondu, car Dieu
ne guide pas les gens injustes.
258
– Un sommeil centenaire
Les Paralipomènes de Jérémie (ouvrage apocryphe, cf. Écrits intertestamentaires, p.
et 1739-1763) racontent l’histoire suivante : Jérémie envoie
Abimélek chercher des figues dans un jardin loin de Jérusalem. Pendant ce
temps, les Babyloniens s’emparent de Jérusalem et la détruisent. De son côté,
C X X X V I I- C X L
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Abimélek, qui rapporte les figues en pleine chaleur, s’endort sous un arbre.
Quand il se réveille au bout de 66 ans, il trouve une autre Jérusalem, reconstruite…
Les récits musulmans, repris par les commentaires, disent généralement que
Jérémie lui-même fut ce dormeur centenaire, quelquefois que ce fut Esdras
(‘Uzayr).
Ou encore [c’est] comme celui qui passa près d’une ville détruite de fond en
comble. Il dit : « Comment Dieu fera-t-il revivre celle-ci, maintenant qu’elle est
morte ? » Dieu le fit mourir pendant cent ans, puis le ressuscita. Il dit :
« Combien de temps es-tu resté ? » Il dit : « Je suis resté un jour ou une partie de
jour. »173 Il dit : « Non, tu es resté cent ans. Regarde ta nourriture et ta boisson,
elles ne sont pas gâtées. Regarde ton âne – c’est pour que nous fassions de toi un
signe pour les hommes –, et regarde les ossements, comment nous les relevons et
les revêtons de chair. » Quand cela lui apparut clairement, il dit : « Je sais que
Dieu peut tout. »
259
– Les oiseaux d’Abraham
Le sens du verset est clair : Même si les morceaux des oiseaux sont éparpillés,
Dieu peut les ressusciter. Mais l’origine de la scène est problématique. On
pense généralement au chapitre 15 de la Genèse : Abraham pose une question
à Dieu : « Comment saurai-je que je posséderai le pays que tu me promets ? »
Dieu lui dit alors d’offrir un grand sacrifice (une vache, une chèvre, un bélier,
une tourterelle et un pigeon) en découpant les grands animaux, mais non les
oiseaux. En signe d’alliance, un feu passe entre les parts des victimes pendant
la nuit. – Il y a des éléments de ressemblance (Abraham éprouve le besoin de
poser une question, des animaux sont découpés), mais aussi de grandes différences : la scène biblique ne parle pas de la résurrection (et les lectures qu’en
font les rabbins non plus) et ce sont précisément les oiseaux qui ne sont pas
découpés.
Et quand Abraham dit : « Seigneur, montre-moi comment tu fais revivre les
morts. » Il dit : « Ne crois-tu donc pas ? » Il dit : « Si, mais c’est pour que mon
260
173. Cf.
18,19. Comme les « jeunes gens de la caverne » qui restèrent endormis
pendant 309 ans (18,25) et comme ce dormeur anonyme, les ressuscités
penseront que leur sommeil dans la tombe aura été très bref (10,45 ; 17,52 ;
20,103-104 ; 30,55-56 ; 46,35 ; 79,46).
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cœur soit tranquillisé.174 » Il dit : « Alors, prends quatre oiseaux, découpe-les pour
toi, puis places-en une part sur chaque montagne, puis appelle-les, ils accourront
vers toi. » Sache que Dieu est puissant et sage.
Le prêt fait à Dieu
Quatre paraboles qui s’opposent deux par deux (le grain multiplié par 700 et
la terre emportée par une averse ; le jardin sur la colline et le beau jardin perdu)
expliquent à quelles conditions le prêt fait à Dieu, c’est-à-dire l’engagement
financier au profit des combats de l’islam, peut être une opération fructueuse.
Ceux qui dépensent leurs biens pour la cause de Dieu sont comparables à un
grain qui a produit sept épis contenant chacun cent grains. Dieu double [la
récompense] pour qui il veut175, Dieu contient tout et il sait.
262
Ceux qui dépensent leurs biens pour la cause de Dieu et qui ensuite n’en
profitent pas pour se vanter ou causer du tort, ont leur récompense près de leur
Seigneur ; ils n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés. 263 Parler de façon
convenable176 et pardonner valent mieux qu’une aumône suivie d’un tort [infligé
au bénéficiaire]. Dieu est riche177 et longanime. 264 Vous les croyants, ne rendez
pas vos aumônes vaines en vous vantant et en causant du tort, comme celui qui
dépense son bien pour être vu des hommes et qui ne croit ni en Dieu ni au dernier
jour178. Il est comparable à un sol rocheux recouvert de terre. Que tombe une
grosse pluie, elle le laisse dénudé. Ils ne peuvent pas profiter de ce qu’ils ont fait179.
Dieu ne guide pas les incrédules.
261
174. Certains
commentateurs tenaient à préciser que la question d’Abraham
n’impliquait aucun doute de sa part ; mais d’autres rappelaient le hadith
d’Abû Hurayra selon lequel le Prophète aurait dit : « Nous avons le droit au
doute, plus encore qu’Abraham » (Bukhâri, al-Anbiyâ’, 11 ; Tafsîr al-Baqara, 46).
175. Cf. 4,40 ; 6,160 ; 34,37 ; 57,11.18 ; 64,17.
176. Cf. 47,21.
177. Il peut donc se passer des dons mal faits.
178. Cf. 4,38.
179. Cf. 14,18.
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Ceux qui dépensent leurs biens en cherchant à plaire à Dieu et par conviction
personnelle sont comparables à un jardin planté sur une colline. Que tombe une
grosse pluie, il produit le double de fruits ; et si aucune grosse pluie ne tombe, [il
y a] la rosée. Dieu voit bien ce que vous faites. 266 L’un d’entre vous n’aimeraitil pas avoir un jardin avec des palmiers et des vignes, au bas desquels couleraient
des canaux et où il aurait de tous les fruits ? Mais le voici devenu vieux, il a des
enfants faibles ; et voilà qu’un ouragan de feu est tombé sur le [jardin], qui a
brûlé180.
Voilà comment Dieu vous donne des explications précises sur les versets181. Peutêtre réfléchirez-vous.
265
À propos de l’aumône et des transactions financières
Le verset précédent constitue en quelque sorte la conclusion de l’exhortation
au combat pour la cause de Dieu. Par une transition naturelle, on passe de la
participation financière à l’effort collectif à des consignes concernant la circulation de l’argent entre les personnes : aumônes, prêts usuraires, dettes…
Vous les croyants, donnez de ce qu’il y a de meilleur dans ce que vous avez
gagné et dans ce que nous avons fait sortir de terre pour vous. Ne cherchez pas ce
qui ne vaut rien pour le donner, alors que vous ne l’accepteriez qu’en fermant les
yeux. Sachez que Dieu est riche et digne de louanges. 268 Satan vous fait
envisager le dénuement et vous ordonne des vilenies. Dieu vous fait envisager un
pardon de sa part et un bienfait. Dieu contient tout et il sait. 269 Il accorde la
sagesse à qui il veut. Et celui qui reçoit la sagesse reçoit un grand bien. Nul ne
s’en souvient, sauf ceux qui sont doués d’intelligence182. 270 Tous les dons que
vous faites, tous les vœux que vous prononcez, Dieu les connaît. Il n’y a personne
pour secourir les injustes. 271 Si vous faites vos aumônes de façon apparente, c’est
267
180. De
même que le beau jardin aménagé à force de travail n’est plus rien quand
le vieillard ne peut l’entretenir et que la foudre l’a anéanti, ainsi le prestige
social acquis par celui qui dépense ses biens « pour être bien vu des hommes »
se révélera néant lors de la rencontre avec Dieu après la mort.
181. Les v. 261-266 sont bien une précision apportée au v. 245.
182. Cf. 3,7 ; 13,19 ; 39,9.
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excellent. Si vous les cachez en les remettant aux pauvres183, c’est encore mieux
pour vous et il vous pardonnera184 vos fautes. Dieu est bien informé de ce que vous
faites. 272 Ce n’est pas à toi de les185 mettre sur la bonne voie, mais c’est Dieu qui
met sur la bonne voie qui il veut. Le bien que vous donnez, c’est à vous que cela
profite, quand vous ne donnez qu’en cherchant la face de Dieu. Le bien que vous
donnez vous sera entièrement rendu, vous ne serez pas lésés. 273 [C’est aussi]
pour les pauvres qui ont été réduits à l’inactivité pour la cause de Dieu186 : ils ne
peuvent plus voyager187, l’ignorant les croit riches à cause de leur discrétion, tu
les reconnais à leur extérieur, ils ne mendient pas de façon importune. Le bien que
vous donnez, Dieu le connaît. 274 Ceux qui donnent de leur fortune la nuit et le
jour, en secret et en public, auront leur récompense près de leur Seigneur ; ils
n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés.
275
Ceux qui se nourrissent de prêts usuraires188 ne se lèveront189 qu’à la manière
de celui qui est rendu fou par un coup de Satan. Cela parce qu’ils ont dit : « La
vente, c’est tout à fait comme l’usure », alors que Dieu a permis la vente et
interdit l’usure. Celui qui reçoit un avertissement de son Seigneur et cesse [sa
pratique], à lui ce [qu’il a gagné] avant ; son affaire est renvoyée à Dieu. Mais
ceux qui recommencent, voilà ceux qui iront en enfer pour y rester éternellement.
276
Dieu fait s’effondrer l’usure et fructifier les aumônes. Dieu n’aime pas celui
qui est toute ingratitude et péché. 277 Ceux qui croient, qui pratiquent les bonnes
actions, qui font la prière et qui versent l’aumône légale auront une récompense
près de leur Seigneur ; ils n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés. 278
Vous les croyants, craignez Dieu et abandonnez les intérêts usuraires qui courent
183. On
perçoit ici un écho de l’enseignement du « Sermon sur la montagne »
(Mt 6,3-4) ; Ibn Kathîr cite d’ailleurs deux hadiths dans lesquels Mohammed,
reprenant les mots de l’Évangile, fait l’éloge de celui qui « cache à sa main
gauche ce qu’il distribue de sa main droite ».
184. Autres lectures canoniques : elles (les aumônes) vous pardonneront et nous
(Dieu) vous pardonnerons (celle-ci a la préférence de Tabari). L’aumône qui
contribue au pardon des fautes est un thème classique ; cf. dans la Bible
Tb 12,9 ; Si 3,30.
185. Selon les commentateurs, il s’agit de non-musulmans que, dans un premier
temps, le Prophète déconseillait de secourir.
186. Les commentateurs pensent en particulier aux musulmans qui avaient fui La
Mecque avec Mohammed et se trouvaient sans ressources à Médine.
187. Pour faire du commerce comme auparavant.
188. En arabe : ribâ, mot de même racine que l’hébreu tarbît. Voir dans le Coran
3,130 ; 4,161, 30,39.
189. Le Coran d’Ibn Mas‘ûd avait en plus : le jour de la résurrection.
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encore, si vous êtes croyants. 279 Si vous ne le faites pas, soyez prévenus d’une
guerre menée par Dieu et son prophète190. Si vous vous corrigez, vos capitaux
vous restent acquis. Vous ne léserez pas et ne serez pas lésés. 280 Si quelqu’un se
trouve en difficulté, alors un répit jusqu’à une situation meilleure. Et si vous en
faisiez aumône, ce serait mieux pour vous, si vous saviez191. 281 Craignez un jour
où vous serez ramenés à Dieu, où chacun sera rétribué pour ce qu’il a fait et où
personne ne sera lésé.
282
Vous les croyants, si vous contractez une dette qui court jusqu’à une échéance
déterminée, écrivez-le. Qu’un écrivain écrive honnêtement en votre présence.
Qu’aucun écrivain ne refuse d’écrire, comme Dieu l’en a instruit. Qu’il écrive.
Que le débiteur dicte et qu’il craigne Dieu son Seigneur, qu’il n’en retranche rien.
Si le débiteur est un ignorant ou un faible, ou s’il ne peut pas dicter lui-même,
que son tuteur dicte honnêtement et prenez comme témoins deux hommes de chez
vous. Si ce ne sont pas deux hommes, alors un homme et deux femmes prises
parmi les personnes que vous acceptez comme témoins, de sorte que, si l’une se
trompe, l’autre lui rappellera. Que les témoins ne refusent pas si on les convoque.
Ne trouvez pas fastidieux d’écrire, qu’elle soit petite ou grande, et [en indiquant]
l’échéance. Ainsi ce sera plus équitable devant Dieu ; cela constituera un témoi gnage plus solide et mieux à même de vous préserver de tous les doutes, – à moins
qu’il ne s’agisse d’une transaction immédiate que vous réglez entre vous : rien à
vous reprocher si vous ne l’écrivez pas. Prenez des témoins quand vous faites un
contrat commercial. Qu’aucun écrivain ni aucun témoin ne subisse de
190. Les
mesures ici préconisées ne sont pas des conseils, mais des ordres qui
s’imposent à tous. Le « discours d’adieu » de Mohammed annonçait l’abolition
de l’usure : « Voici que tout prêt usuraire est aboli, mais vos capitaux vous restent
acquis, vous ne léserez pas et vous ne serez pas lésés. Dieu a décidé : Pas d’usure. Et
voici que le prêt usuraire de ‘Abbâs ibn ‘Abd el-Muttalib [un oncle de Mohammed]
est totalement aboli. » (texte de la Sîra d’Ibn Ishâq)
191. Les juristes hésitaient sur la manière de mettre en pratique ce verset 280 et les
théologiens acceptaient difficilement l’idée d’une peine éternelle (cf. le v. 275)
frappant des pécheurs qui sont malgré tout des croyants. On attribuait au
calife ‘Umar l’opinion suivante (citéé par Tabari) : « Par Dieu ! je ne sais pas si
parfois nous vous ordonnons des choses qui ne vous sont pas utiles et je ne sais pas si
parfois nous vous interdisons des choses qui vous seraient utiles. Les versets du Coran
qui furent révélés les derniers furent les versets sur l’usure, et l’Envoyé de Dieu décéda
avant de nous les expliquer avec précision. Alors laissez ce qui vous semble douteux
pour vous en tenir à ce qui n’est pas douteux pour vous. » (En fait d’autres traditions affirment que le dernier verset révélé est le v. 3 de la sourate 5.)
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dommage192. Si vous le faites, c’est une impiété de votre part. Craignez Dieu. Dieu
vous instruit. Dieu sait tout.
283
Si vous êtes en voyage et ne trouvez pas d’écrivain193, prendre des gages. Si
l’un de vous confie quelque chose à un autre, que celui à qui on a fait confiance
restitue ce qui lui a été confié et qu’il craigne Dieu son Seigneur.
Ne dissimulez aucun témoignage. Celui qui les dissimule pèche en son cœur.
Dieu sait ce que vous faites. 284 À Dieu ce qui est dans les cieux et sur la terre.
Que vous manifestiez ce qui est en vous ou que vous le cachiez, Dieu vous en
demandera compte ; et il pardonnera à qui il veut et châtiera qui il veut. Dieu est
puissant sur toute chose.
Conclusion
La sourate se termine par une confession de foi et une prière. L’une et l’autre
constituent une conclusion cohérente : la réponse rituelle des croyants à
l’énoncé de la confession de foi (cf. 5,7 ; 24,51) contraste volontairement avec
celle qui, par dérision, était attribuée aux juifs (2,93) et, dans leur prière, les
croyants demandent à Dieu de ne pas leur imposer les mêmes commandements qu’aux religions antérieures. Ceci correspond à l’architecture globale de
la sourate qui, après avoir dénoncé l’infidélité des juifs et des chrétiens (v. 40141), s’est intéressée à l’organisation de la communauté musulmane ellemême.
Le prophète a cru en ce qui est descendu sur lui de par son Seigneur, ainsi que
les croyants. Chacun a cru en Dieu, en ses anges, en ses Livres194, en ses
prophètes195. Nous ne faisons pas de différence entre un prophète et un autre196. Ils
285
192. La
grammaire permet aussi une lecture à l’actif : ne cause de dommage [en
trichant].
193. Autre lecture : kitâb (« de quoi écrire ») au lieu de kâtib (écrivain »).
194. Autre lecture : « en son Livre », c’est-à-dire « dans le Coran ».
195. Cf. 2,177 ; 4,136.
196. Cf. 2,136 ; 3,84 ; 4,152.
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ont dit : « Nous avons entendu et nous avons obéi. Ton pardon, ô notre Seigneur.
C’est vers toi que [tout] finira. »
286
Dieu n’exige rien de personne au-delà de ses capacités. Pour chacun, ce qu’il
aura accompli ; contre lui, ce qu’il aura commis.
Ô notre Seigneur, ne nous reprends pas quand nous oublions ou que nous nous
trompons. Ô notre Seigneur, ne nous impose pas les obligations que tu as
imposées à nos prédécesseurs. Ô notre Seigneur, ne nous charge pas de ce que
nous n’avons pas la force de porter. Sois indulgent pour nous, pardonne-nous, aie
pitié de nous.
Tu es notre protecteur, porte-nous secours contre les incrédules.
•••
UN TEXTE DANS L’HISTOIRE
En composant la sourate, on voulut fournir aux musulmans un texte qui leur
dirait clairement qui ils étaient : leur place dans une histoire humaine commencée
avec Adam sous le signe de l’hostilité satanique (v. 21-39) ; leur place par rapport
à d’autres groupes religieux plus anciens mais jugés disqualifiés (v. 40-150) ; les
règles qui devaient régir leurs observances rituelles et leur vie sociale (v. 151-242) ;
l’énergie avec laquelle ils devaient mener leurs combats pour Dieu (v. 243-266).
« Holà ! les hommes de la Baqara ! » pouvait retentir comme un cri de ralliement.
Et certains prédicateurs musulmans en vinrent à considérer cette sourate comme
un « sommet » (sanâm) du Coran, racontant sur elle beaucoup d’anecdotes
édifiantes qui allaient prendre place dans la littérature des Fadâ’il al-Qur’ân (« les
vertus spéciales du Coran »). Certaines associent notre sourate à la lumière,
d’autres à l’exercice de l’autorité et à la cohésion communautaire.
Selon une tradition recueillie par Abû ‘Ubayd et citée par Ibn Kathir197, de
vieux Médinois rapportaient l’histoire suivante. Un jour, quelqu’un dit au
197. Op.
cit., I, p. 58.
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prophète : « N’as-tu pas vu Thâbit b. Qays b. Shammâs ? La nuit dernière, sa
maison est restée éclairée par des lampes. » Et le prophète remarqua : « Il était
peut-être en train de réciter la sourate al-Baqara. » Alors on interrogea Thâbit, qui
répondit : « Effectivement, je récitais la sourate al-Baqara. »
Thâbit b. Qays faisait partie des proches de Mohammed. On dit qu’il fut son
secrétaire ; et lorsque la tribu des Tamîmites envoya sa délégation à Médine, il fut
chargé de vanter l’excellence du groupe des musulmans dans la joute oratoire
organisée à cette occasion. Il faut bien comprendre la pointe de l’anecdote. Si ses
voisins ont remarqué l’éclairage de sa maison, ce n’est pas parce qu’il avait allumé
des lampes afin de pouvoir lire le texte de la sourate qui aurait été écrit sur
quelque feuillet. Mais il récitait la sourate par cœur, et c’est cette récitation qui
devenait source de lumière dans sa maison et même pour ceux de l’extérieur.
Ceci entre résonance avec une page du Talmud de Jérusalem (Haguiga II,
77b)198. Élisha b. Abuya était un des grands rabbis du début du second siècle,
contemporain de R. Aqiba et maître de R. Méïr. Puis il perdit la foi et fut déclaré
hérétique par ses pairs, de sorte qu’il est généralement désigné par l’épithète
« l’autre », et non pas par son nom. Un jour, il raconta à R. Méïr ce qui s’était passé
lors de sa circoncision. Abuya son père avait invité beaucoup de monde. La
plupart passèrent leur temps à festoyer et à danser. Mais on avait réservé une
pièce à part pour deux rabbis, Éliézer et Yehoshua.
Ils se mirent donc à s’occuper des paroles de la Torah, passant de la
Torah aux Prophètes et des Prophètes aux Hagiographes. Un feu descendit
du ciel et les entoura. Mon père, Abuya, leur dit : « Mes Maîtres ! Êtes-vous
venus pour mettre le feu à ma maison ?» Ils lui répondirent : « Dieu nous
en garde ! Mais nous étions assis et nous faisions un collier199 avec les
paroles de la Torah. Nous passions de la Torah aux Prophètes et des
Prophètes aux Hagiographes, et voici que ces paroles sont devenues
joyeuses comme elles l’étaient quand elles furent données au Sinaï, et le feu
s’est mis à les lécher comme il les léchait au Sinaï ».
198. Cf.
La Torah orale des pharisiens, Supplément au Cahier Évangile 73, Le Cerf
1990, p. 24.
199. La Bible hébraïque est divisée en trois parties (Torah, Prophètes,
Hagiographes) ; faire un collier était un procédé midrashique qui consistait à
traiter une question en citant des versets pris dans chacune des trois parties.
Cf. Luc 24,44.
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Il y a analogie : dans les deux cas, la mise en œuvre du texte sacré fait
apparaître la lumière et le feu. Il y a différence aussi : les rabbis sont deux, et ils ne
se contentent pas de réciter un texte puisqu’ils font jouer ensemble des passages
tirés des diverses parties de la Bible ; Thâbit est seul, et il récite à la suite les versets
d’une seule sourate.
On racontait une histoire semblable sur Usayd b. Hudayr. C’était le fils d’une
grande famille de l’oasis de Yathrib (la future Médine) avant l’islam ; son père
avait trouvé la mort dans la dernière bataille qui opposa les deux tribus arabes de
Yathrib avant que celles-ci ne fassent appel à Mohammed ; il savait écrire et
excellait à la nage et au tir à l’arc200.
Une nuit, il récitait la sourate al-Baqara ; près de lui, sa jument s’agitait quand
il récitait et elle se calmait quand il se taisait ; craignant qu’elle fasse du mal à son
fils Yahyâ qui reposait à côté, il alla mettre celui-ci à l’abri tout en levant la tête
vers le ciel. Le lendemain, il en parla au prophète qui lui dit : « Récite, Ibn Hudayr,
récite ! » – « Mais Envoyé de Dieu, j’ai eu peur qu’elle écrase Yahyâ qui était à côté
d’elle, et j’ai levé la tête pour aller vers lui ; en levant la tête vers le ciel, j’ai aperçu
une sorte de nuage sombre contenant comme des lampes qui s’éloignaient et que
je perdis de vue. » – « Sais-tu ce que c’était ? » – « Non. » – « C’étaient les anges
qui s’approchaient de ta voix. Si tu avais repris ta récitation, ils seraient apparus
ce matin et tout le monde les verrait sans qu’ils cherchent à se cacher. »201
On racontait sur le compte du même Usayd une autre anecdote édifiante202,
basée également sur la capacité de la « parole » à éclairer le chemin des hommes.
Avec un compagnon, ‘Abbâd b. Bishr, il sortait de chez le prophète avec qui ils
avaient discuté ; il faisait nuit noire ; alors, le bâton de l’un d’eux devint lumineux
et ils purent marcher à sa lumière ; quand leurs chemins se séparèrent, ce sont les
deux bâtons qui devinrent lumineux…
Les rabbis du midrash n’auraient pas renié de tels fioretti pédagogiques, eux
qui aimaient commenter ce verset de psaume : « Ta parole est une lampe pour mes
pas, une lumière sur ma route » (Ps 119,105) ou ce proverbe : « Le précepte est une
lampe, et la Torah une lumière » (Pr 6,23).
200. Ibn
Sa‘d, op. cit., III, 604.
Des mérites du Coran, 15.
202. Ibn Sa‘d, op. cit., III, 606.
201. Bukhâri,
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Chemins de Dialogue
Mais il ne s’agissait pas seulement d’une lumière sur le chemin personnel de
chacun. D’autres histoires affirmaient que la connaissance de la Baqara était indispensable à l’exercice de l’autorité.
Ibn Kathir rapporte celle-ci, qu’il a trouvée dans plusieurs recueils canoniques
de hadiths203 et qui est attribuée à Abû Hurayra. On remarquera que le but de
l’expédition n’est pas précisé, pas plus que les noms des personnages.
Manifestement, une seule chose intéresse les transmetteurs : faire dire au prophète
que, pour être émir, il faut connaître la Baqara et l’appliquer. On peut soupçonner
ici l’intervention de quelque opposant qui juge le pouvoir de son temps trop peu
soumis à la lettre coranique :
L’Envoyé de Dieu envoya une expédition assez nombreuse et leur
demanda de réciter le Coran. Il demanda à chacun de réciter ce qu’il
connaissait du Coran. Arrivé près d’un des plus jeunes, il dit : « Un tel, que
connais-tu ? » – « Je connais ceci, et ceci, et la sourate al-Baqara. » – « Tu
connais la sourate al-Baqara ? » – « Oui. » – « Alors va, tu es leur émir. »
Un des hommes qui faisait partie des notables dit alors : « Par Dieu ! ce
qui m’a empêché d’apprendre la sourate al-Baqara, c’est seulement que je
craignais de ne pas la mettre en pratique ! »
Et le même Ibn Kathir conclut son introduction au commentaire de la sourate
2 par une autre anecdote. Il l’utilise pour répondre à la question : Est-il correct de
dire “sourate de la Vache” ? Serait-il préférable de préciser “sourate où il est
question de la Vache” ? Mais en elle-même, l’histoire disait autre chose, à savoir :
cette sourate est capable de rassembler la communauté menacée de dispersion.
Voici son texte :
Ibn Mardawayh a rapporté, d’après un hadith de Shu‘ba, qui le tenait
de ‘Aqîl b. Talha, lequel le tenait de ‘Utba b. Marthad : Voyant que ses
Compagnons s’étaient attardés, le prophète dit : « Holà ! les hommes de la
sourate al-Baqara ! »
Je pense que ceci se passa à la bataille de Hunayn204. Ce jour-là, ils
prenaient la fuite ; alors il donna à ‘Abbâs l’ordre de les rappeler : « Oh ! les
hommes de l’arbre ! » (c’est-à-dire les gens qui avaient prêté le serment de
203. Tirmidhi,
Nisâ’î, Ibn Mâja.
se situe après la prise de La Mecque. Les musulmans avaient prêté le
« serment de l’accord » (ridwân) sous un arbre quelques années auparavant.
204. Elle
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l’accord) – mais une recension dit : « Holà ! les hommes de la sourate alBaqara ! » – afin de les stimuler avec ces mots-là. Et ils se mirent à arriver de
tout côté.
Ce fut la même chose à la bataille de la Yamâma205 contre les partisans
de Musaylima. Les Compagnons fuyaient devant la masse de l’armée des
Banû Hanîfa ; mais les Émigrés et les Partisans [ansâr] s’encouragèrent
mutuellement : « Holà ! les hommes de la sourate al-Baqara ! » et Dieu leur
accorda la victoire.
Tous ces récits édifiants reflètent parfois une culture pas très éloignée de celle
des rabbis orientaux qui, à la même époque, achevaient la composition du Talmud
de Babylone. Ils témoignent du travail des commentateurs et des prêcheurs qui
s’efforçaient de faire du texte le miroir de la vie communautaire. Pour eux, l’expédition de Khaled et de ses musulmans contre Musaylima, le rival du prophète,
devait être en quelque sorte la réédition du combat de Saül et de sa petite troupe
contre les soldats de Goliath (v. 246-252). Convoquer les « hommes de la sourate alBaqara », c’était inscrire les combats fondateurs de l’islam dans la continuité de
ceux des prophètes de tous les temps.
Mais d’autres questions ne manquent pas de se poser. Nous avons surtout
cherché à vérifier si les éléments hétérogènes qui composent la sourate ont été
assemblés en fonction d’une certaine cohérence et d’un projet rédactionnel. Nous
n’avons guère fait la critique historique de chaque péricope. La littérature traditionnelle des « circonstances de la révélation » (asbâb an-nuzûl) s’efforce avec
constance de rattacher chaque verset à un moment de la biographie du fondateur
de l’islam. Or une fois ou l’autre, nous avons pu remarquer que la circonstance en
question pouvait être beaucoup plus tardive : ainsi pour les v. 142-149 (l’orientation de la prière), 158 (le rituel de Safâ et Marwâ), 190-195 et 217 (les révoltes
dans l’islam), et même les v. 159-162 (débat interne à l’islam sur ce que veut
l’Écriture), etc. Il ne s’agit pas de détails pour érudits, car le discours des théologiens et la réflexion des croyants ne peuvent pas sans dommage ignorer
longtemps ce que les historiens mettent au jour. En l’occurrence, si la déclaration
205. La
Yamâma est la région orientale de l’Arabie ; c’était le domaine des Banû
Hanîfa ; un certain Musaylima s’était posé en prophète concurrent de
Mohammed ; lui et ses partisans furent défaits par Khaled ibn Walîd, envoyé
par le premier calife Abû Bakr. Dans son ouvrage historique al-Bidâya wa-nNihâya, Ibn Kathîr raconte la bataille de la Yamâma en citant cet épisode
(Éd. Dâr al-Ma`rifa, Beyrouth, V, 717), ce que ne faisait pas Tabari dans son
Histoire des nations et des rois.
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Chemins de Dialogue
de rupture avec les religions antérieures occupe une place importante dans la
sourate, si d’autre part le texte qui la constate renvoie à une décision omeyyade
du début du 8e siècle, on n’échappe pas à la question : qui sont les rédacteurs de
la sourate ? Et de quelle rupture parlent-ils ? Celle qui aurait sanctionné l’opposition à Mohammed de quelques tribus juives du Hedjaz, selon ce que raconte
l’historiographie communautaire officielle ? Ou plutôt celle qui est intervenue
dans l’empire arabe entre la religion nouvelle des conquérants et les communautés historiques juives et chrétiennes ?
Certes, entreprendre une enquête historique peut sembler d’abord irrespectueux, voire prétentieux. Vouloir découvrir les conditions de la naissance de
l’Écriture, n’est-ce pas compromettre celle-ci dans les dédales du passé, et en
l’occurrence d’un passé plus complexe que les deux décennies d’une prédication
fondatrice dans le Hedjaz ? On accusera alors l’historien de relativiser ce qui
devrait rester un absolu, sans voir que relativiser ne signifie pas dévaloriser, mais
mettre en relation. Qui parle à qui ? Et dans quel monde ? Se poser de telles
questions, même si les réponses sont souvent difficiles à formuler, c’est ouvrir un
chemin pour la parole. Si le texte est descendu d’en haut d’une façon merveilleuse,
que peuvent faire les destinataires, sinon écouter et se taire ? On pense au mot de
Luther : « Avec la Bible, tu peux toujours discuter. Avec la Parole de Dieu, tu ne
peux pas. » En maintenant un espace convenable entre la réalité textuelle et historique du livre canonique et la Parole décisive que chacun peut y entendre dans le
risque de la foi, on donne la parole aux destinataires de la Parole et ceux d’aujourd’hui peuvent alors entrer en discussion avec ceux de l’époque fondatrice.
•••
Puisque la revue qui accueille ce travail s’appelle Chemins de dialogue, nous
terminerons donc en suggérant quelques questions qui pourraient être celles des
lecteurs d’aujourd’hui. Par exemple :
1) La première partie de la sourate est une déclaration de rupture entre l’islam
naissant et les religions qu’il trouvait sur place, le christianisme et surtout le
judaïsme. Comment gérer ce constat aujourd’hui ? Que penser de la façon dont les
textes bibliques sont traités ? Que faire de l’image péjorative et caricaturale des
communautés concurrentes que le texte véhicule ? Bref, que faire des polémiques
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fondatrices quand elles ont survécu à l’usure du temps et qu’elles sont devenues
un texte sacralisé206 ?
2) L’exhortation finale invite les « gens de la sourate al-Baqara » à combattre
pour la cause de Dieu sans avoir peur de risquer leur propre vie, sans lésiner sur
la contribution qu’ils peuvent apporter à l’entreprise commune. Nous n’insisterons pas sur l’actualité de ce discours. Mais ceux qui veulent emprunter les
« chemins du dialogue » ne peuvent éluder cette question : que signifie combattre
pour la cause de Dieu ? De quels objectifs peut-on être sûr qu’ils sont ceux de
Dieu ? Et quelles armes sont les siennes ?
206. Nous
renvoyons à la conclusion de notre ouvrage Un récit musulman sur Isaïe
(Paris, Le Cerf, 2001, p. 161-162), et à celle de notre article « les Histoires
prophétiques musulmanes », paru dans Chemins de dialogue 4 (1999), p. 261.
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Roger Michel
ISTR de Marseille.
LA VOIE DES SOUFIS
1. Approches et définitions du soufisme
Avant d’aborder directement le thème du soufisme, il est nécessaire de
le situer dans le contexte plus large de la spiritualité musulmane qui ne se
réduit pas seulement à la Voie des soufis.
La spiritualité musulmane est liée à la structure fondamentale de la
révélation coranique. Il convient donc d’évoquer en avant-propos ce
qu’est la foi musulmane et quelle est sa spiritualité.
L’Islam (abandon à Dieu dans la paix), l’Imân (la foi) et l’Ihsân (la bonne
conduite) sont les trois éléments essentiels de la religion musulmane.
• Au sens restreint, l’Islam est constitué par les cinq piliers bien connus
du culte musulman. L’ensemble de ces pratiques religieuses est
appelée ‘ibâdât ou actes d’adoration. C’est en les accomplissant que le
musulman est en état d’obéissance (tâ‘a). Le croyant doit d’abord obéir
à Dieu, et la spiritualité musulmane est essentiellement une spiritualité d’obéissance à la Loi (Charî’a), expression de la volonté divine.
Pour extérieurs que soient les actes du culte, ils n’ont de valeur que
s’ils sont immédiatement précédés par l’intention de les accomplir.
C’est la niyya. Un hadîth célèbre dit : « Les actes ne valent que par les
intentions ». Tout risque de légalisme ou de ritualisme est par là écarté.
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Chemins de Dialogue
• L’Imân, c’est-à-dire la foi, est avant tout la croyance en un Dieu unique
et tout-puissant qui se fait connaître par ses anges, ses prophètes, ses
livres, et qui jugera les hommes au jour dernier. Tel est le « Credo »
musulman. Cette foi réside dans le cœur du croyant et Dieu seul est le
maître du cœur. La foi est un bienfait gracieux (ni’ma) du Seigneur. Elle
est essentiellement la croyance en un Dieu unique, l’adhésion totale au
tawhîd (affirmation de l’unicité divine). Sur ce thème, le Coran, le
Hadîth et les écrits de tous les penseurs musulmans sont inépuisables.
La foi n’est rien sans la Loi, mais la valeur de la Loi lui vient de la foi.
• L’Ihsân, c’est l’excellente conduite, fondement de l’éthique
musulmane. Il s’agit de « vivre en étant conscient d’être toujours en
présence de Dieu », selon un hadîth.
•••
La fine pointe de la spiritualité islamique, c’est le soufisme, c’est-à-dire
la mystique musulmane.
On découvre mieux, aujourd’hui, la place de la mystique musulmane
au sein de la grande Tradition islamique, ne serait-ce que par les figures
contemporaines qui s’expriment en son nom, en France notamment1. Il
n’est pas sans intérêt de se pencher sur cette veine spirituelle forte, sur la
longue histoire qu’elle occupe dans la Tradition islamique, sur l’impact
qu’elle a aujourd’hui. Ce faisant, nous espérons contribuer à une
meilleure connaissance de l’islam, par-delà les clichés, les préjugés et les
simplismes réducteurs.
Le soufisme attire, séduit, alors que l’islam fait souvent figure de
repoussoir en Occident. Quel paradoxe ! Car le soufisme se veut la
plénitude de l’islam, la « voie d’excellence » évoquée par le Prophète de
l’islam. Certes, le légalisme est tellement accentué en islam qu’il risque de
masquer les valeurs spirituelles sur lesquelles le Coran a pourtant mis
l’accent. Tout ce qui touche à la spiritualité et particulièrement à la
mystique est suspect aux docteurs de la Loi (les Ulémas) qui ne veulent
1. Cf. Éric Geoff ro y, Initiation au soufisme, Paris, Fayard, coll. « l’Espace
intérieur », 2003.
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La voie des soufis
voir que la Loi (Charî’a) et l’obéissance (tâ’a) à la Loi, comme nous l’avons
déjà dit.
Étymologiquement, le mot soufisme, apparu au XIXe siècle, traduit le
mot arabe tasawwuf qui désigne l’action de devenir sûfi. Sur le plan
linguistique, le mot sûfi dérive du verbe arabe sûfiya : « il a été purifié ».
L’idée est de reconduire l’homme à la pureté originelle. En un deuxième
sens, le mot sûfi dérive du mot sûf, la laine. Le Prophète aurait recommandé à ses compagnons de porter une bure de laine rapiécée, en signe
de pauvreté spirituelle. Jusqu’à nos jours, les adeptes d’une voie initiatique sont souvent appelés fuqarâ’ les « pauvres en Dieu ». Résumant le
lien entre les deux sens évoqués, un maître spirituel définit le sûfi comme
« celui qui a revêtu de laine sa pureté »2.
Comment définir le soufisme ?
Globalement, le soufisme est une vision du monde et une manière de
vivre tendant à rapprocher de Dieu et dont le but ultime est l’union avec
Lui. Dans le cadre de cette « définition » générale, le soufisme tentera
progressivement d’englober tous les courants spirituels de l’islam et de se
présenter comme la mystique musulmane.3
À l’époque du Prophète, il n’était pas tellement nécessaire de donner
un nom particulier au soufisme. Il s’agissait tout simplement de la voie
intérieure de l’islam. Un soufi du IXe siècle affirme : « Le soufisme était
auparavant (à l’époque du Prophète) une réalité sans nom, il est maintenant
un nom sans réalité » ! L’idée est que, plus on s’éloigne de la période
prophétique, plus le monde est supposé se dégrader. Chaque siècle est
pire que le précédent. Cependant, affirme la Tradition islamique, au début
de chaque siècle de l’Hégire apparaît un rénovateur de l’islam.
Le soufisme a été défini par les soufis eux-mêmes comme la science des
cœurs, ou la science des états spirituels, ou encore la science de l’intérieur par
2. Désormais, nous utiliserons les formes francisées de soufisme et de soufi(s).
3. Mohammed Ali Amir – Moezzi, in Encyclopédie des religions, Bayard Éditions,
1977, tome 1, p. 782.
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Chemins de Dialogue
opposition aux disciplines extérieures ou formelles telles que le Droit
musulman (fiqh) si important pour les Ulémas, les « savants » de l’islam.
Il y aura souvent des heurts et des conflits violents entre les soufis et les
ulémas.
Le soufisme repose sur les notions d’inspiration et de dévoilement
spirituels. Il a pour assise le verset coranique 50,22 : « Nous avons ôté ton
voile ; ta vue est perçante aujourd’hui ! » (traduction de Denise Masson).
Chaque verset coranique possède un sens extérieur (zâhir) et un sens
intérieur (bâtin) que scrute le soufi. Cette science de l’exotérisme et de
l’ésotérisme est fondamentale dans le soufisme, chez les shi’ites encore
plus que chez les sunnites. Le soufisme est également défini comme une
affaire de « goût ». Ibn Arabî (m. 1240) dit ceci : « Si l’on te somme de
prouver la “science des secrets divins” (soufisme), demande à ton tour de
prouver la suavité du miel. On te répondra qu’il s’agit là d’une science
gustative. Rétorque alors qu’il en va de même pour le soufisme ». C’est en
ce sens qu’il faut comprendre l’adage soufi : « Seul celui qui a goûté
connaît ».
Le soufisme est une Voie (tarîqa ; pl. turuq). Pour définir la Voie initiatique, les maîtres spirituels utilisent le symbole géométrique du cercle. Le
cercle représente la Loi divine (Charî’a). La plupart des hommes restent
toute leur vie sur cette limite, c’est-à-dire se contentent d’une observance
extérieure de la religion. Ainsi en est-il dans toute religion. Seuls certains
entreprennent la Voie initiatique (tarîqa) qui les conduira jusqu’au centre,
là où ils ont accès à la Réalité intérieure (Haqîqa) du message divin. Le
symbole de l’échelle est aussi employé4. Le soufi progresse sur la Voie
étroite en gravissant l’échelle des « stations » (maqâm ; pl. maqâmât) et des
« états » spirituels (hâl ; pl. ahwâl) jusqu’à la demeure de l’Amour de Dieu
4. Le chrétien pensera évidemment au thème de l’échelle sainte développé par
saint Jean Climaque, un Père du désert. Cette échelle ascétique et mystique a
trente échelons, en nombre égal à celui des années que le Christ passa sur terre
avant son baptême. Elle représente les étapes de l’ascension de l’âme vers
l’Amour de Dieu. Ce thème de l’échelle sainte, utilisé en islam comme en
christianisme, a été repris de façon originale et inédite par Christian de
Chergé, le prieur de Tibhirine, dans un texte majeur intitulé précisément
« l’échelle mystique du dialogue » que nous présentons dans ce même volume.
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La voie des soufis
(mahhaba), dira Ghazâli (m. 1111). Avant lui, Abû Yazîd Bistâmî (m. 875)
confessait cependant : « Chaque fois que je croyais être parvenu au terme
de la Voie, on me signifiait que c’en était le début ». Autrement dit, le soufi
est toujours en voyage ; il n’est jamais arrivé au but.
Quatre objectifs principaux et progressifs sont à atteindre par le soufi
sur la Voie : s’adonner à la purification de l’âme ; arriver à la connaissance
de Dieu afin de mieux l’adorer ; s’unir à Dieu ou plutôt « s’éteindre » en
Lui (fanâ’) ; mourir à soi-même et revivre par Lui. Soustrait aux sollicitations du monde, le soufi connaît alors l’ivresse spirituelle de l’immersion
dans la Présence divine ; il passe du témoignage extérieur (la shahâda) à la
contemplation intérieure (la mushâhada). En tout cela, le soufi renouvelle
à chaque instant le Pacte (mithâq) primordial scellé entre Dieu et les
hommes en Adam (cf. Coran 7,172).
En somme, la Voie des soufis est la transposition sur le plan mystique
du verset coranique 55,26-27 : « Tout ce qui se trouve sur terre est
évanescent. Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de majesté et de
munificence ».
•••
Le soufisme s’enracine foncièrement dans le Coran et la Tradition
prophétique, quoiqu’il en soit des influences étrangères qui ont pu
l’enrichir. Junayd, le maître spirituel de Bagdad (m. 911), affirmait :
« Notre science (le soufisme) est intimement liée au Coran et au modèle
muhammadien (Sunna) ».
De fait, le soufi chemine dans le Livre. Il méditera de nombreux versets
qui parlent de la présence de Dieu (2,115), de sa proximité (50,16), de son
amour (5,54) de sa lumière (24,35). Les exemples prophétiques l’inspireront aussi : Abraham, l’ami de Dieu ; Moïse, l’interlocuteur de Dieu ;
Jésus, le fils de Marie, ou encore les sept Dormants dans la Caverne
(cf. Coran 18,1-26). À titre d’exemple, les 372 « haltes » spirituelles de
l’ouvrage Kitâb al-Mawâqif (le livre des stations) de l’émir Abd al-Qâdir se
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nourrissent du Livre et s’appuient sur un verset coranique cité en exergue
de chaque halte.
Le modèle muhammadien inspire aussi les soufis qui ont élaboré toute
une doctrine de la primauté du Prophète par rapport à la création. Toutes les
créatures doivent leur existence à la lumière muhammadienne (nûr
muhammadî), de même que tous les prophètes y puisent leur propre
lumière. Ce thème n’est pas sans rappeler celui du Logos chrétien.
Tustarî (m. 896) écrit : « Le Muhammad primordial représente le cristal
qui attire sur lui la Lumière divine, l’absorbe en son cœur, la projette à
toute l’humanité dans le Coran, et illumine l’âme du mystique ». Avec Ibn
Arabî (m. 1240), Muhammad deviendra « l’Homme universel ».
Tout cela inquiétera évidemment les Ulémas qui y verront de l’associationnisme (shirk). Associer quelqu’un à Dieu est un « péché mortel » en
islam, une atteinte à l’unicité divine.
Par ailleurs, l’Ascension céleste (le mi’râj) du Prophète représente
l’archétype de tout voyage initiatique en islam, de toute expérience spirituelle. Selon la Tradition, le Prophète, après avoir été transporté de nuit de
La Mekke à Jérusalem, fut élevé jusqu’au Trône divin. Son guide,
l’archange Gabriel, s’arrêta, tandis que Muhammad fut admis dans la
proximité de Dieu, « à la distance de deux arcs ou plus près » (Coran 52,9).
La proximité entre Dieu et l’homme est une notion-clé dans la spiritualité
islamique5.
5. Roger Michel, « La notion de qurb (proximité) en islam », Chemins de Dialogue
12,13 et 15.
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2. Quelques voies mystiques en islam
Il y a une riche palette de types spirituels dans le soufisme. Selon un
adage : « Il existe autant de voies menant à Dieu que de fils d’Adam ».
Chacun progresse dans la Voie selon ses prédispositions. En suivant la
courbe historique du soufisme, quelques figures emblématiques sont à
signaler.
Râbi’a al-Adawiyya (713-801) ou la voie de l’amour
Râbi’a est une pauvre et vieille dame décédée à l’âge de 90 ans, au
deuxième siècle de l’Hégire, notre huitième siècle6. Née au bord du golfe
persique, elle est la quatrième fille de ses parents, d’où son nom de Râbi’a.
Esclave affranchie par son maître, elle se retire dans une cabane de jonc et
y passe sa longue vie, dans la pauvreté et la prière, avec pour seule
compagnie une servante qui nous a fait connaître sa haute spiritualité.
Beaucoup de musulmans venaient la voir et la consulter.
Sa voie spirituelle est centrée sur l’amour, selon les trois axes suivants :
- Aimer Dieu seul, à l’exclusion de toute créature ;
- Aimer Dieu seul, c’est-à-dire désirer le voir dans l’au-delà ;
- Aimer Dieu pour lui seul, à l’exclusion de toute récompense, surtout
celle du paradis.
6. Le premier siècle de l’islam est celui des grandes conquêtes musulmanes.
Devant les excès de celles-ci, de pieux musulmans réagissent et prônent
l’ascèse, le détachement des biens. C’est le siècle où vécut celui que l’on
appellera le « patriarche de la mystique musulmane » : Hasan al-Basri (642728). Fidèle à sa conscience, il n’hésite pas à réprimander les gouverneurs et le
calife lui-même à cause de leurs abus de pouvoir et de leurs injustices. C’est
un homme profondément religieux, voire scrupuleux.
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Voici sa prière : « Mon Dieu, si je T’ai adoré par crainte de l’enfer,
brûle-moi à son feu. Si c’est par désir du paradis, interdis-le moi. Mais si
je ne T’ai adoré que pour Toi, alors ne m’interdis pas de voir Ta face ! ».
Râbi’a est la femme du « pur amour » de Dieu :
« Je T’aime de deux amours : un amour instinctif
et un amour dont Tu es seul digne.
L’amour instinctif, c’est de passer mon temps à ne
penser qu’à Toi, à l’exclusion de tout autre.
Mais l’amour dont Tu es le seul digne,
c’est que Tu enlèves les voiles pour que je Te voie ».
Râbi’a al-Adawiyya sera connue dans l’occident chrétien sous le nom
de « Dame Caritée », grâce à Joinville, le compagnon de saint Louis. C’est
par lui qu’elle sera en quelque sorte « christianisée » jusqu’à jouer un rôle
dans la querelle du pur amour au XVIIe siècle, entre Fénelon et Bossuet.
Elle est un cas typique de l’action de Dieu dans une âme humble,
généreuse et aimante, qui fait épanouir en elle les valeurs les plus
précieuses de l’islam par-delà les strictes limites de l’orthodoxie
islamique. Très connue, très aimée, Râbi’a fait l’objet de films, de revues
et d’articles de vulgarisation jusqu’à nos jours.
Bistâmî (m. 875) ou la voie de l’unicité divine
Au siècle suivant, le neuvième de notre ère, Abû Yazîd Bistâmî fait
l’expérience austère, étrange et déroutante de l’unicité absolue de Dieu.
Le nom d’Abû Yazîd deviendra en turc Bâyazîd, nom de plusieurs sultans
ottomans, et même Bajazet, dans la célèbre tragédie de Racine écrite en
1672. Rude montagnard du Khorâsân, au bord de la mer Caspienne,
Bîstâmî est excessivement personnel dans son ascèse comme dans sa
mystique.
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La voie des soufis
D’étape en étape - les notions d’étape, de degré ou de station sont
fondamentales dans le soufisme, comme nous l’avons déjà mentionné Bistâmî en arrive à la conviction que lui, Abû Yazîd, n’existe plus et que
Dieu seul existe à sa place : « Je me suis desquamé de mon Moi, comme le
serpent se desquame de sa peau, puis je me suis regardé moi-même, et
voici que j’étais Lui ! » Il s’agit d’une substitution du moi divin au moi
humain, d’où certaines de ses expressions qui restent un blasphème pour
les musulmans qui le comparent à un ivrogne ou à un fou. Pourtant, on
retrouve son nom dans la filière généalogique de bon nombre de
confréries.
L’unicité absolue de Dieu est le point de départ, le centre et la fin de
son expérience spirituelle. Il pousse ce principe coranique fondamental
jusqu’à l’extrême. Dans son effort d’ascèse et dans sa tension intellectuelle
exacerbés, sans doute lui a-t-il manqué une doctrine sûre des rapports
entre l’homme et Dieu.
Hallâj (858-922) ou la voie du martyre
Nous en arrivons à ce qui peut être considéré comme un tournant dans
l’aventure du soufisme : la vie et le martyre de Hallâj, mort en 922, trois
siècles après l’Hégire. Hallâj nous est connu grâce à Louis Massignon qui
lui a consacré une thèse magistrale en 1922.
Al – Husayn Ibn Mansûr al – Hallâj (858-922) est un Persan, né dans
l’Iran actuel. Il entreprend une sorte de noviciat soufi auprès de trois
maîtres spirituels successifs, dont le fameux maître de Bagdad, Junayd,
dont il se séparera pour se rapprocher des milieux shi’ites gnostiques.
Puis il séjourne deux ans à La Mekke, seul, et y prend conscience de sa
voie et de sa mission.
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Pour Hallâj, le mystique parvenu au sommet de l’union avec Dieu est
transformé en Lui. Il devient le témoin de cette union à Dieu et l’interprète
de Sa volonté.
Hallâj se fait prédicateur itinérant jusqu’en Chine et revient dans la
capitale de l’empire, à Bagdad, où il prêche dans tous les lieux publics. Il
prône une doctrine d’union mystique à Dieu que résume bien sa célèbre
phrase : anâ-l-haqq, « Je suis le Réel » ou « Je suis Dieu ». Le pouvoir se met
à redouter son succès qui est considérable. On l’accuse de « prétendre à la
Seigneurie » et de parler d’inhabitation de Dieu dans l’homme :
« Je suis (disait-il) devenu Celui que j’aime,
et Celui que j’aime est devenu moi !
Nous sommes deux esprits, fondus en un seul corps !
Aussi, me voir, c’est Le voir, et Le voir, c’est nous voir ».
Hallâj est aussi suspecté de collusion avec des groupes shi’ites qui
menacent le pouvoir abbasside. Au terme d’un procès politico-religieux,
après douze ans de prison, il est condamné à mort, flagellé, mutilé des
mains et des pieds, exposé au gibet puis décapité. Il meurt ainsi martyr, le
lundi 25 mars 922, après avoir pardonné à ses bourreaux.
Il semble bien que Hallâj ait recherché le martyre, ainsi qu’en
témoignent ces propos :
« Va-t-en prévenir mes amis
Que je me suis embarqué pour la haute mer
Et que la barque s’est brisée.
C’est dans la religion de la croix (le gibet) que je mourrai.
Je ne veux plus de La Mekke ni de Médine…
Tuez-moi, mes chers amis, car mon meurtre est ma vie.
Ma mort, c’est de survivre et ma vie, c’est de mourir…
Unifie-moi à Toi, Ô mon Unique, en me faisant
Dire en vérité que Tu es unique,
Car à cela aucun chemin ne mène ».
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Hallâj a vécu, a pensé et a voulu mourir en musulman. Mais son
expérience dépasse les limites de l’orthodoxie islamique. Il est le plus
grand témoin de la contradiction entre la doctrine des Ulémas et la
vocation soufie vécue jusqu’à l’extrême de l’amour. Le gibet de Hallâj est
le signal sanglant de la rupture entre l’aventure mystique en quête
d’absolu et l’orthodoxie officielle qui ne tolère pas qu’un musulman
prétende s’unir à Dieu.
Désormais, le soufisme devra prendre une autre direction. Une
deuxième période dans l’histoire de la mystique musulmane va
commencer.
•••
Après le drame vécu par Hallâj, et il n’est pas le seul à avoir été
exécuté, une nouvelle génération de soufis tentera de prouver que la
véritable mystique est en tout point conforme au véritable islam. Parmi
l’abondante littérature mystique qui fleurit aux Xe et XIe siècles, il faut au
moins citer la célèbre Épître de Qushayrî, sans cesse rééditée, et surtout
Ghazâlî (m. 1111), l’Algazel du Moyen-âge latin que cite saint Thomas
d’Aquin. L’influence de Ghazâlî, surnommé « la preuve de l’islam », ne
connaît pas de déclin. Il a rédigé une véritable somme théologique
appelée « la revivification des sciences de la religion », qui vise justement
à insuffler l’esprit de la doctrine soufie dans les sciences religieuses traditionnelles pour les revivifier. Pour lui, le sommet des stations de l’itinéraire mystique est l’amour (mahhaba), comme nous l’avons évoqué dans la
première partie de cette étude. Cet amour est réciproque, quoiqu’inégal,
entre Dieu et l’homme. Il peut conduire l’homme tout près de Dieu (la
fameuse notion de qurb ou proximité), mais jamais à l’union à Dieu ni à
l’inhabitation de Dieu dans l’homme, comme le prétendait Hallâj. « En
résumé, écrit Ghazâlî, le soufisme aboutit à une proximité (qurb) telle que
certains se sont presque imaginés que c’était une habitation (hulûl),
d’autres une unification (ittihâd) et d’autres une jonction (wusûl), mais
tout ceci est faux ».
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Chemins de Dialogue
Ibn Arabî (1165-1240) ou la voie de « l’unité d’existence »
Né en Espagne (1165) et mort à Damas (1240), Ibn Arabî, surnommé
« le grand maître », représente lui aussi un « tournant » dans l’évolution
historique de la spiritualité en terre d’islam. Il est tributaire d’un triple
courant : la philosophie platonicienne, le mazdéisme de l’Iran ancien et
l’influence du shi’isme. Sa doctrine est complexe et foisonnante, son
œuvre est immense (près de trois cents ouvrages, dont le monumental
Kitâb al-Futûhât al-makkiya, ou « Les illuminations mekkoises », qui expose
en cinq cent soixante chapitres les mystères que les anges, les prophètes et
Dieu lui-même lui ont communiqués en vision. Citons aussi le Fusûs alhikam qui suscitera près de deux cents commentaires).
Il s’adonna aux spéculations les plus riches, fondées sur son
expérience personnelle scrutée avec finesse. L’axe essentiel de sa doctrine
reprend la perception de base du Coran et de l’Islam : Dieu seul existe
vraiment. Ibn Arabî en tire les conséquences les plus extrêmes. Si Dieu
seul existe, tout ce qui existe est Dieu. Puisqu’il n’y a qu’un seul Être
existant, Dieu et les créatures sont unifiés dans la même et unique
existence. C’est « l’unité d’existence » (wahdat al-wujûd). Cette doctrine est
théomoniste plutôt que panthéiste comme on l’a souvent qualifiée.
Tu ne connais le monde que dans la mesure où on connaît les ombres.
Tu ignores Dieu dans la mesure où tu ignores qui est la source de cette
ombre de Dieu qui est le monde. Reconnais donc que tu es, en réalité, ce
par quoi tu es Dieu. C’est par cette connaissance de soi que les mystiques
sont supérieurs aux autres hommes.
Un autre aspect de la doctrine d’Ibn Arabî concerne le dialogue interreligieux, comme on le verra plus loin. Citons simplement ici ce texte
célèbre :
« Mon cœur est devenu capable de toute image.
Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines.
Temple pour les idoles, (la) Mekke pour les pèlerins.
Tablettes de la Torah et livre du Coran.
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Je professe la religion de l’amour.
Partout où se dirigent ses montures,
l’amour est ma religion et ma foi ».
L’influence d’Ibn Arabî est considérable. Privilégiant la voie de la poésie,
le grand mystique persan Mawlanâ Jalâl al-dîn Rumî diffusera la doctrine
du « grand maître ». Dans son Mathnawî de vingt-six mille vers, traduit en
français sous le titre de « La quête de l’Absolu », il célèbre l’union de
l’homme à Dieu. Le mystique est une flûte. À l’embouchure de la flûte se
trouve la bouche de Dieu dont le souffle passe à travers le roseau et sort
par l’autre orifice qui est la bouche du mystique.
Un poète arabe, Omar Ibn al-Fârid, le « sultan des amoureux »,
vulgarise, lui aussi, la doctrine d’Ibn Arabî. Ses poèmes, dont le fameux
« éloge du vin », célèbrent l’ivresse mystique. Ses vers ont le don de
mettre en transes ceux qui les psalmodient. Ils sont particulièrement
prisés dans les séances des confréries religieuses.
Dans la lignée spirituelle et doctrinale d’Ibn Arabî, il faut bien sûr
évoquer Abd al-Qâdir, le résistant algérien à la colonisation française.
Nous le connaissons comme guerrier, nous ignorons trop souvent sa
dimension intellectuelle et mystique. Son ouvrage Kitâb al-Mawâqif (le
livre des stations) décrit troix cent soixante-douze « haltes spirituelles »
sur la Voie qui mène à Dieu. Malgré ses déboires avec la colonisation
française, il entretiendra de solides amitiés avec les chrétiens, en Algérie,
en France, dans son exil à Damas où il sauvera avec les siens, en 1860, la
vie de quinze mille chrétiens menacés par des troubles entre chrétiens et
Druzes7.
Abd al-Qâdir déclarait : « Si tu penses et crois que Dieu est ce que
professent et croient toutes les écoles de l’islam, sache que Dieu est cela et
qu’il est autre que cela ! Si tu penses et crois ce que croient les diverses
7. Cf. Henri Teissier, « L’entourage de l’émir Abd al-Qâdir et le dialogue islamochrétien », extraits d’un ouvrage inédit, Islamochristiana 1, p. 41-69. Voir aussi
Henri Teissier, « L’Émir, homme de dialogue », Chemins de Dialogue 19, p. 2947.
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Chemins de Dialogue
communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéistes et
autres – sache que Dieu est cela et qu’il est autre que cela… Aucune de ses
créatures ne l’adore sous tous ses aspects ». Ces propos rejoignent ceux
des mystiques chrétiens dans la ligne d’une théologie apophatique.
Amadou Hampâté Bâ (m. 1990) ou la voie de la sagesse
L’Afrique subsaharienne a engendré, elle aussi, de grands mystiques
musulmans.
Né en 1900, Amadou Hampâté Bâ, de culture peule, est surnommé « le
Sage de Bamako »8. Disciple de Tierno Bokar, il appartient à la confrérie
soufie Tidjaniya. Sa carrière administrative le mènera dans différentes
contrées d’Afrique. Proche des chrétiens, ouvert à toute religion, il
rencontre le pape Jean XXIII à Rome, en 1958. Initié par Tierno Bokar au
symbolisme des lettres et des nombres, science ésotérique islamique
classique, il expose à Niamey (Niger), en 1975, la valeur numérale du nom
coranique de Jésus devant l’Église diocésaine rassemblée9. C’est lui qui
jeta cette phrase comme un appel à l’aide au Conseil exécutif de
l’UNESCO, en 1963 : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une
bibliothèque qui brûle ! » Il aurait eu cent ans en l’an 2000.
Son approche des grandes religions monothéistes est typiquement
africaine : « Je considère le judaïsme, l’islam et le christianisme comme les
fils d’un père ayant trois coépouses. Dans cette famille polygame, chaque
mère élève son enfant selon sa propre coutume, ce qui veut dire que
chacune parle à son fils de son époux (symbolisant Dieu) selon la
conception qu’elle en a ».
8. Cf. Jean-Marie Mathieu, « Dialogue imaginaire entre le vieux sage peul
Amadou Hampâté Bâ et un jeune blanc-bec », Chemins de Dialogue 15, p. 169185.
9. Bâ Amadou Hampâté, Jésus vu par un musulman, Paris, Stock, 1994.
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Dans un beau livre intitulé Paroles de liberté en terres d’islam10 présentant
dix personnages d’hier et d’aujourd’hui, la vie et le message d’Amadou
Hampâté Bâ et de son maître Tierno Bokar sont bien évoqués. Sous le titre
« N’aimer que ce qui nous ressemble c’est s’aimer soi-même, ce n’est pas
aimer », on peut méditer cette parabole du « Sage de Bamako » :
Il y a trois vérités : ma vérité, ta vérité, et la vérité.
La vérité n’appartient à personne : elle est au centre, et n’appartient
qu’à Dieu. Elle représente la lumière totale, et c’est pourquoi elle est
symbolisée par la pleine lune […]. Ma vérité, comme ta vérité, ne sont que
des fractions de la Vérité. Ce sont des croissants de lune situés de part et
d’autre du cercle parfait de la pleine lune. La plupart du temps, quand
nous discutons et que nous n’écoutons que nous-mêmes, nos croissants de
lune se tournent le dos. […] Il nous faut d’abord nous retourner l’un vers
l’autre, prendre conscience que l’autre existe, et commencer à l’écouter.
Alors nos deux croissants de lune vont se faire face, se rapprocher peu
à peu et peut-être, finalement, se rencontrer dans le grand cercle de la
Vérité. C’est là, et là seulement, que peut s’opérer la conjonction.
3. Les confréries (turuq)
Depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, la grande aventure du soufisme
est véhiculée et diffusée dans le peuple musulman par les confréries. En
1258, la chute de Bagdad met fin à l’Empire abbasside. L’effondrement des
structures religieuses traditionnelles va renforcer l’autorité des Cheikhs et
des familles spirituelles qui s’organisent en confréries, proposant jusqu’à
nos jours des espaces de solidarité et des médiations entre le croyant et
son Dieu. Dans la ligne des théoriciens du soufisme des Xe et XIe siècles,
ces « voies » naissent d’un triple besoin du croyant musulman :
10. Paris, Éditions de l’Atelier, 2002.
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- ne pas se lancer seul dans l’aventure spirituelle ;
- chercher un guide (le rapport de maître à disciple est capital) ;
- recevoir la Baraka que le Cheikh transmet par l’imposition des mains.
Au XIXe siècle, on peut dire que tous les musulmans de l’empire
islamique relèvent d’une confrérie. Les quatre plus grandes sont la
Qâdiriya qui se réclame de Sidi Abd al-Qadîr al-Jilâni ; la Mawlawiya qui
descend de Jalâl al-dîn Rûmî, dont les adeptes sont les « derviches
tourneurs » ; la Shâdhiliya fondée par Abû l-Hasan al-Shâdhilî à Tunis ; la
Tidjâniya fondée par Sidi Ahmed al-Tijâni à la fin du XVIIIe siècle au
Sahara et au Maroc.
L’organisation d’une confrérie peut être comparée aux Ordres et
Congrégations en christianisme, mais ses adeptes ne sont pas des
« consacrés ». À la tête se trouve un supérieur général (le Cheikh), puis
viennent des supérieurs locaux qui reçoivent du Cheikh un diplôme
d’investiture. Ce diplôme comporte la mention de la « chaîne » (Silsila ou
isnâd), c’est-à-dire la filière généalogique qui permet aux confrères de se
rattacher au fondateur de la confrérie, puis du fondateur au Prophète de
l’islam, enfin de celui-ci à Dieu lui-même. Localement, une cellule de
confrérie (zâwiya) est dirigée par un « prieur » (muqaddam). Les membres
de la cellule sont appelés les « frères » ou les « pauvres » en Dieu. Le
système financier des confréries est remarquable ; les recettes sont
énormes et viennent de partout.
L’exercice spirituel principal des confréries consiste en une séance de
Dhikr individuel ou collectif. Dhikr est un mot-clef du Coran qui signifie
se remémorer Dieu et L’invoquer à la fois. Ce « rappel » incite l’homme à
se souvenir du Pacte originel entre Dieu et les hommes en Adam
(cf. Coran 7,172), qui a précédé la création et donc la séparation des êtres
de Dieu. Les séances d’audition de chant et de musique (samâ’), ou encore
la flûte du roseau (ney) de Rûmî jouent le même rôle : rappeler avec
nostalgie l’état d’union primordial.
Les confréries ont été violemment combattues par les « réformistes »
du début du XXe siècle qui y voient une « bid’a » (innovation blâmable)
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surtout à cause de leur « culte des saints », alors que l’islam n’admet
aucun intermédiaire entre l’homme et Dieu. Les musulmans modernes
leur reprochent aussi leur attitude de collaboration avec les agents de la
colonisation. Sont réprouvées également les déviances comme la superstition, le trafic des talismans et des amulettes, les pratiques magiques.
En fait, les confréries survivent partout dans l’islam aujourd’hui. Elles
forment un milieu vivant et fraternel où le musulman peut progresser
dans la voie de l’amour. En Europe, en France particulièrement, certaines
confréries étendent leurs réseaus. On connaît par exemple l’influence de
Cheikh Khaled Bentounès, qui dirige actuellement la confrérie Alawiya
fondée à Mostaganem. Il est aussi le fondateur des scouts musulmans en
France. Les moines de Tibhirine étaient en lien avec cette confrérie, dans
le Ribât as-salâm, le « lien de la paix », lieu de rencontre, de réflexion et de
prière commune.
4. L’ouverture interreligieuse du soufisme
Dans son Initiation au soufisme11, Éric Geoff roy, universitaire
musulman, développe une réflexion assez neuve sur « le soufisme et
l’ouverture interre l i g i e u s e » (chapitre 5) : comment les soufis se
positionnent-ils par rapport à la pluralité des religions ?
Le Coran évoque à plusieurs reprises la « Religion primordiale » ou
« immuable ». Toutes les religions historiques seraient issues de cette
religion sans nom, et auraient une généalogie commune. Sur la base de
cette approche, les soufis vont développer « une théologie du pluralisme
religieux ». Un verset du Coran (5,48) affirme : « À chacun de vous, Nous
avons donné une voie et une règle ». Ce verset justifie la diversité des
11. Paris, Fayard, 2003.
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traditions religieuses qui se trouvent unies, de façon sous-jacente, par
l’axe de l’Unicité divine.
L’universalisme de la Révélation divine est confirmé par le Prophète
dans un hadîth : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’une
même famille, notre religion est unique… Quiconque fait du mal à un
chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement ». Certes, au
cours de l’histoire, les polémiques islamo-chrétiennes opposero n t
chrétiens et musulmans ; pourtant, il y eut toujours des esprits ouverts.
Au XIe siècle, Ibn Hazin écrit : « Place ta confiance en l’homme pieux,
même s’il ne partage pas ta religion ». Un cadi (juge) du XVe siècle affirme :
« Tout homme peut être sauvé par sa propre foi, celle dans laquelle il est
né, pourvu qu’il la conserve fidèlement ». Après avoir tancé un
musulman qui s’en prenait à un juif sur le marché de Bagdad, Hallâj a ces
mots : « J’ai réfléchi sur les dénominations confessionnelles, faisant effort
pour les comprendre, et je les considère comme un Principe unique à
ramifications nombreuses ».
Ibn Arabî fournit un cadre doctrinal au thème de l’« unité transcendante des religions ». À ses yeux, toutes les croyances et donc toutes les
religions sont vraies, car chacune répond à la manifestation d’un Nom
divin, et il donne ce conseil : « Prends garde à ne pas te lier à un credo
particulier en reniant tout le reste. Que ton âme soit la substance de toutes
les croyances, car Allâh le Très Haut est trop vaste et trop immense pour
être enfermé dans un credo à l’exclusion des autres ».
L’émir Abd al-Qâdir, malgré ses déboires avec le colonialisme français,
prône le rapprochement avec le christianisme : « Si les musulmans et les
chrétiens m’écoutaient, s’écrit-il, je ferais cesser leur antagonisme et ils
deviendraient frères à l’extérieur et à l’intérieur ». On sait que les soufis
voient en Jésus le « sceau universel de la sainteté ».
•••
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La voie des soufis
Il faut toutefois re c o n n a î t re que l’ouverture interreligieuse du
soufisme a ses limites.
Le principe coranique de la « Religion immuable » s’assortit d’une
critique des « déviations » que les religions antérieures à l’islam auraient
fait subir aux messages divins. Sur ce point, l’immense majorité des soufis
s’alignent sur la position islamique traditionnelle et officielle concernant
le thème bien connu de la « falsification des Écritures ». Dans la mesure
où les Écrits bibliques ne concordent pas avec les affirmations coraniques,
c’est que les juifs et les chrétiens ont falsifié leurs textes fondateurs. Ce
thème qui a hypothéqué les relations entre juifs, chrétiens et musulmans
est cependant remis en cause aujourd’hui par de sérieux exégètes et
théologiens musulmans et chrétiens12.
Certains soufis s’alignent aussi sur la pensée dominante en islam, à
savoir que chaque religion a eu sa raison d’être en son temps. Or l’islam
est la dernière religion révélée. Le Coran rectifie et confirme les religions
antérieures ; Mohammed est considéré comme le « sceau des Prophètes ».
Cette vision « englobante » de la théologie islamique traditionnelle est
aussi relativisée par « les nouveaux penseurs de l’islam »13.
Que conclure ?
Pour Ibn Arabî, l’islam est comparable au soleil, et les autres religions
aux étoiles. Au lever du soleil, les étoiles ne disparaissent pas, mais leur
lumière est absorbée par l’astre. Prolongeant cette métaphore, Éric
Geoffroy affirme qu’à notre époque où les frontières qui séparaient les
civilisations et les religions se sont effondrées, nul ne peut plus ignorer les
autres « soleils ».
La Voie des soufis reste ainsi ouverte au dialogue interreligieux.
12. Cf. Ces Écritures qui nous questionnent, la Bible et le Coran, Paris, Le Centurion,
1987. Il s’agit du premier ouvrage publié par le Groupe de Recherche IslamoChrétien (GRIC).
13. Cf. Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Éd. Albin Michel,
Coll. « L’islam des lumières », 2004.
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•••
Au terme de cette trop brève randonnée dans le monde du soufisme,
quelques mots de conclusion s’imposent.
Sans nier l’influence du monachisme chrétien au début du soufisme et
la triple influence de la philosophie grecque, de l’héritage iranien et de
l’esprit du shi’isme sur le soufisme postérieur (cf. Ibn Arabî), on peut
affirmer que l’essentiel de la mystique musulmane est fondé sur le
dynamisme spirituel intérieur au Coran. Toutefois, l’orthodoxie
islamique, soucieuse avant tout de sauvegarder la transcendance absolue
de Dieu et sa dissemblance vis-à-vis de ses créatures, verra logiquement
dans la prétention des soufis à s’unir à Dieu une forme d’associationisme
qui ne saurait être tolérée. Le pouvoir politique et l’autorité religieuse
feront souvent corps contre ces « perturbateurs ». Il est vrai qu’en toute
religion instituée, les mystiques sont inquiétants.
Alors que l’islam orthodoxe aura toujours tendance à marginaliser,
voire à exclure les soufis, ceux-ci ne cesseront jamais d’irriguer spirituellement les sciences religieuses traditionnelles, au bénéfice du peuple
musulman : « Le vrai soufisme, respectueux de la Loi, la vivifie par sa
spiritualité », remarque Éric Geoffroy, un des meilleurs témoins du
soufisme en France. Certes, le soufisme n’est pas tout l’islam, ni même
toute la spiritualité musulmane qui est essentiellement, nous l’avons
plusieurs fois souligné, obéissance à Dieu dans la foi et dans la Loi,
expression de la volonté divine. Mais il peut être considéré comme un des
plus beaux fleurons spirituels de la civilisation islamique.
Pour la foi chrétienne, le soufisme est, comme l’a dit Jacques Maritain,
« l’histoire de la grâce en terre non-chrétienne ». Christian de Chergé, le
prieur de Tibhirine, en était tellement persuadé qu’il a voulu entraîner ses
frères sur « l’échelle mystique du dialogue »14, ouvrant la porte à la voie de
la rencontre et de la prière commune entre chrétiens et musulmans, une tâche
plus actuelle et plus nécessaire que jamais.
14. On en trouvera le texte intégral dans Islamochristiana 23, Rome, 1997, p. 1-25.
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La voie des soufis
Orientation bibliographiques
Cheikh Khaled BENTOUNES
Le soufisme cœur de l’Islam, Éd. La table Ronde, 1996, 275 p.
Robert CASPAR
Deux numéros de la revue Se Comprendre :
« La mystique musulmane » 1981/05 et 1982/04.
Éric GEOFFROY
Initiation au soufisme, Fayard, 2003, 322 p.
Un véritable traité de spiritualité islamique.
Dom Pierre MIQUEL
L’Islam mystique, Éd. Le Léopard d’or, 1992.
Initiation thématique au soufisme, suggestive et très pratique.
Alexandre POPOVIC et VEINSTEIN Gilles
Les voies d’Allah, Éd. Fayard, 1996, 711 p.
Une somme sur le monde des confréries mystiques musulmanes.
Anne-Marie SCHIMMEL
Le soufisme ou les dimensions mystiques de l’Islam, Éd. Cerf, 1996, 632 p.
Présentation classique assez complète sur le sujet et accessible.
Eva de VITRAY- MEYEROVITCH
Anthologie du soufisme, Éd. Sindbad Albin Michel, 1978, 350 p.
Choix de textes des grands auteurs classiques.
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Mohamed Benjelloun-Touimi
Agrégé de l’Université de Rabat, Professeur honoraire du lycée Descartes.
LE GRIC :
GROUPE DE RECHERCHE ISLAMO-CHRÉTIEN
1. Sa genèse
Le GRIC est né en 1977 à l’initiative d’un groupe d’amis chrétiens et
musulmans déçus par les différents colloques islamo-chrétiens qui se sont
multipliés à partir des années 70 (Cordoue, Tunis, Tripoli). Leur caractère
public et le mandat plus ou moins officiel des délégués sont de nature à
pousser l’apologétique et à verser dans la polémique, et dans les meilleurs
des cas donnent lieu à « des discours parallèles » peu propices à une
réflexion et une discussion approfondies.
Le GRIC est composé à partie égale d’universitaires chrétiens et
musulmans formés aux exigences de la recherche scientifique ayant une
connaissance sérieuse de leur tradition religieuse et une connaissance
suffisante de la tradition de leurs partenaires. Le but est de proposer des
voies en partie nouvelles, sans mandat officiel ou officieux d’autorités
quelconques, afin de garantir la liberté de recherche. La première réunion
du groupe à l’abbaye de Sénanque (Vaucluse, France) en novembre 1977
a élaboré une charte fondamentale intitulée : Orientations générales pour un
dialogue en vérité dont voici les têtes de chapitres.
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1.1. Fidélité à notre foi et ouverture à l’autre
Musulmans et chrétiens nous croyons que Dieu s’est révélé par sa
Parole (Coran et Jésus). Mais nous pensons que notre certitude de foi
implique nécessairement une recherche sans fin de la vérité et que
d’autres approches de la parole de Dieu sont légitimes et peuvent être
fécondes pour nous. Il s’agit en quelque sorte pour le musulman de reconnaître la validité et la fécondité de la foi et de la recherche chrétiennes et
inversement pour le chrétien.
Si chacun de nous reste fermement attaché à l’essentiel de sa foi et à la
vision du monde qu’elle implique, nous avons tous à élargir notre vision
pour rendre compte de la valeur religieuse de l’autre tradition. Le chrétien
par exemple n’a pas à exiger du musulman qu’il adopte la foi chrétienne
en la divinité du Christ. De même que le musulman ne peut exiger du
chrétien qu’il reconnaisse le Coran comme révélation ultime et
Mohammed comme le sceau des prophètes. Ainsi nous rejetons tout
syncrétisme qui tendrait à occulter les différences essentielles entre nos
religions et nous ne cherchons pas à concilier l’inconciliable au prix de la
vérité.
Il s’agit pour nous de mettre en lumière les nombreuses convergences
entre nos visions de foi et en même temps de mettre en valeur les divergences réellement fondamentales. Ce respect de l’inconciliable et du
pluralisme vaut aussi à l’intérieur de chaque groupe. Des divergences
importantes peuvent se manifester entre participants d’une même
religion. Si l’on n’arrive pas à les réduire elles seront loyalement consignées dans nos travaux car nous refusons tout unanimisme qui ferait
violence aux consciences.
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Le Groupe de Recherche Islamo-Chrétien
1.2. Notre « représentativité »
Nous récusons à l’avance l’objection que les membres de notre groupe
et les résultats de leurs travaux ne sont pas représentatifs de la pensée
majoritaire de leur communauté. Si nous participons à ce groupe à titre
personnel, nous y venons en tant que croyants pleinement fidèles aux
sources de notre foi.
Nous sommes des croyants héritiers conscients et critiques de traditions multiséculaires et cherchons à mieux comprendre notre foi, à
répondre à ses exigences dans le monde actuel, et par là à contribuer à
faire avancer nos communautés. C’est pourquoi nous publions les
résultats de nos travaux. Le seul garant que nous revendiquons pour nos
conclusions sera le sérieux de notre recherche, de notre Ijtihâd (effort
d’interprétation des textes pour en actualiser le sens).
1.3. Accepter le regard critique des autres
À notre époque de rencontre des cultures et des hommes, accepter le
regard critique que nous portons les uns sur les autres est une exigence de
notre temps. On ne se connaît vraiment soi-même qu’en tenant compte du
regard de l’autre sur soi. Aussi, nous acceptons et même nous désirons ce
regard des adeptes de notre religion mais aussi de tout homme croyant ou
non, leurs remarques, leurs questions, leurs critiques, à condition que soit
exclue toute attitude apologétique ou polémique.
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Chemins de Dialogue
1.4. Nous ne sommes pas les propriétaires des bases de notre foi
Ainsi la personne de Jésus et le témoignage de la foi des apôtres dans
le Nouveau Testament sont les bases de la foi chrétienne. Mais le
phénomène historique de Jésus de Nazareth et le texte des écrits du
Nouveau Testament sont des faits et documents accessibles à tout
homme. De même que le Coran et la tradition authentique du prophète
sont les bases de la foi musulmane, mais le texte du Coran et la personne
de Muhamed b. Abdallâh appartiennent à l’histoire générale de
l’humanité et font partie de son patrimoine spirituel.
C’est pourquoi nous admettons d’autres lectures que la nôtre de l’histoire fondatrice de notre foi et de notre écriture, à partir des seules
sciences humaines, ou à partir d’une autre foi que la nôtre.
1.5. Notre fraternité dans la foi
La foi au Dieu unique doit affronter des défis nombreux et divers et
nous, musulmans et chrétiens, nous avons à y répondre en commun.
Il ne s’agit nullement de constituer un « front commun » de croyants
pour combattre, dialectiquement ou politiquement, les porteurs de ces
défis. Il importe plutôt de dépasser la situation de blocage entre foi,
religion, sociétés et empires temporels, et aider nos communautés respectives à apporter des réponses adaptées aux défis du monde contemporain.
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1.6. L’absence de la voix du judaïsme
et des autres religions et idéologies
Nous tenons à réaffirmer que notre dialogue entre musulmans et
chrétiens ne se fera pas en vase clos. Il reste ouvert sur les autres religions
et sur les grandes idéologies du monde contemporain. Et dans le cadre de
notre réflexion entre croyants monothéistes nous souhaitons la présence
de nos frères du judaïsme. Ce sont des facteurs circonstanciels (le
problème de la Palestine) qui nous ont amenés à remettre à plus tard le
dialogue à trois voix.
2. Ses recherches, ses publications
Une fois la charte adoptée nous avons choisi un thème de recherche
axé sur nos textes fondateurs : la Bible et le Coran. Ce travail a abouti à la
publication en 1987 de Ces écritures qui nous questionnent. Nous avons
poursuivi nos recherches en publiant les ouvrages suivants :
1993 : Foi et justice : un défi pour le christianisme et l’islam.
1996 : Pluralisme et laïcité.
2000 : Péché et responsabilité éthique.
2003 : Nos identités en devenir.
Il serait fastidieux de faire le résumé de tous ces travaux. Je me contenterai de proposer le compte rendu du livre Pluralisme et laïcité qui pose des
questions essentielles dont la solution détermine, en partie, le devenir de
nos sociétés.
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Chemins de Dialogue
2.1. Le sujet au départ était :
La sécularisation, problèmes et enjeux
Si le thème de la sécularisation a été largement étudié en occident et
dans la tradition chrétienne, il n’en est pas de même pour le monde
musulman où le terme même n’a pas une existence établie dans la langue
arabe (hésitation entre « ‘almânia et ‘almana »). Il s’agit du « processus par
lequel des secteurs de la société et de la culture sont soustraits à l’autorité
des institutions et des symboles religieux » (P. Berger).
Plus prosaïquement c’est le développement du secteur profane au
détriment du secteur sacré ou religieux. L’ouvrage s’articule autour de
quatre parties principales divisées en quatorze chapitres plus des propositions sur lesquelles je m’arrêterai plus longuement.
- La première partie traite en particulier de la sécularisation dans les
sociétés arabo-musulmanes modernes et de la sécularisation comme
idéologie et comme utopie dans le christianisme contemporain.
- La deuxième partie fixe quelques repères historiques de la sécularisation
en occident et les temps forts des pouvoirs en islam avec les rapports du
profane et du religieux.
- La troisième partie : situations actuelles : faits et institutions.
Elle comprend deux chapitres majeurs à signaler :
1 - islam et laïcité dans les constitutions (Maghreb et Afrique subsaharienne) ;
2 - la sécularisation du droit au Maroc : illusion ou réalité (Omar
Azziman).
- La quatrième partie : lectures contemporaines ; essais et réflexion.
En conclusion, nos propositions qui méritent une attention particulière.
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2.2. Nos propositions
Nos recherches sur la sécularisation nous ont amenés à exprimer nos
positions communes sur le pluralisme religieux, le rapport entre religions
et sociétés civiles, et enfin notre rôle en tant que croyants. C’est pourquoi
nos conclusions et propositions s’articulent autour de deux axes essentiels : d’une part les voies du pluralisme religieux et le rapport religionsociétés ; d’autre part la responsabilité des communautés de croyants.
2.2.1. Pluralisme religieux et relation religion-État
Notre point de départ était le suivant : comment, dans des sociétés de
plus en plus sécularisées mais plurireligieuses, passer d’une pluralité de
fait à un pluralisme de mentalité qui respecte l’autre et sa communauté
dans leur identité et leur différence ?
Pour atteindre cet objectif il convient :
- de reconnaître l’autre dans sa vérité propre, par l’authentique respect du
message dont il vit et de la communauté où il s’insère.
- de redéfinir une laïcité ouverte dans les pays qui s’en réclament. Laïcité
qui préserve l’espace des différentes communautés de foi et tient compte
de leurs spécificités religieuses et culturelles.
Cette laïcité positive signifie que l’État ne peut se désintéresser de la
dimension religieuse de l’homme, car la foi et l’adhésion à une religion
font partie des droits fondamentaux de la personne humaine. Cette laïcité,
même ouverte, ne doit en aucun cas être imposée à une société qui n’en
veut pas. L’essentiel n’est pas de séparer la religion de l’État, mais
d’arriver à une distinction organique garantissant l’indépendance et la
croissance de chaque secteur, hors de toute manipulation ou récupération.
Donc autonomie organique des institutions religieuses par rapport au
pouvoir politique.
C’est le sens de la déclaration du Président Abdou Diouf en 1984 :
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La laïcité a précisément pour objectif, en libérant la religion de la tutelle
du pouvoir, de la rendre à sa vocation. J’irai plus loin en disant qu’un État
ne peut ignorer la religion ni les institutions religieuses. Dès lors que des
citoyens embrassent une religion, il appartient à l’État de favoriser la
pratique de cette religion.
Donc l’autonomie que nous proposons ne signifie pas ignorance
mutuelle ou exclusion. Bien au contraire, il est nécessaire qu’il y ait coopération entre État et religion(s), surtout dans le domaine culturel et éthique.
C’est à l’État d’assurer, dans le cadre civil, la liberté d’options philosophiques ou religieuses, mais aussi les conditions concrètes permettant
l’expression de la foi.
Ce rôle, l’État devra l’assumer avec vigilance pour apaiser les tensions
qui peuvent surgir entre les droits acquis par les uns et les droits à
acquérir par les autres.
2.2.2. La responsabilité des communautés de croyants
Elles veilleront tout d’abord à agir ouvertement en tant que force
morale et non comme groupe de pression ou comme pouvoir occulte.
C’est plutôt un contre-pouvoir, une instance critique qui doit rappeler à
l’État ses obligations. Elles devront également défendre la dignité
humaine, sans cesse rappelée dans leurs écritures, partout où elle est
bafouée.
Elles sont tenues d’être vigilantes à l’égard d’elles-mêmes et de leurs
membres à poursuivre leur quête d’une pertinence du message originel
face à des réalités nouvelles. Elles sont appelées à être plus actives pour
garantir le respect des minorités en incitant à la rencontre, à la connaissance, et à la reconnaissance de l’autre, dans ce qu’il a de commun et de
différent.
Le groupe majoritaire doit donc être attentif à ne pas se clore dans une
attitude d’exclusion, ni prétendre définir ce qui est bon pour l’autre au
nom du caractère universel de sa propre foi.
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En conséquence, il faut refuser le confessionnalisme qui fait que les
croyants ont souvent tendance à ne défendre que les droits et les intérêts
de leur coreligionnaires, car la fidélité au message de Dieu doit conduire
les croyants des diverses religions à promouvoir ensemble les droits de
tout homme et de tous les hommes, croyants ou non, puisque la foi
authentique est engagement dans la cité.
Par ailleurs, il est recommandé d’organiser la concertation entre les
différentes instances religieuses pour réfléchir et agir ensemble en vue de
promouvoir les valeurs éthiques communes et favoriser des relations
internationales plus solidaires. Il est fortement souhaitable d’organiser
des échanges réguliers entre universités chrétiennes et centres d’enseignement supérieur islamiques dans le domaine des sciences humaines, de
l’exégèse et de la théologie.
La dernière proposition porte sur le ressourcement et le rejet des exclusives. Si la communauté des croyants, dans une société pluri-religieuse,
risque de se rétrécir, et certains de ses membres d’abandonner la pratique,
la foi pourra gagner en conviction personnelle à condition de se
ressourcer aux textes fondateurs et de s’ouvrir à une vision critique des
traditions séculaires. Le retour aux sources de la foi est également pour le
croyant incitation à une connaissance plus vraie de celle de l’autre. Et les
communautés de croyants ont pour devoir de dénoncer les préjugés
mutuels entretenus dans l’imaginaire collectif et de promouvoir une
approche en vérité de ce qu’est la foi de l’autre car c’est une contribution
pour la paix.
Conclusion
Devant la montée des intolérances et des intégrismes, on peut légitimement s’interroger : que vaut l’action d’un groupe comme le GRIC ? À123
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t-il vraiment eu un impact sur nos communautés ? Les valeurs qu’il
préconise peuvent-elles être mises en œuvre ? Peut-on consacrer une
partie de sa vie à des recherches ardues qui ne débouchent pas sur la
transformation des mentalités et des comportements ? Et d’autre s
questions qui nous taraudent et qui parfois nous poussent au découragement. Mais nous étions conscients dès le départ que c’est un travail de
longue haleine qui exige persévérance et foi en l’homme.
En tout cas sur le plan personnel, ce fut pour moi, et pour la plupart
d’entre nous, une source d’enrichissement et d’approfondissement qui
mérite tant de sacrifices.
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Dossier
Priants parmi d’autres priants
Relecture de l’expérience de Tibhirine
Les contributions que l’on va lire dans ce dossier ont été données lors
de la rencontre organisée par l’abbaye d’Aiguebelle et l’Institut de sciences
et théologie des religions de Marseille pour les familles des moines et les
membres de l’ordre cistercien, le 8 mai 2004 à Paris, afin de leur faire
connaître les premiers éléments de la recherche sur les écrits de Tibhirine.
Depuis trois années, à la demande du père abbé de Notre-Dame
d’Aiguebelle, un laboratoire de recherche a été créé à l’ISTR de Marseille
pour effectuer un travail théologique sur les écrits des frères, en particulier ceux de Christian de Chergé. Les interventions réunies dans ce
dossier ont été réalisées par des membres de ce laboratoire et prononcées
lors de la journée de rencontre à Paris. Nous leur avons volontairement
conservé leur style oral. Ces textes ne constituent pas une évaluation
théologique de l’expérience vécue à Tibhirine. Celle-ci reste encore à faire.
Ils y acheminent cependant, dans la mesure où ils permettent de mieux
découvrir la richesse spirituelle et la fécondité pastorale des écrits de
Tibhirine.
On sera d’abord invité par Roger Michel à noter comment Christian de
Chergé explore une façon originale de mettre en correspondance le thème
mystique de l’échelle sainte en christianisme et en islam. Sans entrer dans
le développement de cette intuition, c’est surtout à « la posture » de
Christian de Chergé que l’auteur veut nous rendre attentifs.
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Chemins de Dialogue
Le texte d’Anne-Noëlle Clément se veut plutôt une méditation sur « la
croix de Tibhirine ». Il s’agit de contempler l’icône de la croix qui était au
monastère de l’Atlas et qui se trouve maintenant à l’abbaye d’Aiguebelle,
en relisant pour cela quelques belles homélies de Christian de Chergé. Là
encore, l’objectif n’est pas d’élaborer une évaluation théologique, mais
plutôt de proposer une relecture qui veut suggérer la fécondité de la prise
au sérieux d’un environnement musulman pour appréhender de façon
renouvelée les grands symboles de la foi chrétienne.
L’angle choisi par Françoise Durand est lui aussi celui d’une relecture,
provoquée d’abord par une question d’ordre social : quel rôle a joué, dans
l’expérience de la communauté de l’Atlas, le fait qu’elle ait eu à traverser
une période historique troublée, marquée par une violence de plus en
plus grande au sein de la société algérienne ? Soulignant à ce propos la
cohérence de l’engagement des moines avec l’ensemble de l’Église
d’Algérie, l’auteur s’interroge ensuite sur la signification du fait que, dans
les écrits de Christian de Chergé, le thème de la « communion des saints »
apparaisse comme central et de toute première importance. Elle relit pour
cela, entre autres textes, celui de 1984 intitulé « Chrétiens et musulmans.
Nos différences ont-elles le sens d’une communion ? ». Cette double interrogation prépare à sa façon le terrain d’une évaluation théologique de ce
qui fut vécu à Tibhirine, en faisant notamment apparaître l’originalité
d’une réflexion enracinée dans une expérience ecclésiale et sociale, conjuguant fidélité et créativité.
En concentrant son étude sur l’ensemble des chapitres donnés par
Christian de Chergé sur le thème de la conversion, la relecture proposée
par Christophe Purgu se veut essentiellement pastorale. L’auteur suit
avec précision les développements des chapitres dans lesquels Christian
de Chergé propose d’entrer dans ce qu’il appelle un « processus de
conversion », un « tropisme » : « la conversion est un dynamisme, une
attitude de l’être, destinée à rester en acte, c’est un tropisme : on se tourne
vers Dieu comme la plante vers le soleil ». Soulignant le fait que la
conversion du pécheur est elle-même portée par le mouvement par lequel
Dieu lui-même « revient » vers l’homme, mouvement que le Christ
« incarne », Christian de Chergé, fait remarquer l’auteur, invite à situer en
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Présentation
Dieu le dynamisme de la conversion, ce qui permet, en contexte plurireligieux, de rappeler l’importance de la conversion sans la réduire à un
changement de religion.
Mettre au jour, dans l’expérience et la réflexion de Tibhirine, la
fécondité d’une prise au sérieux de la foi des croyants de l’islam pour un
approfondissement de la foi chrétienne, c’est aussi ce que tente de faire
Christian Salenson à propos de l’eucharistie. Rappelant d’abord que
l’expérience fondatrice de Christian de Chergé est pro f o n d é m e n t
enracinée dans l’eucharistie, notamment dans sa re n c o n t re avec
Mohammed, l’auteur relit ensuite deux ensembles de textes où Christian
de Chergé approfondit à travers l’islam sa compréhension de l’eucharistie : à partir d’un commentaire croisé du discours johannique sur « le
pain de vie » et de la sourate coranique de « la table servie », puis à partir
d’une mise en correspondance de l’appel au Dhikr dans l’islam et de
l’invitation au mémorial dans l’eucharistie. L’auteur insiste sur le fait qu’il
ne s’agit nullement pour Christian de Chergé d’effectuer une approche
comparative des textes ou des notions. Il s’agit plutôt de les mettre en
écho, d’inviter les chrétiens et les musulmans à un enrichissement
mutuel, tout en respectant les différences irréductibles des normes de nos
fois, mais en développant « toutes les complémentarités virtuelles de nos
fidélités à Dieu ».
Avec ce dossier, Chemins de dialogue continue le travail entrepris depuis
plusieurs années pour contribuer à mettre en partage la fécondité spirituelle de ce qui fut vécu à Tibhirine et continue à l’être aujourd’hui à
Midelt, dans l’Atlas marocain, par la petite communauté cistercienne qui
a pris le relais d’une vie monastique en pays musulman, une vie de
priants parmi d’autres priants.
Jean-Marc Aveline
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Roger Michel
Enseignant à l’I.S.T.R. de Marseille.
LE THÈME DE L’ÉCHELLE SAINTE EN ISLAM ET EN CHRISTIANISME
La posture de Christian de Chergé
Christian de Chergé a écrit un texte majeur de vingt-six pages intitulé
« L’échelle mystique du dialogue », destiné à un auditoire international de
personnes engagées dans le dialogue islamo-chrétien, à Rome, en
septembre 1989. Dans cette intervention – témoignage, il décrit sa vision
théologique et mystique des relations entre chrétiens et musulmans d’une
façon particulièrement originale. Les auteurs spirituels sur lesquels il
s’appuie sont des auteurs importants, tant dans la tradition chrétienne
que dans la tradition musulmane.
Du côté chrétien, le thème ascétique et mystique de l’échelle sainte a
été développé par saint Jean Climaque, un père du désert qui vécut
quarante ans dans la solitude du Mont Sinaï au VIe siècle. Il est considéré
comme un nouveau Moïse apportant aux moines cette sorte de Table de
la Loi qu’est son ouvrage intitulé précisément « L’échelle sainte » où se
trouve condensé tout l’enseignement des pères du désert.
Cette échelle est décrite avec ses trente échelons, en nombre égal à
celui des années que le Christ passa sur terre avant son baptême. Elle
représente les étapes de l’ascension de l’âme vers la charité, c’est-à-dire
vers Dieu lui-même, puisque « Dieu est amour ».
Selon Thomas Merton, un auteur du XXe siècle, « Jean Climaque
cherche à dire que les personnes les plus avancées qu’il ait connues dans
le désert n’étaient pas celles qui se croyaient être de grands ascètes ou de
grands contemplatifs, mais celles qui étaient sincèrement convaincues
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Chemins de Dialogue
d’être des moines indignes, d’avoir échoué dans leur vocation ». C’est à
cette condition qu’un progrès constant est possible. L’échelle sainte eut
une influence considérable sur la spiritualité de l’orient chrétien.
Côté musulman, le soufisme est aussi décrit par les mystiques de
l’islam comme une Voie, à l’image d’une échelle. Le soufi progresse sur la
Voie en gravissant une double échelle, celle des « stations » qui sont les
fruits d’une discipline spirituelle, et celle des « états » qui sont des faveurs
divines. Plusieurs objectifs sont à atteindre dans cette ascension spirituelle de l’âme vers Dieu : la purification de l’âme, la connaissance de
Dieu, l’immersion dans la Présence divine, la mort à soi-même pour
revivre par Dieu.
Ghazzâlî (m. 1111), le maître à penser de l’islam orthodoxe, fait de
l’amour (mahhaba) le sommet de l’itinéraire mystique. En cela, il rejoint
Saint Jean Climaque, pour qui la charité est le dernier degré de l’échelle
des vertus.
Évidemment, Christian de Chergé ne va pas manquer de rapprocher
ces deux figures : « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de
Chardin. Christian de Chergé adopte donc une posture tout à fait singulière par rapport à ce thème de l’échelle sainte. Il part d’une observation
d’ordre anthropologique : « L’homme n’est pas un singe pour se suffire
d’une perche. Il a été créé debout ; il invente la scala pour l’accompagner
dans ses montées ; avec deux montants et des passages de l’un à l’autre
pour prendre appui à intervalles plus ou moins réguliers ». Le mystique
a les pieds sur terre et la tête vers le ciel.
À partir de cette observation, Christian de Chergé se pose une
question d’ordre théologique : « pourquoi ne pas imaginer de la monter
sur deux files, cette échelle commune dont les montants seraient nos fois
respectives ? » Il évoque alors l’échelle de Jacob dans la Bible, une échelle
qui devient christique dans l’Évangile : « En vérité, en vérité, je vous le
dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre audessus du Fils de l’homme » (Jn 1,51).
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Le thème de l’échelle sainte en islam et en christianisme
Mais cette échelle est aussi coranique : « Comment pourrais-tu savoir
ce qu’est la voie ascendante ? dit le Coran. C’est racheter un captif, nourrir
en un jour de famine un proche parent orphelin, un pauvre dans le
dénuement. C’est être au nombre de ceux qui croient, de ceux qui s’encouragent mutuellement à la patience, de ceux qui s’encouragent mutuellement à la mansuétude. Tels sont les compagnons de la droite » (Coran
90,12-18).
L’échelle christique et coranique a donc une dimension concrète en
vue d’un monde plus solidaire entre croyants. C’est ainsi que, pour
Christian de Chergé, les valeurs religieuses de la tradition musulmane
sont un stimulant pour sa propre fidélité monastique. « Il y a des correspondances évidentes qui en font comme des échelons successifs pour une
ascension commune ».
C’est dans l’expérience du Ribât as-Salâm que Christian développe sa
conception de « l’échelle mystique du dialogue ». Des thèmes appartenant
à l’une et l’autre tradition tenaient proches au quotidien les moines et
leurs amis soufis dans la méditation et la prière.
C’est en méditant sur le thème de l’humilité, central en islam comme
en christianisme, que Christian « re n v e r s e l’échelle », selon son
expression. Déjà saint Benoît, dans sa Règle, dressait une échelle de
l’humilité qui ne se gravit qu’en la descendant : « Qui s’abaisse s’élève ».
Cette échelle renversée évoque la kénose du Christ.
Enfin, si cette échelle mystique du dialogue est « bien arrimée dans
notre glaise commune », elle peut aussi « s’appuyer sur cette réalité de la
foi qui lui est ajustée : l’assemblée des élus ayant effectué le passage de ce
monde au Père. Nous y contemplons la Jérusalem nouvelle en qui tout
homme est né » (Ps 86,5).
L’échelle mystique du dialogue relie ainsi le ciel à la terre, en considérant le monde nouveau de Dieu comme une réalité eschatologique à
vivre ensemble aujourd’hui.
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Anne-Noëlle Clément
Responsable de la pastorale des jeunes adultes pour le diocèse de Valence.
LA CROIX DE TIBHIRINE
Introduction
Dans ma recherche sur la christologie de Christian de Chergé, j’ai
étudié des homélies qui proposent une réponse à la question que Jésus
pose à ses disciples : « Pour vous, qui suis-je ? ». L’homélie du 22 juin 1986,
qui porte sur cette interrogation, s’achève par : « vivre la croix sur le mode
de la résurrection, c’est passer de la croix de souffrance à la croix de gloire
de Dieu ». Cette façon de parler de la croix m’a étonnée. Les deux anciens
de Tibhirine, qui vivent maintenant au Maroc, m’ont suggéré d’aller voir
l’icône de la croix qui était au monastère de l’Atlas en Algérie et qui se
trouve maintenant à l’abbaye d’Aiguebelle.
Dans l’observation de cette icône, et à la lecture d’une homélie de
Christian de Chergé pour la fête de la Croix Glorieuse du 14 septembre
19931, j’ai compris combien vivre en terre d’islam, dans un contexte de
dialogue interreligieux, invitait à voir et à recevoir différemment la croix
du Christ.
Nous suivrons le plan de cette homélie. Dans celle-ci, le prieur de
Tibhirine soulève la question de la croix de Jésus telle qu’elle est posée par
les musulmans en particulier. Ensuite, il nous fait part d’un dialogue qu’il
1. Publiée dans Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie, Paris, Bayard Éditions /
Centurion, 1996, p. 105-108. Les autres homélies citées sont inédites.
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Chemins de Dialogue
a eu avec un ami soufi au sujet de cette croix. Cette conversation va
permettre de distinguer plusieurs croix, « celle de derrière » et « celle de
devant ». Enfin, le prieur exhorte ses frères à se démarquer de la croix de
derrière, pour adhérer à celle de devant.
La croix des musulmans
Christian de Chergé commence son homélie pour la fête de la Croix
Glorieuse en affirmant que cette croix est justement l’un des points
d’achoppement du dialogue avec les juifs et les musulmans. En effet, dans
ces milieux religieux, « l’Évangile de la croix est communément rejeté ». Il
continue en faisant allusion à Saint Paul en 1 Co : « que dire de la croix,
scandale pour les juifs, blasphème pour les musulmans ? » De même, on
peut lire dans une remarque préliminaire à une autre homélie : « c’est à
un païen qu’on doit la plus belle définition de la foi chrétienne (donnée à
des juifs) : “un certain Jésus qui est mort et que Paul déclare vivant”. Les
juifs déclarent qu’il est mort… Les musulmans déclarent qu’il est vivant,
pas mort. Nous affirmons qu’il est passé par la mort, qu’en lui la mort a
pris sens de vie et d’amour »2. Nous voilà donc confrontés à une question
importante pour Christian de Chergé : comment parler de la croix avec
des musulmans, sachant que ceux-ci lisent dans le Coran :
À cause de leur parole : « nous (les juifs) avons vraiment tué le Christ
Jésus, fils de Marie, le Messager d’Allah »… Or, ils ne l’ont ni tué ni
crucifié ; mais ce n’était qu’un faux-semblant !… Ils ne l’ont certainement
pas tué, mais Allah l’a élevé vers Lui3. Et Allah est sage et puissant
(Coran 4,156-159).
2. Homélie du 17 mai 1991.
3. Jacques BERQUE traduit : « Ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais
l’illusion les en a possédés… Ils ne l’ont pas tué en certitude, mais Dieu l’éleva
vers Lui. »
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La croix de Tibhirine
En outre, comment répondre à la question que Jésus pose à ses
disciples, et à nous aujourd’hui, « pour vous, qui suis-je ? », sans éluder la
croix ? En 1985, le prieur de Tibhirine avoue que « la question est une
blessure inguérissable »4, blessure sans doute de ne pas pouvoir répondre
en vérité dans un dialogue avec les musulmans. Et ces versets coraniques
sont aussi « la croix des exégètes musulmans » est-il dit à la fin de
l’homélie.
Pour soutenir une lecture valable de la croix, il faut un fondement,
commun et indiscutable, que Christian de Chergé va chercher dans la
création. Celui-ci affirme alors : « La dignité de l’homme est d’être une
croix, comme le constate Saint Bernard5, car il a bien la forme d’une croix,
il est cruciforme : “qu’il étende les mains, dit Bernard, et cela devient plus
évident”. Là commence sa gloire. Là commence la croix glorieuse. Dès la
création de l’homme à l’image de Dieu. ». Notons que c’est dans un
sermon sur la Nativité que Saint Bernard écrit ces mots sur la croix !
Dès 1980, en préparant une homélie6, le prieur de Tibhirine note :
Le Cheikh al-Alawi7 répondait à qui le critiquait de « porter le rosaire
en forme de croix » : « Si un homme doit absolument éviter dans ce qu’il
mange, boit ou regarde, tout ce qui de quelque façon a une forme approchant celle d’une croix, alors ta forme même en vertu de laquelle tu es un
être humain est bien plus proche d’une croix qu’un rosaire… Si étant
debout, tu étends de chaque côté les bras, tu n’auras pas besoin de chercher
la croix dans le rosaire, car tu l’auras trouvée en toi-même, et alors tu seras
obligé de mettre fin à ta propre existence ou au moins d’avoir soin de ne
jamais te voir toi-même, de peur que ton regard ne tombe sur quelque
chose qui ressemble à une croix.
Dans d’autres homélies on retrouve cette même affirmation, l’homme
a été créé en deux dimensions : « l’homme a été créé debout, nous l’avons
oublié. Non pour être couché un jour dans la mort, mais pour le
4.
5.
6.
7.
Homélie du 15 septembre 1985.
4e sermon Vig. Nativité, 7.
Homélie du 22 juin 1980.
Fondateur d’une confrérie soufie.
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Chemins de Dialogue
demeurer »8. De même, Jésus est mort debout, et la descente aux enfers
fait partie de cette direction verticale, dans les deux sens de la hauteur et
de la profondeur. Les bras étendus du Christ en croix, et de tout homme
les bras ouverts, dessinent l’autre direction, horizontale, dans les deux
sens de la largeur et de la longueur. Ces dimensions sont nos « dimensions légitimes » individuelles, mais aussi celles de l’Église, notre
« envergure ».
On peut donc affirmer que la croix n’appartient pas aux seuls
chrétiens, elle est inhérente à l’humanité créée par Dieu. Mais ce n’est pas
qu’une question de corps humain, c’est aussi une question d’attitude,
c’est ce que va développer le prieur.
Les deux croix
L’homélie se poursuit par un dialogue avec un ami soufi.
- « Quand tu regardes une image de Jésus en croix, combien vois-tu de
croix ? », demande le chrétien.
- « Peut-être trois… sûrement deux. Il y a celle de devant et celle de
derrière », répond le musulman.
La croix de derrière
Intéressons-nous d’abord à cette croix dite de derrière. Cette croix est
le morceau de bois sur lequel Jésus a été cloué, c’est un instrument de
8. Homélies du jour de l’Ascension du 13 mai 1983 et du 28 mai 1992.
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supplice. Celui-ci a été inventé par les hommes, « c’est l’instrument de
l’amour travesti, défiguré, de la haine figeant dans la mort le geste de la
vie ». En effet, si ouvrir les bras pour embrasser, pour aimer, pour
accueillir, est la dignité de la créature humaine, les clouer sur la croix en
est une perversion. Pour Jésus, cette mort sur la croix a été la conséquence
de la violence humaine.
Les chrétiens ont pris l’habitude, depuis de nombreux siècles, de
représenter cette croix, de la mettre sur les murs de leurs églises, sous
forme de crucifix ou de peintures, ou de la porter avec une chaîne autour
de leur cou. Mais n’oublions pas que, dans les premiers siècles du christianisme, il n’allait pas de soi de représenter le Christ autrement que sous
forme symbolique. Une fois cette possibilité admise, en Orient, on avait
d’abord peint des icônes donnant à contempler un Christ triomphant,
même sur la croix, un Christ de majesté ou un Christ juge. Mais, petit à
petit, en Occident, c’est un Jésus souffrant et mort (avec la couronne
d’épines, du sang qui s’écoule des plaies, un corps décharné et affaissé,
presque nu, les yeux fermés, les mains tournées vers le bas…) qui a été le
plus souvent proposé à la vénération des chrétiens. Les peintures de
Cimabue (1240-1302) avec la croix de Santa Croce à Florence, de Giotto
(1266-1337) à Florence et Assise, ou encore de Grünewald sur le retable
d’Issemheim (peint vers 1512-1516) en sont des exemples célèbres. On
pourrait dire, en utilisant le vocabulaire de Christian de Chergé, que la
croix de derrière est passée devant !
Observons l’icône de la croix du monastère de Tibhirine. Notons
d’abord qu’il s’agit d’une icône de la croix, pas d’un crucifix. Pendant la
longue querelle des icônes, l’Église a élaboré une théologie de l’icône où
la représentation du Christ était rendue possible grâce à son incarnation,
car on ne peut pas représenter le divin. Ainsi saint Jean Damascène, au
VIIe siècle, affirme :
Lorsque Celui qui existe de toute éternité dans la forme de Dieu, s’est
dépouillé en assumant la forme d’esclave, devenant ainsi limité dans la
quantité et la qualité, ayant revêtu la marque de la chair, alors figure-Le sur
une planche et expose à la vue de tous Celui qui a voulu apparaître.9
9. Cité par © 2000, Encyclopædia Universalis, France S.A. « Représentations du
Christ ».
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On retrouve sur l’icône de Tibhirine, icône récente peinte spécialement
pour le monastère par une ermite de l’Ardèche, toutes les composantes de
base d’une icône de type byzantin (bois recouvert d’une toile fine enduite
de craie et colle, fond recouvert d’une ou deux couches de feuille d’or,
succession de couches de peinture à l’œuf…). On peut voir aussi tout en
haut le doigt créateur du Père, seule représentation autorisée du Père. De
chaque côté de la croix, se tiennent Marie et Jean (notons au passage la
référence à l’épisode dans l’Évangile de Jean), représentation tout à fait
traditionnelle de la crucifixion. Marie a une position d’orante, les mains
levées, elle figure l’attitude de « l’Église notre mère, debout au pied de la
croix, qui nous invite à regarder plus haut, plus loin »10.
Remarquons aussi que l’inscription qui figure sur le bois de la croix
n’est pas le traditionnel écriteau « le roi des juifs » en latin, en grec ou en
hébreu, mais il est écrit en arabe : « il est ressuscité », salutation traditionnelle des chrétiens orientaux le jour de Pâques (« il est vraiment
ressuscité ! »).
La croix de devant
Notre homélie sur la croix glorieuse affirme que cette croix de devant
est celle qui vient de Dieu, qu’elle a été créée par Dieu. Cette croix, c’est
cet homme qui a les bras étendus pour embrasser et pour aimer.
Le prieur de Tibhirine fait allusion à cette « croix de devant » dans
d’autres homélies ou prises de parole. Par exemple en 1986 il prêche sur
la façon qu’a Jésus d’être Messie de Dieu. Il affirme alors que, si la croix
peut être considérée comme instrument de supplice, la croix de Jésus est
« croix de chair créée pour l’amour à l’image de Dieu »11. Cette croix de
chair nous la voyons bien sur l’icône de Tibhirine, avec cet homme droit,
les bras étendus, dans « le geste invaincu de l’Amour embrassant le
10. Homélie du jour de l’Ascension 20 mai 1982.
11. Homélie du 22 juin 1986.
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monde »12, un geste d’accueil, d’ouverture, une attitude d’amour et de
pardon. Le corps de Jésus est cette croix de chair, où « la verticale de la
Croix exprime aussi parfaitement la réponse de l’homme à toutes ces
prévenances de Dieu : Je te bénis, Père… Jésus, c’est la “bénédiction de
Dieu faite chair” ; mais c’est aussi “l’homme fait bénédiction”, remontant
tout entier vers le Père en louange de gloire. »13
Déjà les pères grecs l’avaient magnifiquement dit. On peut citer Irénée
ou Athanase parmi les nombreuses méditations sur les bras étendus sur
la croix :
« Verbe tout-puissant de Dieu, sa présence invisible s’étend à la
création tout entière et en soutient la longueur, la largeur, la hauteur et la
profondeur : tout est gouverné par le Verbe de Dieu. Il a été crucifié, lui le
Fils de Dieu, en ces quatre dimensions, lui dont l’univers portait déjà
l’empreinte cruciforme. S’étant rendu visible, il devait nécessairement
manifester de manière sensible, sur la croix, son action invisible. Car c’est
lui qui illumine les hauteurs, c’est-à-dire les cieux, qui scrute les profondeurs de la terre ; il parcourt l’étendue de l’Orient à l’Occident, il atteint
l’immense espace du Nord au Midi, et appelle à la connaissance de son
Père les hommes partout dispersés », écrit l’évêque de Lyon.14
« Car c’est seulement sur la croix que l’on meurt les mains étendues.
Aussi convenait-il que le Seigneur subît cette mort et étendît les mains : de
l’une il attirerait l’ancien peuple, de l’autre les Gentils, et il réunirait les
deux en lui. Et cela, lui-même l’a dit, en indiquant par quelle mort il rachèterait tous les hommes : “Quand je serai élevé, je les attirerai tous à moi”
(Jn 12,32) », reprend Athanase d’Alexandrie.15
Le point d’appui de cette théologie patristique est le verset de
l’Évangile de Jean : « pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai
à moi tous les hommes »16. La plupart des commentateurs de ce verset,
12. Homélie du vendredi saint, 1er avril 1983.
13. Chapitre du 28 avril 1994 dans Dieu pour tout jour, chapitres de P. Ch. De Chergé
à la communauté de Tibhirine, Abbaye ND d’Aiguebelle, 2004.
14. Irénée de Lyon, La prédication des apôtres et ses preuves 34, DDB, 1977, page 43.
15. Athanase d’Alexandrie, De l’incarnation, 25.
16. Jn 12,32.
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comme l’Évangile lui-même, comprend que Jésus a été élevé sur la croix,
c’est là le lieu de sa glorification, et le lieu de notre salut.
Mais contrairement à ce que certaines spiritualités ont pu laisser
penser, la croix n’est pas une manière de faire de Dieu ! Ce n’est pas la
volonté de Dieu de clouer qui que ce soit sur une croix. Christian de
Chergé note la différence entre une manière de faire et une manière d’être.
Donc la croix est une « façon d’être de Dieu »17. Le prieur de Tibhirine
utilise deux très belles images pour exprimer cette attitude de Dieu : ces
bras de la croix montrent « les ailes de Dieu déployées sur le monde
depuis la création », et ils rappellent aussi « les bras ouverts du Père au
Prodigue »18. Ainsi Jésus crucifié manifeste la sollicitude de Dieu dès la
création et son attente miséricordieuse de notre retour vers lui. C’est
pourquoi le prieur de Tibhirine peut affirmer : « (et si la croix) n’était pas
seulement l’instrument de supplice que nous en avons fait, mais d’abord
cette croix de chair créée pour l’amour à l’image de Dieu »19. Il s’agit pour
Jésus d’être ainsi dans toute sa vie, et jusque dans sa mort, le véritable fils
à l’image du Père.
La croix de chair élevée
En gommant le bois de la croix, laissons apparaître cette croix de chair
sur l’icône de Tibhirine. Que nous est-il alors dévoilé plus clairement ?
Jésus y est montré debout, pas affaissé ou arqué comme chez Cimabue
ou Giotto, mais droit verticalement, et les bras étendus à l’horizontale. À
la place habituelle des clous, sont peintes des étoiles de lumière ; en effet,
l’homélie de la croix glorieuse affirme : « c’est l’amour, et non les clous,
qui le tenait fixé à ce gibet que nous lui avions taillé ». Le Christ n’a
aucune trace de blessure ni de souffrance, pas de plaies ouvertes d’où
s’écoulerait du sang.
17. Homélie du 22 juin 1986.
18. Homélie du 22 juin 1980.
19. Homélie du 22 juin 1986.
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La croix de Tibhirine
Cet homme est vêtu avec une tunique blanche et un drapé rouge. Le
seul vêtement blanc pourrait évoquer la transfiguration. Le drapé rouge
est plutôt signe de la royauté de celui qui s’est laissé revêtir par le Père de
gloire et d’honneur20. On peut y voir aussi une allusion à l’habit de noces,
et pour Christian de Chergé, il faut étendre les bras pour se laisser vêtir
de cet habit21.
Sur cette croix, Jésus est vivant22, avec les yeux ouverts et les mains
tournées vers le haut. Il semble nous regarder et nous accueillir comme le
Père du prodigue. Mais s’il n’est pas cloué sur la croix, il ne s’appuie pas
non plus sur ses pieds. Il semble plutôt que Jésus soit emporté vers le ciel,
élevé par le haut.
Nous pouvons donc en conclure que nous avons la représentation
d’un Christ de type byzantin, glorieux, triomphant, et même ressuscité !
En effet, en parcourant les écrits de Christian de Chergé pour y déterminer en quels termes il parlait de la croix, nous avons découvert des
sermons sur… l’Ascension23 ! Pour lui, l’Ascension est la « consommation
en gloire du Verbe incarné »24, autre façon de dire la résurrection ou l’exaltation du Christ, avec toujours cet accent sur l’Incarnation du Verbe de
Dieu.
Le prieur de Tibhirine utilise ce thème des bras étendus dans des
homélies du jour de l’Ascension. Citons par exemple ce passage :
Le Christ en élévation, plus haut que tout l’univers, « au plus haut des
cieux ! »
Le Christ en extension, en expansion « aux extrémités de la terre ».
Un double mouvement qui révèle la Croix telle qu’elle préexiste dans le
cœur de Dieu, dans le cœur du Christ, où vibrait un double Élan : mettre le
20. Chapitre du 28 octobre 1987, op. cit.
21. Cf. en particulier l’homélie du 14 octobre 1984.
22. « Le gibet prend vie dans l’élan du corps vivant qui s’en détache » (homélie
du 22 juin 1980).
23. En particulier le 20 mai 1982 et le 28 mai 1992.
24. Chapitre du 14 mai 1994.
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feu à la terre et aller vers le Père. Tourné vers le Père et livré à la
multitude.25
Christian de Chergé superpose la croix de chair de la crucifixion et le
Christ qui monte aux cieux de l’Ascension. Le Christ crucifié est élevé par
Dieu (l’élévation, ou exaltation, fait partie du vocabulaire de la résurrection, par exemple en Ph 2,9), et celui qui est élevé a toujours les bras
étendus. Finalement, celui qui est au premier plan est le ressuscité. Les
deux faces du mystère pascal ne nous sont pas montrées dos à dos ou côte
à côte (comme Grünewald qui peint deux tableaux différents sur son
retable), mais elles sont superposées sur l’icône de la croix de Tibhirine
comme dans la théologie de Christian de Chergé. C’est le même mystère
d’amour qui nous est donné à contempler, comme dans le verset de
l’Évangile de Jean : « pour moi, quand je serai élevé, j’attirerai à moi tous
les hommes ». Le Christ livré pour la multitude attire l’humanité tout
entière et l’introduit dans la gloire de Dieu dans un même mouvement.
La croix du disciple
N’oublions pas que l’ami soufi avait suggéré l’existence d’une
troisième croix. Le prieur de Tibhirine avait développé cette idée : « Cette
troisième croix, n’était-ce pas moi, n’était-ce pas lui, dans cet effort qui
nous portait, l’un et l’autre, à nous démarquer de la croix de “derrière”,
celle du mal et du péché, pour adhérer à celle de “devant”, celle de
l’amour vainqueur. » On aurait pu s’attendre à ce que cette croix soit
vécue dans un événement douloureux, dans la logique de l’amour qui va
jusqu’au bout et donc jusqu’à consentir à la souffrance et à la mort. Mais
non, cette croix est visible quand les hommes étendent les bras ou se
tendent les mains, et qu’alors l’amour est vainqueur. Cette troisième croix,
qui fait adhérer à la croix de devant, est reconnaissable quand l’amour
25. Homélie de l’Ascension, 28 mai 1992.
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La croix de Tibhirine
recouvre la haine, quand le pardon passe par-dessus la vengeance, quand
le projet de Dieu de rassembler l’humanité commence un tant soit peu à
se réaliser. « Nous savons bien que ce passage de l’une à l’autre croix, c’est
bien là notre chemin de croix et aussi notre chemin de gloire, car c’est par
là que Jésus nous élève, avec lui, vers le Père qui nous attend tous, bras
ouverts », nous avertit le prieur de Tibhirine.
Nous avons tellement l’habitude de penser qu’il nous faudrait porter
notre croix comme un fardeau, que prendre sa croix est un « un
programme de vie morale… un peu masochiste », « comme si l’instrument du supplice qu’est la Croix était la façon de faire de Dieu ! »26
insiste Christian de Chergé. Mais nous sommes invités à ouvrir les bras,
et « si j’ouvre les bras, je revêts le Christ, c’est lui qui me sous-tient…
j’ouvre les bras, je suis la croix vivante »27. C’est à cette croix qu’il faut
nous convertir pour « donner à notre vie sa plus grande ouverture et sa
véritable trajectoire, l’ascension »28. La croix de derrière nous fige dans la
mort, mais la croix de devant nous établit dans la vie. Le disciple de Jésus
adopte l’attitude du Fils, les bras ouverts vers ses frères, pour rejoindre le
Père. C’est sans doute cela « vivre la croix sur le mode de la résurrection »29 à quoi invitait déjà Christian de Chergé en 1986.
Ce n’est peut-être pas si facile d’ouvrir les bras, et de se rendre ainsi
vulnérable, pour suivre son Seigneur ! Mais cette croix est la « façon d’être
de Dieu », et pour le disciple le moyen d’être associé à la gloire du Christ
dans « l’événement unique de la mort et la résurrection »30. Cette attitude
n’est pas celle d’un seul moment, qui serait celui ultime de la mort, mais
bien l’attitude de toute une vie. Et c’est bien ainsi que le prieur de
Tibhirine exhorte ses frères, en janvier 1996, à « rejoindre l’imitation du
Christ ici par cette offrande à une incarnation continuée dans l’humble
consécration d’une vie cachée de prière et de travail plutôt que de l’assi-
26.
27.
28.
29.
30.
Homélie du 22 juin 1986.
Homélie du 22 juin 1980.
Homélie du vendredi saint, 17 avril 1987.
Homélie du 22 juin 1986.
Chapitre du 14 mai 1994, suite à la mort de Henri et Paule-Hélène, op. cit.
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miler directement à la seule réalité de la croix et du martyre isolés de leur
contexte concret d’une vie longuement partagée »31.
Conclusion
Reprenons la démarche de Christian de Chergé dans l’homélie
étudiée.
Le prieur de Tibhirine n’a pas peur de soulever un point d’achoppement du dialogue interreligieux, la croix de Jésus, mystère central pour
la foi chrétienne et blasphème pour l’islam. Mais, dans cette homélie, il
n’a pas pour objectif de faire l’apologie du christianisme en montrant à ses
frères que le Coran est dans l’erreur. Il n’entre pas dans un débat
polémique sur la différence de conceptions, il ne compare pas les deux
approches, biblique et coranique, de la mort de Jésus sur la croix. Il ne
cherche pas non plus un consensus entre les deux religions.
C’est un véritable dialogue entre le moine chrétien et un ami soufi qui
va permettre de dépasser l’aporie. Cette conversation est amicale, certes,
mais elle est d’abord spirituelle, car ce sont deux croyants qui se parlent,
au nom de leur foi. Ce dialogue se passe d’ailleurs au retour d’une retraite
faite par le soufi dans une communauté cistercienne !
Ce dialogue provoque une ré-ouverture des Écritures et une relecture
de la Tradition chrétienne. Christian de Chergé, grâce à son ami soufi,
nous fait ainsi lire à nouveaux frais l’Évangile de Jean et en particulier le
verset « quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les
hommes ». Nous avons vu la théologie d’Irénée ou d’Athanase qui
affleure, et la référence à la tradition de l’icône en Orient. En retrouvant
31. Chapitre du 4 janvier 1996, op. cit.
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La croix de Tibhirine
cette veine traditionnelle, le prieur de Tibhirine nous donne à contempler
le Christ en croix, homme de chair, debout, vivant, dans le même
mouvement livré à la multitude et élevé par le Père.
Mais tout en utilisant cette conception somme toute traditionnelle de
la croix, Christian de Chergé nous entraîne plus loin. Il invite chacun à
comprendre autrement l’injonction de « porter sa croix », il s’agit de
passer de la croix de derrière à la croix de devant, en ouvrant les bras. Cela
doit se traduire très concrètement : les ennemis se tendent les mains, les
belligérants renoncent à l’épée et décident de travailler ensemble pacifiquement le même sol. Le véritable dialogue interreligieux ne conduit-il
pas chacun à aller plus loin dans sa propre foi et à avancer vers la paix ?
La démarche de cette homélie de la Croix Glorieuse ne serait-elle pas
paradigmatique du dialogue interreligieux ? En effet, ce dialogue respectueux entre croyants des deux religions conduit chacun à approfondir sa
propre foi, à retrouver une théologie tout à fait traditionnelle et en même
temps à ouvrir de nouveaux chemins. Il entraîne enfin chacun à faire des
pas concrets vers la paix !
Je ne peux m’empêcher de penser à un célèbre dialogue, en chemin,
obligeant les disciples de Jésus à ré-ouvrir les Écritures pour redécouvrir
la présence de Dieu, source de vie. « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant
tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32).
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Françoise Durand
ISTR de Marseille.
NOTES DE LECTURE
À la lecture des écrits de Christian de Chergé, deux questions ont plus
particulièrement retenu mon attention et m’ont fait travailler :
❑ Comment l’expérience spirituelle vécue à Tibhirine est-elle une réponse
aux défis posés à la communauté par une époque et un contexte particuliers, ceux de l’Algérie, dans son évolution historique ?
❑ À l’intérieur de cette expérience spirituelle, le thème de la communion
des saints.
1. L’expérience spirituelle,
défi posé à une histoire violente
On peut dire que les moines se sont trouvés sur une ligne de fracture
historique. Or, ce qui aurait seulement pu être vécu comme un drame ou
un malheur (tout d’abord l’indépendance de l’Algérie et le départ d’une
grande quantité de chrétiens, puis la dégradation progressive de la
situation et l’installation d’une lutte armée meurtrière) a donné lieu à des
choix successifs qui dessinaient petit à petit un sens nouveau à leur
présence et qui apportaient avec eux des renouvellements personnels et
communautaires. Ils ont vécu le drame de leur époque à l’intérieur même
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de leur expérience spirituelle, de façon spirituelle, les inscrivant dans les
modes de vie religieuse que leur fournissait la tradition cistercienne. Leur
aventure est accueil de ce drame et sa traduction en une façon renouvelée
de vivre en disciples du Christ.
C’est la recherche, souvent tâtonnante et pas toujours explicitée, d’une
cohérence entre leur vocation propre et le lieu où elle s’inscrit, c’est-à-dire
l’Église et la société algérienne en crise. Je voudrais développer un peu ce
premier point, en donnant surtout la parole à Christian de Chergé. Je me
garderai bien de circonscrire l’expérience spirituelle seulement dans la
prière ou à l’intérieur des règles de la vie monastique. Mais je voudrais
montrer qu’elle a traversé tous les aspects de leur vie. Comme je ne peux
pas les reprendre tous, j’en retiens quelques-uns.
1.1. Tout d’abord, une cohérence avec les questions qui travaillent le
monde dans les rapports Nord/Sud marqués par les déséquilibres économiques et les grandes migrations de populations du Sud vers le Nord.
Dans ce contexte, ce qu’ils s’efforcent de vivre est de l’ordre de la protestation, quelque chose de prophétique : ils ouvrent la voie au chemin
inverse. Le sud est leur patrie d’adoption, pays dans lequel ils attestent
qu’une vie humaine peut trouver à s’épanouir :
Cette absence de vocations originaires du pays nous met quasiment
tous en situation d’immigrés, et dans ce Maghreb où l’immigration vers
l ’ E u rope est si forte. Imaginez l’étonnement des jeunes qui nous
fréquentent lorsqu’ils réalisent que nous avons fait le chemin inverse de
celui dont ils rêvent !1
Ils seront donc des étrangers (« notre réalité d’étrangers conditionne
les modalités de notre présence »2) avec tout ce que la différence culturelle
peut avoir parfois de douloureux, qu’ils avouent parfois au détour d’une
page.
1. Sept vies pour Dieu, Paris, Bayard Éd./Centurion, 1996, p. 86.
2. Ibid., p. 67.
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Notes de lecture
1.2. Cohérence par rapport à l’éclatement de la société algérienne, à
l’insécurité et au terrorisme. Elle s’exprime dans le choix de rester, dans
un contexte où la violence est de plus en plus présente et menaçante :
« Nous les accompagnons dans la situation d’insécurité et de grand
désarroi que traverse le pays actuellement ».3
1.3. S’il est bien vrai, comme le rappelait un de leurs supérieurs
généraux que « Séparation du monde ne signifie pas isolement du monde,
moins encore isolement de l’Église » (Dom Southey, 1978), ils vont être
amenés à inventer leur inscription dans l’Église locale d’une façon particulièrement forte. Elle se vivra dans des options diocésaines qu’ils ont
prises à leur compte : « Cela nous aide, redisons-le enfin, de nous savoir
intégrés dans une Église locale constituée de personnes qui ont des
visages, et dont les choix rejoignent les nôtres »4.
De ce fait, leur vocation propre n’est pas isolable du reste de la vie de
leur Église.
1.4. Cohérence enfin avec l’engagement de l’ensemble de l’Église dans
le dialogue interreligieux. Les évêques d’Algérie écrivent, en effet, le 25
novembre 1994 :
Nous voulons mettre en œuvre, en Algérie, l’alliance de Dieu avec tous
les hommes dont la Bible nous fait découvrir le sens à travers l’histoire du
salut. Nous savons que souvent, dans cette histoire, Dieu s’est servi du
petit reste de son peuple pour sauver l’avenir. Cette vocation est commune
à tous les chrétiens où qu’ils soient. Mais notre condition de minoritaires
au sein d’une société musulmane lui donne une dimension très particulière. Le peuple pour lequel nous sommes appelés à consacrer notre vie, se
reconnaît dans un autre chemin religieux que le nôtre, celui de l’islam.
Notre offrande de vie passe par-dessus cette barrière des différences
d’identités religieuses. Elle témoigne aussi d’un projet de Dieu qui
concerne toute l’humanité et qui est de faire venir sa communion entre les
hommes.
3. Ibid., p. 93.
4. Ibid., p. 73.
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À cela Christian de Chergé fait écho pour ce qui concerne leur vie
monastique : « En ce sens, il nous reviendrait de présenter comme un
autre défi bien réel du monde actuel l’urgence faite aux religions
d’apprendre à dialoguer au chemin même des expériences spirituelles
qu’elles éveillent… »5.
Courant tout au long des textes de Christian de Chergé, on peut lire le
témoignage d’une espérance… « Invincible espérance » selon le titre bien
choisi par Bruno Chenu dans le recueil de textes rassemblés par lui en
19976. Et cela m’amène à mon second point.
2. Le thème de la communion des saints
On peut dire que c’est un thème clef, rassembleur ou cristallisateur de
sa pensée, un thème à la lumière duquel il peut exprimer sa pensée sur la
vie de l’Église, sur sa vie communautaire, sur les relations du christianisme avec l’islam, sur sa vie personnelle, sur la vie politique du pays…
Il nous faut donc chercher un fil rouge pour visiter cet espace sans nous
perdre.
Pour cela, nous partirons du thème de la communion des saints
comprise par Christian de Chergé comme une vocation personnelle, à
laquelle il a répondu par l’engagement de sa liberté. Puis il sera possible
d’envisager ce que signifie cette communion dans le dialogue avec l’islam
comme le lieu concret de sa mise en œuvre.
5. Ibid., p. 88.
6. Christian de Chergé, L’invincible espérance, Paris, Bayard Éd./Centurion, 1997,
318 p.
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Notes de lecture
2.1. La communion comme projet de vie
La communion, comme projet de vie, et concrètement comme projet de
vie en Algérie, comme moine. Sur cette vocation personnelle, Christian
s’est parfois expliqué, en particulier dans sa réponse au journal Tychique,
sur la place très grande qu’a pris dans son orientation personnelle sa
rencontre avec son ami Mohammed, assassiné pour avoir choisi de le
protéger lors d’une embuscade :
Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devrait
trouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où il m’avait été donné
ce gage de l’amour le plus grand. J’ai su du même coup que cette consécration de ma vie devrait passer par une prière en commun… Et puis, a
commencé alors un pèlerinage vers la communion des saints où chrétiens
et musulmans, et tant d’autres avec eux, partagent la même joie filiale.7
Quelle forme particulière cela prend-il chez Christian de Chergé ?
❑ La communion dont il s’agit est une communion relationnelle avant
d’être une communion sur des contenus théologiques. Elle se vit d’abord
dans la vie quotidienne.
❑ Vouloir vivre la communion, c’est une œuvre de conversion. Il faut se
laisser inviter par Dieu « à la table des pécheurs », image qu’il affectionne,
à la suite de Thérèse de l’Enfant-Jésus. « Parce que tous sont appelés à la
conversion, la conversion d’autrui m’intéresse, et la mienne lui importe.
La conversion des pécheurs est le prélude nécessaire de la communion
des saints » écrit-il également8.
S’il choisit de vivre en communion, c’est parce qu’il découvre qu’il y a
ce que Michel de Certeau appelle du « répondant » : il n’est pas seul,
l’autre, différent, est aussi celui avec qui entrer en dialogue dans cette
7. Christian de Chergé, 1982.
8. Christian de Chergé, Chapitre du 4 juin 1986, dans Dieu pour tout jour, Abbaye
Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004.
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visée de communion. C’est le répondant qui va permettre que son projet
se développe. Avec le thème du répondant, on entre dans l’économie de
l’échange, du dialogue.
2.2. Le dialogue avec l’islam, chemin de communion
Pour Christian de Chergé, au lieu où il est inscrit, le répondant du
christianisme c’est l’islam avec lequel il entend entrer en dialogue. Il y a
sur ce sujet un long texte très important, paru dans L’invisible espérance
intitulé : « Chrétiens et musulmans. Nos différences ont-elles le sens d’une
communion ? » (1984).
Ce dernier part d’une réflexion sur la différence. La différence est
inscrite dans la création elle-même, dans sa diversité et sa variété. Mais
elle nous ramène à un créateur unique dont chrétiens et musulmans ont
une vision qui les différencie.
L’unicité qui est en Dieu est tellement « différente » que l’Unique reste
au-delà de ce que nous savons pouvoir en confesser dans la foi éclairée par
toutes les diverses interprétations de Dieu. Mais voir les choses différemment ne signifie pas qu’on ne voit pas les mêmes choses. De même,
quand Dieu se dit autrement, il ne se dit pas autre, mais Tout-Autre, c’està-dire autrement que tous les autres. Normalement, dans la lumière de la
foi qui est don gratuit de Dieu, dire Dieu autrement n’est pas dire un autre
Dieu.9
D’ailleurs, dans cette création, il y a, du côté de l’homme, de l’unité. Il
est unique dans la création, créé, dit le christianisme, à l’image et ressemblance du Dieu Unique, créé pour être vraiment soumis en tout à l’Unique
en même temps qu’intendant sur la terre et pour réaliser ainsi sa vocation.
Or, cette unité est brisée, « l’image a été défigurée. La division du règne
animal a été introduite au sein de l’espèce humaine »10. Et tout particuliè9. L’invincible espérance, op. cit., p. 127-128.
10. Ibid., p. 133.
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Notes de lecture
rement entre les chrétiens, l’islam étant d’ailleurs un appel à une unité
reconstituée. Elle est en attente de l’heure de Dieu pour être restaurée, car
cela ne peut pas se faire à force de volonté humaine : « À ce point précis
du chemin où chacun sent vivement sa différence d’avec le “Modèle
unique”, l’unité se dit malgré tout dans l’espérance qui sous-tend la
marche commune vers l’au-delà de cette différence »11… « espérance
partagée d’une “unité différée” » écrit-il encore quelques lignes plus bas
et un peu plus loin encore : « Si les différences proviennent réellement de
l’unité, elles devraient tendre logiquement à y revenir, un peu à la façon
dont les pièces d’un puzzle aspirent à retrouver leur cohérence dans
l’image complète qui préexistait à leur morcellement ».
Aussi, la question qui se pose est celle de la mise en relation des différences. Ici, Christian de Chergé rappelle que, du point de vue du christianisme, cette mise en relation s’inscrit dans la droite ligne de la foi en un
Dieu Trinité : « S’il nous est permis d’avoir une mystique de la différence,
c’est bien parce que celle-ci s’origine en Dieu même »12.
La communion dont il s’agit est donc le fruit d’une différence reconnue
et assumée. Chacun différent dit quelque chose de l’Unique mais n’en dit
pas tout car il est infiniment au-delà de ce que l’on peut en dire. Elle est
aussi attente d’un accomplissement eschatologique. Mais elle est déjà
réalisée pour ceux qui ont achevé cette vie :
Dans la réalité actuelle de la communion des « élus », nous pensons, les
uns et les autres, pouvoir rejoindre d’un même cœur ces frères et ces sœurs,
jadis « musulmans » ou « chrétiens » (pour s’en tenir à notre sujet), qui
partagent de fait la même joie de Dieu après avoir vécu, jusque dans leur
mort, une authentique fidélité à des normes de foi différentes.13
Au fond, c’est l’humanité tout entière qui marche vers son véritable
accomplissement en marchant vers la communion des saints : « Le grand
jeu que la Sagesse de Dieu aime à jouer avec les enfants de l’homme est
11. Ibid., p. 150.
12. Ibid., p. 158.
13. Ibid., p. 164.
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celui de la communion dans l’Unique. C’est ainsi que l’Esprit patient nous
unifie en présence du Père ».14 Cette communion des saints est donc icibas une sanctification : la communauté.
C’est un lieu de sanctification où nous apprenons le prix à payer à la
communion qui est d’abord de s’offrir tout entier avec ses goûts et sa
volonté propres, pour se recevoir autant, dans la symphonie de l’Esprit
Saint15. Et elle est appelée à devenir universelle : le mystère de la
communion avec Dieu est un mystère ouvert, et l’Église ne peut être ellemême qu’en signifiant cette ouverture au cœur même de la communion la
plus intime.16
Mais il s’agit d’une « communion des saints encore en devenir puisque
sous ce voile du signe, celui du pèlerinage »17, une communion qui appelle
par avance le pardon, comme le Testament mais aussi bien d’autres textes
en témoignent.
Conclusion
Le thème de la communion des saints est, en fait, un déploiement de
la conception que Christian de Chergé, et avec lui la communauté de
Tibhirine, se sont fait de leur engagement dans les défis posés par l’histoire. Il y a entre les deux une grande cohérence. Cette dernière leur a
permis de conjuguer sur ces points comme en beaucoup d’autres, fidélité
et créativité.
14. Christian de Chergé, Chapitre du 28 avril 1988, dans Dieu pour tout jour,
Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004.
15. Christian de Chergé, Chapitre du 2 juillet 1991, ibid.
16. Christian de Chergé, Chapitre du 26 juillet 1994, ibid.
17. Christian de Chergé, Homélie du 31 mai 1993, ibid.
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Christophe Purgu
ISTR de Marseille.
PROCESSUS DE CONVERSION
Sur l’œuvre et la pensée de Christian de Chergé
Présentation
Les chapitres à propos de la conversion débutent en mai 1986 pour se
terminer en juin 1987. Dès le commencement, Christian de Chergé dessine
un canevas à partir d’une parole du Mont Athos dont la citation se
termine ainsi : « Les prophètes et les saints demandaient sans cesse à Dieu
de changer leur cœur de pierre en cœur de chair ». Il en profite pour
préciser à la fois le thème et le plan de ce chapitre :
Un thème qui est lié :
• À la profession de frère Michel : conversion perpétuelle de mœurs ;
conversio ou conversatio morum : qu’est-ce à dire ?
• À l’année augustinienne ouverte le 24 avril et à la célébration du 16e
centenaire de la conversion d’Augustin baptisé à Milan le 24 avril 387
(Pâques).
• Au centenaire de la conversion de Charles de Foucauld sous le signe
de la confession des péchés donnant à cette conversion son double
sens.
• Au bicentenaire de la naissance du curé d’Ars dont la vie fut le
stimulant de tant de retournements.
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La future profession de foi de frère Michel interroge Christian sur la
conversion perpétuelle des mœurs. Cette question vient à lui naturellement puisqu’elle est liée à la vie monastique de la communauté de
l’Atlas et à la règle de Saint Benoît qui appelle les moines à faire de leur
vie un carême permanent, afin de lutter contre les habitudes et l’indifférence. Qu’est-ce à dire que se convertir, se retourner ou encore changer de
mœurs, d’habitudes ?
Voila le travail de recherche que nous pouvons faire ensemble :
découvrir avec Christian ce que peuvent signifier de manière concrète ces
termes de la vie spirituelle. Concrète, c’est-à-dire pour une petite communauté de moines bénédictins, dans un pays musulman où le christianisme
est minoritaire.
Qu’entendons-nous par le mot de « conversion » ?
Le terme de conversion est utilisé pour re n d re compte d’un
changement de vie radical, définitif et sans plus aucun rapport avec un
état précédent. Quant au processus, il est la suite continue d’opérations
constituant la manière de faire quelque chose. Mais c’est aussi un enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certain
schéma et aboutissant à un résultat déterminé comme une marche, un
développement. Ouvrir une porte, c’est réaliser la conversion de celle-ci
autour d’un axe fixe.
Dans la vie spirituelle, et plus spécialement celle d’un moine, il s’agit
de mettre en œuvre les moyens d’un équilibre de vie, en toutes les observances monastiques, c’est-à-dire à l’aide des différents moyens prévus par
la règle.
Pour parler de la conversion, Christian de Chergé utilise cette notion
de « processus de conversion ». Ce concept porte en lui-même la marque
permanente d’une marche, d’un changement, d’une transformation, qui
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s’entretient tout en s’opérant. Le propre de la conversion serait alors de
nous faire voyager, déplacer, à la manière des nomades, famille
d’Abraham dont nous sommes.
1. La conversion
Vendredi 23 mai 1986 : Convertissez-vous !
Cette exclamation de Jean le Baptiste est « la première injonction de la
prédication apostolique relayée par celle du Christ lui-même au seuil de
l’Évangile ».
Autant dire que ces deux constats nous imposent d’entendre cet appel
avec sérieux. La conversion n’est pas une option, ni quelque chose de
surajouté à la vie religieuse plus ou moins agréable selon les jours. Cette
injonction apostolique trouve son accomplissement dans l’histoire
personnelle des croyants.
La conversion est un dynamisme, une attitude de l’être, destinée à
rester en acte, c’est un tropisme : on se tourne vers Dieu comme la plante
vers le soleil. Le changement de religion peut apporter une précision
importante dans la direction, il n’épuise pas la conversion, et il peut arriver
qu’il n’en soit même pas une étape.1
Bien que ce mot soit souvent associé à l’idée d’un effort à faire, ou d’un
sacrifice à opérer, et de ce fait n’a pas bonne presse, la nature profonde de
la conversion consiste à grandir l’être. La conversion n’est donc pas
d’abord un phénomène extérieur, mais elle est un phénomène dont
1. Chapitres, Vendredi 23 mai 1986 : Convertissez-vous !, dans Dieu pour tout jour,
Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004. Cf. le livre récent D’une foi à l’autre,
en sous-titre : « Du christianisme à l’islam ».
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l’action est ontologique, c’est-à-dire qu’elle permet une évolution réelle de
la personne, une croissance humaine et donc nécessairement spirituelle.
La conversion est un dynamisme, elle fait donc partie de la vie et peut
être considérée dans son fonctionnement comme un véritable ressort.
Ressort qui confirme notre existence dans ce qu’elle reçoit de Dieu,
puisque si la grâce est accueillie, reçue pour ce qu’elle est vraiment, nous
lui permettrons alors d’opérer en nous ce pourquoi elle est faite : la sanctification. Tout comme d’autres activités vitales, c’est l’esprit, l’intelligence
et le corps qui sont parties prenantes de ce processus.
Le propre de la conversion, c’est donc d’être un acte continu, ce qui
signifie en fait qu’elle est un processus existentiel puisqu’il s’agit d’un
tropisme. Le tropisme d’une plante est sa capacité à s’orienter et à se
réorienter vers une source lumineuse, afin d’assurer sa croissance et son
développement. La plante a besoin de lumière pour assurer sa photosynthèse. La conversion est donc un tropisme : on se tourne vers Dieu comme
la plante vers le soleil. La conversion est donc à la vie spirituelle ce que le
tropisme est à la plante. Sans ce processus la vie est en péril.
Même le changement de confession religieuse n’épuise pas la
conversion. En effet ce qui est de l’ordre de la foi, d’une orientation
religieuse, ne diminue en rien les manières par lesquelles cette foi va
s’enraciner et prendre vie dans le cœur du croyant. D’une part à travers la
connaissance qu’il va faire de la révélation, c’est-à-dire de la manière par
laquelle Dieu se donne à connaître dans une religion particulière, et,
d’autre part, à travers les actes que le croyant réalise dans sa vie, il donne
à voir ou plus exactement à contempler à son insu ce que produit en lui la
révélation que lui offre sa religion.
Jean Baptiste montre l’Agneau de Dieu : qui voit le Fils contemple le
Père. Ainsi la conversion dans la pre m i è re prédication opère un
changement d’orientation pour découvrir où se situe maintenant la
source divine : cachée dans cet Homme de Nazareth.
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Cependant, croire en Jésus Christ, et même changer de religion2, sont
des orientations de foi dans une révélation donnée. Mais quelle que soit
la révélation dans laquelle le croyant engage ses pas, il aura à vivre ce
processus de conversion et de croissance spirituelle, avec la tradition
religieuse de la communauté à laquelle il appartient. Dans cette
perspective rien n’est jamais fini, tout commence toujours. Ce commencement se conjugue souvent au présent, là où l’Esprit Saint agit en esprit
et en vérité.
2. Conditions opérationnelles
Du mercredi 4 juin 1986 : il commence par citer un passage de la
Seconde Lettre de Pierre :
2P 3,9 : Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains
prétendent qu’il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulant
pas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la conversion.
À partir de cette affirmation de Pierre, contre ceux qui n’ont ni foi ni
mœurs, il commente : « la conversion est pour tous. Donc c’est une
responsabilité commune. On pourrait presque dire que nul ne doit se
prétendre “converti” tant que son frère ne l’est pas ».
La responsabilité de la communauté est engagée dans le processus de
conversion, elle doit être attentive à se laisser convertir. La conversion ne
concerne pas une élite faite de quelques-uns, mais elle doit être l’affaire de
tous en particulier, tout autant qu’ensemble. Le croyant tout comme
l’Église ne peut pas raisonner comme Caïn : « Suis-je le gardien de mon
frère ? Puis-je lui donner de croire ? » Nous devons réellement être responsables les uns des autres.
2. Metourni, en arabe signifie : détourné… tourné… retourné.
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Ceci va très loin car, après tout, s’il faut attendre que son frère soit
converti pour estimer l’être soi-même, ce travail spirituel interpelle sans
cesse le croyant à écouter où l’appelle son Dieu, et aussi où celui-ci rejoint
le croyant dans son histoire. Il semble ici que Christian nous interpelle à
vivre ensemble une réelle humilité, personnelle et communautaire, en vue
d’un bien commun où la communion peut commencer à se vivre.
L’illustration continue avec l’Apocalypse de Saint Jean, en écoutant ce
que l’esprit dit aux Églises. Christian remarque que toutes subissent la
même litanie : « Mais tous ceux que j’aime, je les reprends et les corrige ».
Deux de ces Églises y échappent, il s’agit de Smyrne et de Philadelphie,
qui ne se sont pas laissées émouvoir par la synagogue de Satan, elles
tiennent ferme bien que l’une soit pauvre et l’autre faible. Le témoignage
de ces deux Églises confère un caractère tout particulier au processus de
conversion. Ce dernier est opérationnel chez les croyants de Smyrne à
cause de leur précarité et à cause de leur faiblesse pour ceux de
Philadelphie.
Christian ne le développe pas ici, mais il me semble qu’il est très
important de redécouvrir que la précarité du cœur est la condition pour
que le processus de conversion puisse s’épanouir, dans le cœur du
croyant jusque dans la communauté, mais aussi de la communauté
jusqu’au cœur du croyant. Il poursuit : « Ce témoignage communautaire
va être l’arme de Dieu. C’est gagné ! »
Sûrement, il y a ici un témoignage à porter et à rendre : « Parce que
tous sont appelés à la conversion, la conversion d’autrui m’intéresse, et la
mienne lui importe. La conversion des pécheurs est le prélude nécessaire
de la communion des saints ». Cette arme de Dieu est inoffensive et
pourtant bien réelle, ici la conversion de chacun et de tous peut devenir
une véritable communion des saints.
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La conversion c’est l’affaire de tous et de chacun
Ce n’est pas seulement l’affaire de soi ou celle de l’autre. Ce que
l’Esprit dit aux Églises continue à se dire dans le cœur des croyants et
dans des communautés célébrantes. Et il y a interaction entre les uns et les
autres. Ce qui est dit ici des Églises fondées par les apôtres, peut
s’entendre à plusieurs niveaux :
• Dans une communauté de vie cénobitique.
• Dans les différentes communautés présentes dans un diocèse.
• Dans le cadre de l’œcuménisme.
• Dans la recherche de dialogue interreligieux.
Cette analyse en appelle une autre, où Christian nous livre son
expérience de commune et mutuelle conversion :
Ce chemin de commune et mutuelle conversion passe sûrement par
une plus grande unité de vie. Nous l’empruntons chaque fois que nous
cherchons à réduire le contraste souvent stupéfiant entre notre comportement humain et notre affirmation de foi. Sans cette quête inlassable
d’une réelle cohésion intérieure et pratique, il ne peut y avoir perception
de ce qui nous unit à l’autre.3
Ici, c’est à travers le vivre ensemble auprès de frères musulmans, qu’il
est donné aux uns et aux autres de vivre quelque chose de la communion
des saints. Ce chemin est parcouru chaque fois que les caricatures sont
estompées, au profit de ce que les uns et les autres portent en eux. Dans
la vie pratique et les rencontres de chaque jour se donne à célébrer et à
voir la foi de chacun partagée dans des actes.
Sans authenticité personnelle, quelle vérité pouvons-nous rêver de
communiquer ? Par contre dans un tel effort patient et constant, il nous
devient possible de mieux reconnaître ce que peut avoir de réellement
3. Perspective, dossier 1. 5/8.
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Chemins de Dialogue
évangélique le comportement d’un musulman au cœur droit, et aussi de
mieux percevoir ce que sa foi dit de la nôtre.
Le cœur droit est le microprocesseur dont l’Esprit Saint se sert pour
inspirer le cœur des croyants. Cette inspiration ne se fait pas sans nous,
d’où la nécessité de rester en éveil dans une attention patiente et
constante. Que nous sachions qui il est ou pas ne l’empêche pas d’agir.
Finalement, accueillir ce qu’il y a de vraiment évangélique dans le
comportement d’un musulman au cœur droit revient à recevoir pour un
chrétien les « semences du verbe ».
3. Trois conversions convergentes
En latin, conversio s’entend souvent comme un changement de
religion, de foi, mais il signifie aussi un changement de mœurs et de vie.
Christian fait le constat que le premier sens prévaut souvent.
3.1. En contemplant le Christ des Évangiles :
la conversion personnelle
Vendredi 30 mai 1986 : Vous m’avez amené cet homme comme
détournant le peuple du droit chemin ! (Lc 23,14)
Jésus qui est le chemin à prendre pour se tourner vers le Père est rejeté
comme détournant le peuple du droit chemin. La conversion la plus
profonde, la plus bouleversante, celle qui est œuvre de l’Esprit, a souvent
pour critère d’authenticité cette radicale incapacité du tout-venant à
l’accueillir, à la soutenir, à en bénéficier comme un don de Dieu dépassant
le simple profit spirituel de l’intéressé.
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L’homme n’est pas premier dans la conversion : en matière de foi ou de
mœurs, on se tourne vers quelqu’un, on répond à l’appel d’un Autre qui
vient changer quelque chose en nous. Il y a là un double mouvement,
contenu dans le nom de Dieu, que le Coran associe souvent à celui de
miséricordieux : celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant. Ce
nom dit toute la mission de Jésus, du Bon Pasteur en quête de brebis
égarées, et aussi toute l’astuce de Satan traduisant en termes de perversion
le Verbe d’inversion destiné à retourner les cœurs.
Jésus est le chemin qui conduit au Père. Le suivre, c’est se tourner vers
le Père et découvrir à la fois ce que nous sommes pour lui, et, dans le
même mouvement, qui il est pour nous. Ce qui est premier dans la
conversion, c’est l’action de Dieu en nous. Celui qui est à l’origine de cette
action, de cette conversion, dans le cœur des croyants, c’est l’Esprit Saint
lui-même, puisque : « la conversion la plus profonde, la plus bouleversante, est celle qui est œuvre de l’Esprit ».
Ceci signifie que l’Esprit Saint est à l’origine de toute conversion
authentique. L’Esprit Saint est le don et l’expression de l’amour. Ainsi, il
ne s’agit pas d’abord d’une œuvre humaine. La volonté humaine ne
consiste qu’à accueillir ce que ce don manifeste : un appel à entrer dans
une relation humanisante avec autrui, prologue d’une communion offerte
et effective dans l’altérité des personnes et des religions.
En effet, répondre à un appel, c’est commencer à découvrir et à
connaître l’autre. Mais c’est aussi accepter de se laisser déplacer, aussi
bien dans sa foi que dans ses mœurs. Cette action de l’Esprit de Dieu en
nous va « bien au-delà du simple profit spirituel de l’intéressé » car il
s’agit pour le croyant de se laisser attirer et orienter par celui qui est la
source de la vie. Souvenez-vous, il s’agit bien là d’un tropisme, comme la
plante cherche les rayons du soleil pour vivre et se développer.
Rencontrer quelqu’un, c’est entrer en relation. Pour peu que l’on soit
ouvert à ce que l’autre porte en lui, on ne sort jamais indemne d’une
rencontre. Lorsque l’homme rencontre Dieu il en est de même, mais alors
peut-être que lorsque Dieu rencontre l’homme il en est de même. En effet,
quand l’échange relationnel est au rendez-vous il y a appauvrissement et
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enrichissement personnel de part et d’autre, simultanément. La Croix du
Christ, sa kénose, est le lieu le plus sûr de cette réalité cachée aux sages et
aux savants.
Dans le nom de Dieu, que le Coran associe souvent à celui de miséricordieux : « Il est revenu vers eux afin qu’ils reviennent vers lui, car Dieu
est celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant »4, Jésus vient
incarner ce mouvement du Père vers ses fils et de ses fils, dans le Fils, vers
le Père. Le Christ des Évangiles illustre par ses paroles et par ses actes que
ce double mouvement contenu dans le nom de Dieu est la mise en œuvre
de la mission reçue de son Père pour la multitude en rémission des
péchés.
Se convertir, c’est prendre les mœurs de Jésus car, tout aussi bien, c’est
venir vers le Père, et venir vers l’autre, vers le frère à confirmer. Depuis que
Dieu a fait le premier pas de la conversion en venant vers l’homme, le
premier pas de l’homme sera de venir vers son semblable. Le Bon
samaritain va vers le blessé ! Ni le prêtre, ni le lévite n’étaient convertis…
Ils se sont détournés. Va et fais de même. Ainsi, l’homme, mon frère, est le
chemin de la conversion, de ma conversion. Il y a entre lui et moi un va-etvient de la conversion qui engage le dialogue du salut.5
Le premier pas de la conversion, c’est celui qu’a fait Dieu en venant
vers l’homme. Pour reprendre les termes de la prière eucharistique
quatre, « Comme il avait perdu ton amitié en se détournant de toi, tu ne
l’as pas abandonné au pouvoir de la mort. Dans ta miséricorde, tu es venu
en aide à tous les hommes pour qu’ils te cherchent et puissent te trouver ».
Donc le premier pas de l’homme qui se convertit sera d’aller vers son
semblable, à la manière de Dieu. Il est question pour nous d’épouser les
manières de faire du Christ, d’habiter ses propres mœurs selon les
capacités de chacun. Le frère devient alors le chemin de ma propre
conversion.
4. Coran 9,118.
5. Lundi 30 juin 1986 : « toi quand tu seras revenu, confirme tes frères »
(Lc 22,32).
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Dans cet échange se joue quelque chose qui engage le salut. Il semble
que dans cet échange de conversion réciproque soit engagé le dialogue de
salut. Dialogue à travers l’histoire et les cultures, la création et les
religions, et où le créateur et sa créature sont en recherche de ce qu’ils ont
perdu, ou plus précisément de ce que l’homme oublie.
Se recevoir d’une personne et se donner à elle n’est-ce pas précisément, à des niveaux divers, ce qui fonde la confiance et l’alliance ? Ici
nous est donné de vivre quelque chose d’une communion réelle et
profonde, dans le respect des différences de ce que les uns et les autres
sont, mais, tout autant, « dans l’espérance de ce que l’autre porte en lui
comme germe de son devenir ».
3.2. En contemplant le Christ des Évangiles :
la conversion de Jésus
Le mercredi 2 juillet 1986 : les « conversions » de Jésus
Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver… Le mouvement de
Jésus vers l’homme semble laisser à Jésus l’initiative de la conversion de
l’homme. Jésus vient au devant et l’homme revient. Jésus prend les
devants… et le disciple est invité à suivre. Il est vraiment partie prenante
de la conversion. On pressent que sans lui elle resterait en chemin, imparfaite, incertaine. Il faut aller plus loin. En venant prendre place à la table
des pécheurs Jésus se situe résolument du côté de ceux qui ont besoin de
« conversion ». Et il devient possible de parler de « la » conversion, ou des
conversions de Jésus. Le mot lui-même est là pour nous imposer la chose.
Jésus se tourne, se retourne vers l’homme, vers son frère d’incarnation.
Le signe que Jésus se situe résolument du côté de ceux qui ont besoin
de conversion, c’est qu’il a pris son repas avec eux. Il a mangé avec les
pécheurs ne craignant pas plus l’impureté rituelle que le qu’en-dira-t-on.
Il nous rejoint vraiment là ou se trouve notre humanité, il partage pour
nous des paroles et des actes qui nourrissent notre esprit et notre corps,
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tout autant que ce qui se trouve sur la table. La mission de Jésus l’appelle
plus loin que ce que la loi prévoyait, pour devenir réellement le frère de
la multitude. Jésus vient chercher et rencontrer l’humanité là où elle se
trouve vraiment, en cela elle est sauvée par lui.
Par nature, il est le seul à pouvoir initier cette conversion pour nous et
avec nous. Les « conversions » de Jésus envers ses frères et sœurs d’incarnation sont autant de lieux et d’exemples par lesquels, à notre tour, nous
pouvons vivre la conversion avec lui et en lui. C’est-à-dire dans l’espérance de la résurrection, chemin par lequel la conversion de Dieu et de
l’homme en Jésus Christ devient parfaite et certaine dans l’Alliance. Il se
retournera même dans la mort pour nous faire participer à sa victoire sur
elle, allant jusqu’au bout du processus de conversion de Dieu en faveur
de l’homme et de la création.
Le mercredi 4 juillet 1986 : Ordonne que je vienne à toi ! (Mt 14,28)
Que cherchez-vous ? Rabbi, où demeures-tu ? Venez et vous verrez !
Alors Jésus se retourne. En se retournant, Jésus sait qu’il ne se détourne
pas, que désormais le chemin de la maison du Père passe par le cœur des
siens, de même que, pour tous, le chemin passe par son cœur à lui.
Il s’agit pour Christian de conversion réciproque entre Jésus et les
siens. Que ce soit avec les disciples du Baptiste ou encore avec Pierre, sans
cesser d’être tourné vers le Père, Jésus se tourne vers eux car désormais sa
mission passe par le cœur de ses frères. Et il s’agit pour ses frères de
passer par son cœur pour trouver le Père. Dans le Fils nous trouvons notre
véritable vocation filiale.
Mais tout ce que nous découvrons ici des conversions de Jésus
n’annule en rien ce que nous avons découvert de la mission de l’Esprit
dans le cœur des croyants. Le Paraclet est bien ce que Jésus a promis et
que le Père a envoyé. Il souffle où bon lui semble, ce qui signifie
qu’aucune institution ne peut lui imposer des limites. Il est depuis les
origines le premier protagoniste de la mission de Dieu dans la création.
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3.3. En écoutant la Parole Biblique : la conversion de Dieu
Le lundi 7 juillet 1986 : Conversion de Jésus, conversion de Dieu ?
Psaume 84,5 : Fais-nous revenir, Dieu notre sauveur !
La conversion de Dieu est liée à sa fidélité. Chez nous, elle est le plus
souvent fonction de nos sautes d’humeur, de notre peu de fidélité… Et
encore Is 63,17 : « Reviens pour la cause de tes serviteurs, des tribus de ton
lot ». Non, Dieu ne change pas. Ses dons sont sans repentance (Rm 11,29).
Mais l’acte par lequel l’homme se détourne de son péché, revient vers
Dieu, se convertit à Dieu, est de même nature et de même origine que celui
par lequel Dieu revient vers l’homme, vers le pécheur. La préposition ne
change pas en arabe (et en hébreu).
Jésus incarne alors le Nom de Dieu : « Celui qui vient vers le pécheur
repentant ». Crier à Dieu : revertere, c’est lui dire d’exercer son Nom, de
l’incarner, d’entrer en acte sur nous. Dans le Coran, l’impératif est employé
une fois, et dans la bouche d’Abraham à Dieu : « Reviens à nous ! »
(Coran 2,128).
Ne boude pas dans ton coin, reviens ! Ne te cache pas ! Reviens nous
faire vivre et chanter tes louanges. « Ce que j’ai appris de mon Père, je
vous l’ai fait connaître », si donc Jésus se convertit pour rejoindre
l’humanité, c’est que cela rejoint la mission même de son Père, et celle de
l’Esprit Saint qui poursuit son œuvre de sanctification dans le monde.
Parce que nous sommes crééé à son image et à sa ressemblance, se
trouve présent en nous ce désir de ne pas en rester là et de continuer
l’exode, ou d’espérer un avenir toujours possible. Nous portons en nous
cette soif de l’exode qui nous porte vers Dieu et vers le frère. Cette
espérance d’avenir oriente nos pas vers le Père, qui en est l’origine et la
fin. En suivant ces deux directions : celle du Père et celle de notre
humanité à travers le frère, il nous est peut-être offert de trouver ce que
nous sommes vraiment. « La kénose du Père serait de quitter sa maison
d’éternité pour courir sur nos chemins au-devant de nos retours »6.
6. Lundi 7 juillet 1986.
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Chemins de Dialogue
D’après Christian, à la manière dont Dieu revient vers l’homme,
l’homme peut revenir vers Dieu. Le principe de notre propre conversion
personnelle et communautaire trouve son fondement en lui. Une différence théologique de taille justifie cette analyse : « La conversion de Dieu
est liée à sa fidélité. Chez nous, elle est le plus souvent fonction de nos
sautes d’humeur, de notre peu de fidélité ». Si la conversion de Dieu est
liée à sa fidélité, à sa nature profonde d’être toujours le miséricordieux,
alors l’homme peut y participer : c’est-à-dire toujours de manière imparfaite, approximative, dans les contingences de l’espace et du temps, mais
« avec l’espérance de ce que l’autre porte en lui comme germe de son
devenir »7.
4. Situer en Dieu le dynamisme de conversion
Lundi 21 juillet 1986 : aversio a malo, conversio ad bonum !
Nous avons coutume de penser, et nous n’avons pas totalement tort,
bien sûr, que la conversion, notre conversion est intimement liée à notre
état de pécheur, cet état même qui nous rend bien incapables de concevoir
ce que pourrait être une conversion à l’état pur dans une nature tout
autre.
Nous le savons bien par expérience, la coutume contribue souvent aux
mœurs. Les mœurs liées à la conversion seraient donc tributaires de notre
condition pécheresse. Mais une question fondamentale se pose alors :
pour rendre opérationnel le processus de conversion, est-il nécessaire que
la nature humaine soit marquée par le péché ? Christian va chercher sa
réponse auprès de la Vierge Marie :
7. Tychique n° 42, 1983, p. 52-54.
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Processus de conversion
Pourtant, à le bien recevoir, le Magnificat de Marie célèbre ce que nous
avons appelé le tropisme de conversion de Dieu : Il s’est penché sur son
humble servante ! Et Marie répond à ce penchant de Dieu en se tournant
vers lui de tout son être, comme les yeux de la servante vers la main de son
Maître…
Le péché n’est pas une condition préalable au processus de
conversion, puisqu’en Dieu comme en son humble servante rien ne peut
donner prise au péché. Une question perceptible demeure : quelle est la
cause de ce processus ? Cette réponse pour Christian se trouve liée à la
nature de Dieu et à celle de l’humain, et ceci y compris dans son état
antérieur au péché, car ce qui change tout c’est de « Situer la conversion
de Dieu » :
Situer la conversion de Dieu, cela change tout pour l’homme, c’est en
faire une attitude, un instinct fondamental de l’être humain, inscrit dans sa
nature « au fond de lui-même » (Jérémie), non dans sa nature de pécheur
mais dans sa nature antérieure au péché, dans l’image de Dieu qu’il est.
Mais ce détour est lui-même le fruit d’un « retour en soi » qui enchaîne le
second pas nécessaire, celui du retour à Dieu, dans l’option conforme à ce
que Dieu est et veut. Ce n’est pas le péché qui provoque la conversion, c’est
la sainteté de Dieu, c’est l’attrait du Bien.
Nous retrouvons ici la notion ontologique d’un « retour en soi », sauf
que le soleil n’est plus extérieur à la plante… Car ce retour en soi est précisément le lieu où Dieu habite en nous, la sainteté de Dieu dans son
Temple qu’est l’homme provoque en lui la conversion. Peut-être même
que l’expérience de cet état est le paradis, c’est retrouver c’est-à-dire
prendre conscience de ce qui est donné : la sainteté de Dieu offerte en
partage. Dans cet état se conjugue le bonheur de Dieu et celui de
l’homme, la communion et la sainteté.
« Ce n’est pas le péché qui provoque la conversion, c’est la sainteté de
Dieu, c’est l’attrait du Bien. » Nous connaissons par expérience que le
cœur humain (spirituel) est susceptible de reconnaître ce qui peut lui
apporter ce qu’il désire, attend, aspire, sans pouvoir pour autant en
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Chemins de Dialogue
rendre compte. Le tropisme fonctionne quand notre histoire s’oriente vers
l’attrait du Bien, le milieu divin n’est pas loin et la vie trouve son sens.
Mercredi 23 juillet 1986 : conversion et création…
Dans la conversion, c’est l’attrait du bien qui est premier… on peut
dire que Dieu revient sur les lieux de son amour. Mieux : il faut dire que
l’homme revient sur les lieux et les temps de son bonheur, de son courage,
de son enfance.
Ce qui attire et change les cœurs dans le regard de Jésus, c’est qu’il nous
restitue le regard de bénédiction du Père dans lequel notre péché n’est pas prévu :
le regard de Jésus ne s’est jamais d’abord posé sur le péché, et c’est ce qui a bouleversé Marie-Madeleine.
Revenir, faire « retour sur soi », c’est retrouver le champ magnétique de
la création, là où l’Esprit peut continuer d’agir librement et où le Verbe de
Dieu, c’est celui qui confesse l’Amour créateur de Dieu et qui s’offre à cette
permanente transformation de lui-même, qui se met en état de conversion
perpétuelle… Pour lui, vivre, c’est changer ! La conversion et la création
restent l’une et l’autre au mode inaccompli… Dieu a même besoin de ma
conversion pour continuer de me créer librement à son image, homme et
femme, de génération en génération.
En soi, se laisser faire, c’est devenir autre, c’est accepter de changer
grâce au regard que le Père par son Fils porte sur nous. Et peut être qu’en
nous l’Esprit Saint rend ce regard de Dieu contemplatif de l’œuvre en
devenir que nous sommes, ainsi l’Esprit poursuit son œuvre dans le
monde et achève peu à peu toute sanctification. Il est possible de se laisser
transformer par l’Esprit Saint à travers les événements de la vie, approchant peu à peu de façon éparse et non définitive de ce qu’est le milieu
divin. De cette façon, comme le dernier Concile nous le rappelle :
« L’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité
d’être associé au Mystère Pascal » (Gaudium et spes 22,5).
Ce qui semble être le plus époustouflant chez Christian, c’est de placer
les choses dans le bon ordre, à savoir que ce qui est premier ce n’est certai170
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nement pas le péché, mais le bonheur du Père dans lequel il crée sans
cesse l’humain à la ressemblance de son Fils. En faisant mémoire nous
sommes partie prenante de cette transformation et nous participons à ce
bonheur. Revenir sur les lieux de son amour c’est tout aussi revenir sur les
lieux de son bonheur, de ses épreuves. C’est faire mémoire de ce qui fait
réellement vivre, c’est reconnaître à notre tour ce que le Christ nous fait
connaître de son Père.
Le lundi 28 juillet 1986 : Conversion de toute la création…
Jésus changera, convertira l’eau en vin à Cana, après avoir refusé de
convertir les pierres en pains, comme pour bien affirmer que le Créateur
reste le seul Maître de la conversion. Et on aboutit ainsi à l’ordre sacramentaire, quand les humbles choses de la terre deviennent entre les mains
de Dieu ces choses cachées depuis la fondation du monde, ces réalités
incréées signifiant l’achèvement de toute conversion et de toute création.
Le pain et le vin, fruits d’une première mutation lié au travail de l’homme,
contiennent la création, changent de substance, de conscience pour
parvenir à une qualité d’être qui est celle du milieu divin.
Conversion, mutation, changement, ainsi va la vie. Dans les sacrements, la création tout entière est en cours d’accomplissement. Elle est en
transhumance, et à travers les différentes étapes de son évolution, c’est la
vie éternelle et la sainteté qui sont engagées, jusqu’au jour où nous
parviendrons à « cette qualité d’être qui est celle du milieu divin ». À ne
pas en douter, cette qualité d’être dont parle Christian est très probablement la communion du Père et du Fils et de l’Esprit Saint à laquelle les
croyants musulmans et chrétiens peuvent être associés. À condition qu’ils
soient mis en présence et en dialogue, des croyants au cœur droit.
Il est important de noter que ce qui est converti par Dieu dans le
sacrement, est préalablement changé par le travail de l’homme. Personne
ne peut trouver dans la nature de l’huile, du pain, du vin, une parole de
pardon, ce sont les fruits du travail de l’homme. Dieu à besoin de ce
travail garant de notre liberté et de notre réponse.
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Chemins de Dialogue
Conclusion
Grâce à ce qui nous est donné de percevoir de l’expérience des moines
de Tibhirine, et plus spécialement ici à travers la pensée de Christian de
Chergé dans cette première partie des chapitres, peuvent se dégager
quelques éléments sur ce que l’expérience de dialogue interreligieux peut
aider à comprendre de la conversion :
❑ La conversion ce n’est pas d’abord une entrée en religion, ni même
changer de religion. Elle est d’abord une affaire de cœur entre les données
d’une révélation particulière et la communauté des croyants qui
l’accueillent. Dans la communauté c’est aussi à chaque croyant de se
laisser déplacer dans sa foi comme dans ses mœurs.
❑ Percevoir ce qui nous unit à l’autre dans le cadre du dialogue, passe
nécessairement par une réelle cohésion intérieure de part et d’autre. Ce
qui permet de vivre une commune et mutuelle conversion, prélude de la
communion des saints. Ce prélude est une expérience de qualité d’être
qui permet de percevoir ce qu’est le milieu divin.
❑ Ces deux points ont une racine commune de vérification et
d’authenticité : la précarité. Sans elle, aucun déplacement n’est possible
que ce soit au niveau de sa foi ou de ses mœurs. Ceci est tout aussi vrai
pour le croyant que pour la communauté religieuse à laquelle il appartient : dans les deux cas il s’agit d’un témoignage à recevoir et à donner.
❑ Épouser les mœurs de Dieu c’est entrer en conversion, quelle que
soit la religion. Parce que c’est précisément la vocation de Dieu dans l’histoire du salut que de venir et de revenir vers le pécheur repentant. Tel est
le fruit de sa miséricorde inconditionnelle et gracieuse pour la multitude.
Jésus Christ dans son incarnation a témoigné et réalisé jusqu’au bout cette
Alliance.
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Christian Salenson
Directeur de l’ISTR de Marseille.
EUCHARISTIE ET ISLAM
Les moines de Tibhirine définissaient dès 1975 leur présence en terre
d’islam comme celle de « priants parmi d’autres priants ». Ils entendaient
ainsi ne pas considérer leur prière comme supérieure à d’autres formes de
prières au prétexte que cette prière serait chrétienne et monastique. La
seule prière qui ne soit pas agréée du Père est la prière du pharisien. Ils ne
voulaient pas non plus que leur prière soit séparée ou indifférente à celle
des priants de l’islam. Cela a contribué à donner une dimension nouvelle
à leur prière en général et à l’eucharistie en particulier. Par ces quelques
lignes, je voudrais l’évoquer.
Ensemble, ils se définirent comme « priants au milieu d’autres
priants ». Ensemble ils vécurent cette expérience. Il est impossible de
séparer ceux qui, dans la différence de leurs itinéraires et de leurs
charismes, avaient lié leurs vies en faisant vœu de stabilité au sein d’une
même communauté monastique et qui, morts et survivants, demeurent
profondément unis dans le cœur du Christ. Toutefois, il revint essentiellement à Christian de Chergé de faire œuvre de théologien. Sa formation
lui en donnait les capacités. Une consultation des livres de la bibliothèque1, une fréquentation assidue de ses écrits, y compris ceux qui ne
sont pas encore publiés à ce jour2, permettent d’identifier ses auteurs de
1. La bibliothèque se trouve au monastère Notre-Dame de l’Atlas à Midelt dans
le Moyen Atlas marocain. Cette petite communauté cistercienne regroupe les
moines de Fès et les survivants de Tibhirine, frère Amédée et frère Jean-Pierre.
2. Plusieurs conférences et écrits de Christian de Chergé ont été publiés. Dès 1996
dans L’invincible espérance et Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie, Éd Bayard Centurion. L’abbaye d’Aiguebelle, où se trouvent les archives de Tibhirine,
vient de publier, dans le cadre d’un atelier de recherche fait avec l’ISTR de
Marseille sur la pensée des moines, les chapitres donnés par Christian de
Chergé durant les dix ans de son prieurat de 1986 à 1996 : Dieu pour tout jour,
Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004.
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Chemins de Dialogue
référence même lorsqu’ils ne sont pas explicitement cités3. Christian de
Chergé est un théologien et un mystique. Il n’est pas moins mystique
parce qu’il serait théologien ! Il n’est pas moins théologien parce qu’il
serait mystique ! Il serait vain d’opposer le théologien au mystique ou le
mystique au théologien et l’on ne gagnerait pas en compréhension de la
personnalité de ce témoin de la foi. L’histoire nous apprend, par ailleurs,
que ni l’expérience spirituelle ni la théologie n’ont jamais rien gagné à ces
oppositions.
J’ai choisi d’interroger quelques écrits de Christian de Chergé sur
l’eucharistie. Ma question est la suivante : est-ce que le fait de vivre en
terre d’islam a eu des incidences sur la manière de comprendre et de vivre
le mystère eucharistique ? L’enjeu apparaît immédiatement. Une réponse
positive vérifierait l’affirmation selon laquelle la rencontre des autres
religions est susceptible d’enrichir la compréhension de la foi chrétienne
et donc la théologie, mais aussi la manière de vivre la foi et donc
d’enrichir l’expérience mystique elle-même. La réponse à cette question
pour moi ne fait pas de doute et je souhaiterais que cette expérience de
nos frères de Tibhirine soit largement offerte. Elle est d’abord un don fait
à leurs frères de l’ordre de Citeaux et à tous les moines. Elle est offerte à
l’ensemble de l’Église et à tout chrétien, chacun au fond pouvant se reconnaître, en quelque contrée qu’il habite, comme « un priant parmi d’autres
priants » et l’Église vivre son ministère de louange et d’intercession dans
cette attitude sacramentelle. Cette attitude fondamentale ne manquerait
pas d’avoir des répercussions pour chacun sur sa manière d’être et de
prier, sur l’Église dans son rapport au monde, pour le monde lui-même
dans l’accueil du don de la paix.
Je voudrais montrer dans ces quelques lignes que l’expérience fondatrice de la vocation de Christian de Chergé est eucharistique, dès son plus
jeune âge. Sa vocation monastique aussi est profondément eucharistique
et il la reçoit d’un musulman ! Dès lors il n’aura de cesse de chercher dans
3. Parmi les auteurs de référence, théologiens ou philosophes du XXe siècle, on
peut avancer les noms de de Lubac, Teilhard de Chardin, Karl Rahner,
Levinas. Il faut ajouter évidemment les auteurs spirituels et tout particulièrement ceux de la tradition cistercienne.
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Eucharistie et islam
ses frères de l’islam et dans le Coran les « notes eucharistiques », les notes
qui s’accordent.
L’expérience fondatrice de Christian de Chergé est eucharistique
Le premier appel de Christian date de sa première communion faite
très tôt à l’âge de cinq ans ! Il fait un caprice et veut faire sa communion
avec son frère plus âgé, ce qui entraîne un débat parental. Son père estime
qu’il n’y arrivera pas et sa mère objecte que de toute façon « il comprendra
plus tard » ! Christian, qui s’en souvient, est très étonné de retrouver la
même formule dans la bouche de Jésus lors du lavement des pieds,
moment eucharistique s’il en est, alors que Pierre refuse le geste
d’offrande de Jésus. Jésus lui dit : « Ce que je fais maintenant tu ne le
comprends pas, tu comprendras plus tard… ». Christian dit qu’à cinq ans,
il avait le sentiment de tout comprendre ! Mais surtout, il commente4 en
disant : « De ce jour-là, datent un lien et un appel tracés », expression
soulignée dans le texte manuscrit qui évoque la naissance d’une vocation
dont les contours ne sont évidemment pas encore tracés. Ces événements
se déroulent déjà en Algérie.
L’événement fondateur, non plus seulement d’une vocation mais
d’une vocation monastique en Algérie, se déroulera dans la rencontre
avec Mohammed. Christian, séminariste, est en Algérie5 comme souslieutenant. Il lie amitié avec Mohammed, le garde champêtre qu’il décrit
comme « un homme mûr, profondément religieux, qui a libéré ma foi au
fil d’un quotidien difficile, comme une réponse de simplicité, d’ouverture
4. Homélie du 16 avril 1992.
5. Christian a fait son service militaire en Algérie de juillet 1959 à janvier 1961, à
Tiaret. Il est séminariste. Il est entré au séminaire des Carmes, séminaire de
l’Institut catholique de Paris, le 6 octobre 1956. Il a fait ses classes militaires à
Trèves entre septembre et décembre 1958, puis de janvier 1959 à juillet 1959 à
l’école de cavalerie de Saumur.
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Chemins de Dialogue
et d’abandon à Dieu. Notre dialogue était celui d’une amitié paisible et
confiante qui avait la volonté de Dieu pour horizon, par-dessus la mêlée.
Cet homme illettré ne se payait pas de mots. »6 Or Mohammed pour
protéger Christian a donné sa vie. Christian en est profondément bouleversé et ne parle à personne de cet événement. Il semblerait qu’il en parle
publiquement pour la première fois en 1972. Mais cet événement va
changer radicalement sa vie. « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon
appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre tôt ou tard dans le pays
même où m’avait été donné ce gage de l’amour le plus grand. J’ai su du
même coup que cette consécration de ma vie devrait passer par une prière
en commun pour être vraiment témoignage d’Église. »7 Tous les mots
comptent !
Un événement devient Parole par la manière dont il est reçu. D’autres
musulmans ont pu donner leur vie au moment de la guerre d’Algérie
pour protéger des personnes. Christian a accueilli cet événement dans la
foi au point d’y recevoir sa vocation monastique. Il a longuement mûri et
pensé cet événement en découvrant progressivement toute sa portée
théologique. Il commente en disant « Au moins un musulman a vécu
jusque dans sa mort l’imitation de Jésus Christ ». Mohammed a donné sa
vie pour lui comme le Christ. Le don de la vie de Mohammed est eucharistique. « Chaque eucharistie me le rend infiniment présent, dans la
réalité du Corps de gloire où le don de sa vie a pris toute sa dimension
pour moi et pour la multitude. » Christian est conduit au cœur du mystère
que l’eucharistie signifie : le don total de soi. Il est conduit en même temps
au cœur du mystère de l’Église : « Le Corps de Gloire »
6. Réponse à un article de la revue du Chemin Neuf, Tychique, n° 34, de
novembre 1981.
7. Réponse à Tychique.
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Eucharistie et islam
L’eucharistie est pour la multitude
Puisqu’au moins un musulman a été capable d’imiter le Christ et de
donner sa vie, alors tous les musulmans peuvent aussi vivre le mystère
eucharistique. Évidemment Christian ne limite pas l’eucharistie à la participation au rite eucharistique dans lequel on la célèbre. Il est fidèle en cela
à la tradition constante de l’Église qui ne réduit jamais un sacrement au
rite. Il comprend le mystère que le rite signifie et rend présent. Ce mystère
est celui du don et de l’échange, de l’admirabile commercium dont parle la
théologie classique. Jésus inaugure cet échange admirable en renversant
les tables des changeurs. Il l’accomplit en manifestant aux hommes dans
le don de sa vie que c’est Dieu lui-même qui est à l’initiative de tout don.
Christian d’ailleurs reçoit ce don qui lui est fait et c’est parce qu’il
l’accueille qu’il entend l’appel à consacrer sa vie, sur cette terre d’Algérie,
dans une communauté priante.
Mohammed est comme l’attestation que le mystère eucharistique peut
être vécu par tous les hommes. Christian alors comprend mieux pourquoi
dans le récit de l’institution Jésus ne dit pas « ceci est mon corps livré pour
vous » mais « livré pour vous et pour la multitude ». Et ce, pas
uniquement le jour où la multitude serait devenue chrétienne mais pour
la multitude dès aujourd’hui.
Christian ne dit rien de moins que le fait que tous les hommes,
chrétiens ou non, vivent, s’ils y consentent, le mystère eucharistique. Il
s’inscrit dans le prolongement de l’enseignement conciliaire qui n’a pas
craint d’affirmer que tout homme pouvait vivre le mystère pascal. Cette
affirmation audacieuse, dès lors qu’on la déploie, bouleverse grandement
la vie eucharistique, la compréhension de l’Église, « le corps de gloire »,
et de sa mission. Elle change le regard sur les autres et, pour Christian, elle
s’accompagne alors d’une attitude qui va consister à rechercher les « notes
eucharistiques ». La référence est musicale et même mozartienne. Il s’agit
d’aller chercher dans la vie des musulmans avec qui il vit tout ce qui est
eucharistique, toutes « les notes qui s’accordent » avec l’eucharistie.
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Chemins de Dialogue
La table servie
Il va trouver des notes qui s’accordent dans le Coran, dont il est un
lecteur familier. En particulier il entrecroise le discours sur le Pain de Vie8
et la sourate de la Table Servie.
Les apôtres dirent : « Ô Jésus, fils de Marie ! Ton Seigneur peut-il, du
ciel, faire descendre sur nous une table servie ? » Il dit : « Craignez Dieu si
vous êtes croyants ». Ils dirent : « Nous voulons manger, et que nos cœurs
soient rassurés ; nous voulons être sûrs que tu nous as dit la vérité et nous
trouver parmi les témoins ». Jésus fils de Marie dit : « Ô Dieu notre
Seigneur, du ciel, fais descendre une table servie ! Ce sera pour nous une
fête – pour le premier et dernier d’entre nous – et un signe venu de Toi.
Pourvois-nous des choses nécessaires à la vie, tu es le meilleur dispensateur de tous les biens ».
Il commente9 le discours sur le pain de vie en Jean VI et le récit de la
multiplication des pains en ayant en arrière-fond cette sourate. Christian
va faire résonner comme en écho le Coran dans l’Évangile et l’Évangile
dans le Coran. Dans la sourate, il y a une demande des apôtres adressée à
Jésus pour que le Seigneur fasse descendre une table servie ! Dans
l’Évangile, il manque du pain. Les uns et les autres manquent de
nourriture. Le pain qui manque est en fait l’insatiable du cœur humain. Le
pain dans Saint Jean est le pain de vie. Le pain est ce que le Coran désigne
par l’expression « les choses nécessaires à la vie ». Quand dans la sourate,
il est dit : « fais descendre une table servie », les chrétiens disent « donne
nous notre pain quotidien ». On voit peu à peu se dessiner de nombreuses
harmoniques entre le Coran et l’Évangile.
Puis le commentaire se développe essentiellement sur le fait que Jésus
« voit ». Il voit le manque de pain c’est-à-dire l’insatiable du cœur humain,
la plénitude introuvable.
8. Jean VI.
9. Homélie du 28 juillet 1991.
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Eucharistie et islam
Dieu donne à partir du peu que nous avons : les cinq pains. Entre ses
mains le pain se multiplie. Pas de miettes ! Il y a du surplus. Il reste douze
corbeilles qui sont là « pour les douze tribus d’Israël qui ont manqué le
rendez-vous. Comme l’Église quand elle se replie sur ses frontières et ne
sait plus que Dieu l’envoie faire merveille parmi les nations ».
La clef nous est fournie dans un jeu de mot comme Christian les affectionne : Dieu pourvoit. Il voit pour ! Il emprunte l’expression au texte
même du Coran : « Dieu pourvoit ». Le fond de son inspiration vient de
cette expression « pourvois-nous des choses nécessaires à la vie. » On peut
dire que le texte coranique lui fournit le sens de son homélie : Dieu
pourvoit. Le texte biblique lui donne le comment : Jésus voit la faim des
hommes. Il donne à partir du peu que nous avons et il multiplie. Il y a du
surplus et il y a pour ceux qui ont manqué le rendez-vous.
Il commente donc en même temps le texte coranique et le texte
biblique. La méthode employée retient l’attention de celui qui s’intéresse
aux liens possibles entre des traditions religieuses et entre des écritures
sacrées. Il commente les textes l’un par l’autre. Il les ne compare pas pour
voir ce que dit l’un, ce que dit l’autre, ce que dit l’un que l’autre ne dit pas
et réciproquement. Sans doute la comparaison n’est-elle pas une bonne
méthode qui oppose trop ou qui confond parfois. Il ne hiérarchise pas les
textes non plus. On pourrait dire qu’il les fait dialoguer. Un texte met en
valeur la beauté de l’autre un peu comme le dit le livre de la Sagesse selon
laquelle tout être est là pour mettre en valeur la beauté de l’autre. Ainsi la
lecture de l’un et de l’autre texte s’en trouve enrichie. La méthode utilisée
s’apparente à celle du dialogue entre croyants de traditions religieuses
différentes dès lors qu’ils ne s’ignorent plus, ne cherchent pas à se
comparer mais s’enrichissent de l’échange mutuel.
Christian dans son testament donne le sens de ce qui, pour être une
méthode, est fondamentalement une attitude de foi. « La joie secrète de
l’Esprit » est par le jeu des différences de conduire chacun vers la
communion et vers la ressemblance. Il ne nie rien des différences. Il y
reconnaît même le jeu de l’Esprit. Il ne nie rien d’une unité car sans
présupposer cette unité, il n’y a pas de rencontre possible. Mais cette unité
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Chemins de Dialogue
ne nous est pas encore donnée. Elle nous attend au terme de l’histoire tout
en étant déjà là dans l’unité du genre humain. Quand à « la joie secrète de
l’Esprit » on sent qu’il y a déjà suffisamment goûtée pour nous la faire
partager et nous inviter à y entrer ! En effet nous sommes tous conviés à
la même table.
La table des pécheurs
La table servie est la table des pécheurs. Voici ce qu’il dit :
J’apprends à mes dépens, jour après jour, que le dessein de Dieu, sur le
christianisme comme sur l’islam, reste de nous convier les uns et les autres
à la table des pécheurs10. Le pain multiplié qu’il nous est donné de rompre
ensemble est celui d’une confiance absolue en la seule miséricorde du toutpuissant.
Pour Christian, chrétiens et musulmans partagent déjà le pain comme
nous venons de le dire. Chrétiens et musulmans sont assis à la même
table. La référence est bien sûr la table du royaume de Dieu à laquelle tous
les hommes sont conviés et au festin qui à la fin des temps rassemblera
tous les hommes de tous pays, races, langues et cultures. D’une certaine
manière, la fin des temps est là. Aujourd’hui nous partageons le même
pain. Aujourd’hui nous sommes assis à la même table.
Le pain qui nous nourrit et nous fait vivre les uns et les autres, le pain
reçu du ciel, le pain de la vie, est essentiellement celui de la confiance.
Cette confiance, cette foi a une caractéristique commune à l’islam et au
christianisme : elle est une foi en la miséricorde. Nous sommes attablés les
uns et les autres par la seule force de la miséricorde. Le pain qui nous
nourrit et qui nous fait vivre est notre confiance en la miséricorde.
10. Souligné dans le texte.
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Eucharistie et islam
Étonnante est cette formule : « j’apprends à mes dépens ». Il semble
vouloir dire qu’il est pris à contre-pied entre sa culture native et ce qu’il
voit vivre jour après jour par des frères musulmans. D’une certaine
manière il vit la même expérience que Thérèse de Lisieux à laquelle il était
très attaché et à qui il emprunte l’expression de « la table des pécheurs ».
Elle était entrée au monastère pour sauver les pécheurs et elle se découvre
à la fin de sa vie assise à la table des pécheurs ! C’est ce qu’on appelle une
conversion !
Cela ne se comprend pas si on n’entre pas dans la vue mystique et
théologique qui caractérise sa compréhension de la relation entre
chrétiens et musulmans. Avec Mohammed il a appris que tout musulman
est susceptible de vivre la plénitude de l’eucharistie qui est le sacrifice.
Avec l’homélie sur Jean VI, on s’aperçoit que l’intelligence de l’eucharistie
est donnée aussi dans un croisement de deux écritures : le texte biblique
et le texte coranique et donc que le Coran aussi est porteur d’une parole
sur l’eucharistie. Là nous sommes mis en présence d’une conception de la
table eucharistique comme table à laquelle les uns et les autres sont
conviés pour partager un même pain de miséricorde.
L’eucharistie est sacrement de l’unité. Elle ouvre à l’intelligence d’une
unité des hommes qui est déjà en train de se vivre dans le mystère pascal,
dans le don que le Christ fait de lui-même à tout homme l’appelant à son
tour à faire don de sa vie. Cette table dressée est celle des pécheurs, de
quelque traditions religieuses qu’ils soient, où prennent place ceux qui
ont foi en la miséricorde.
Souvenir de Dieu et mémorial eucharistique
Lors d’une rencontre du Ribât-es-Salam11, Christian entrecroise, selon
sa méthode habituelle ce qui est dit du Dhikr dans le Coran et la
11. Le Ribât as Salam, le lien de la paix, est un groupe fondé en 1979 entre chrétiens
et musulmans qui se réunissait au monastère deux fois par an.
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dimension du mémorial dans l’eucharistie. Le Dhikr est à la fois « le
souvenir de Dieu, la mention de ce souvenir et la technique de ce
souvenir »12. Christian dispose d’un petit document réalisé par les soufis
dans lequel les principales mentions du Dhikr dans le Coran sont répertoriées. À partir de là, Christian recherche les « notes qui s’accordent ». Dans
une expression qu’il a finement ciselée, il nous livre le présupposé théologique qui lui permet de faire dialoguer les deux traditions sur ce sujet.
C’est possible à cause de « la mémoire que Dieu a de nous et de nous
ensemble, dans l’aujourd’hui du don qu’il nous fait»13.
Le fondement est en Dieu : « la mémoire que Dieu a de nous ». Ce qui
a pour effet immédiat de décentrer chaque religion d’elle-même et d’une
certaine manière de la déposséder. Le second fondement est dans le fait
que Dieu se souvient de nous et de nous ensemble. Ce qui met l’unité non
comme une conquête mais comme un donné a priori. Le troisième
fondement est dans la temporalité. Ce souvenir que Dieu a de nous et de
nous ensemble n’est pas renvoyé à un avenir lointain. Il est là aujourd’hui.
À partir de là, Christian va faire dialoguer les deux traditions autour
de vingt et un points qu’il désigne comme des « notes eucharistiques »
qui, eu égard au thème, vont devenir des « traits de mémoire » présents
aussi bien dans le Coran que dans l’eucharistie. Je ne mentionne que le
premier à titre d’exemple. Christian repère un impératif de mémoire. Le
Coran énonce l’impératif suivant : « Invoquez souvent le nom de Dieu ! »
et l’appel à la prière, cinq fois par jour, concrétise cet impératif.
L’eucharistie, pour sa part, dans le récit de l’institution, invite à prendre
et à manger et se conclut par cet ordre : « Faites ceci en mémoire de moi ».
Le Dhirk tient une place considérable dans l’islam. Le mémorial est une
des dimensions fondamentales de l’eucharistie. Sans identifier ces deux
notions, sans les comparer non plus mais en les mettant en écho, elles
12. Roger Michel, « L’islam en dialogue avec ses mystiques », Chemins de Dialogue
n° 18 (2001), p. 181-189.
13. Ce texte n’est pas publié. Il n’est pas rédigé. Il se présente sous la forme de
notes personnelles.
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Eucharistie et islam
permettent un approfondissement mutuel. Christian le déploie à travers
ces vingt et un « traits de mémoire »
Conclusion
Christian de Chergé a été conduit au cœur de l’eucharistie par un
musulman, recevant dans le même temps sa vocation monastique ! Cette
expérience lui a fait compre n d re le sacrifice eucharistique. Jean
Chrysostome dans le commentaire de la lettre aux Hébreux dit que le
Christ a changé « l’essence du sacrifice ». Le sacrifice, avant d’être un don
fait à Dieu, fût-ce le don de soi, est d’abord don reçu. Christian en a fait
l’expérience et ce n’est pas un hasard s’il commente si souvent et avec une
telle force le lavement des pieds. Un musulman lui a fait comprendre que
l’eucharistie est pour la multitude au sens où la multitude vit déjà de ce
mystère. Il pouvait donc chercher les « notes eucharistiques » à la fois
dans la vie des musulmans et dans leur tradition religieuse. Cherchant
des notes eucharistiques dans le Coran, il a découvert qu’en faisant
dialoguer le Coran et le sacrement de l’eucharistie, il entrait dans une
intelligence renouvelée de l’eucharistie.
Ce simple exemple permet de comprendre la fécondité du dialogue
entre deux traditions religieuses. Elle est rendue possible parce que le
positionnement de Christian est profondément eschatologique. Le centre
de gravité de sa théologie est « un Au-Delà présent ». Je ne sais pas si une
véritable théologie en dialogue est possible en dehors de ce positionnement qui donne une place centrale à l’eschatologie. Je constate en même
temps que cette théologie est portée dans une expérience monastique. La
vie du moine n’est-elle pas signe de cette eschatologie ? Certes les moines
n’en ont pas le monopole mais ils en sont un signe nécessaire.
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L’Église pourrait-elle se passer de ce signe d’une présence monastique
en dialogue avec d’autres croyants, éventuellement de moines d’autres
traditions religieuses ? Heureusement elle le vit dans le dialogue interreligieux monastique. Dans le contexte du monde actuel, peut-elle se passer
de « priants parmi des priants » en terre d’islam ?
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Études
&
Expériences
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Paul Bony
ISTR de Marseille.
QU’EST-CE QUE LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX
A CHANGÉ DANS MA VIE D’EXÉGÈTE ? *
Préalables
Deux préalables, le premier assez bref ; le second plus développé :
1. Ma vie n’est pas qu’une vie d’exégète.
Avant de venir à Marseille, j’avais peu la préoccupation du dialogue
interreligieux ; le quartier du séminaire était un lieu de rencontres ; Petites
Sœurs de la Paternelle ou pradosiennes me parlaient de leurs contacts ;
influence réciproque : création de l’ISTR et diverses rencontres personnelles.
2. Ma « vie antérieure » d’exégète – avant l’interreligieux – était déjà
marquée par la confrontation, sinon le dialogue – avec les cultures et les
religions au milieu desquelles ont été produits les textes bibliques. La
Bible n’est pas tombée du ciel ; elle n’est pas née en vase clos. « La
méthode historique » (titre de l’ouvrage du P. Lagrange qui publiait ses
conférences de Toulouse, 1902) avait reconnu la parenté des genres litté*
Conférence prononcée à l’ISTR de Marseille le 16 octobre 2004 lors de la remise
à Paul Bony du livre d’hommage Au carrefour des Écritures (Marseille,
Publications Chemins de Dialogue, 2004) ; on lui a gardé son style oral.
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Chemins de Dialogue
raires, des thèmes et des récits mythiques qui s’affrontent aux questions
de la condition humaine. Certes, il y avait le souci de montrer la différence
et la supériorité de la Bible à l’instant où l’on reconnaissait son enracinement culturel. Mais la considération est devenue plus positive ; par
exemple le jugement que l’on porte aujourd’hui sur les grands mythes
religieux. Ce qui était vrai pour Gn 1-11 (création, paradis, chute, Déluge,
Tour de Babel) l’était aussi pour les pratiques religieuses1.
Quant aux prophètes, ils furent par excellence des acteurs de confrontation – pas seulement de combat, mais aussi de réception, de surgissement de nouvelles expressions de la foi d’Israël. Un seul exemple, mais
à mon avis très éloquent : la manière dont la religion de Canaan, très
orientée vers la vie, la sexualité, la fécondité, avec ses couples de divinités
masculines et féminines, fut affrontée en Israël. Première forme : combat
par la violence, Élie massacrant les prophètes de Baal. Deuxième forme :
la compromission ; c’est le fait des masses populaires, mais aussi du
pouvoir royal pouvoir, Jézabel, Achab. Troisième forme : le discernement
et le travail de la foi ; Osée procède à une ré-écriture de la théologie de
l’Alliance : ce n’est plus la relation de suzerain à vassal, mais d’époux à
épouse ; un des sommets de la révélation biblique, sans concession à ce
qui relativiserait la transcendance divine ; mais découverte de ce qu’elle
est : transcendance de l’amour ; « je suis Dieu et non pas homme ; je suis
le Saint, je ne viendrai pas pour détruire » (Os 11,9).
1. Débat sur l’authenticité mosaïque du Pentateuque : Que va-t-on laisser à
Moïse, à force de lui enlever ceci et encore cela : le code de l’Alliance ? Le
décalogue ? Lagrange : « On devra selon nous, lui laisser beaucoup plus. La
Thora est un ensemble de lois sur les sacrifices, le sacerdoce, la distinction
entre le pur et l’impur, les vœux. Voudrait-on, si Moïse n’a pas écrit la Thora,
que tout cela soit postérieur à Moïse ? Mieux vaudrait cent fois dire que tout
cela lui est antérieur de 1000 ou 2000 ans. Mais tous ces usages, en partie
communs à tous les sémites, en partie propres aux sémites nomades ou seminomades, Moïse les a connus et agréés de la part de Dieu » (cité dans :
Introduction à la Bible, sous la direction de : A. Robert et A. Feuillet, I, Paris,
Desclée, 1957, p. 309-310). Indépendamment des positions de critique littéraire, un tel jugement est significatif d’une appréciation positive du rapport
entre religions du monde et révélation biblique.
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Ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète
On ferait certainement des remarques analogues sur les écrits de
sagesse… Mais vous n’attendez pas en ce moment un cours d’exégèse
biblique…
Cela suffit pour souligner que le dialogue interreligieux n’est pas une
nouveauté absolue pour des exégètes. Mais il est vrai que l’on reste encore
dans le domaine de la confrontation littéraire et historique ; le dialogue
avec les textes du passé, s’ils ne sont pas portés par une tradition toujours
vivante, n’a pas la saveur d’un dialogue de foi et de vie. Il en ira
autrement quand il s’agira du dialogue au sujet des sources communes
aux juifs et aux chrétiens.
Si j’entre maintenant dans le vif du sujet (quel changement dans ma
pratique exégétique, par suite du dialogue interreligieux ?), je verrais trois
lieux / trois sites / de déplacement dans mon travail d’exégèse biblique :
un déplacement plus accentué de l’exégèse vers l’herméneutique, une
meilleure prise en compte des sources juives, une attention nouvelle au
rapport possible entre les Écritures saintes du christianisme et celles des
autres religions.
1er site
1. Le déplacement de l’exégèse vers l’herméneutique
1.1. L’exigence herméneutique (c’est-à-dire de l’interprétation)
Le métier de l’exégèse est déjà assez accaparant, assez exigeant pour
éviter l’amateurisme, l’à-peu-près de la lecture. Exigences de critique
textuelle (quel est le texte sûr quand il y a des variantes importantes,
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Chemins de Dialogue
exemple : Jn 1,14 : eux qui sont nés, lui qui est né ?), de critique littéraire
(histoire de la production du texte qu’on a sous les yeux), critique historique (milieu de production) – on pourrait finir pas s’immerg e r
totalement dans ce travail d’approche – et finir par oublier que lire le texte
aujourd’hui, c’est l’interpréter, c’est faire en sorte que le sens se manifeste,
à travers ses conditions de lecture. Comment nous parle aujourd’hui la
Première Épître de Pierre, même à travers son langage ici ou là de
« soumission » – ou son évocation de la descente du Christ aux enfers, ou
encore son évocation de l’arche de Noé pour parler du baptême… ?
Ce passage de l’exégèse à l’herméneutique s’impose davantage à notre
époque, moins préoccupée des combats de l’époque moderniste par les
questions d’historicité, d’authenticité, de défense des dogmes. Un Paul
Beauchamp a fait école en mettant à profit les philosophes de l’herméneutique, en particulier Paul Ricœur.
Le texte de la Commission Biblique Pontificale2 de 1993 contient un
vigoureux appel à l’herméneutique3 :
L’exégèse catholique n’a pas le droit de ressembler à un cours d’eau qui
se perd dans les sables d’une analyse hypercritique. Elle a à remplir, dans
l’Église et dans le monde, une fonction vitale, celle de contribuer à une
transmission plus authentique du contenu de l’Écriture inspirée…
L’exégèse catholique ne cherche pas à se distinguer par une méthode scientifique particulière.
Elle utilise tout ce qui est bon et « se situe consciemment dans la
tradition vivante de l’Église ». En d’autres termes son originalité n’est pas
dans les méthodes, mais dans l’acte d’interpréter, que servent les
2. L’interprétation de la Bible dans l’Église, 1993.
3. La science et la pratique de l’interprétation, voilà ce que l’on appelle herméneutique. Le travail de la raison aujourd’hui, a-t-on dit, n’est pas seulement
d’expliquer, mais de comprendre, d’interpréter. D’interpréter les textes, mais
aussi plus largement toute la dimension symbolique qui caractérise l’existence
humaine. L’herméneutique philosophique des textes a pris un essor considérable en notre siècle ; et la CB cite trois noms spécialement importants pour
l’interprétation des textes bibliques : ceux de Bultmann, de Gadamer et de
Ricoeur (tous trois protestants)
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Ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète
méthodes, chacune à sa manière. La Bible est elle-même un immense
processus d’interprétation et de réinterprétation. Les relectures que les
auteurs bibliques ne cessent de faire de leur propre tradition l’attestent,
jusque dans le Nouveau Testament.
1.2. Or, le dialogue interreligieux redouble cette exigence
1. Il nous oblige à ne pas nous arrêter en chemin, au niveau de la pure
exégèse, mais à conduire la lecture jusqu’au niveau où le texte touche les
fibres profondes de l’humain et du religieux. C’est là que l’on a des
chances de se rencontrer. Certes l’exégète se méfiera toujours des lectures
qui « font plaisir », et il doit toujours ramener au texte, mais pas de
manière servile, pas plus que ne l’a fait saint Paul avec les textes de la
Tôrah (nous ne nous permettrions cependant plus toutes ses libertés,
parce que nous sommes dans un autre monde culturel). Mais l’interprète
doit ouvrir la lecture, faire entrer en dialogue le monde du texte avec le
monde du lecteur, respecter l’écart et cependant montrer l’interrogation :
apprendre à se laisser mettre en question par le texte, mais aussi mettre
en question la compréhension du texte par les questions qui surgissent
d’une nouvelle compréhension de l’homme et du monde. Je crois pouvoir
dire que cette pratique herméneutique est une bonne pédagogie du
dialogue interreligieux. Car là aussi, il y a interrogation mutuelle dans le
respect des différences4.
4. Pré-compréhension. Oui. Mais non pas fusion. Paul Ricœur met en relief la
fonction de distanciation comme préalable nécessaire à une juste appropriation du texte. Une première distance existe entre le texte et son auteur, car,
une fois produit, le texte prend une certaine autonomie par rapport à son
auteur ; il commence une carrière de sens. Une autre distance existe entre le
texte et ses lecteurs successifs ; ceux-ci doivent respecter le monde du texte
dans son altérité. Les méthodes d’analyse littéraire et historique sont donc
nécessaires à l’interprétation (car ce sont elles qui manifestent l’altérité et
l’objectivité du texte, irréductible à moi). Mais ce n’est encore qu’un préalable.
Le monde du texte m’interpelle ; il met en question la compréhension que j’ai
de moi-même. Comprendre un texte, c’est toujours de quelque manière SE
comprendre.
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Chemins de Dialogue
2. Cette attitude herméneutique est la seule capable de vaincre les
handicaps du fondamentalisme, par lequel sont toujours tentés les
réflexes identitaires des religions. En honorant le souci de l’interprétation
je contribue à faire tomber les barrières qui bloquent le dialogue interreligieux sur des aspects qui sont relatifs à un monde culturel bien situé et qui
ne font pas définitivement corps avec la révélation elle-même.
3. Le souci herméneutique peut se manifester aussi dans le choix des
sujets, parce que l’on sait que, dans tel ou tel domaine, on va rencontrer
les points de vue à la fois semblables et différents d’autres traditions
religieuses, et cette rencontre mettra nécessairement le doigt sur des
questions d’interprétation : la même figure, le même récit donneront lieu
à un travail d’interprétation cohérente avec telle ou telle tradition
religieuse. C’est ainsi que j’avais choisi une étude des « Évangiles de
l’enfance » de Jésus, à la fois parce qu’il y a des rapprochements à faire :
– avec les traditions anciennes du judaïsme sur les enfances des grands
ancêtres, tels que Noé, Abraham, Moïse (la haggada des enfances de
Moïse) ;
– avec les figures de Marie et de Jésus dans le Coran ;
– et parce qu’il y a des points communs entre les récits d’enfance des
fondateurs de religion tels que Moïse, Jésus et Mohammed, et cela dit
quelque chose du sens que l’on a de l’initiative de Dieu à l’origine des
grandes traditions religieuses. À travers les récits et les représentations,
que l’exégèse analyse de part et d’autre, se révèlent des manières de
comprendre le rapport de l’homme avec Dieu. Les traditions coraniques
seront plus proches des « Évangiles apocryphes » ; ce constat ne mènera
pas nécessairement à disqualifier les traditions coraniques, mais à se
demander pourquoi les Évangiles apocryphes ont connu un tel succès ?
Pur besoin de merveilleux ? Ou une certaine idée de dire à la fois
l’humanité de Jésus et sa transcendance. Si celle-ci se donne la figure du
« merveilleux », il faudra certes la corriger par les Évangiles canoniques,
mais non l’éliminer. On peut supposer que les lecteurs du Coran sauront
aussi trouver un chemin analogue, en sachant faire sa place au langage
symbolique.
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Ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète
2e site
2. Le rapport avec le judaïsme
La Commission Biblique Pontificale a produit encore un texte important :
Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001).
2.1. Une connaissance exigeante ; éviter l’amateurisme
Que dire à ce sujet, qui ne consisterait pas à parler comme un livre,
mais qui livrerait quelque chose de mon expérience personnelle ? Je le dis
tout de suite : je ne suis pas très expert dans la connaissance des sources
anciennes du judaïsme, celles qui sont contemporaines de la production
du Nouveau Testament. Je dois m’en rapporter à des gens plus compétents que moi : il y en a heureusement de plus en plus parmi les exégètes
chrétiens, catholiques et protestants. Pour ce qui est de la connaissance du
(des) judaïsme(s) de l’époque Nouveau Testament, il faut passer par les
sources juives (Targums, Mishna, Talmud). On ne s’improvise pas
compétent sur ce terrain ; certaines sessions avec Pierre Leenhardt m’ont
beaucoup aidé à percevoir les principes de lecture de la tradition juive, le
combiné de la loi écrite et de la loi orale, leur égale provenance de
l’autorité mosaïque ; l’importance des débats, la multiplicité des sens de
l’Écriture (« Dieu a dit une chose, j’en ai entendu deux », Ps 62,12 ;
Jérémie 23,29 : la parole de Dieu est comme le marteau qui de l’enclume
fait jaillir des étincelles). J’y ai surtout appris le principe de l’interprétation juive des Écritures : la Tôrah (écrite et orale). Ce qui ne fait que
mettre davantage en relief la différence, le point de clivage, entre juifs et
chrétiens : quel est le principe herméneutique ultime de toute l’Écriture,
la Torah d’un côté, la personne du Christ Jésus, de l’autre ? Je n’en perçois
pas moins la lumière à recueillir des sources qui me sont accessibles ; j’ai
traîné sur mon dos les six gros volumes de la polyglotte de Walton, parce
que je voulais avoir accès aux targums des psaumes. Les Targums du
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Chemins de Dialogue
Pentateuque, les traductions de la Septante, les textes de Qumran livrent
des interprétations de la Torah et des Prophètes que connaissent et
utilisent les auteurs du Nouveau Testament et qui sont indispensables à
leur correcte interprétation (exemples : Rm 10,5-8 ; Ep 4,7-8).
2.2. Connaissance de l’Ancien Testament
et connaissance du judaïsme
Mais je dois reconnaître que cela est encore du domaine des relations
avec le judaïsme de jadis, et qu’il y aurait encore beaucoup à faire pour un
dialogue avec le judaïsme actuellement vécu, lui aussi dans sa diversité.
Je le confesse simplement : la manière dont j’ai été introduit, quand j’étais
étudiant séminariste, par un maître comme Albert Gelin, à l’intelligence
religieuse, spirituelle, sans même parler encore de son interprétation
christologique, m’avait enlevé d’avance toute idée de marcionisme, et
d’antijudaïsme. Je dois reconnaître que par la suite j’ai mieux pris
conscience qu’il ne me suffisait pas de connaître et d’estimer les textes de
l’Ancien Testament, pour connaître le judaïsme tel qu’il est vécu vingt
siècles après.
J’apprécie la pertinence des remarques de Geneviève Comeau5 dans la
distinction qu’elle fait entre le monde juif « textuel » et le monde des juifs
d’aujourd’hui. « Les racines juives de la foi chrétienne concernent le judaïsme
du second temple. La connaissance du judaïsme, par contre, ne pourra pas
contourner le Talmud, la Torah orale, tout ce qui s’est développé après le premier
siècle, et qui n’a donc pas grand-chose à voir avec les racines juives de la foi
chrétienne. Sauf à faire des amalgames et à considérer comme racines pour nous
tout ce que vit le peuple juif à quelque époque que ce soit. Je ne veux pas dire par
là que ce qu’a vécu le peuple juif après le 1er siècle ne nous intéresse pas, au
contraire, mais il ne faut pas penser cela en termes de racine » (j’y reviendrai –
dit toujours Geneviève Comeau – dans la troisième partie – où elle
5. « Le dialogue avec le judaïsme aujourd’hui », dans Chemins de Dialogue n° 11
(1998), Marseille, p. 39.
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s’exprimera en termes de « fraternité » et d’« ouverture à l’altérité », loc.
cit., p. 48-51).
2.3. En ce qui concerne certains secteurs particuliers de l’enseignement
que l’attention au judaïsme m’a amené à mettre au programme ou
davantage au point, je signale :
- le sens de la grâce et de l’universalisme dans le judaïsme contemporain
du Nouveau Testament ;
- l’intérêt particulier à Rm 9-11, notre « bouée de sauvetage » par rapport
au risque d’antijudaïsme que pourrait secréter certains écrits du Nouveau
Testament ;
- une présentation de la « typologie » plus respectueuse de la consistance
propre de l’Ancien Testament. Le « Nouveau » ne dévalue pas l’Ancien ;
il le met sous un éclairage nouveau ;
- l’intérêt porté à la prière juive, dans le cadre d’une session sur la prière :
juive, musulmane, chrétienne.
3e site
3. Le rapport des Écritures juives et chrétiennes
aux autres Écritures, aux textes sacrés
et fondateurs des autres religions.
Un atelier de recherche a été lancé en commun par la Faculté de
théologie de l’Université Catholique de Lyon et l’ISTR de Marseille sur le
thème « Révélation et textes sacrés ». Textes sacrés au pluriel. Deux types
de questions peuvent être formulés à ce sujet :
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Chemins de Dialogue
1. Quel rapport entretiennent, en telle ou telle religion, les Écritures
avec l’accueil d’une révélation divine, avec la possibilité pour une
communauté et pour ses membres de s’orienter vers l’Absolu ? En quel
sens sont-elles « parole de Dieu », s’il y a lieu de s’exprimer ainsi ? Un
premier tour d’horizon montre un éventail de réponses, en fonction, pour
une part, du sens que l’on a de la « révélation » :
- révélation de ce qui est inscrit dans les lois du cosmos, fruit de l’observation « scientifique » d’une classe sacerdotale ou lettrée (Aztèques,
« écritures sans écriture ») ;
- expérience « mystique », condensé de sagesse, voire charge émotionnelle, « intuition », retour à la source, « p u re présence à soi »
(hindouisme) ;
- révélation de la volonté de Dieu sur l’homme, inscrite dès l’origine en
chaque être humain, et rappelée par les envoyés divins, les prophètes, et
finalement par Mohammed, le sceau de la prophétie (islam) ;
- auto-communication de Dieu dans une histoire de salut : Dieu « se
révèle », en actions et paroles, histoire et interprétation (juifs et chrétiens).
Dans tous ces cas, la pratique des Écritures ne joue pas exactement le
même rôle dans la communauté religieuse qui s’y réfère.
2. Quel accueil des Écritures des autres est rendu possible dans une
religion par l’idée qu’elle se fait de la révélation dont elle est porteuse ? En
particulier, en ce qui nous concerne, quelle prise en considération des
Écritures des « autres » est possible aux tenants et confessants des
Écritures chrétiennes ? Depuis longtemps déjà cette question est posée – et
résolue dans un certain sens – au sujet des rapports entre Écritures reçues
par les Juifs et Écritures reçues par les chrétiens : Bible juive et Bible
chrétienne, et la question est sans cesse reprise, comme je viens de le
rappeler en mentionnant le texte de la Commission Biblique : « Le Peuple juif
et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne » – titre dans lequel on voit
que les « saintes Écritures » ne sont pas déconnectées de la communauté
qui les reçoit et qui les porte, et dans lequel on voit que les deux
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Ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète
(Communauté et Écritures) ont une place dans la Bible chrétienne. Étant
donné le rapport unique entre l’Église et le peuple d’Israël, on doit dire
que l’accueil est nécessaire (contre Marcion). Mais qu’en est-il à l’égard
des textes sacrés des autres religions ? Une réponse à cette question est
esquissée par Dominus Jesus n° 8 :
Cependant, parce qu’il veut appeler à lui tous les peuples en Jésus
Christ et leur communiquer la plénitude de sa révélation et de son amour,
Dieu ne manque pas de se rendre présent de manière multiforme non
seulement aux individus mais encore aux peuples, par leurs richesses
spirituelles dont les religions sont une expression principale et essentielle,
bien qu’elles comportent des « lacunes, des insuffisances et des erreurs ».
Par conséquent, les livres sacrés des autres religions qui de fait nourrissent
et dirigent l’existence de leurs adeptes, reçoivent du mystère du Christ les
éléments de bonté et de grâce qu’ils contiennent.
Mon propos n’est pas de commenter cette réponse (ouverture et
limites) – ni de dire quelle contribution notre atelier apportera à cette
question. Je voudrais seulement dire, en réponse à votre question sur « ma
vie d’exégète » – que j’ai été provoqué à dépasser ma pratique habituelle
(me contenter d’initier à la lecture des textes bibliques : on a déjà bien à
faire avec cela), pour aborder les questions de fond, qui sont autant et plus
du ressort de la théologie que de l’exégèse, telles que : l’inspiration et la
vérité des Écritures. Pour ma part, j’ai choisi dans l’atelier de reprendre la
question de l’accomplissement des Écritures. C’est un sujet qui me tient
encore en relations étroites avec la Bible, et qui prend son point de départ
dans la relation entre Ancien et Nouveau Testament. Mais la manière dont
est compris cet accomplissement peut ouvrir sur une compréhension
renouvelée de la manière dont le Christ Jésus accomplit toutes les
Écritures. J’ai été considérablement aidé en ce domaine par les travaux de
Paul Beauchamp, en particulier : L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les
Ecritures6 (et des articles de revue sur le même sujet).
En substance, l’accomplissement dont parle le Nouveau Testament (et
déjà l’Ancien Testament) n’est pas « un jeu d’écritures », c’est un rapport
6. Éditions du Seuil, Paris 1990.
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entre une écriture porteuse de désir, témoin d’une mémoire et d’une
espérance, et la réalité de la personne et de l’événement pascal de Jésus
Christ. C’est l’accomplissement d’un récit, le dénouement d’un drame. Or
ce drame et le récit de ce drame se donnent à lire déjà dans l’ensemble de
la littérature qui porte à l’écrit, sous ses multiples facettes, le drame de
l’aventure humaine, en quête du « nouveau », qui est aussi son « origine »
(et pas seulement son « commencement »). En comprenant ainsi l’accomplissement des Écritures saintes, on l’arrache à un splendide isolement
qui en ferait un pur processus religieux, et un processus réservé, chez les
chrétiens, au seul rapport interne entre Ancien Testament et Nouveau
Testament. Il se pourrait, certes, que la grande tradition juive et chrétienne
de « l’accomplissement » ait permis de mieux prendre conscience de la
dynamique inhérente à toute écriture humaine. Mais, réciproquement,
l’accomplissement des Écritures n’a pas de sens en dehors de ce processus
i n h é rent à cette dynamique, à plus forte raison de toute écriture
religieuse.
Pour la foi chrétienne, cet accomplissement est encore inachevé, car il
promet les noces de Dieu avec toute l’humanité ; de cela l’Église est les
prémices et le sacrement ; elle n’est pas elle-même l’accomplissement,
mais comme dit Paul Beauchamp, elle est « introduite dans l’accomplissement ». Pour Paul Beauchamp encore, la parabole de l’accomplissement
est la maxime de la Genèse : « L’homme quittera son père et sa mère pour
s’attacher à sa femme » ; cette maxime est à entendre sous son double
aspect de quitter / s’attacher, sur la ligne d’un mourir / naître (figurée par
la nuit du sommeil d’Adam quand il reçoit de Dieu seul son vis-à-vis). Il
n’y a d’accomplissement possible que sous cette figure des noces, et celleci suppose un mourir à soi-même, pour recevoir l’autre en différence et en
communion, et non pas dans l’annexion. N’est-ce pas là une figure de
l’accomplissement de toutes les Écritures dans les noces eschatologiques
de Dieu avec « ses peuples » (au pluriel comme dit une variante
d’Ap 21,3). Pour l’instant nous cheminons, les uns et les autres, avec nos
saintes Écritures, comme nous l’avons fait lors du pèlerinage d’Assise :
nous n’ignorons pas celles des autres, nous sommes à l’écoute de cette
tension eschatologique qui les traverse toutes. Déjà nous les accomplissons par l’obéissance qui nous fait communier à l’obéissance même de
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Ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète
Jésus-Christ, car, pour lui, accomplir, c’est obéir. Il n’est pas étonnant dès
lors, qu’un Christian de Chergé ait pu lire le Coran en forme de lectio
divina, sachant qu’un musulman obéissant à ses propres Écritures, les
avaient accomplies, en ce qui le concerne, par le don de sa vie, lui
musulman pour un chrétien. C’est ainsi que, sur le chemin de l’obéissance, s’accomplit toute justice et que le Christ accomplit en nous toutes
les Écritures.
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Claude Royon
Théologien.
CRIS DES PAUVRES ET HUMANITÉ DE L’HOMME
DES ENJEUX INSOUPÇONNÉS
La pauvreté et la présence des pauvres dans les sociétés humaines sont
des questions permanentes dans l’histoire1. Aujourd’hui, elles prennent
une acuité particulière dans chaque société et dans les re l a t i o n s
mondiales, du fait notamment de la globalisation économique. L’ONU, le
PNUD en particulier, ne cessent, au fil de leurs campagnes, de faire de la
lutte contre la pauvreté une priorité.
Le cri des pauvres, pourtant souvent silencieux, est au cœur de l’histoire sociale. Impossible de l’ignorer, malgré le cloisonnement de l’espace
dans les agglomérations modernes2 et l’éloignement des pays pauvres. Le
développement des mobilités et des télécommunications obligent à
croiser les pauvres, que ce soit dans les nœuds de communication ou sur
les écrans des télévisions. Il s’agit moins aujourd’hui de « l’irruption des
pauvres comme sujets de l’histoire3 », – à moins qu’on ne considère les
1. Cette contribution veut être un écho de l’intérêt de Paul Bony pour les pauvres
et les interpellations qu’ils adressent aux Églises et aux sociétés. Elle est aussi
l’expression d’une gratitude pour ses travaux sur ces sujets. Signalons, entre
autres, ses deux études « Au cœur de la diaspora chrétienne : les esclaves
(Première Épître de Pierre) » et « Une relecture du dossier biblique : élection
des pauvres et peuple de Dieu », dans Cl. Royon, R. Philibert (dir.), Les
pauvres, un défi pour l’Église, Paris, Les Éditions de L’Atelier, 1994 (épuisé ; cidessous cité : Les pauvres…), p. 165-177 et p. 179-209, ainsi que son livre L’Église
et les pauvres, Paris, Les Éditions de L’Atelier, « Tout simplement » n° 30, 2001.
2. Lorsque j’habitais une ZUP, nous utilisions la définition suivante : « un
quartier où personne ne va s’il n’y habite pas ».
3. En 1981, Gustavo Gutiérrez, voyait « l’irruption du pauvre… dans le processus
historique… et dans l’Église » comme « le fait le plus important de l’histoire
récente de l’Amérique ecclésiale ». Voir « Les grands changements à l’intérieur
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violences urbaines et le terrorisme comme une des figures de cette
irruption – que de l’obligation de voir en pleine lumière les « laissés pour
compte » de la croissance et du développement.
Pauvres et pauvretés : tous concernés
Depuis la parole de Jésus « des pauvres vous en aurez toujours parmi
vous », les évolutions économiques et sociétales ont été considérables au
cours de ces deux millénaires, sans que son affirmation soit jusqu’ici
infirmée. Si les disparités entre pays riches et pauvres soulèvent des interrogations, tant sur la mondialisation et ses conséquences que sur les
moyens d’assurer un développement pour tous – et donc sur les critères
mêmes du développement humain –, dans les sociétés développées, les
disparités entre riches et pauvres, entre personnes intégrées et personnes
exclues, interrogent sur la volonté de ces sociétés à faire que tous bénéficient de capacités productives jamais égalées dans l’histoire de
l’humanité. Paradoxalement, mais selon une sorte de loi constatée dans
les sociétés au cours des siècles, la croissance économique conduit à
l’accentuation des phénomènes d’exclusion des « laissés pour compte » de
cette croissance. Les mesures en faveur de l’emploi et les politiques
sociales ne suffisent pas à réduire les disparités. Et si, comme c’est le cas
en France, la pauvreté chiffrée en termes purement économiques
diminue, le sentiment que la pauvreté augmente, lui, s’accroît4.
des sociétés et des Églises de nouvelle chrétienté après Vatican II », dans Les
Églises après Vatican II, Beauchesne, 1981, p. 33.
4. Si on part du revenu médian de la totalité de la population et qu’on considère
la moitié de ce revenu comme le seuil de pauvreté (mode de calcul appliqué
en France), les personnes en dessous de ce seuil sont passés de 15 % de la
population en 1970, à 7,5 % en 1996 et 6,5 % en 2000. Or les sondages montrent
que la majorité des gens (et des associations d’aide) pensent que la pauvreté a
augmenté. Remarquons que si on mettait le seuil à 60 % du revenu médian, le
nombre de « pauvres » s’élèverait à 6 millions au lieu de 4, car 2 millions sont
dans cette fourchette de 10 % proche du seuil de pauvreté.
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Des réponses sociales
Les sociétés ont (ou ont eu) des manières différentes de répondre,
économiquement, au défi des pauvretés et des marginalisations : solidarités familiales ou claniques, aumônes, droit des pauvres, prises en
charges municipales, mutuelles, État providence, etc. Elles ont véhiculé
des représentations diverses, depuis les bons pauvres, jusqu’aux pauvres
dangereux, comme en témoigne, le mouvement de réforme municipale
qui va de l’Aumône générale à l’Hôpital général et à la pratique de
l’enfermement au XVIIe siècle5.
Avec des systèmes de couverture sociale, surtout liés au salariat6, une
exigence de citoyenneté pour tous, la mise en avant des droits inscrits
dans les constitutions, voire devenus juridiquement opposables7, on
pourrait penser que nos sociétés ont presque résolu la question des disparités. Or, le sentiment se développe que les pauvretés s’accroissent, et les
figures les plus emblématiques pour l’opinion publique demeurent celles
de personnages défenseurs actifs et immédiats des « pauvres » (Abbé
Pierre8, Mère Teresa, Sœur Emmanuelle…), ce qui montre l’importance
accordée à cette attention active, mais exprime aussi un sentiment d’échec
de l’action publique9.
5. Voir Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVIe-XVIIIe siècles),
PUF, 1974.
6. Voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
7. Comme le droit à la santé qui a abouti à la Couverture Maladie Universelle. De
même pour le droit au logement, dont des associations cherchent à faire un
droit juridiquement opposable.
8. Dans son nouvel appel, 50 ans après le premier (La Croix, samedi 27, dimanche
28 décembre 2003), l’abbé Pierre interpelle : « Ceux d’entre nous qui ne sont
pas affamés, ni sans travail, ni sans logis, saurons-nous vivre ce que la détresse
implacable, des autres, réclame de nous ? ».
9. Sentiment qui existait bien avant les décès dus à la canicule de l’été 2003.
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Les incertitudes de la fraternité
Si les valeurs de « liberté » et d’« égalité » de la République
s’expriment concrètement, celle de « fraternité » est loin d’être honorée de
la même manière, même si les mesures de solidarité nationale ne
manquent pas. Il se pourrait que nous touchions là à une insuffisance
structurelle des valeurs républicaines, qui prennent en compte des sujets
de droit, mais ont de la difficulté à considérer les sujets concrets et le
parcours des personnes. Or les « pauvres » n’attendent pas seulement des
allocations ou des droits – même si ceux-ci sont essentiels – mais aussi, et
parfois d’abord, une écoute, un respect, une estime, « une fraternité », ce
dont sont conscients beaucoup de travailleurs sociaux et d’associations
qui cherchent à « agir avec » ou à « connaître avec » les « bénéficiaires du
social », en un mot à les considérer comme des personnes dont les potentialités et la parole méritent d’être prises en compte.
Impossibles dénominations
De fait, la relation aux pauvres, telle qu’elle est vécue dans les différents dispositifs de solidarité, est ouverte, au moins en creux, à une interrogation fondamentale sur la dignité des personnes, les fraternités
possibles, et parfois la perception d’un « mystère » sur le visage de cet
autre10 qu’est le pauvre. Autant, en effet, il est possible de parler des
pauvretés en échappant à l’interpellation que constitue le pauvre, autant
la rencontre du pauvre et de l’exclu interroge l’interlocuteur sur sa propre
humanité. À moins d’enfermement – ce dont nous courons tous et
10. La rencontre du pauvre est toujours celle d’une altérité. Lorsqu’il s’agit d’un
immigré, d’une culture et d’une religion différentes, cette altérité est encore
accrue. L’oubli du pauvre se double très souvent de l’oubli de l’altérité de
l’autre. Bruno Van der Maat a montré avec perspicacité la réalité de cet oubli
de « l’autre », y compris chez ceux qui se sont voulus proches des pauvres.
Voir L’Église et les autres : les Indiens et les Noirs au Pérou, Lyon, Profac, 1994.
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toujours le risque – la rencontre du pauvre, de « l’insignifiant », fait surgir
une dimension de mystère. On peut en voir un signe dans les difficultés à
désigner les personnes « pauvres ». Les locuteurs craignent, à juste titre,
une désignation stigmatisante. Mais ils ne tardent pas à percevoir que les
désignations abstraites du citoyen, du bénéficiaire de l’action sociale, ou
les nominations par un statut objectif (SDF, demandeur d’asile,
débouté…) laissent échapper quelque chose d’essentiel : le prénom, le
« je » de la personne concernée, qui ouvre sur un « mystère » d’humanité.
Un mystère d’humanité
Les difficultés de désignation des « pauvres » touchent à quelque
chose d’essentiel : l’impossibilité de réduire au concept les personnes qu’il
désigne. « Le pauvre » serait ainsi un concept trop plein (ou trop riche de
manque) pour donner prise à des rationalisations qui risqueraient de
laisser échapper, ou plutôt de masquer, le secret qui veut s’y dévoiler11.
Il est sans doute heureux de s’en tenir à une litanie de désignations des
« pauvres », qui interdit aussi bien d’évacuer les dures réalités que
recouvre le concept que de s’imaginer pouvoir s’en emparer par une
opération de pensée. Restons donc à cette pluralité ouverte. Le « pauvre »
est suffisamment divers pour qu’il ne puisse être réduit à l’unité, et
finalement à l’abstraction, mais suffisamment concret pour qu’on ne
puisse échapper à la pesanteur de sa présence, pourtant habituellement si
facilement oubliée et inaperçue.
11. Comme ces rationalisations de la croix qui feraient que la proclamation du
messie crucifié ne serait plus une folie. On sait ce qu’il en a été de certaines
théologies de la substitution.
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Drames de la pauvreté, richesses des pauvres :
se laisser guider par la Bible
Si les pauvretés constituent des questions économiques, des interrogations sociales et des enjeux politiques, qui appellent des réponses
techniques et financières, la présence des pauvres et des démunis (quelles
qu’en soient les formes) interrogent l’homme sur son humanité et souvent
son inhumanité, sa difficulté à vivre la fraternité.
En ces domaines, la tradition biblique a beaucoup à dire à nos sociétés,
tant celles qui sont développées et créatrices de richesses, que celles qui
restent en marge de la croissance générale. À cet égard, les Écritures juives
et le message chrétien gardent une capacité d’interpellation qui est loin
d’être épuisée, tant pour les sociétés humaines que pour les Églises ellesmêmes et les diverses communautés chrétiennes.
Un patrimoine à se réapproprier
Les Écritures juives et chrétiennes constituent des patrimoines qui ont
nourri l’histoire occidentale, façonné son sens de la fraternité, son regard
sur la richesse… L’Occident, sur ces questions, aurait sans doute tout
intérêt à assumer l’histoire des pratiques et des réflexions qu’a façonnée
le christianisme, à la suite du judaïsme, en portant une attention quasi
permanente à la présence des pauvres, en mettant en avant des exigences
éthiques de partage, mais aussi en soulignant « l’éminente dignité du
pauvre ».
La tradition biblique donne une importance accrue aux actions menées
aujourd’hui pour l’égalité de tous les citoyens, à la nécessaire intégration
de l’immigré, aux luttes contre toutes les formes de discriminations12. Elle
12. Au cœur du débat passionné sur l’interdiction du voile à l’école, à l’automne
2003, les responsables des Églises chrétiennes en France ont souligné ces
dimensions de manière fort heureuse.
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invite à mieux percevoir la profondeur des enjeux que comporte la
relation aux pauvres pour le devenir de l’homme et des sociétés.
L’omniprésence des pauvres dans la Bible
La Bible ne cesse de faire place aux pauvres, d’en exiger le souci, d’en
montrer la présence, d’en dénoncer l’oppression, de leur adresser un
message d’espérance13.
Alors qu’on semble gêné aujourd’hui par la désignation « pauvres »,
dont l’emploi risque effectivement d’être stigmatisant, la présence de ce
vocabulaire est prégnante dans la Bible. L’Ancien Testament utilise un
lexique étendu pour parler des pauvres : ‘anî (malheureux, courbé, socialement inférieur), ‘anaw (pauvre, humble, doux), dal (faible, chétif), ébyôn
(pauvre, mendiant), miskén (indigent), haser (manquant), rash (indigent,
dépourvu), ôved (miséreux) ; il en va de même de la pauvreté : ré’sh
( p a u v reté), héser (indigence), ‘onî ( m i s è re, oppression, souff r a n c e ,
affliction), ‘énût (pauvreté), ‘anawah (pauvreté, humilité). Alors que, pour
nous, le pauvre est celui qui possède peu, « le Sémite est plus sensible à
l’infériorité sociale qui fait des gens de condition modeste la proie des
puissants et des violents, leur attire toutes sortes de vexations et d’humiliations, les empêche de se faire rendre justice. Le pauvre nous apparaît
comme un dépourvu, les Juifs le regardent comme un homme sans
défense14 ». Paul Bony distingue schématiquement trois types de pauvres
dans les Écritures15 :
• Les économiquement faibles, notamment la veuve, l’orphelin, le lévite,
l’étranger.
• Diverses catégories d’affligés et d’humiliés du fait de leurs situations de
faiblesse et de déconsidération sociale (maladies, calomnies, jugements
injustes…). Ils sont victimes de puissants et de riches prêts à exploiter leur
13. Voir, entre autres, Claude Wiener, Le Dieu des pauvres, Éditions de l’Atelier, « La
Bible tout simplement », Paris, 2000.
14. Jacques Dupont, Les Béatitudes, t. II, Paris, Gabalda, 1969, p. 34.
15. Voir P. Bony, L’Église et les pauvres, p. 13 sv.
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faiblesse, et sont naturellement prêts à en appeler à Dieu comme à leur
défenseur.
• Les humbles caractérisés par leur confiance en Dieu, à l’inverse de ces riches
et de ces puissants qui les font souffrir et ne sont que des mécréants. En face
de ces violents, ce sont des doux qui comptent sur Dieu leur protecteur.
Des exigences éthiques surdéterminées par les Écritures
Nos sociétés sont largement inégalitaires, mais elles ne peuvent
prendre leur parti de cette coexistence entre pays riches et pays pauvres,
entre riches et pauvres dans une même société. En partie, du fait de
l’héritage chrétien, la pauvreté apparaît comme un mal, et l’oubli des
pauvres demeure impossible. De fait, la tradition chrétienne n’a cessé de
protester contre les disparités, depuis le partage des biens des Actes en
passant par les multiples appels des Pères, jusqu’aux droits des pauvres
au XIIe siècle16 et à la tradition de la destination universelle des biens. Les
Écritures et les textes des Pères de l’Église17 fourmillent de rappels.
Cette tradition a des racines profondes dans le Premier Testament :
protestations des prophètes du VIIIe siècle (Amos, Isaïe, Michée) en faveur
des pauvres, importance des pauvres et des immigrés dans les codes
législatifs18, notamment dans le Deutéronome19. Combattre la pauvreté
(souvent par le partage et l’aumône, mais aussi l’exigence de justice et la
dénonciation) et libérer les pauvres de ce qui pèse sur eux ne sont pas des
exigences facultatives. Jésus le rappellera, mais en soulignant plus encore
la dimension de fraternité. Les Actes des apôtres insistent sur la mise en
16. Sur ce sujet passionnant, voir la thèse de Gilles Couvreur, Les Pauvres ont-ils des
droits ?, Rome, P.U.G., 1961 et sa contribution « Autour des années 1200, effervescence évangélique et droits des pauvres », dans Les Pauvres…, p. 277-292.
17. Voir Les Pauvres…, p. 217-243.
18. Voir le Code de l’Alliance (Ex 20,22 - 23,19), en particulier Ex 22,20 à 23,12, et la
Loi de sainteté du Lévitique (chap. 17 à 26), en particulier Lv 19,1-36 et Lv 25,3555.
19. Voir P. Bony, L’Église et les pauvres, chap. 3 « Ton frère pauvre – Le
Deutéronome », p. 41-55.
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commun des biens (Ac 4,44-45) et l’épître de Jacques reprend la vigueur
de la protestation des prophètes20.
La mise en œuvre de ces exigences a pris des formes diverses au cours
de l’histoire. Celles-ci n’ont pas toujours été reluisantes (enfermement des
pauvres, formes de paternalisme, acceptation de l’esclavage jusqu’à une
période récente, etc.), mais l’exigence est toujours réapparue de ne pas
prendre son parti de la pauvreté et de l’exclusion des pauvres. Dans les
deux derniers siècles, la nouveauté a été une plus grande perception des
causes de la pauvreté et des responsabilités humaines à cet égard.
Des enjeux de fraternité aux dimensions insoupçonnées
Les relations aux pauvres, qu’elles soient le fait d’individus, de
groupes, de villes, de pays, de communautés religieuses, etc. comportent
de forts enjeux de solidarité et de fraternité, qui engagent finalement la
figure de l’homme, l’humanité (ou l’inhumanité) de l’homme.
Aux exigences de fraternité et de lutte contre les discriminations, que
soulignent divers courants éthiques21, la perspective biblique donne une
force singulière. En effet, en liant le premier et le second commandement,
comme le fait Jésus d’une manière radicale, elle valorise théologiquement
l’exigence de fraternité. De même qu’avec le pardon, il est impossible d’en
rester à des relations d’adversaires et d’ennemis, de même il n’est pas
possible de passer à côté du frère en détresse, ou d’ignorer le pauvre
devant sa porte. Si Jésus l’a souligné avec une force inégalée, c’est
l’ensemble de l’Écriture qui porte cette orientation, comme en témoignent
les prophètes et les divers codes législatifs. La parabole du samaritain, qui
se fait proche de l’homme victime, et celle de Lazare, avec la dramatique
20. Ibid., p. 123-128.
21. Par exemple, Kant avec « la règle d’or », ou Paul Ricœur avec sa « petite
éthique » : « Le désir d’une vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes » (Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1990, p. 199 sv.).
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indifférence du riche, invitent à cette proximité concrète avec les pauvres.
Et lorsque des « frères » se font proches des pauvres, mangent à leur table,
leur donnent la parole, les bouleversements personnels et sociaux sont
considérables. Avant Valdès ou saint François, qu’il a inspirés22, Jésus en a
fait l’expérience. Sa proximité avec les pauvres (et les pécheurs) lui a valu
bien des inimitiés. Et lui-même s’est laissé déplacer, dans la perception de
sa mission, par sa proximité avec les pauvres, comme l’indique singulièrement le récit de Mc 7,24-31, où la position centrale est tenue par
quelqu’un qui est femme, grecque-païenne, Syrophénicienne de race, et
dont la fillette est possédée23. Cette mère désemparée ose lui demander de
reconsidérer les choses : non seulement à partir de ceux (juifs) qui sont
naturellement invités au repas, mais en se mettant au niveau de ces
« petits », relégués tels de petits chiens, sous la table24.
22. La destinée respective des deux hommes laisse songeur. « Pourquoi nombre
d’adeptes de la pauvreté ont-ils fini sur le bûcher alors que d’autres étaient
canonisés ? […] Le plus essentiel des critères selon lesquels l’Église a jugé ces
courants est incontestablement l’obéissance envers la hiérarchie. Si saint
François a réussi là où Valdo avait échoué, ce n’est pas parce que ce dernier
allait plus loin en matière de pauvreté, mais parce que, à la différence du
Pauvre d’Assise, il avait fini par considérer qu’“il vaut mieux obéir à Dieu
qu’aux hommes”, en cas de conflit avec l’autorité ecclésiastique. […] Le
désaccord porte donc sur les fonctions respectives des clercs et des laïcs dans
l’Église, non sur la question de la pauvreté elle-même. […] Sans doute seraitil plus exact de dire que l’adhésion à la pauvreté a été approuvée tant qu’elle
est demeurée un phénomène clérical, et qu’elle a été condamnée lorsqu’elle a
atteint les laïcs, susceptibles de mettre en cause les fondements mêmes de
l’ordre social » (André Vauchez, Annales E.S.C., nov.-déc. 1970, p. 1572).
23. Cette femme est « non pas rien, mais moins que rien », comme aurait dit
Coluche, ce proche des démunis, révélateur de souffrances et de fraternité, et,
en ce sens, proche de Charlot et d’autres.
24. La structure manifestement concentrique du texte, qui va de la Galilée à Tyr
(v. 24), puis du pays de Tyr vers le lac de Galilée (v. 31) attire l’attention sur les
versets 27-28 qui sont au centre du récit :
« 27 Et il lui disait : “Laisse d’abord les enfants (= engendrés = juifs) se rassasier, car
il n’est pas beau de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens”. 28 Celleci répondit et lui dit : “Seigneur, les petits chiens aussi, dessous la table, mangent des
miettes des petits enfants”. »
Ce texte, paradigme d’une Église qui doit entrer en conversion, montre un
changement de perspective de la part de Jésus lui-même. La femme l’invite à
changer de point de vue, à se déplacer pour regarder les choses non pas à
partir des seuls invités à la table juive, mais à partir des « petits », dessous la
table. Ce que fait Jésus et qu’il reconnaît : « en raison de cette parole » (v. 29).
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Les pauvres prennent la parole
D’objets de sollicitude à sujets d’initiative et de parole, la perception
de la place des pauvres a beaucoup évolué ces dernières décennies25, en
tout cas dans un certain nombre de secteurs de la société et de l’Église
(ATD Quart Monde, Secours Catholique, travailleurs sociaux…).
Un aspect moins habituellement souligné, et pourtant déterminant, est
le fait que l’émergence du sujet humain s’est produite en grande partie à
partir des pauvres, comme en témoigne le recueil des psaumes26.
L’émergence du sujet s’est produite bien avant Descartes et une des
expressions de cet avènement du sujet humain est justement celle d’individus qui ont pris la parole pour s’adresser à leur Dieu capable d’entendre
cette parole. Les cris des psaumes représentent une étape essentielle du
devenir humain. Et il se trouve que, dans leur majorité, les psaumes sont
les cris de pauvres. Dans les psaumes, ceux-ci ne sont pas d’abord l’objet
de discours ou les destinataires d’une parole, ils deviennent sujets en
prenant la parole, en portant à la parole, le désir, la souffrance, la
confiance, le désespoir qui les habitent. Ces paroles adressées à leur Dieu,
comme à celui qui les écoute et les sauve, à leurs frères, comme à des
témoins, à leurs ennemis ou à leurs oppresseurs, sous la forme d’invectives, ce sont des paroles qui construisent l’humain, comme elles constituent la communauté des pauvres devant le Dieu protecteur des pauvres.
Avec la parole échangée dans les vocations prophétiques, la parole de ces
« tutoyeurs de Dieu » constitue une étape particulièrement remarquable
dans l’avènement de l’homme comme sujet.
25. Collectivement, il est arrivé que les pauvres s’expriment, notamment par de
nombreux mouvements de révolte, depuis celles des esclaves, en passant par
la Grande Rebeyne de 1529. Au long de l’histoire, les protestations, les mouvements de pauvres n’ont pas manqué. Si les pauvres ont pu parfois trouver une
expression syndicale et politique, celle-ci n’a pas jusqu’ici été durablement
acquise. Les choses sont loin d’avancer dans ce sens, et ce depuis déjà
plusieurs décennies.
26. Cette collection de 150 psaumes s’est constituée sur plusieurs siècles : au
moins du VIe au IVe siècle av. J.-C.
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Lorsqu’on sait la place tenue par les psaumes depuis leur longue
apparition jusqu’aux chants des esclaves dans les plantations, et qu’on se
souvient de leur importance dans les liturgies chrétiennes, on ne peut que
reconnaître cette dette de l’humanité vis-à-vis de ces pauvres dont nous
est parvenue la prière. Désormais, toute « situation de faiblesse, de
maladie, de vieillesse, d’abandon, de violence, d’oppression, de persécution, de calomnies, de procès, d’accusations, de faux témoignage, de
captivité, de danger de mort, et pas seulement de pauvreté économique
proprement dite27 » peut trouver des mots, dans lesquels des êtres
humains s’expriment et adviennent ainsi comme sujets. « C’est le moment
de nous rappeler que le langage biblique de “pauvreté” n’évoque pas
seulement le besoin (‘ébyon), le dénuement, mais aussi et même d’abord la
situation de faiblesse (dal) et d’infériorité sociale (‘ani, ‘anaw) qui expose à
toutes sortes de vexations, de dénis de justice, d’isolement,
d’oppression28. » L’être auquel s’adressent les pauvres est perçu par eux
comme un Dieu qui les écoute et les sauve, un Dieu de compassion qui
fera justice, et sauvera les petits et les faibles des exactions des puissants.
Premiers destinataires de la promesse de bonheur
déposée au cœur de l’humanité
L’action de Jésus est révélatrice d’un visage inattendu de Dieu, nous
allons y revenir. Il nous faut d’abord souligner que les pauvres sont les
destinataires premiers d’une Bonne Nouvelle originale, l’annonce du
Règne de Dieu : Dieu prend leur cause en mains. Comme Messie, Jésus se
sait mandaté auprès des pauvres – aveugles, boiteux, lépreux, sourds… –
pour agir en leur faveur au nom du Dieu qui l’envoie. C’est même cette
action en leur faveur qui est le meilleur indicateur de son identité de
27. P. Bony, L’Église…, p. 75.
28. Ibid.
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Messie29, conformément aux psaumes et oracles messianiques pour qui le
Messie de Dieu devait être envoyé aux pauvres30.
Selon la bonne nouvelle portée par les chrétiens, dans le destin humain
et divin qui se joue pour l’humanité, les pauvres et l’action en leur faveur
tiennent une place centrale. La relation entre riches et pauvres, entre
dominants et dominés, entre repus et affamés est une relation profondément remise en cause par la venue de Jésus. Luc le souligne dans la
prière de Marie la mère de Jésus, le Magnificat31 : Dieu a mis fin au
« théâtre social32 » de la puissance et de la richesse dominantes. Avec Jésus
né de Marie, quelque chose de nouveau est inauguré : « une parole
prononcée » sur les relations humaines qui fait que les choses ne peuvent
plus rester en l’état. Même si elles mettent longtemps à s’effectuer, ces
paroles – comme celles de Ga 3,2833 – donnent à voir à la fois qui est Dieu
et le destin de l’humanité, avec cette place inouïe qu’y ont les pauvres.
« Heureux vous les pauvres ; malheureux vous les riches ! », ce constat de
malheur pour les rassasiés indifférents aux démunis est identiquement un
constat de bonheur pour ceux qui sont rejoints par Jésus et la Bonne
Nouvelle pour tous, dont ils sont les premiers destinataires.
29. C’est la réponse donnée aux envoyés de Jean le Baptiste s’inquiétant de savoir
si Jésus est bien le Messie, ce dont doute Jean-Baptiste puisque le jugement des
impies ne se réalise pas : Jésus cite l’annonce d’Isaïe 61,1-3. Voir Mt 11,2-6 et le
parallèle en Lc 7,18-22.
30. Voir P. Bony, L’Église…, p. 102 sv.
31. Lc 1,46-56.
32. J. Delorme, Au risque de la parole. Lire les Évangiles, Paris, Le Seuil, 1991, p. 186.
33. « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme, ni femme,
car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »
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Le mystère caché de l’histoire humaine
Jésus réhabilite les pauvres – et les pécheurs34 – en partageant leurs
repas et aussi leur condition35. Plus encore peut-être que sa mission de
messie des pauvres, l’achèvement de celle-ci dans sa passion et sa mort
suggère un partage qui va jusqu’à son identification inattendue aux
pauvres et aux pécheurs.
Le texte le plus inouï et le plus surprenant à cet égard est certainement
celui dit du « Jugement dernier » (Mt 25,31-46). Ce texte n’est pas une
parabole, une parole d’avertissement ou une exhortation éthique ; il est
l’indicateur d’enjeux humains « cachés » qui seront révélés. Il n’est pas un
texte de révélation, au sens de la communication anticipée d’un savoir,
puisque pour tous, y compris les auditeurs de cette parole, la révélation,
la mise à jour, et à nu, ne se fera que « quand le Fils de l’homme viendra
dans sa gloire ».
Il s’agit du « Jugement final » de l’humanité – de « toutes les
nations » –, « une manière de penser le tout du monde et de l’histoire36 »,
de suggérer la manifestation de ce qui est en jeu dans les pratiques
humaines37. Un clivage radical est appelé à se manifester, clivage ici pensé
(et non su) théologiquement.
34. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que pauvres, pécheurs et enfants constituent les trois groupes privilégiés par Jésus dans l’annonce de la proximité du
Règne de Dieu. Une focalisation exclusive sur les pauvres, qui oublierait de
prendre en compte la situation de pécheurs des humains, passerait à côté du
message évangélique. Mais si la théologie chrétienne s’est fortement déployée
dans le champ du péché et de la rédemption, elle n’a guère, si ce n’est avec les
diverses théologies de la libération, produit les fruits qu’elle est susceptible de
donner en axant son herméneutique sur les pauvres, ou plutôt en la déployant
à partir d’un choix de proximité avec les pauvres.
35. Comme Jésus le dit de lui-même : « Les renards ont des tanières et les oiseaux
du ciel ont des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête. » Lc 9,58.
36. S. Breton, Pour une petite histoire de la théologie de la Croix, Louvain, Stauros
International Association, 1986, p. 86.
37. Pour une réflexion sur ce Jugement final, voir, dans Les pauvres…, les contributions de Jean Landier (p. 115-126) et Louis Panier (p. 127-138) ; également
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La séparation insurmontable, la scission décisive ne relèvent pas de la
religion, du développement des cultures, mais du plus élémentaire, de
l’attitude envers les démunis de l’humanité qui sont en manque du nécessaire pour vivre : nécessaire matériel (nourriture, boisson, vêtement) et
relationnel (étranger, malade, prisonnier). Sont en jeu des actes de
donation, c’est-à-dire une exigence radicale de suppression de la
souffrance des miséreux.
Un redoublement de fraternités
En faisant parler le « Fils de l’Homme – Roi – Fils du Père », Jésus
qualifie ces démunis de « plus petits de mes frères ». La proximité est ici
poussée très loin. Ce ne sont pas seulement les disciples de Jésus38, mais
les pauvres « de toutes les nations » qui sont ici appelés « mes frères39 ». À
ces inconnus, quels qu’ils soient, démunis et méprisés, « le Roi – Jésus »
donne une dignité de frères.
La fraternité de « Jésus – le Fils de l’Homme » avec les pauvres est ici
fortement affirmée et ouvre à la manifestation d’une autre relation qui
l’interprétation qu’en donne Stanislas Breton, exposée dans Cl. Royon, Dieu,
l’homme et la croix, Paris, Le Cerf, « Cogitatio fidei » n° 207, p. 252-260.
38. L’exégèse a hésité à propos de ce texte entre les disciples de Jésus et les pauvres
quels qu’ils soient « de toutes les nations ». Cf. les études citées à la note précédente.
39. Jurgen Moltmann, parle à ce sujet d’une double fraternité du Christ : d’une
part sa fraternité avec ses disciples (« Qui vous écoute m’écoute »), d’autre
part sa fraternité avec les pauvres (« Qui les visite, me visite »). Il en déploie
les conséquences ecclésiologiques : « Où est la véritable Église : dans la
communauté manifeste de la parole et des sacrements, ou dans la fraternité
latente du juge du monde caché dans les pauvres ? Les deux choses peuventelles s’accorder ? Si on prend au sérieux les promesses de la présence du
Christ, on doit parler d’une fraternité des croyants et d’une fraternité des plus
petits avec le Christ. […] Alors l’Église avec sa mission serait présente là où le
Christ l’attend dans les humiliés, les malades et les prisonniers. L’apostolat dit
ce qu’est l’Église. Les plus petits disent où l’Église doit se trouver » (L’Église
dans la force de l’Esprit, Paris, Le Cerf, 1980, p. 168-172).
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redouble, pourrait-on dire, la première : celle de la proximité des
donateurs40 avec lui-même, le Fils de son Père : « Venez les bénis de mon
Père ! »
L’humanité est ainsi appelée à être dévoilée comme une communauté
de frères, frères de Jésus, du simple fait de leur situation de démunis,
frères adoptés dans Jésus le Fils, car « bénis de mon Père » pour ceux qui
agissent en faveur des démunis, dont ils deviennent ainsi des proches. Et
le bien dont hérite cette humanité faite de l’appel des démunis et des actes
de donation des « bénis du Père » – outre la mise à jour d’une bénédiction
primordiale – est le Royaume préparé pour eux « depuis la fondation du
monde ». Ce qui se joue dans l’appel des démunis et la sollicitude des
donateurs, ces créateurs de relations humanisantes, c’est un enjeu
d’humanité, depuis la fondation du monde jusqu’à son achèvement et sa
manifestation finale. C’est une béné-diction décidée depuis toujours par
le Père qui est (sera) ainsi mise à jour dans les actes de sollicitude envers
les pauvres.
Une participation (ou non) à la générosité créatrice
La générosité créatrice du don divin continue de se réaliser par les
bénis du Père. La puissance créatrice, en effet, est toujours en cours chez
le Fils, mais aussi chez ceux qui se révéleront être « les bénis de mon
Père ». Quant aux autres, ils sont voués à la cendre, à l’inexistence de sollicitudes manquées et d’actes qui n’ont pas été posés. Ils sont destinés à
l’éloignement de l’Amour. Ils ne sont pas maudits « depuis la création du
monde ». Ils ne sont pas des maudits « de mon Père », mais ils se révèlent
effectivement comme « mau-dits », étrangers au mouvement de la bénédiction, dont leurs actes montrent qu’elle ne les a pas atteints. Ce serait
dépasser le texte que de dire qu’ils l’ont refusée, mais il y a là, dans ce
parallélisme dissymétrique, un mystère caché qui nous échappe. Mystère
40. Inversement, Jésus insiste sur l’éloignement vis-à-vis de lui-même de ceux qui
ne donnent pas.
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de qui se soustrait à la bénédiction, énigme non rationalisable, comme
l’indique la figure symbolique (ou plutôt, très précisément, dia-bolique)
du diable et de ses anges.
Les enjeux d’humanité qui entourent l’appel des démunis et la réponse
(ou non) de leurs frères sont proprement tragiques et dramatiques,
comme le rappelle la Croix du Fils de l’homme, mais selon une dissymétrie dans laquelle seule la bénédiction est fondatrice de l’histoire du
monde « depuis les commencements ». Seule la fraternité entre humains
et l’alliance humano-divine est au centre de l’histoire humaine, quoi qu’il
en soit des possibilités pour des humains de se soustraire au mouvement
de la béné-diction et donc de la fraternité.
L’irréductible identification entre le Fils et les pauvres
Le plus prodigieux dans ce texte est sans doute l’identification
qu’opère Jésus entre les démunis et « le Roi – Fils de l’Homme – Fils du
Père ». Identification affirmée et réaffirmée dans une série de dialogues :
quatre fois affirmée ou interrogée (pour six situations à chaque fois).
Nourrir, désaltérer, accueillir, vêtir, visiter, aller voir, en un mot secourir
(v. 44), ce sont des actions humaines, œuvre d’humains, réalisées ou non,
mais qui engagent des « nous » face à un « te » ignoré, insu, « caché », mais
bien réel. Dans l’histoire, il se vit une rencontre, avec des enjeux de vie et
de mort « éternels », dont le dévoilement relève de l’achèvement de l’histoire. La relation avec le « je » christique était en cause au cœur de ces
appels des démunis. Cette identification de Jésus aux pauvres est un acte
de parole de Jésus, impensable pour l’expérience humaine. Ce choix
d’identification du Fils, premier « béni de mon Père », est insaisissable à
l’intelligence humaine. Non pas à cause de sa complication mais de sa
simplicité, de sa folie aux yeux des hommes. C’est le même « je » qui
s’exprime sur la Croix et ici dans l’identification à ses frères miséreux.
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Souffrances des hommes, passion du Fils
Cette passion dont le récit s’ouvre très précisément à la suite de ce
texte41 est scandale et folie, car elle est anéantissement subi par le Fils,
mais choisi par amour des hommes et de son Père. Elle se prolonge dans
l’anéantissement de la figure du Fils, de son enfouissement dans
l’humanité souffrante. La passion de Jésus continue, nous avertit-il, chez
ses frères démunis42. Le « je » christique de la passion et de la Croix
n’abolit pas l’individualité des pauvres, mais celle-ci, en tant qu’appel
d’être démunis, renvoie au « je » kénotique du Fils, qui « s’est anéanti,
prenant condition d’esclave » jusqu’à la mort et à « la mort sur une croix »
(Ph 2,6-8). On peut y entendre une interprétation forte de l’union de
l’humanité et de la divinité du Fils en Christ, qui prend sur lui le tout de
l’histoire souffrante (et pécheresse) des humains, bénéficiaires de la bénédiction du Père et destinés à l’héritage du Royaume, mais victimes de la
puissance du mal et du péché, et « inaperçus » de leurs frères. Avec le
Jugement final, la parole de Jésus suggère une réciprocité qui lie le Christ
et les pauvres, dans la diversité des formes de manque qu’ils peuvent
éprouver.
41. Le texte du Jugement final, qui commence par « quand le Fils de l’homme
viendra dans sa gloire… », et qui clôt l’ensemble du « discours eschatologique », s’achève en ouvrant directement sur la passion en Mt 26,1 : « Et il
advint, quand Jésus eut achevé tous ces discours, qu’il dit à ses disciples : “La
Pâque, vous le savez, tombe dans deux jours, et le Fils de l’homme va être livré
pour être crucifié.” » Cette conjonction a sans doute une grande portée théologique.
42. Jean Chrysostome est particulièrement sensible à cet aspect. À la fin de la 16e
homélie sur l’Épître aux Romains, il s’exclame : « Il ne s’est pas contenté de la
mort de la croix ; mais il a voulu être pauvre, étranger, errant, nu prisonnier,
malade, afin de t’attirer à lui. […] Cède au moins à la nature, et en me voyant
nu, songe à la nudité que j’ai supportée pour toi sur la croix. Si cette nudité-là
ne t’émeut pas, souviens-toi de celle que je subis maintenant dans la personne
des pauvres.[…] J’ai eu soif sur la croix, j’ai encore soif dans la personne des
pauvres » (p. 232-233).
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Entre abaissement et élévation, une histoire humano-divine
La réciprocité qui lie le Christ et le pauvre change notre image de Dieu,
de l’homme, et de l’histoire. Celui qui dit « je » est, en effet, indissociable
de ce Dieu – Bonne Nouvelle pour les pauvres et proche des pauvres
jusqu’à l’a-néantissement de la croix – et de l’humanité souffrante,
démunie, a-néantie. L’anéantissement de Dieu en Christ sur la Croix est
indissociable de son anéantissement parmi la foule anonyme, dépouillée
du nécessaire pour vivre. Mais cet a-néantissement est promis à la résurrection, comme le marque le mouvement de l’hymne de Ph 2 : « C’est
pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout
nom » (v. 9). En cet abaissement, surgissent des potentialités insoupçonnées, car elles sont celles que le Fils bien-aimé – et « tout aimant »
jusqu’au bout, jusqu’à l’a-néantissement – attend de son Père, l’Amour
immotivé, principe de tout Amour et de toute vie. Le « je » du Fils de
l’homme est constitué par sa double relation au Père, principe de tout (de
toute béné-diction), et à l’humanité infirme et souffrante. Christ se reçoit
comme Fils de son Père, donc dans l’Esprit, et il reçoit également, nous
dit-il, son « je » de la misère et de la nudité des démunis.
Christ est à la fois Celui qui reçoit corps et visage des affamés,
assoiffés, dénudés, étrangers, malades, prisonniers et Celui qui, dans la
communion avec le Père, inspire, par la puissance de son Esprit d’Amour,
les actions contre le malheur. Celles-ci sont des indices et des expressions
de la puissance créatrice de l’Amour, qui est au principe de tout acte de
donation. L’histoire humaine, ou plutôt humano-divine, serait alors le
temps de cette sorte d’accomplissement réciproque de l’homme et de
Dieu. « L’histoire est cet immense mouvement qui lie indéfectiblement
dans une “genèse réciproque”, l’humain et le divin. Et le plus surprenant
c’est… son caractère prosaïque43. » Dieu prendrait visage à la fois en Jésus
– en particulier dans sa passion – et dans l’action en faveur des miséreux.
Dieu, le Père de bénédiction, serait cette Source qui permet que les actes
correspondant à la bénédiction originelle puissent advenir du fait de
43. S. Breton, Poétique du sensible, Paris, Le Cerf, 1988, p. 159.
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l’action d’hommes et de femmes en faveur de leurs frères et sœurs.
L’advenue de l’homme et celle de Dieu sont donc inséparables dans l’histoire. Ces actes de miséricorde seraient porteurs de la venue de Dieu en
humanité44, icônes de la générosité créatrice de l’Absolu. Ces actions ne
relèvent pas seulement d’un humanisme ou d’une éthique, elles rendent
justice au Fils, et en lui à la Puissance créatrice, la Source de tout. Ce qui
peut être dit en un langage relativement simple, comme le fait l’abbé
Pierre45.
44. « Le “je” énigmatique signifierait-il que… faire advenir Dieu sur la terre des
hommes c’est, au fond, lui donner un corps en lequel et par lequel il puisse se
tenir, et recueillir sur son visage la lumière du ciel ? L’incarnation ne serait plus
un dogme mais l’audace d’un acte » (Ibid., p. 160).
45. La dernière partie de l’appel de l’abbé Pierre (« Pour vaincre le malheur… »,
La Croix, 27-28 décembre 2003), très fortement théocentrée, est comme un écho
des enjeux humains et divins du Jugement final : « Et n’oublions pas l’Éternel.
[…] Rien ne le saisit. Mais celui qui dit non à l’injustice…, mais celui qui va,
par “vrai amour”, à rebours de tout profit pour que soit servi en premier le
petit…, dans la saveur inexprimable qui jaillit en lui, il sait bien que l’Éternel
insaisissable le saisit et […] il sait bien que, dans ce commencement d’amour,
il est aimé par l’Aimable infini, dont tout en lui était autant signe, en creux,
qu’impatientes faim et soif. N’ayons pas peur. À l’heure de mourir n’ayons pas
peur ! Nous nous verrons en pleine lumière devant notre Père avec les péchés
de notre vie. Mais notre Dame, la Vierge Marie, aux côtés de Jésus Notre
Seigneur dira au Père : “Oui, il ou elle a été pécheur. Mais Père regarde comme
il ou elle a vécu pour les pauvres avec les pauvres, pour leur redonner leur
pain et leur dignité”. Alors Jésus dira : “Père oui celui-ci ou celle-là sont de mes
amis.” Et notre Père dira : “Merci d’avoir aimé comme vraiment un de mes fils,
pour rendre croyable que je suis Amour, malgré tout ce qui, dans la Nature et
dans l’Histoire semble le nier. Entre dans la pleine Vie, et Paix, et Joie
éternelle.” » (Abbé Pierre, 91 ans et plus pour pas loin de la rencontre, j’espère !, À
Gênes, le 12 décembre 2003).
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Une parole vouée à l’oubli ?
L’histoire montre que le Jugement final, cette prodigieuse parole, qui
ne cesse de nous être dite par Jésus le Fils, semble en grande partie vouée
à un certain oubli. Dans l’histoire des Églises, les reprises de ce texte sont
p a r t i c u l i è rement nombreuses pour re n f o rcer l’exigence éthique du
partage et de la solidarité avec les frères humains. En revanche, sa
radicalité christique et théologale est beaucoup plus rarement mise en
avant ; avec toutefois de notables exceptions, comme chez saint Augustin,
Jean Chrysostome46, ou Vincent de Paul47, et plus récemment les différentes théologies qui ont fait de la proximité avec les pauvres et de l’expérience des pauvres le principe herméneutique de leur réappropriation de
la tradition chrétienne48.
46. Avec la théologie du Christ total, dans laquelle le corps personnel du Christ est
inséparable de son corps ecclésial, Augustin et Chrysostome ont su recevoir la
parole du Jugement final avec beaucoup de réalisme. Jean Chrysostome ne
cesse de mettre en avant la conviction que la passion de Jésus est continuée
dans les souffrances des hommes : « Chrysostome estime que les souffrances
du Christ se prolongent dans les souffrances des pauvres de son temps, que le
Christ est toujours méprisé et maltraité. Il met en rapport étroit la passion du
Seigneur sur la croix et ses souffrances en la personne des malheureux. […]
Pour Chrysostome les souffrances de Jésus n’ont pas encore trouvé leur fin. Sa
passion continue encore aujourd’hui. Toutes les deux, les souffrances du
Christ sur la croix et les peines qu’il supporte maintenant à travers les hommes
accablés de faim et de soif, les étrangers, les malades, les prisonniers, appartiennent à son action salvatrice. » (Extraits de Rudolph Brändle, Vigiliae
Christianae, 1977, n° 31, p. 42-52).
47. Voir l’exposé, par Bernard Koch, de sa superbe théologie (et pas seulement
spiritualité) trinitaire des pauvres, « Monsieur Vincent théologien de la
pauvreté », dans Les Pauvres…, p. 313-334.
48. Le lecteur français peut en avoir une idée avec Bruno Chenu, Théologies
chrétiennes des Tiers-Mondes, Le Centurion, 1987, et, spécialement pour l’Asie,
avec Michel Fédou, Regards asiatiques sur le Christ, Paris, Desclée, « Jésus et
Jésus-Christ » n° 77, 1998, notamment avec la christologie dalit, et les œuvres
d’Aloysius Pieris, de Choan-Seng Song, de Kosuke Koyama, etc. Voir aussi
Peter Eicher, « Option pour les pauvres » dans Nouveau dictionnaire de théologie,
Le Cerf, 1996, p. 624-636.
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Une parole trop fondamentale ?
Aujourd’hui, la place prise par les interrogations que les pauvres
adressent à nos sociétés et à chacun de nous devrait conduire les chrétiens
à un « retour au centre » de leurs représentations de Dieu – « un Christ
crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1Co 1,28) – et de
ses relations avec l’humanité. Certes, la relation aux pauvres a une
dimension éminemment éthique, elle est porteuse d’enjeux d’humanité,
mais elle engage le Fils lui-même, alors que certains ne le soupçonnent
même pas, et que beaucoup de chrétiens ne mettent pas cette perspective
au premier plan. Et pourtant, la relation aux pauvres est une question
« théocentrique49 ». Le mystère de l’homme en son devenir, la croix de
Jésus, la résurrection du crucifié et la révélation du Dieu des pauvres –
parce que Dieu de tous – sont enserrés dans des relations indissociables.
Or il semblerait que les Églises sachent faire entendre l’exigence
éthique de solidarité à l’égard des pauvres et des exclus50, mais qu’elles
aient davantage de peine à témoigner de l’expérience spirituelle décisive
et des enjeux d’humanité ou d’inhumanité que comportent la relation aux
pauvres, sans même parler des engagements proprement christiques et
théologaux que cette relation manifeste51. Or plus que d’une simple
49. « À propos de la question que Pilate a posée à Jésus : “Qu’est-ce que la
vérité ?”, Mounier répond en prenant la voix du Christ : “La vérité, Pilate, c’est
d’être du côté des pauvres”. C’est remarquable, n’est-ce pas ! Car il suffit
d’ouvrir la Bible pour savoir çà : la vérité est du côté des derniers de l’Histoire.
Lorsqu’on parle de la solidarité envers les pauvres, on le fait sur un point
central du message biblique, parce qu’on ne peut pas séparer, dans ce message,
le rapport entre Dieu et les pauvres. Dieu aime toute personne, mais surtout
les plus faibles et les plus marginalisés. La solidarité avec les pauvres, c’est, en
dernière instance, une question théocentrique, pour employer un grand mot »
(Gustavo Gutierrez, Mission de l’Église n° 130, janvier 2001, p. 48).
50. Voir par exemple, en France, les remarquables prises de position de la
Commission sociale de l’épiscopat ou du Comité épiscopal des migrations.
51. Il est surprenant, pour ne pas dire désolant, que l’engagement du Cardinal
Lercaro – et de la cinquantaine d’évêques réunis avec lui, sous la présidence
du Cardinal Gerlier – à Vatican II, au début de la discussion du schéma sur
l’Église n’ait pas produit davantage de fruits, au-delà du magnifique n° 8 de
Lumen Gentium. La déclaration de l’archevêque de Bologne, « la plus hardie et
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question sociale, ce qui est déjà beaucoup, il s’agit de la relation même de
l’humanité au Crucifié-Ressuscité et du déploiement de la béné-diction
du Père depuis le commencement du monde jusqu’au dévoilement final.
Pour ne pas oublier…
Nous terminerons cet essai en écoutant un message fort, en l’occurrence celui de Jean Chrysostome, dans sa vingtième homélie sur la
deuxième Épître de Paul aux Corinthiens. Avec un grand réalisme, il voit
dans les pauvres, à la fois le Corps du Christ et l’autel qu’ils constituent,
justement parce qu’ils sont Corps du Christ. La relation entre le Corps
personnel du Christ, son Corps ecclésial, et son Corps que sont les
pauvres en est comme bouleversée, de même que la relation entre
« sacrifice au Seigneur » dans l’église et sacrifice « à toute heure » sur
l’autel des pauvres « dans les ruelles et sur les places ». Le plus audacieux
est sans doute de considérer que le chrétien fait l’épiclèse, « appelle
l’Esprit », lorsqu’il sert les pauvres.
L’autel dont je vous parle est constitué des membres mêmes du Christ,
et le Corps du Christ devient pour toi l’autel. Vénère-le, car dans la chair,
tu y fais le sacrifice au Seigneur. Cet autel est plus sacré [terrible] que celui
la plus réformatrice de la première session » (P. Rouquette, Études, fév. 1963)
pose d’emblée que « le mystère du Christ dans l’Église est toujours, mais
surtout aujourd’hui, le mystère du Christ dans les pauvres ». Pour lui, la
question des pauvres est avant tout christologique. Cette perspective est
développée encore plus explicitement dans sa longue préface à l’ouvrage
dirigé par G. Cottier, Église et pauvreté, Paris, Le Cerf, Unam Sanctam n° 57,
1965, p. 9-21 : « La pauvreté pour le christianisme n’est pas tant un élément
important d’une soi-disant morale évangélique, […] elle est vraiment un
mystère, dans le sens propre que le mot revêt dans la révélation chrétienne. Et
c’est un mystère qui rejoint, de la manière la plus immédiate, le Mystère par
excellence, celui caché aux siècles éternels (Rm 16,25), le Mystère de la volonté
du Père (Ep 1,9), le Christ même. […] Dieu se plait à accorder ses dons à ceux
que les hommes jugent les moins dignes. La leçon de cet enseignement n’est
pas directement morale mais théologique : les préférences de Dieu vont vers
les êtres qui, du point de vue humain, sont déshérités. »
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Chemins de Dialogue
qui se trouve en cette église, et, à plus forte raison, que l’autel de la loi
ancienne. Ne soyez pas offusqués. Certes l’autel qui est ici est auguste, à
cause de la victime qui y vient ; celui de l’aumône l’est davantage, parce
qu’il est fait de cette victime même. Celui-ci est auguste, parce que fait de
pierres, il est sanctifié par le contact du corps du Christ ; l’autre, parce qu’il
est le Corps même du Christ. […] Et toi tu vénères cet autel-ci lorsque le
corps du Christ y descend. Mais l’autel qui est le Corps du Christ, tu le
négliges et tu restes indifférent quand il périt. Cet autel, tu peux le voir
dressé partout, dans les ruelles et sur les places, et, à chaque heure, tu peux
y faire le sacrifice ; car c’est là aussi le lieu des sacrifices. Et comme le prêtre
debout à l’autel, appelle l’Esprit, de même toi aussi, tu appelles l’Esprit,
comme cette huile répandue en abondance.
(Patrologie Grecque 61, p. 540).
Service des pauvres, communauté eucharistique, Croix du Fils
Serviteur, lavant les pieds des hommes, et accueil de l’Esprit du Père sont
à jamais inséparables.
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Cardinal Joseph Ratzinger
Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
RÉCONCILIATION, PAIX ET RESPONSABILITÉ*
En ce jour, nous faisons mémoire. Faire mémoire ne signifie pas
seulement jeter un regard sur le passé, c'est aussi donner une orientation
pour le futur. Commençons néanmoins par un examen rétrospectif. À
cette époque – il y a de cela soixante ans – il s'agissait de libérer l'Europe
et le monde d'une dictature basée sur le mépris de l'homme : l'homme
était écrasé, utilisé et manipulé au compte d'une puissance et de son projet
démentiel de créer un monde nouveau. On parlait de Dieu, certes, mais il
n'était qu'une étiquette permettant de conférer à la volonté propre un
caractère absolu. Ce n'était pas la volonté de Dieu qui comptait, mais
seulement la volonté de puissance personnelle, et de la sorte, on ne reconnaissait plus, en l'homme, l'image de Dieu devant qui nous devons
prendre une attitude de révérence, mais uniquement un « matériel
humain », avec lequel on travaillait, que l'on méprisait, comme, en réalité,
on méprisait Dieu lui-même. Une quantité innombrable de personnes a
été, pour ce motif, « consommée » comme matériel dans les camps de
concentration. Et les champs de bataille ont vu tomber un nombre non
moins élevé de jeunes dont nous honorons aujourd'hui la tombe. Nous
confions tous ces défunts, de quelque côté qu'ils fussent, à la miséricorde
*
Le dimanche 6 juin, à 18h30, une célébration œcuménique a réuni, en la cathédrale de Bayeux, des représentants de plusieurs Églises chrétiennes à
l'occasion du 60e anniversaire du Débarquement allié en Normandie (France),
en juin 1944. Ce temps de prière était dédié à la mémoire des soldats défunts
et à la promotion de la paix. Le cardinal Joseph Ratzinger, envoyé spécial du
Pape, retardé par les célébrations officielles, n'a pas pu prononcer son
allocution qui a été lue. Nous en publions le texte paru dans la Documentation
Catholique n° 2317 du 4/07/2004, p. 620-622. Texte original allemand. Version
française du secrétariat du cardinal Joseph Ratzinger. Titre et sous-titres de la
Documentation Catholique.
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Chemins de Dialogue
du Bon Dieu. Tous sont enfants de Dieu, chacun en particulier est connu
de lui, voulu, aimé, appelé par son nom. Chacun d'eux a laissé derrière lui
un vide. Quelqu'un a porté le deuil, éprouvé de la douleur pour chacun
d'eux. Maintenant nous les savons dans les bonnes mains de Dieu,
accueillis par son amour de réconciliation.
Pour nous aujourd'hui, ce doit être l'occasion de réfléchir à nouveau
sur la dignité de l'homme, de chaque homme, mais aussi sur la mort et la
vie éternelle. En chaque personne, si étrangère ou antipathique qu'elle
puisse être, nous devons apprendre à reconnaître une image de Dieu. En
chacune nous devons aussi reconnaître le partenaire de la vie future, celui
que nous rencontrerons à nouveau dans l'autre monde. Et nous devrions
retrouver une conscience neuve de notre vocation à la vie éternelle – vivre
de façon à pouvoir nous présenter un jour à la face de Dieu avec toute
notre vie actuelle.
Dans la génération à laquelle j'appartiens, l'idée de l'au-delà et de la
vie éternelle a été toujours mise de côté, même dans la prédication de
l'Église. Le soupçon que les chrétiens négligent l'ici-bas, ne rêvant jamais
que de l'au-delà, avait affecté les croyants chrétiens, même les prédicateurs de la Parole. Les chrétiens, disait-on, avaient pris part à la
construction du monde seulement à mi-coeur, et déjà dans le passé, ce
monde aurait pu être meilleur et plus humain, s'ils n'avaient vécu dans la
fuite du monde. À l'au-delà il y aurait toujours bien le temps de penser ;
il s'agissait, à présent, de rendre une bonne fois cette terre plus habitable.
À dire vrai, ces idéologies ne l'ont certainement pas rendue plus habitable
et humaine. Ce n'est qu'en vivant sa journée quotidienne de façon responsable face à la vie éternelle, qu'on lui confère précisément tout son poids.
La parabole des talents nous le montre : le Seigneur ne nous appelle pas à
vivre dans la commodité, mais à faire valoir nos talents (cf. Mt 24,14-30).
Et à l'inverse, qui a le sens de la vie éternelle est libéré de l'avidité
poussant à jouir et à consommer tout, dès maintenant, parce qu'il sait que
l'heure est au travail et qu'ensuite viendra la grande fête. Les champs de
la mort, devant lesquels nous nous trouvons, nous avertissent de nous
souvenir de la mort et de vivre loyalement notre vie en face de l'éternité.
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Réconciliation, paix et responsabilité
Pouvoir, aujourd'hui, être des amis
Trois autres mots s'imposent à moi, en ce jour de commémoration qui
nous a rassemblés : réconciliation – paix – responsabilité. Après les
conflits sanglants de la Seconde Guerre mondiale, a commencé un
processus de réconciliation dont nous ne pouvons qu'être reconnaissants
du fond du cœur. L'Amérique a, par un programme généreux d'assistance, aidé l'ennemi d'autrefois à se relever. À l'ennemi des deux guerres
mondiales, la Grande-Bretagne et la France ont tendu les mains de la
réconciliation. Charles de Gaulle a dit un jour, plus ou moins en ces
termes : si, autrefois notre devoir était d'être des ennemis l'un de l'autre,
aujourd'hui, notre joie, c'est de pouvoir être des amis.
Tout ce processus historique de réconciliation dont nous avons été les
bénéficiaires, en Europe et dans l'Alliance atlantique, provenait d'un
esprit chrétien : la réconciliation seule crée la paix ; ce n'est pas la force qui
guérit, mais seulement la justice. Tel doit être le critère de l'action
politique dans les conflits actuels. La Lettre aux Hébreux parle du sang du
Christ, duquel part un autre appel par rapport au sang d'Abel (He 12,4) :
ce sang n'est pas un appel à la revanche, mais à la réconciliation. La Lettre
aux Éphésiens nous dit la même chose : le Christ est notre paix. Il a abattu
par sa mort le mur de séparation de l'inimitié. Par son sang, c'est-à-dire
par son amour qui a persévéré jusqu'à la mort, il a ramené les uns vers les
autres ceux qui étaient proches et ceux qui étaient loin (Ep 2,14-22).
C'est ce Dieu que nous annonçons, c'est cette image de l'homme qui
doit nous guider. La paix du Christ dépasse les frontières du christianisme, elle concerne les lointains comme les proches. C'est elle qui doit
déterminer les modalités de notre action dans les petites choses comme
dans les grandes.
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Chemins de Dialogue
Ce qu'il nous est permis d'espérer
Par là j'en viens au troisième mot : responsabilité. Dès la fin de la
Première Guerre mondiale, et plus fortement encore après la Seconde,
éclata spontanément le cri : « la der des der ! » – jamais plus la guerre ! La
réalité a hélas un autre visage : depuis 1945, les décennies furent un temps
de guerres sanglantes en bien des parties du monde. Et, hélas, il nous faut
craindre que l'injustice continue encore à lever la tête et qu'il soit, dès lors,
encore et toujours, nécessaire de défendre le droit et la justice contre
l'injustice, même en recourant à des moyens militaires. Que nous est-il en
fait permis d'espérer ? Que devons-nous faire ? Les idéologies totalitaires
du XXe siècle nous ont promis l'édification d'un monde libre et juste et ont
exigé pour cela des hécatombes de victimes.
Mais ce phantasme utopique a exercé une forte influence également
sur la conscience chrétienne, au point de la marquer profondément.
L'attente du retour du Christ a pour objet une guérison par-delà l'histoire,
mais les hommes veulent un espoir dans l'histoire et pour l'histoire. Dans
l'expression néotestamentaire « Royaume de Dieu », on préfère laisser de
côté le mot « Dieu » et ne plus parler que du Royaume, désignant par là
une nouvelle utopie qui doit maintenant embrasser de la même manière
chrétiens et non-chrétiens : dans l'histoire doit se réaliser le « Royaume »,
c'est-à-dire le monde meilleur. Rien de tel ne nous est promis par notre foi,
et les recettes pour le « Royaume » sont généralement si indéterminées
qu'elles ouvrent la voie à tout abus idéologique. Or les utopies et les
idéologies sont des chimères qui induisent l'homme en erreur. De
nouveau : qu'est-ce qui nous est promis ? Que devons-nous faire ?
La réponse chrétienne à cela inclut trois dimensions. Il y a tout d'abord
la promesse de la Jérusalem future, qui n'est pas faite par l'homme, mais
vient de Dieu. Il y a ensuite, sur notre histoire, d'une part la prédiction
que la liberté humaine continuera toujours à être usée indûment et que
dès lors l'injustice continuera toujours à gagner du pouvoir dans le
monde : l'Apocalypse nous le dit en des images effrayantes. L'obscurité de
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Réconciliation, paix et responsabilité
ces images nous fait le plus souvent négliger l'autre moitié, qui leur est
essentielle : bien que Dieu laisse à la liberté beaucoup d'espace pour le
mal (beaucoup trop, dirions-nous), il ne lâche jamais le monde tout à fait.
Lorsqu'il est question de destruction, dans l'Apocalypse, ce n'est jamais
sans mentionner des temps précis et pour ainsi dire des pourcentages de
malheur, par exemple un tiers. Le monde appartient à Dieu et non au Mal,
quel que soit son pouvoir d'action – cette certitude est finalement le point
décisif des images de l'Apocalypse. Car les horreurs que celle-ci décrit
sont supposées connues ; qu'elles ne puissent jamais prendre le pouvoir
sur le monde entier et le ravager, c'est là, au fond, le noyau de l'affirmation.
Enfin, voici la troisième dimension de la réponse chrétienne à la
question concernant le futur : elle s'appelle ethos, c'est-à-dire responsabilité. Il n'y a pas de formule magique du progrès, de monde construit une
fois pour toutes sur de bonnes bases, ce qui serait aussi un monde sans
liberté. Dieu conserve le monde, mais il le conserve essentiellement aussi
à travers notre liberté, une liberté pour le bien que nous devons opposer
à la liberté pour le mal. La foi ne crée pas un monde meilleur, mais elle
suscite et fortifie les énergies morales qui érigent des digues contre les
flots du mal ; elle suscite et fortifie la liberté du bien contre la tentation
d'user de notre liberté pour le mal.
La tâche à laquelle les tombes de la Seconde Guerre mondiale nous
invitent est la suivante : fortifier les énergies du bien, se porter garant,
travailler, vivre et souffrir pour les valeurs et les vérités qui, de par Dieu,
maintiennent le monde dans l'unité. Dieu a promis à Abraham de ne pas
détruire la ville de Sodome s'il s'y trouvait dix justes (Gn 18,32). Nous
devons faire tous nos efforts pour que ne vienne jamais à manquer les dix
justes qui peuvent sauver une ville.
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Repères
Bibliographiques
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Paul Bony
ISTR de Marseille.
JEAN DUJARDIN
L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LE PEUPLE JUIF
Un autre regard, Calmann-Lévy, Paris, 2003
Cet ouvrage est le bienvenu. Il constitue en effet une véritable somme
d’information et de réflexion sur les relations entre juifs et chrétiens, en
tant que relations transformées sous le choc de la Shoah. Il invite à relire
l’histoire tourmentée du long passé ecclésial, depuis la rupture des
origines jusqu’au renouveau décisif amorcé par le Concile Vatican II,
encore accéléré et approfondi sous le pontificat de Jean-Paul II. Relecture
d’une histoire, réflexion théologique, proposition pastorale se conjuguent
pour fonder et affermir le changement de regard que l’Église catholique
porte sur le peuple juif.
L’ouvrage comprend trois parties :
Réflexions devant le choc de la Shoah : comment son horreur a fini par
ébranler l’antijudaïsme chrétien.
II. Une approche renouvelée de quelques points litigieux : les origines de
la séparation, l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme païen
moderne, Pie XII et les Juifs, le retour à la Terre d’Israël, l’affaire du
Carmel d’Auschwitz, les déclarations de repentance.
III. Nouveau regard, nouvelles perspectives : il s’agit d’exposer le contenu
des textes majeurs de l’Église catholique depuis Vatican II. De cet
enseignement ecclésial renouvelé, Jean Dujardin dégage des orientations pour le dialogue, donnant ainsi à son ouvrage une dimension
pastorale solidement fondée.
I.
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Chemins de Dialogue
L’auteur explique en introduction comment les rencontres de sa vie et
de son ministère ont suscité sa passion pour cette cause ; l’expérience a,
chez lui, précédé et nourri la réflexion. C’est l’histoire qui provoque et
déplace la théologie. Ses responsabilités de secrétaire de la Commission
épiscopale française pour les relations avec le judaïsme lui ont permis d’être
mêlé de près aux événements, aux rencontres et aux négociations. Il sait
de quoi il parle.
À la fin de l’ouvrage, un recueil des textes qui ont jalonné cette histoire
récente nous est offert en une volumineuse et précieuse annexe (p. 391484). Mais c’est bien plus qu’une annexe ; on pourrait dire que c’est la
chair et le sang du changement historique constaté et préconisé par ce
livre. Il reproduit non seulement les grands textes du magistère catholique (Nostra ætate, Notes romaines, Déclarations de conférences épiscopales, Déclarations de repentance, Accord fondamental entre le Saint-siège et
l’État d’Israël), mais aussi des textes peu connus ou carrément ignorés
(ainsi la Lettre d’Édith Stein à Pie XI), des déclarations élaborées en
commun par des juifs et des chrétiens, enfin des textes de maîtres juifs,
d’une grande nouveauté, sur la manière dont le judaïsme considère le
christianisme (« Le christianisme dans la théologie juive », « Avancées et
Articles à consulter dans Chemins de Dialogue :
Dominique Cerbelaud, L’indicible - Méditation sur la Shoah, CdD1, p. 99-107.
Jean-Marc Chouraqui, Les paroles de l’un et les paroles de l’autre sont paroles du
Dieu vivant, CdD4, p. 129-139.
Dominique Cerbelaud, Le regard de l’Église sur le judaïsme comme clé de son
dialogue avec les autres religions, CdD5, p. 21-35.
Jean Dujardin, Terre promise - Terre due - Terre à partager ?, CdD5, p. 37-61.
Jean Dujardin, Où en est le dialogue entre juifs et chrétiens aujourd’hui ?, CdD9,
p. 125-130.
Jean Landier, Antijudaïsme de l’Évangile de Jean ?, CdD10, p. 113-128.
Card. Roger Etchegaray, Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ?, CdD11,
p. 17-26.
Geneviève Comeau, Le dialogue avec le judaïsme aujourd’hui, CdD11, p. 27-51.
Jean Richard, La personnalité messianique, une voie de dialogue judéo-chrétien,
CdD14, p. 179-204.
Geneviève Comeau, Loi et liberté dans le judaïsme et le christianisme, CdD14,
p. 205-216.
Charles Perrot, Jésus, le juif, CdD17, p. 15-34.
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Recension : L’Église catholique et le peuple juif
tensions dans les relations judéo-catholiques… », « DABRU EMET »). L’auteur
a rendu un très grand service en constituant cet impressionnant dossier. Il
permet au lecteur d’avoir immédiatement sous les yeux les documents
qui soutiennent la reconstitution de l’évolution présente, dans ses
moments fastes et néfastes. Car tout ne se déroule pas de façon linéaire
sans soubresauts et résistances. Mais la Shoah a été l’élément déclencheur
d’une prise de conscience et un appel à la conversion, qui est effectivement d’abord une conversion du regard : fini le temps du mépris ! Du
moins peut-on l’espérer et, en tout cas, y travailler.
Il ne nous est pas possible de rendre compte en détail de toutes les
analyses et réflexions de cet ouvrage. Il n’y aura pas lieu, dans cette
Revue, de refaire l’analyse de l’enseignement conciliaire et des notes
d’application. Mais nous chercherons à faire émerger quelques-uns des
thèmes majeurs de cet ouvrage, avec les débats auxquels ils peuvent
donner lieu
1. Antijudaïsme chrétien et antisémitisme païen
On ne saurait confondre l’antijudaïsme chrétien, de nature religieuse,
tel qu’il s’exprime parfois dans le Nouveau Testament, ou même de
nature socioreligieuse, tel qu’il a été vécu dans le monde chrétien jusqu’à
une époque récente, avec l’antisémitisme moderne, raciste, athée et
antichrétien. Mais l’antijudaïsme chrétien avec ses mythes (le juif errant,
le peuple déicide) et ses pratiques sociologiques (la discrimination, le
souci de la pureté du sang chez les conversos espagnols, etc.) a servi de
relais vers l’antisémitisme moderne. Celui-ci est spécifique et différent de
l’antisémitisme ancien du monde romain, en ce qu’il a des fondements
antichrétiens (nationalismes et racismes du XIXe siècle). Pour Hitler, c’était
le nom juif lui-même qui devait disparaître. Le juif n’était pas seulement,
comme les Slaves, une race inférieure, il était la pourriture de l’humanité.
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Chemins de Dialogue
Le choix du gaz Zyklon B, à Auschwitz, est significatif : c’est un insecticide… On doit certes parler aussi de l’antichristianisme nazi, mais le
chrétien allemand n’était pas tout à fait pour Hitler l’équivalent du juif, il
en était un dérivé comme le bolchevique. Il a tenté un moment de nazifier
l’Église allemande, c’est-à-dire de la déjudaïser, en suggérant de
substituer Mein Kampf à l’Ancien Testament. Cette tentative a avorté.
Néanmoins ses basses œuvres ont pu se déployer contre les juifs sans
rencontrer d’opposition déclarée. Il profitait de la persistance d’une
pensée chrétienne négative à l’égard du peuple juif, d’un marcionisme
larvé (dédain de l’Ancien Testament), finalement d’un refus de l’élection
d’Israël comme peuple de Dieu. Il y eut comme une alliance objective
entre antijudaïsme religieux et antisémitisme moderne : « ils ont contribué
l’un et l’autre au rejet et à la haine des Juifs » (p. 64).
Il a fallu le choc de la Shoah pour réveiller l’Église et pour qu’elle
prenne conscience de l’attitude de mépris dans lequel elle avait tenu les
juifs durant presque deux millénaires. Son manque de réaction claire et
nette devant la Shoah s’explique largement par son habitude de consid é rer les juifs comme un peuple sur lequel pesait un destin de
malédiction – ou qui, tout au moins – posait une question par sa manière
d’exister au sein des autres nations : « la question juive ». Cet antisémitisme larvé anesthésiait les consciences chrétiennes même les plus
éveillées. Jean Dujardin relève les prises de position de quelques évêques
et de quelques théologiens de renom qui se sont élevés contre l’entreprise
nazie. Mais leur protestation relevait souvent plus de l’atteinte aux droits
de la personne humaine que de la prise de conscience de l’atteinte portée
à l’élection des juifs comme peuple de Dieu. La réaction chrétienne était
encore handicapée par le poids ancestral d’une théologie de la substitution et du rejet. « Les chrétiens s’étaient trop habitués à l’existence
anormale des Juifs pour être surpris par des mesures antisémites. Il
faudra, hélas, l’horreur des camps pour leur ouvrir totalement les yeux et
les inciter à faire la révision nécessaire de leur regard, de leur pensée et de
leur action vis-à-vis du peuple juif » (p. 64).
Dans cette « discrétion » de la réaction chrétienne aux enjeux de la
Shoah, on est bien obligé de faire une place particulière au « silence » de
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Recension : L’Église catholique et le peuple juif
Pie XII. On ne met pas en cause ses efforts, discrets mais efficaces, pour
sauver de nombreuses vies juives, mais sa réticence devant toute déclaration publique claire et explicite, sous prétexte de ne pas entraîner de
dommages plus graves. Ce « silence du pape » fait encore partie du
contentieux entre juifs et chrétiens. Même la publication des Archives de
la Secrétairerie d’État, à l’initiative de Paul VI, n’a pas désamorcé la crise.
Il ressort de l’état actuel du débat que Pie XII a choisi un type d’intervention diplomatique, dans un langage feutré, qui ne répondait pas aux
besoins de clarté que réclamait une communication intelligible par le
grand nombre. Les avertissements répétés de différents responsables
politiques et religieux et de différents points du monde auraient dû alerter
plus vivement le Saint-Siège. Certains relents d’antisémitisme (distinction
entre un « antisémitisme raciste » et un « antisémitisme acceptable ») sontils pour rien dans cette « surdité » ? Jean Dujardin se demande s’il est
concevable d’envisager un procès de béatification de Pie XII tant que la
responsabilité historique imputable à sa fonction n’est pas davantage
éclaircie.
Tardivement, trop tardivement, la Shoah a révélé la monstruosité de
l’idéologie hitlérienne – et, en retour, la place unique occupée par le
peuple juif comme contestation de cette idéologie. Du coup, la conscience
chrétienne a pris conscience simultanément de sa déficience et de sa dette
à son égard, au niveau même de sa racine (Nostra ætate, 4). À partir de ce
réveil brutal, l’Église catholique a été amenée à s’interroger sur le rôle
néfaste d’un antijudaïsme qu’elle a trop vite considéré comme un héritage
légitime du Nouveau Testament, surtout à partir du moment où le christianisme s’est affirmé comme religion dominante et comme religion
d’État.
Le choc de la Shoah, c’est donc aussi une provocation à s’interroger sur
les textes fondateurs du Nouveau Testament dans leur relation aux juifs.
Jean Dujardin y consacre un chapitre, intitulé « La séparation ». Que
penser de cette analyse ? Les études exégétiques qui ont fleuri sur cette
question depuis quelques décennies facilitent la tâche de l’historien. Jean
Dujardin tente un « essai de synthèse » sur les raisons de la séparation : à
ses yeux, non pas d’abord la christologie, mais l’ouverture de l’Évangile
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Chemins de Dialogue
aux Nations sur pied d’égalité avec Israël, ce qui amène à relativiser les
commandements spécifiques du judaïsme et peut mettre en péril
l’identité juive. Oui, il est bien vrai que la question missionnaire a été le
déclenchement du conflit, non pas d’abord entre juifs et chrétiens, mais à
l’intérieur du judéo-christianisme lui-même. Mais justement la prise de
position en cette matière obligeait les partenaires à se situer par rapport à
la personne et à l’œuvre du Christ Jésus. Ce qui apparaît clairement en
dernier lieu était implicitement présent en premier lieu. Jean Dujardin
pense avec raison que le Nouveau Testament ne désigne pas l’Église
comme « nouvel Israël » et que, pris dans sa totalité, il n’autorise pas la
théologie de la substitution (mais voir Mt 21,41, qui n’en est pas loin).
Nous préciserons que, si Paul peut désigner la communauté des croyants
de Jésus-Christ comme « Israël de Dieu » (Ga 6,16, texte très discuté), soit
« le véritable Israël », c’est qu’il ne réduit pas l’Église à ce qui deviendra
sous peu « l’Église des Nations », purement et simplement, sans sa
composante originelle judéo-chrétienne.
Une dernière re m a rque d’importance à nos yeux : le contexte
conflictuel, interne au judaïsme lui-même et aux divers mouvements
judéo-chrétiens, interdit une lecture fondamentaliste et isolée des textes
chrétiens les plus durs. « L’antijudaïsme » de Matthieu et de Jean
s’explique par la rupture en train de se durcir et de se figer. À vrai dire, le
mot, devenu classique, d’« antijudaïsme », pour caractériser, dans le
Nouveau Testament, la critique des juifs qui ne reçoivent pas l’Évangile,
et même s’y opposent, est ambigu. En effet les auteurs du Nouveau
Testament ne prétendent pas critiquer le judaïsme lui-même, mais une
certaine interprétation qui est faite de sa foi et de ses pratiques, et, du
moins au début, ils émettent cette critique de l’intérieur de la communauté juive à laquelle ils appartiennent encore ; ils n’étaient d’ailleurs pas
les seuls à le faire. « La critique à l’intérieur d’un groupe par un membre
du groupe n’est pas du même ordre qu’une critique malveillante de
l’extérieur »1. Sont-ils responsables de la généralisation et de la radicalisation qui seront faites plus tard de leur propos dans le monde chrétien ?
Le souci qu’ils manifestent de souligner l’enracinement de la foi
1. Je dois ces remarques pertinentes à un dialogue oral avec Philippe Mercier.
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Recension : L’Église catholique et le peuple juif
chrétienne dans les Écritures d’Israël devrait être un antidote contre l’antijudaïsme lui-même. C’est l’Évangile de Jean qui met dans la bouche de
Jésus : « Le salut vient des Juifs » (Jn 4,22).
Cela est particulièrement vrai pour Paul, qui se situe avant la rupture,
même si son interprétation de la foi chrétienne obligeait déjà les judéochrétiens à en reconnaître plus clairement l’originalité. Le début et la
finale de Rm 9-11 sont heureusement la bouée de sauvetage qui permet de
laisser ouverte encore aujourd’hui l’histoire d’Israël avec son Dieu.
L’apôtre Paul, à qui l’on fait injustement porter toute la responsabilité de
la rupture, pourrait au contraire, au moins du côté chrétien, jeter l’arche
de la réconciliation. Tenir ensemble toutes les données du Nouveau
Testament, et même toutes celles de Paul, est un exercice exigeant, défiant
toute simplification. « Le Nouveau Testament ne se vend pas en pièces
détachées » (Peter Tomson).
2. Silence et parole
Devant la Shoah : d’abord le silence. Il est difficile, voire impossible, de
s’exprimer. Ce n’est surtout pas aux chrétiens de le faire à la place des
juifs. D’où l’incongruité d’un Carmel à Auschwitz sur le lieu même du
hangar des gaz d’extermination et, à proximité, de l’érection d’une croix
monumentale. Dans un chapitre très bien documenté sur l’affaire de ce
Carmel, Jean Dujardin excelle à dénouer l’écheveau et la complexité des
enjeux : patriotiques et religieux, civils et ecclésiaux, polonais et
européens. Il décèle une source importante de l’incompréhension entre
juifs et chrétiens dans la présentation très nationaliste que faisait
d’Auschwitz le gouvernement communiste polonais : on exaltait le
martyre de la nation polonaise, mais on occultait la Shoah. L’Église
polonaise réagit en mettant l’accent sur l’aspect religieux de l’événement,
mais risquait elle aussi de minimiser le caractère spécifiquement antijuif
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d’Auschwitz. Ce débat laborieux, à l’aboutissement encore inachevé, est
révélateur de la difficulté pour les chrétiens de comprendre et d’accepter
la manière dont les juifs entendent faire mémoire de la Shoah (au Yad va
Shem, mais pas sur un cimetière !). Pas d’appropriation chrétienne de la
Shoah. La croix, pour le juif, est symbole de domination – il était mal venu
de la planter à Auschwitz. L’événement nous a rapprochés, mais en même
temps il nous sépare. « Ne pas consentir à ce que la passion d’Auschwitz soit,
même en noble pensée, arrachée au mystère d’Israël »2.
Il faut parler, cependant, pour faire mémoire. Si des juifs risquent une
parole sur la Shoah, c’est avec beaucoup de circonspection ; ils parlent
pour qu’elle ne soit pas banalisée en la réduisant à un génocide
quelconque. Le mouvement négationniste équivaut à une profanation de
sépulture. Les négationnistes banalisent la Shoah, parce qu’elle barre la
route aux lectures idéologiques et totalisantes de l’histoire qu’ils
voudraient imposer. La parole de foi, quant à elle, n’est pas une parole
« d’explication », c’est une parole dite dans la nuit, qui concerne essentiellement le mystère de l’alliance d’Israël avec son Dieu, alliance
maintenue envers et malgré tout. « Béni sois-tu Israël pour ta foi en Dieu,
malgré Dieu. Béni sois-tu Israël pour ta foi en l’homme en dépit de l’homme. Béni
sois-tu Israël pour ta foi en Israël malgré les hommes et malgré Dieu » (Élie
Wiesel, cité p. 69).
À partir de la Shoah, des maîtres juifs s’efforcent de saisir comme un
nouveau cours des rapports d’Israël avec son Dieu. La Shoah oblige à se
demander non pas seulement « où est Dieu ? », mais « qui est Dieu ? »,
pour avoir abandonné son peuple comme il ne l’avait jamais fait dans les
étapes précédentes de son histoire (au moment de l’exil babylonien ou de
la ruine du second Temple). « L’épreuve de la ruine du Temple a conduit
les rabbins à privilégier la défense et la fidélité à la Torah par rapport au
culte sacrificiel qui venait de disparaître » (p. 93). Sans être une pure
innovation, cela représentait une mutation considérable. Aujourd’hui,
après Auschwitz, Dieu ne propose-t-il pas à son peuple une nouvelle
mutation dans la figure de l’Alliance : prendre en main sa destinée, alors
2. Grand Rabbin Gutman, Discours au pape Jean-Paul II, Strasbourg, 9 octobre
1988, cité p. 69.
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que, dans l’Alliance, Dieu avait jusqu’alors tenu le rôle principal ? Jean
Dujardin cite une prière du journal d’Etty Hillesum : « Une chose cependant
m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous
qui pouvons t’aider… » (cité p. 93-94).
Mais, s’il y a une parole qui convient aux chrétiens par rapport à la
Shoah, c’est une parole de repentance. En cette matière, l’événement
marquant, en France, fut la déclaration de Drancy (30 septembre 1997).
Cet acte comme celui des épiscopats d’autres pays (Allemagne, Italie,
Suisse, Pologne) et surtout celui du Pape à Jérusalem sous les yeux du
judaïsme mondial, amène à s’interroger sur ses motivations et à
s’expliquer sur son sens. Le mot de « repentance » peut prêter à malentendu (culpabilité personnelle de crimes collectifs passés). La démarche
veut traduire la solidarité dans le « corps du Christ » et appeler à la
conversion en vue de l’avenir. La « conversion » intérieure qu’elle
implique est proche de la teshouva juive. Le temps du Jubilé où s’est
exprimée cette repentance lui donne sa dimension d’acte de mémoire,
sans lequel le peuple de Dieu n’est pas un vrai partenaire de l’histoire du
salut. Des réflexions anthropologiques soutiennent cette démarche spirituelle. La responsabilité collective n’est pas fictive, bien qu’elle ne soit
pas uniforme : « Le morcellement des responsabilités a permis au nazisme de
s’assurer un grand nombre de complicités : dans le mot « extermination », chacun
n’avait à lire qu’une seule lettre, jamais le mot en entier » (A. Frossard, cité
p. 283). Jean Dujardin reprend alors le terme de Jean-Paul II : « structures
de péché », pour l’appliquer aux relations entre chrétiens et juifs (p. 286).
« La structure de péché de l’antisémitisme peut affecter les consciences
personnelles sans qu’elles en soient troublées. C’est pourquoi les
démarches de repentance collective sont nécessaires ».
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3. La permanence d’Israël
dans le dessein de salut de Dieu
Dans le réveil de la conscience chrétienne sous le choc de la Shoah, il y
a la reconnaissance du rôle toujours vivant et actuel du peuple juif dans
le dessein de salut de Dieu. Il n’est plus possible de parler du « juif
errant », en punition collective à travers les siècles du déicide qu’il aurait
commis dans la crucifixion de Jésus. La déclaration conciliaire Nostra ætate
et les Notes romaines d’application qui l’ont suivie ont fortement mis en
relief non seulement l’enracinement de la foi chrétienne dans la foi juive,
mais, dans la ligne de Rm 9-11, le fait qu’Israël est toujours le peuple aimé
de Dieu, qu’il n’a pas perdu les « dons » qui lui ont été faits de manière
inamissible. Le pape Jean-Paul II a dit avec clarté, devant la communauté
juive de Mayence, que l’Ancienne Alliance n’a jamais été révoquée. Le
texte précurseur, remarquable, de la Conférence épiscopale française
(1973, voir « Annexe », p. 411-419), reconnaît au peuple juif « une mission
universelle à l’égard des nations » ; sa vocation particulière n’est-elle pas « la
sanctification du Nom » ? « Cette vocation fait de la vie et de la prière du peuple
juif une bénédiction pour toutes les nations de la terre ». Les chrétiens n’ont
pas à considérer le peuple juif comme une survivance sociologique du
passé, mais comme une communauté religieuse qui intéresse au plus haut
point le dessein de salut de Dieu. « La permanence comme en vis-à-vis d’Israël
et de l’Église est le signe de l’inachèvement du dessein de Dieu. Le peuple juif et
le peuple chrétien sont ainsi dans une situation de contestation réciproque ou,
comme dit saint Paul, de “jalousie” en vue de l’unité (Rm 11,14 ; cf. Dt 32,21) ».
Plusieurs fois revient sous la plume de Jean Dujardin le thème éthique
d’Israël comme représentant et paradigme du respect de l’homme, créé à
l’image de Dieu, et de l’Extermination comme négation de cette dignité
qui affecte tout homme et tout peuple. Mais il a raison de ne pas s’en tenir
seulement à cette dimension éthique, et de mettre en relief la dimension
proprement religieuse de l’existence d’Israël et de la tentative, heureusement avortée, de sa complète élimination. Il cite Jean-Paul II : « À la
malice morale de tout génocide, s’ajoute avec la Shoah la malice d’une haine qui
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s’en prend au plan salvifique de Dieu sur l’Histoire ». Ce propos du pape
« situe l’événement dans l’Histoire du salut » (p. 91). D’où la question : « Les
événements de l’extermination marquent-ils une date dans l’Histoire du
Salut ? ». Manifestement, pour Jean Dujardin il ne s’agit pas d’un
événement de persécution parmi d’autres. Son maître, le P. Dabosville,
proposait le chemin que voici : « Si nous admettons que les événements ne se
valent pas, qu’une année n’est pas une autre, alors nous verrons que les années
de l’extermination marquent une date dans l’Histoire du Salut. Car elles sont un
événement de l’Histoire du Salut que nous ne savons pas déchiffrer mais qui n’en
est que plus profondément greffé sur le Mystère » (cité, p. 96).
Que penser de cette suggestion ? On objectera peut-être que, pour la
position chrétienne classique, l’histoire présente d’Israël n’est pas un
segment de cette « histoire sainte » qui a été consignée dans les Écritures
pour annoncer le Christ. Mais si la permanence d’Israël qui n’a pas
reconnu le Christ tient pourtant une place dans l’économie du salut (telle
que saint Paul en parle en Rm 11), alors ce qu’il vit dans cette vocation
permanente et non retirée, jusqu’à ce que la plénitude des Nations soit
entrée et jusqu’à ce que « tout Israël » à son tour soit sauvé, cela peut bien
faire partie de cette « histoire du salut », en tant qu’elle est, même en
Christ Jésus, une « histoire sainte inachevée », un « accomplissement
inaccompli ». « L’Histoire du Salut » – en toute son extension, de la
création à la fin des temps, comme en son segment sacramentel
(d’Abraham à l’Église), est une histoire dramatique, en laquelle Dieu se
révèle et se cache à la fois, en relançant sans cesse l’homme à la recherche
de sa vérité, jusqu’à l’accomplissement eschatologique. Or ce processus
est encore en cours, tant que, tour à tour, la plénitude des Nations et « tout
Israël » ne sont pas entrés ; et cela fait partie de cet événement, que
l’apôtre Paul énonce comme un « mystère », c’est-à-dire une « révélation »
qui va au-delà même du texte des Écritures, même si celles-ci peuvent
après coup l’éclairer. C’est un fait qu’à partir de l’événement de la Shoah,
l’Église des Nations a été conduite à se situer autrement vis-à-vis de
l’Israël qui n’a pas reçu l’Évangile, et à se comprendre elle-même de
manière renouvelée. Par ricochet une autre évaluation du christianisme
commence de se frayer la voie dans le monde juif. Il ne s’agit pas là
seulement d’un moment de l’histoire générale de l’humanité, mais d’un
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moment significatif de l’histoire singulière du rapport entre Israël et les
Nations, lequel fait partie de l’histoire d’Israël dans le dessein de salut de
Dieu. Pour reprendre les termes de Paul Beauchamp : « L’Ancien Testament
est autre chose que l’histoire d’Israël. C’est le récit de la relation d’Israël avec son
commencement, les Nations, relation appelée à s’accomplir dans une rencontre
nuptiale où chacun honore le récit de l’autre, où les partenaires se recon naissent »3. L’événement de dialogue provoqué par la Shoah peut être
considéré au moins comme un chemin vers cet accomplissement.
4. Le retour du peuple juif sur la terre d’Israël
Ce chapitre est un des plus délicats, car il est obligé d’aborder ce retour
non seulement sous l’aspect politique, mais sous l’aspect religieux du lien
interne à la foi juive entre le peuple et sa terre, selon les données de la
Bible elle-même. C’est un fait que la survie du peuple juif pendant deux
millénaires hors de sa terre ne s’explique pas sans la conscience d’un lien
religieux avec la terre d’Israël. Les positions extrêmes du Goush Emmunim,
pour lequel il est sacrilège de céder un pouce de Terre sainte aux païens,
ne sont pas validées par tous les juifs, loin de là. Beaucoup de voix
s’élèvent, en Israël et dans la Diaspora, pour rappeler le lien entre le séjour
sur la Terre d’Israël et la pratique de la Tôrah. Le souci de la justice – y
compris pour les Palestiniens – l’emporte sur la pure considération de
l’occupation du sol (thème biblique de la terre qui « vomit ses habitants »
s’ils ne respectent pas les clauses de l’Alliance, Lv 18,28).
Vatican II, dans le paragraphe de Nostra ætate concernant les juifs,
n’avait pas mentionné le lien spirituel à la Terre. Les Notes pour une correcte
présentation des Juifs et du judaïsme (1985) le font (n° 25) en distinguant trois
aspects : 1- l’attachement religieux des juifs à la Terre : « Les chrétiens sont
3. « Accomplir les Écritures. Un chemin de théologie biblique », dans : RB, XCIX,
1992, p. 154-155.
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invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses racines dans la
tradition biblique sans pour autant faire leur une interprétation religieuse parti culière de cette relation » ; 2- la question de l’État d’Israël : « Pour ce qui
concerne l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent
être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse mais se
réfère aux principes communs du droit international » ; 3- la permanence
d’Israël dans l’histoire : « La permanence d’Israël alors que tant de peuples
anciens ont disparu sans laisser de traces est un fait historique et un signe à
interpréter dans le plan de Dieu ». Nous nous permettons de faire remarquer
que le « signe à interpréter », dans ce texte, n’est pas directement la réalité
politique de l’État d’Israël, mais la permanence du peuple Israël. Mais il
est bien vrai que cette permanence ne s’est pas réalisée sans une référence
à la Terre, quelles qu’aient pu être les modalités politiques de cette
référence et de cette présence. « L’Accord fondamental entre le Saint-siège
et l’État d’Israël » (1993) n’est pas seulement un acte politique ; il est un
acte religieux qui coupe court à un jugement négatif sur un Israël éternellement voué à l’errance et à la dispersion. Le Préambule reconnaît « le
caractère unique et la signification universelle de la Terre Sainte ».
Jean Dujardin s’engage ensuite dans un essai de théologie biblique
pour essayer de clarifier la position chrétienne sur cette relation d’Israël à
la Terre. Elle occupe une place majeure dans la Tôrah et chez les
Prophètes, même s’il y a chez eux « un infléchissement de sens dans une
perspective plus spirituelle et eschatologique… Mais cet infléchissement
n’abolit pas le don de la Terre, pas plus que le culte en esprit n’abolit en
soi le culte du Temple » (p. 234). Le silence du Nouveau Testament peutil être interprété comme l’indice que le don de la Terre serait considéré
comme « transitoire » ? La Béatitude des doux qui hériteront la Terre
suppose-t-elle une interprétation purement spirituelle, ou bien ne dit-elle
rien d’autre que « la relation conditionnelle entre l’Homme et la Terre, liés
au respect de la Torah ? » (p. 236). On voit bien de quel côté penche la
réponse de l’auteur. « Pas plus que la vocation permanente d’Israël n’a été
abolie par l’Église, rien dans le Nouveau Testament ne nous permet de
penser que le don de la Terre au peuple d’Israël a été annulé par Dieu »
(p. 237).
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Mais on ne peut faire abstraction du contexte de conflit dans lequel le
retour sur la terre d’Israël s’effectue aujourd’hui et des conséquences
d’injustice qui en résultent pour les Palestiniens. Jean Dujardin reprend
alors les suggestions de Rossi de Gasperis : « À quoi bon invoquer le don de
Dieu si on ne le sanctifie pas par la reconnaissance, le respect et l’amour de
l’homme ? »4. Cette réponse d’ordre éthique est déjà un premier pas qui va
à l’encontre des objections légitimes qui s’expriment dans la lettre
pastorale du patriarche latin de Jérusalem, Mgr Sabbah, « Lire et vivre la
Bible au pays de la Bible aujourd’hui » (1993). Est-il possible de reconnaître
un don de Dieu dans la violence qui permet l’appropriation de cette
Terre ? Mais cela règle-t-il le fond du problème, qui est théologique et non
seulement éthique ?
Jean Dujardin propose alors une réflexion anthropologique sur les
rapports de l’homme et de la Terre, comme lieu de son enracinement, de
sa langue et de sa culture. L’homme a vitalement besoin d’être de quelque
part. Mais la révélation biblique apporte des correctifs. Pas de possession
absolue, car la terre est à Dieu : « La terre m’appartient et vous n’êtes pour moi
que des étrangers et des hôtes » (Lv 25,23). Invitation pressante à l’accueil de
l’étranger : « l’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compa triote » (Lv 19,33-34). Jean Dujardin ratifie une interprétation juive du don
de la Terre à Israël comme paradigme de tout don d’une terre à quelque
autre peuple. « Israël récapitule l’humain » (p. 241), et dans le fait qu’il
reçoit une terre et dans la manière de gérer ce don. Cette vue n’est pas
sans intérêt. Elle peut trouver un appui dans les textes qui rapprochent
l’Exode d’Israël de la migration d’autres peuples, objets eux aussi de la
Providence divine. Amos : ne dit-il pas que YHWH a fait monter les
Philistins de Caphtor et les Araméens de Qir comme il a fait monter Israël
d’Égypte ? (Voir Am 9,7). Encore que cela soit dit non pas pour glorifier
Israël d’une providence particulière, mais pour le ramener à un dénominateur commun. Autrement dit : Israël n’est pas le seul peuple dont Dieu
s’occupe, y compris pour lui donner une terre, et des uns comme des
autres il attend qu’ils y vivent dans la justice (Am 1-2). Un texte des Actes
(Ac 17,6-27) énonce lui aussi cette attention de Dieu à tous les peuples
4. « La Terre Promise : un don à partager », dans : Christus, avril 1991, cité p. 238.
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pour donner à chacun leur habitat et leur développement, et pour les
inciter à chercher Dieu. Ce point de vue appelle deux remarques :
1. De cette Providence générale du Créateur, on pourrait tout aussi
bien conclure que le don de la Terre à Israël n’a rien de spécifique, si ce
n’est dans la forme particulière de recherche et de rencontre de Dieu
qu’elle avait en vertu de l’histoire du salut. De fait la Terre est pour Israël
le lieu de la rencontre et de la présence de son Dieu, du Dieu de l’Exode
et de l’Alliance : l’Exode s’achève dans la construction du Temple à
Jérusalem. C’est bien cette expérience spécifique qui ne la ramène pas à
un simple paradigme de toute terre habitée par un autre peuple, même si
elle peut l’être aussi. La tradition chrétienne l’a vue comme une anticipation de l’habitation de Dieu dans le Verbe incarné : « Et il a habité parmi
nous ». Du point de vue chrétien cela honore et relativise à la fois la signification de la Terre d’Israël. Désormais, aux yeux d’un chrétien, ce n’est
plus seulement la Terre sainte5 qui est le symbole de la présence de Dieu,
c’est la chair du Verbe et c’est toute l’humanité appelée à la recevoir. « Les
chrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses
racines dans la tradition biblique sans pour autant faire leur une interprétation
religieuse particulière de cette relation » (Notes citées ci-dessus). La deuxième
partie de la phrase suppose une différence d’interprétation. Cette différence tient à la compréhension des étapes de l’histoire de la Révélation,
qui relève de la seule foi au Christ Jésus. On ne saurait l’imposer aux juifs
qui, selon le mystère du dessein de Dieu, n’ont pas accédé à cette foi, mais
demeurent cependant ses bien-aimés. La relation à la terre d’Israël
demeure pour eux une expression de l’Alliance ; et nous devons respecter
cette conviction.
2. Mais quand Jean Dujardin écrit : « Israël sait que l’amour universel
de Dieu passe par l’amour privilégié dont il a été l’objet et donc que le don
d’une terre pour tous passe par le don qu’il a reçu » (p. 241), et encore :
« Si le peuple palestinien a droit à une terre, ce n’est pas pour affirmer
qu’Israël n’a pas droit à sa Terre, c’est au contraire parce que ce dernier a
5. « Sainte » ou, plus exactement « à sanctifier » : l’Écriture n’est pas prolixe sur
l’expression Terre sainte, puisque le juif est appelé à la sanctifier en y accomplissant la Torah, c’est la qedûshah de la Terre (Philippe Mercier).
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droit à sa Terre que le peuple palestinien a droit à une terre », la réflexion
est généreuse, mais elle peut masquer le fondement des exigences de
justice qui se trouve dans l’ordre de la création elle-même. Oui, dans le
don de la Terre Promise à Israël, on peut penser que Dieu signifie aussi à
chaque peuple le sens qui revient à son installation sur une terre qui est la
sienne. Mais ce qui est vrai pour le sens ne l’est pas d’une dépendance en
droit. Le don d’une terre pour tous ne passe pas par le don fait à Israël :
c’est un don de la création, dont on peut dire que le don de la Terre à Israël
manifeste pleinement le sens, mais il n’en est pas la condition. La
théologie de Jean Dujardin souffre peut-être ici d’une confusion entre
création et salut : si la création a son sens ultime dans le salut, elle a une
réelle consistance et autonomie, sans lesquelles le salut ne reçoit plus
toute sa figure de gratuité et de transcendance.
Les réserves que nous venons de formuler sur ce point sont de l’ordre
de la justification théologique, elles ne prétendent pas mettre en cause le
fait religieux lui-même d’un lien entre Israël et sa Terre. Comme chrétiens
nous devons respecter cet attachement, motivé par l’amour et la recherche
de la présence de Dieu à son peuple. Les raisons de sécurité ne sont pas
négligeables, elles ne sont pas les seules ni même les premières. L’aliyyah
reste une démarche religieuse. Nous souhaitons cependant que le
« rétablissement d’Israël » ne se fasse pas au détriment de la justice internationale, sous peine de ne pouvoir y reconnaître un don de Dieu.
Malgré les lacunes ou les points de vue discutables émis par l’auteur
de cette recension, nous espérons avoir donné une haute idée de l’intérêt
et de la qualité de l’ouvrage de Jean Dujardin. Il n’a pas son équivalent
dans la littérature catholique de langue française. Il est bien apte à
promouvoir cet « autre regard » que le Concile Vatican II invite les
chrétiens à porter sur les juifs et le judaïsme.
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Recensions
Jean Dumas
L’arc-en-ciel des religions. Conflits et défis
Genève, Petite bibliothèque de spiritualité, 2003, 196 p.
Sous forme de témoignage personnel, cet ouvrage décrit l’évolution du cheminement spirituel et théologique d’un pasteur français aujourd’hui retraité dans la
Drôme. Le style est alerte et vivant. On pardonnera à l’auteur certains jugements
à l’emporte-pièce.
Après une éducation protestante classique et anticatholique, Jean Dumas est
amené à prendre ses distances avec la théologie de Karl Barth et de Dietrich
Bonhoeffer telle qu’elle est reçue en France ; il découvre le mouvement œcuménique et revisite ses certitudes grâce à une riche expérience pastorale dans le nord
de la France. Il s’engage ensuite dans le dialogue interreligieux, aux côtés d’amis
juifs, musulmans et bouddhistes. Il milite jusqu’à présent dans le cadre de la
Conférence mondiale des religions pour la paix.
« Le dialogue interreligieux n’est pas une mode ; il est un combat de tous les
instants, à peine ébauché » (p. 10). Selon Jean Dumas, ce combat vise à désamorcer
les conflits et à travailler à la réconciliation des consciences ; il se joue aussi sur le
front des fondamentalismes de tous bords ; il se situe enfin au cœur de chaque
croyant.
L’auteur nous dit que sa longue expérience interreligieuse lui a appris que la
même réalité divine est cachée, sous des formes et des noms différents, à la source
des diverses religions. Il ne s’agit pas de fondre ces religions en un syncrétisme
mou, mais de vivre une aventure à la rencontre de l’autre et du Tout-Autre :
C’est pourquoi le dialogue nous apprend d’abord le respect de l’autre et de sa
singularité, non sans rapport avec le respect du Tout-Autre. Cet Autre que
j’appelle quant à moi « Dieu » et même « Dieu au-delà de Dieu », tant il est insai sissable à l’homme.
(Interview de l’auteur dans le revue Prier, septembre 2004, p. 23)
Ce langage n’est autre que celui des auteurs spirituels en quête de sens, épris
d’absolu et de liberté.
Roger Michel
ISTR de Marseille
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Chemins de Dialogue
Christian de Chergé
Dieu pour tout jour. Chapitres de Père Christian de Chergé
à la communauté de Tibhirine (1986-1996)
Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004, 536 p.
L’enlèvement et l’assassinat des sept moines du monastère de Tibhirine en
1996 a projeté un rayon de lumière inattendu sur une fidélité vécue à l’ombre du
quotidien.
Dédié aux Pères Amédée et Jean-Pierre, les deux moines rescapés de Tibhirine,
ce premier numéro des Cahiers de Tibhirine rassemble les chapitres (ou l’enseignement) du Père Christian de Chergé à ses frères de la communauté de Tibhirine
durant son priorat (1986-1996). Le Père Christian opte résolument pour une forme
assez originale de chapitres qu’il appelle lui-même des « mini séries ».
Les six cent cinq chapitres du Père prieur abordent onze thèmes développés de
manière inégale dans le temps, sans doute selon l’inspiration, l’importance du
sujet, l’intérêt qu’il y trouvait pour ses frères et les nécessités du moment. Ces
thèmes concernent l’étude de la Bible (Psaumes et Cantique des cantiques), la
liturgie et le Catéchisme de l’Église catholique, la vie spirituelle (conversion et
humilité), la Règle de saint Benoît, la figure de saint Bernard, les constitutions de
l’ordre cistercien, la situation au Maghreb et au Machreq, le charisme du martyre.
Au fil de la trame manuscrite qu’il conservait, l’enseignement du Père
Christian de Chergé à ses frères révèle l’audace prophétique d’un homme de
pensée et de prière : une pensée tendue vers son « incarnation » en communauté
et une foi vécue au risque de la rencontre en terre d’islam. Le témoignage devient
brûlure lorsqu’il nous conduit au seuil du martyre, consommé comme les moines
avaient vécu… ensemble !
Un index thématique particulièrement fourni (p. 465-517) répertorie
les références à la Bible, aux textes du
Magistère et à la tradition monastique, les mots grecs, les références au
Coran et à la tradition musulmane,
les noms et les lieux.
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Autres articles à consulter :
Jean-Marc Aveline, L’Algérie blessée,
CdD 8 (1996), p. 7-21. Christian de
C h e rgé, Tu es l’Autre que nous
attendons !, CdD 13 (1999), p. 41-44 ; En
situation d’Église, hic et nunc, CdD 13
(1999), p. 45-51.
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Recensions
La collection des Cahiers de Tibhirine, en alternant la publication de documents
d’archives et d’études – avec le concours de l’ISTR de Marseille – veut proposer à
tous d’entendre ce message spirituel pour notre temps. Moines, théologiens du
dialogue, mais aussi amis de l’Algérie ou simples chercheurs de Dieu, sauront y
puiser pour continuer d’en écrire la fécondité.
Dieu pour tout jour…
Dieu a mille ans pour faire un jour ;
je n’ai qu’un seul jour pour faire de l’éternel,
c’est aujourd’hui !
(Christian de Chergé)
Roger Michel
ISTR de Marseille
Alfred-Louis de Prémare
Aux Origines du Coran.
Questions d’hier, approches d’aujourd’hui
Paris, Téraèdre, 2004, 144 p.
Ce nouveau livre d’Alfred-Louis de
Prémare est de taille modeste, mais il ne
devrait pas passer inaperçu, car il présente
avec clarté et sobriété tout un dossier
historique permettant de répondre à la
question suivante : comment le Coran a-til été constitué ? Quand, où et par qui ?
Autre article à consulter :
Jean Lambert, L’histoire en miettes,
comme elle est apparue dans l’islam
(à propos d’Alfred-Louis de Prémare,
Les fondements de l’islam - Entre écriture
et histoire, Paris, Éditions du Seuil,
2002), CdD 22 (2003), p. 103-117.
Le chapitre 1 ( « Les débats sur le Coran ») rappelle les questions que les
premières générations de musulmans se posaient sur le Coran, ainsi que les
débats de l’époque moderne. Par exemple, comment les orientalistes ont souvent
adopté la répartition des sourates en « mecquoises » et « médinoises » et comment
d’autres se sont interrogés sur la fiabilité de ce schéma. Il définit clairement l’objet
de ce travail, non pas : comment interpréter et utiliser le Coran aujourd’hui ? (débat
fondamental pour les sociétés islamiques), mais : que peut dire la recherche historique
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profane sur l’origine de ce texte qui, pas plus que les autres textes religieux fondateurs, ne
saurait avoir « un statut d’exception » (p. 16) ?
Le chapitre 2 (« Une approche littéraire du Coran ») offre une description
rapide du contenu du Coran : des fragments hétérogènes certes, auxquels des
éléments rhétoriques et des thèmes doctrinaux récurrents assurent cependant une
certaine cohésion. Plusieurs sourates sont même le fruit d’une véritable composition au service d’un message déterminé. Et l’auteur énumère les différents types
de discours qu’on rencontre : pièces uniques de quelques sourates brèves, proclamations oraculaires, hymnes, récitatifs d’instruction, évocations narratives, textes
législatifs et parénétiques, discours de guerre, discours polémiques…
Le chapitre 3 (« Aux sources de l’histoire du Coran ») situe et définit les
matériaux de base qui ont servi aux auteurs de l’époque abbasside pour la
rédaction de leurs ouvrages devenus classiques. Qu’est-ce qu’un khabar (un
« dit ») ? Qu’est-ce qu’un hadith ? Qu’est-ce qu’un isnâd (une « chaîne d’appui ») ?
Dans quelle mesure un compilateur d’akhbâr est-il un auteur ?
Le chapitre 4 (« L’histoire d’un texte »), le plus long de l’ouvrage, constitue le
cœur de la démonstration. Après avoir signalé les enseignements qu’on peut tirer
des plus anciens fragments de manuscrits coraniques actuellement connus, ceux
qui furent découverts au Yémen en 1972 et dont on attend que « les savants en
possession du dossier nous en parlent plus ouvertement » (p. 59), l’auteur parle
des divers akhbâr qui, à partir du VIIIe siècle, circulaient dans l’islam et « témoignent du fait que l’on avait conscience que le Coran, “Livre de Dieu”, avait été,
dans sa réalité observable, le résultat d’un travail effectué par des personnes dont
on citait les noms, la généalogie, les activités spécifiques, les rapports qu’ils
avaient entretenus avec les califes, et, éventuellement, avec le fondateur de l’islam
lui-même » (p. 61). Il analyse la tradition canonique rédigée au IXe siècle par
Bukhâri à propos de la collecte du Coran commencée par Abû Bakr et terminée
par ‘Uthmân, tradition devenue la base de l’enseignement officiel sur la constitution du Coran. Puis, grâce à des textes d’Ibn Shabba, d’Ibn Sa‘d, de Sayf b.
‘Umar, grâce aussi à des témoins extérieurs comme Jean Damascène et un moine
syrien de Beth Hâlé, il remonte en deçà du récit orthodoxe mis en place par
Bukhâri et aboutit à la conclusion suivante : « L’histoire du Coran ne peut être
étudiée qu’en la considérant dans un cadre spatial et temporel élargi » (p. 97).
Autrement dit, si la présentation traditionnelle insiste sur le fait que le Coran est
apparu dans le cadre restreint du Hedjaz (La Mecque et Médine) et à l’intérieur
d’une période brève (les quelque vingt ans de la prédication du fondateur et
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autant d’années pour la collecte et la publication de la recension de ‘Uthmân),
l’historien est amené à considérer que non seulement la collecte, mais la rédaction
même des textes coraniques ont duré jusqu’au début du VIIIe siècle, que les califes
omeyyades y ont joué un rôle important et que cette activité s’est déroulée dans
tous les centres importants de l’Empire, dans toutes ces villes-garnisons qu’étaient
Damas, Koufa, Bassora, etc. où circulaient des recensions concurrentes avant que
le calife Abd al-Malik et son gouverneur Hajjâj imposent un texte officiel unique
aux grandes capitales de l’Empire.
D’une certaine manière, le chapitre 5 (« Les débats sur le Coran… dans le
Coran ») applique à la lecture de quelques passages coraniques les conclusions du
chapitre précédent. En effet, le texte coranique évoque souvent les objections de
gens qui contestent le messager, les textes qu’il transmet, voire la façon dont ceuxci sont manipulés. La riposte est toujours la même : c’est Dieu qui est à l’origine
de tout cela et qui change ce qu’il veut comme il veut. Les « circonstances de la
révélation » (c’est-à-dire les akhbâr grâce auxquels l’exégèse traditionnelle
explique que tous les versets du Coran ont été révélés au fondateur de l’islam luimême dans telle et telle circonstance) racontent généralement que ces contestataires étaient des compatriotes de Muhammad, des Mecquois qui refusaient son
message. L’analyse de l’auteur montre qu’il est beaucoup plus probable que ces
textes soient l’écho de polémiques qui ne manquaient pas de naître entre les prédicateurs musulmans et les populations conquises. La lecture des textes y gagne en
vraisemblance et en intérêt.
Bref, ce dernier chapitre montre ce que pourrait être une exégèse du Coran qui
tiendrait compte des origines réelles du texte. Mais dans sa conclusion, l’auteur ne
cache pas la difficulté de l’entreprise. « Il ne suffit pas de penser ou de dire que le
Coran, à l’instar des autres textes religieux, doit être soumis à une analyse critique.
Encore faut-il prendre la mesure de la difficulté de la tâche » (p. 136). Si « le Coran
est en grande partie un livre opaque », ce n’est pas seulement pour des raisons
linguistiques ; c’est aussi parce que ceux qui l’ont composé ont voulu l’abstraire
« de tout cadre historique précisément désigné, en raison des guerres civiles, des
schismes ou simplement des divergences, qui constituèrent souvent la toile de
fond de leur composition » (ibid.). Et il faut reconnaître qu’ils ont réussi. Mais vient
un moment où la critique historique doit remplir son rôle, préliminaire et modeste
certes, mais néanmoins nécessaire, pour permettre à la lecture d’aujourd’hui de
rejoindre l’écriture d’hier.
Jean-Louis Déclais
Centre diocésain d’Oran
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Jean Jolivet
La théologie et les Arabes
Paris, Éditions du Cerf, 2002, 120 p.
Édité d’abord en italien chez Jaca Book en 2001, le petit ouvrage de Jean Jolivet,
qui fut directeur d’études à la section de « Sciences Religieuses » de l’École pratique
des hautes études, est une excellente présentation d’un regrettable rendez-vous
manqué : celui de la théologie chrétienne avec les théologiens musulmans au
Moyen-Âge. Certes, les docteurs scolastiques chrétiens ont pu bénéficier des
traductions en latin des œuvres des philosophes arabes (mot toujours employé ici
au sens linguistique et non ethnique), surtout Avicenne et Averroès, traductions
entreprises dès le XIe siècle, mais ils ont quasiment ignoré la théologie arabe, le
kalam. Ils ont connu et commenté ce que l’auteur appelle la théologie des philosophes arabes, mais n’ont pas eu accès à la théologie des théologiens. Néanmoins,
et c’est le propos du livre, cette rencontre inachevée est riche d’enseignements
d’abord sur les subtilités de la théologie des philosophes arabes, ensuite sur
l’important travail de traduction latine de leurs œuvres (et le soubassement
théologique de ce travail), enfin sur les réactions complexes des théologiens
chrétiens devant « ces infidèles si savants et si géniaux » (13). Ainsi se dessine le
plan de l’ouvrage.
Un premier chapitre, intitulé « Les théologiens », propose au lecteur quelques
traits généraux du kalam, ses objectifs, son histoire et sa méthode. Prouver les
dogmes de la foi par des arguments rationnels, réfuter les innovateurs et professer
l’unicité de Dieu : tels sont, d’après Ibn Haldun (XIVe), les trois objectifs du kalam.
Après une brève période préparatoire, l’histoire du kalam (du moins dans la
tradition sunnite) passe par trois grands moments : le moment mutazilite, en
grande affinité avec la philosophie grecque (fin VIIIe - début Xe), le moment
critique, qu’inaugure al-Ascari (mort en 873), soucieux d’affirmer la puissance
absolue de Dieu sur les actes des hommes ; la période dominée par al-Gazali
(1058-1111), auteur résolument théologien mais ne négligeant pas d’intégrer dans
sa réflexion les apports philosophiques de l’aristotélisme et de l’avicennisme.
Quant à la méthode du kalam, elle est essentiellement dialectique et prend souvent
la forme d’une hérésiographie, abordant les mêmes questions que celles de la
théologie chrétienne : Dieu, les fins dernières de l’homme, son libre arbitre, ou
plus spécifiquement celles de l’origine et du statut du Coran : « a-t-il été créé –
thèse mutazilite ; ou, étant la Parole divine, est-il éternel et donc incréé – thèse des
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traditionnalistes ? » (23). Il reste que cette littérature arabe n’a pas bénéficié du
mouvement de traductions qui aura lieu pour les philosophes. L’auteur suggère à
quel point cette absence, ou ce « refus » (27) de contacts a été dommageable non
seulement pour l’avenir des relations entre chrétiens et musulmans, mais aussi
pour la théologie chrétienne elle-même, aux prises avec des questions (sur la
liberté de l’homme, sur l’eschatologie,…) pour lesquelles les réflexions des théologiens musulmans auraient pu constituer un excellent stimulant.
Avec le chapitre II, intitulé « Les Philosophes », on découvre l’ampleur de la
relation entre la théologie chrétienne et les philosophes arabes. Surgie en même
temps que et en accord avec la théologie des mutazilites, la philosophie d’al-Kindi
(mort vers 870) est imprégnée de néoplatonisme : « elle réunit une physique
aristotélicienne à une métaphysique de l’Un » (31). Retrouver par la philosophie
la vérité révélée du Coran : tel était l’objectif d’al-Kindi, dont les médiévaux latins
ne connurent malheureusement que sa brève Épître sur l’intellect, inspirée
d’Aristote. Le même phénomène s’est produit avec al-Farabi (mort en 950).
Inconnu également des docteurs chrétiens ce mouvement sapiential représenté
par Miskawayh (mort en 1030) et qui, convaincu que depuis Adam, chaque
peuple a reçu une sagesse, opère une ouverture vers l’extérieur de la philosophie
musulmane. En revanche, la philosophie d’Ibn Sina (environ 980-1037), Avicenne
pour les Latins, a bénéficié à Tolède au XIIe siècle de traductions partielles mais
conséquentes. C’est au cours de ce XIIe siècle que, grâce notamment à Abélard et
Pierre le Vénérable, les œuvres des philosophes musulmans vont parvenir aux
docteurs chrétiens avant que n’arrivent les traductions d’Ibn Rusd (Averroès,
1126-1198), notamment de ses grands commentaires des traités d’Aristote. Et si
l’on peut aujourd’hui regretter que les docteurs latins n’aient connu d’Averroès
que son œuvre de commentateur, il reste que, grâce aux traductions d’Avicenne
puis d’Averroès, la théologie latine s’est fortement enrichie des apports grécoarabes de la philosophie musulmane.
Au chapitre III, « Les Traductions », l’auteur commence par rappeler que, dans
le contexte des Croisades (l’appel d’Urbain II au concile de Clermont en 1095),
c’est le mérite de Pierre le Vénérable d’avoir voulu, ne serait-ce qu’à des fins
apologétiques, respecter intellectuellement l’islam, même s’il le considérait
comme « la pire des erreurs, la lie de toutes les hérésies » (45). C’est au cours d’une
visite aux abbayes clunisiennes d’Espagne qu’il avait commandé une traduction
latine du Coran et un dossier islamologique comprenant notamment un ouvrage
apologétique composé par un Arabe chrétien. Toutefois, avant les traductions
théologiques, il y avait eu, note l’auteur, d’importantes traductions latines, en parti-
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culier par Adélard de Bath, d’ouvrages scientifiques arabes. Et Pierre Abélard
n’avait pas attendu la traduction commandée par Pierre le Vénérable pour écrire,
en 1125 ou 1126, son Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, que luimême appelle Collationes, « Conférences », et où le « philosophe » est assez
évidemment un philosophe arabe. Les œuvres philosophiques d’al-Kindi, d’alFarabi, d’Avicenne et d’al-Gazali seront traduites partiellement au cours du XIIe
siècle. Et l’auteur fait remarquer que les traductions de ces œuvres philosophiques
n’ont pas manqué d’attirer l’attention des chrétiens sur l’importance de ces
réflexions philosophiques arabes pour la théologie, notamment à cause de la base
néoplatonicienne commune aux deux traditions. C’est encore plus vrai, un siècle
plus tard, avec la réception de l’œuvre philosophique d’Averroès, son œuvre
théologique n’ayant malheureusement (et étrangement) pas été traduite : « seule
la théologie philosophique des Arabes aura eu de l’importance pour celle des
théologiens chrétiens » (60).
Et quelle importance ! Le chapitre IV, consacré à « L’avicennisme au XIIe
siècle », montre l’impact en théologie chrétienne des traductions d’Avicenne.
L’auteur discute ici la thèse défendue par Étienne Gilson dans un article de 1926,
étoffée dans un autre article de 1929, selon laquelle Thomas d’Aquin ne s’opposait
pas, à propos de la théorie de la connaissance intellectuelle, à Augustin, mais
plutôt à Avicenne, ou mieux encore à un « augustinisme avicennisant » (65). Selon
Gilson, « la préoccupation de lutter contre l’influence des doctrines arabes fut une
des causes déterminantes de la réforme thomiste » (66). Dans l’article de 1929,
Gilson évoque un texte de Gundissalinus et surtout un traité anonyme intitulé De
causis primis et secundis, que R. de Vaux a repris dans un article de 1934 et dont
l’auteur reproduit ici un extrait du chapitre 4 (75-78), afin de montrer comment cet
auteur anonyme, en sortant Avicenne de la gangue augustinienne de sa réception
latine, et en faisant jouer aux références chrétiennes un rôle délibérément subordonné, est un bon témoin d’une « laïcisation commençante de la pensée » (74).
L’influence d’« Avicenne après le XIIe siècle », qui fait l’objet du chapitre V,
comprend, d’après Gilson que l’auteur suit ici, trois périodes : une première
réception (avec Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon, Albert le Grand) dans la
première moitié du XIIIe siècle, puis une deuxième période où l’arrivée d’Averroès
tend à équilibrer ou à repousser l’avicennisme (Thomas d’Aquin), avant qu’au
cours d’une troisième période, après 1277, l’avicennisme ne regagne en audience,
avec Henri de Gand et surtout Duns Scot. L’auteur se concentre d’abord sur
l’influence d’Avicenne sur Thomas d’Aquin, qui lui emprunte la « distinction entre
la chose existante selon sa propre nature et cette nature elle-même » (80-81), au-
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delà de la distinction aristotélicienne entre la matière et la forme. « Thomas redira
après Avicenne que Dieu a pour essence d’exister, que l’essence et l’être sont en lui
identiques » (82). Même si, sur certains points (la question de la création, la théorie
de la connaissance,…), Thomas se sépare d’Avicenne, l’auteur peut conclure que
« ces refus mêmes témoignent de l’importance que le théologien chrétien attachait
à la doctrine du philosophe musulman, du soin avec lequel il voulait s’en
démarquer, et ce d’autant plus attentivement qu’il en avait beaucoup appris » (86).
Il en va de même pour Jean Duns Scot, que ce soit pour la démonstration de l’existence de Dieu par la métaphysique (Avicenne) et non par la physique (Averroès) ;
pour la notion de « nature commune » et pour celle d’univocité de l’être, qui,
basée sur la notion avicennienne d’essence, est reprise par Duns Scot dans un sens
opposé à celui de Thomas, qui en déduisait, quant à lui, une théologie de l’esse et
donc de l’analogie de l’être (89). Même la conception scotiste de la Trinité, le
rapport entre les Personnes et l’essence en Dieu, est dérivée de l’ontologie
d’Avicenne, ce que s’empresse de relever l’auteur, pour souligner la fécondité de
la réception en théologie chrétienne des doctrines philosophiques musulmanes.
Un dernier chapitre, qui ne manque pas d’intérêt, examine « Un cas singulier :
Averroès et Jean de Ripa ». En effet, la réception d’Averroès dans la théologie
chrétienne des XIIIe et XIVe siècles est ambiguë : tantôt l’averroïsme est dénoncé
comme contraire à la foi, tantôt, comme Thomas d’Aquin, on s’appuie sur
Averroès pour rejeter la noétique d’Avicenne (ou de l’augustinisme avicennisant).
Jean de Ripa, franciscain scotiste, fournit un cas singulier d’utilisation en théologie
de la philosophie d’Averroès pour montrer « comment l’essence divine peut être
objet de connaissance pour des âmes créées » (96). Dans une longue et subtile
argumentation, celui que l’on appelle le « docteur supersubtil » (96) a recours au
philosophe musulman pour « structurer d’un point de vue philosophique une
doctrine de la béatitude conforme à la foi chrétienne » (107). L’auteur relève ce
paradoxe qui lui fournit la conclusion suggestive de son livre : « Ainsi le même
Averroès, qui fonde la thèse commune aux “averroïstes” latins selon laquelle la
béatitude par la connaissance intellectuelle peut s’atteindre en cette vie – c’est la
fiducia philosophorum – est aussi le philosophe qui donne à un théologien scotiste
de quoi asseoir une doctrine de la béatitude céleste » (109).
Une abondante bibliographie clôt l’ouvrage.
Jean-Marc Aveline
Institut catholique de la Méditerranée
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Vladimir Soloviev
Mahomet
Traduction et présentation de Bernard Marchadier
Genève, Ad Solem, 2001, 146 p.
La traduction de ce texte du grand théologien russe Vladimir Soloviev (18521900) est d’une grande importance pour la recherche contemporaine en théologie
des religions. En 1877, dans un essai intitulé « Trois forces », Soloviev tente, à 25
ans, juste après deux séjours au Caire en 1875 et 1876, de déterminer les grandes
forces à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité : l’Orient, dont l’islam, avec son
idéal d’homme soumis, est la quintescence civilisationnelle, l’Occident, dont le
type est l’homme athée, et le monde slave, en particulier la Russie, synthèse de
l’Orient et de l’Occident. Même s’il rejettera plus tard ce schéma trop slavophile,
Soloviev maintiendra un jugement assez sévère sur l’islam. En revanche, et c’est
tout l’intérêt de cet ouvrage, Soloviev voue une grande admiration à Mahomet et
s’insurge contre les verdicts injustes prononcés à son endroit par une apologétique
chrétienne qui se trompe de cible.
Après une courte introduction, l’ouvrage est composé de 18 chapitres qui
retracent historiquement la vie de Mahomet. Relativement bien informé pour son
temps, Soloviev décrit le cadre historique (ch. 1) de l’apparition de l’islam,
marqué, après la chute des grands royaumes d’Arabie du sud (dès le IIe siècle
après J-C), par des rivalités entre les grandes puissances d’alors : l’empire perse et
l’empire byzantin. Lorsqu’il évoque ensuite « la jeunesse de Mahomet et sa
vocation religieuse » (ch. 2), Soloviev exprime sa conviction profonde : « Si l’on
reconnaît que l’histoire a un sens intrinsèque et tend vers un but, alors il va de soi
qu’une œuvre aussi considérable que la fondation de l’islam et de la culture
musulmane doit avoir un sens providentiel, et que la mission de Mahomet ne
saurait lui être ôtée » (p. 37). Soloviev voit en Mahomet quelqu’un qui, à cause
même de sa soif spirituelle, n’a pu se contenter de la religion nationale des Arabes,
dont le sanctuaire central se trouvait à La Mecque, à cause de la source du
Zemzem (où l’ange, à la prière d’Agar, avait désaltéré Ismaël) et de la pierre noire
enchâssée dans une des parois de la Kaaba (autel) érigée par Abraham lui-même,
selon la tradition, lorsqu’il était venu visiter son fils exilé (p. 26). Car les rassemblements des Arabes à La Mecque restaient idolâtriques et sans grande portée
spirituelle. Quant au christianisme, il était devenu « trop compliqué et surchargé
d’ajouts dogmatiques, rituels et hiérarchiques », au point d’être « inaccessible à
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l’intelligence arabe » (p. 42-43). C’est donc plutôt vers les Hanifs (ch. 3), ces
monothéistes arabes considérés comme hérétiques (d’où leur nom), que Mahomet
se retourna.
Le récit de Soloviev suit d’abord l’itinéraire spirituel de Mahomet, depuis la
découverte de « sa mission de prêcher » (ch. 4), avec ces deux premières révélations qui le convainquirent du « lien particulier qui le rattache à Dieu » (p. 50),
jusqu’à l’hégire (ch. 12), analysant au passage l’essence de l’islam (ch. 5) et ses
rapports avec les religions monothéistes. Bien que l’islam soit la religion « recommandée à Noé, à Abraham, à Moïse, à Jésus » (Coran11), au point que « Mahomet
ne prétend absolument pas être le fondateur ou le premier annonciateur de la
religion musulmane » (p. 56), Soloviev explique qu’il n’y a pas en islam de lien de
dépendance entre ces diverses révélations : « Toutes ces révélations viennent de
Dieu, mais elles en procèdent séparément, sans être liées génétiquement les unes
aux autres ; c’est pourquoi le Coran ne dépend en rien des révélations
antérieures » (p. 59). Soloviev souligne également que « l’idée que Mahomet se
faisait de lui-même » (ch. 6) n’avait rien d’extravagant : « je ne suis qu’un apôtre
chargé d’avertir ouvertement » (Coran46, 8). Il put ainsi répondre aux premières
objections (ch. 7) avec la simplicité de sa confiance en Dieu, plus forte que la
prétendue foi des pères derrière laquelle se retranchaient les Arabes ayant renié le
monothéisme abrahamique : « suis-je donc autre chose qu’un homme et un
apôtre ? » (Coran 17, 95). Soloviev expose ensuite succintement l’enseignement du
Coran sur la prédestination et la liberté, la foi et les œuvres (ch. 8) puis sur la vie
future (ch. 9), déjouant là encore les fausses accusations développées par l’apologétique chrétienne, surtout par rapport à la prédestination ou au sensualisme de
l’eschatologie musulmane. Pour Soloviev, ce qui décide du sort de l’homme selon
l’islam, « ce n’est pas l’arbitraire de la force d’en-haut ni le fait d’avoir confessé
telle ou telle religion, mais l’attitude intime de l’homme face au bien et au mal,
l’accueil réel qu’il a réservé à la loi divine » (p. 85). Ayant ainsi exposé l’essentiel
de la doctrine théologique du Coran, Soloviev conclut : « cet enseignement était
fort incomplet, mais il n’y avait là rien de faux et, par rapport à la religion
nationale des Arabes, il représentait un énorme progrès de la conscience
religieuse » (p. 88). Avec les chapitres 10 et 11, Soloviev présente les premières
persécutions dont Mahomet a été victime, ainsi que les premières conversions,
jusqu’à l’hégire (ch. 12), au voyage nocturne de Mahomet à Jérusalem (et son
choix, en songe, de la coupe de lait, de préférence au miel et au vin) et à sa fuite
de La Mecque pour Yatrib, devenue « ville du Prophète » c’est-à-dire Médine. Au
passage, Soloviev note la double insuffisance de la christologie de Mahomet :
« Avec les ébionites (chrétiens judaïsants), Mahomet considère le Christ comme un
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grand prophète parmi d’autres prophètes, et avec les gnostiques docètes, il voit en
lui un être céleste particulier qui n’est pas même soumis à la loi de la mort » (p.
92).
À partir du ch. 13, Soloviev raconte la deuxième partie de la vie de Mahomet,
celle des premières conquêtes et du développement rapide de l’islam. Établissant
entre l’événement du départ de La Mecque et celui de la chute de Jérusalem en 70
une équivalence dans l’essor respectif de l’islam et du christianisme (« rupture du
cordon ombilical entre la nouvelle religion et la matrice originelle » – p. 109),
Soloviev estime que « dans la mesure où l’islam était plus simple que le christianisme, son développement historique a été plus rapide, plus bref et plus
concentré ; pendant les dix dernières années de la vie de Mahomet, entre l’hégire
et sa mort, sa religion a donc connu l’ensemble des métamorphoses auxquelles
correspond, dans l’histoire du christianisme, ce qui s’est passé en presque trois
siècles, depuis la prise de Jérusalem par Titus jusqu’à la mort de Constantin le
Grand (70-337) » (p. 109). En s’écartant tout aussi résolument des païens de La
Mecque que des juifs de Yatrib (modifiant la qibla, de Jérusalem vers La Mecque),
puis en adoptant l’idée de guerre sainte (ch. 14), dont Soloviev note qu’elle était
au début « une mesure politico-religieuse temporairement nécessaire et non pas
un principe religieux permanent » (p. 114), Mahomet allait lui-même transformer
le principe religieux de l’islam en force politique et militaire, notamment après
l’élimination des tribus juives avec lesquelles il avait pourtant établi jusque-là de
très bons rapports, et surtout après les batailles décisives de Badr et d’Ohod,
contre les Mecquois, batailles que Soloviev raconte avec maints détails. La
« guerre de la tranchée » (ch. 15), les suites de l’élimination des tribus juives de
Médine et le retour à La Mecque (ch. 16) au printemps 629, suivie des premières
ambassades auprès de l’empereur bysantin Héraclius et au roi du Perse Chosroès,
préparaient ce que Soloviev appelle « le triomphe définitif de Mahomet » (ch. 17),
avec son entrée triomphale à La Mecque en janvier 630 et ses dernières victoires
contre les tribus bédouines d’Arabie. Après avoir raconté la mort de Mahomet, le
8 juin 632, au début du ch. 18, Soloviev se livre, dans la deuxième partie de ce
chapitre, à une nouvelle apologie du prophète de l’islam contre tous ceux qui
l’accusent d’avoir eu une deuxième période beaucoup plus politique que
religieuse. Rappelant les méfaits politiques de Constantin et de Charlemagne, il
observe : « si les Grecs ont canonisé Constantin et les Latins Charlemagne, les
musulmans ont d’autant plus de raisons de vénérer la mémoire de leur apôtre »
(p. 143).
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Mais c’est dans la « Conclusion » que Soloviev livre sa conviction à propos de
Mahomet et de l’islam. Ayant fait preuve d’une sympathie et d’une bienveillance
manifestes pour le prophète, il estime que, malgré toutes ses erreurs et ses imperfections, l’islam joue un rôle positif d’ordre pédagogique et propédeutique dans le
dessein de Dieu. « Pour les Arabes et les autres peuples qui ont adopté la religion
de Mahomet, celle-ci doit être pour eux ce que fut la Loi pour les Juifs et la philosophie pour les Grecs : un degré intermédiaire entre le naturalisme païen et la
véritable culture universelle, une école de spiritualisme et de théisme sous une
forme pédagogique élémentaire accessible à ces peuples » (p. 145). Estimant que
ce qui fait défaut à l’islam, c’est ce que révèle l’incarnation de Jésus Christ, à savoir
la vocation divine de l’homme et « l’idéal d’une véritable divino-humanité »,
Soloviev voit dans l’islam comme l’invitation à la réalisation de la première étape
de la vie spirituelle : « l’islam n’exige pas du croyant qu’il se perfectionne indéfiniment, mais seulement qu’il fasse acte de soumission inconditionnelle à Dieu »
(p. 146). Ce qui dans le christianisme est première condition devient dans l’islam
objectif dernier. C’est en ce sens que sa fonction est certes propédeutique, mais très
insuffisante. Néanmoins, conclut Soloviev, « les progrès constants de l’islam chez
les peuples peu réceptifs au christianisme – en Inde, en Chine, en Afrique centrale
– montrent que le lait spirituel du Coran est encore nécessaire à l’humanité » (p.
146).
En sauvant ainsi Mahomet, Soloviev laisse entendre (ce que fait observer
l’« Introduction » de l’éditeur, à qui l’on peut reprocher les nombreuses coquilles
du texte), que le succès de l’islam est révélateur de l’ambiguïté du christianisme
byzantin, qui n’a jamais réussi, entre nestorianisme et monophysisme, à accepter
réellement l’incarnation. Pour Soloviev, l’islam est « un byzantinisme conséquent
et sincère, délivré de toute contradiction intérieure » (p. 11). Le byzantinisme
n’était qu’un voile sur un théisme non chrétien : « cinq années suffirent pour
réduire à une existence archéologique trois grands patriarcats de l’Église orientale.
Il n’y avait pas de conversion à faire, il n’y avait qu’un vieux voile à déchirer » (p.
11).
Réflexions qui donnent à penser…
Jean-Marc Aveline
Institut catholique de la Méditerranée
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Chemins de Dialogue
Autour d’une conversion. Lettres de Louis Massignon et de ses
parents au père Anastase de Bagdad
Textes choisis et annotés par Daniel Massignon
Préface par Maurice Borrmans
Paris, Les Éditions du Cerf, 2004, 112 p.
Entre le 4 juin et le 9 juillet 1908, Louis Massignon, alors jeune chercheur en
mission archéologique en Irak, et le père Anastase, résident au couvent des
Carmes de Bagdad, accomplissent ensemble un long voyage vers la France (en
caravane de Bagdad à Alep, en train d’Alep à Beyrouth via Baalbeck, en bateau de
Beyrouth à Marseille, via Port Saïd). Ils se connaissent déjà : Louis Massignon
avait rencontré le père Anastase à la mission latine le 20 décembre 1907, dès le
lendemain de son arrivée en Irak, et l’avait entendu à la cathédrale deux jours plus
tard, fortement impressionné par l’érudition du religieux. Mais lorsqu’ils se
retrouvent pour ce long périple, la vie du jeune Massignon (il va avoir 25 ans) est
en plein bouleversement spirituel. En effet, le 3 mai 1908, sur le bateau qui le
ramenait, malade, à Bagdad depuis le site de son exploration archéologique, près
de Koût el-`Amara, il avait reçu ce qu’il appelle « la visitation de l’Étranger », puis
le 7 mai, à l’hôpital de Bagdad, « l’éveil à la vie », lorsqu’une famille musulmane
amie était venue prier pour lui. Voyageant avec le père Anastase, il lui demande,
le soir de leur halte à Baalbeck (le 25 juin), de l’entendre en confession.
De ce long voyage, accompli en une période de grande densité spirituelle pour
Massignon, va naître une amitié profonde et durable, non seulement entre Louis
et le père Anastase, mais aussi avec les parents de Louis, qui voueront au religieux
bagdadien (il était né à Bagdad le 5 août 1866) une profonde reconnaissance, lui
offrant leur hospitalité à Paris et en Bretagne. Ce sont ces relations amicales,
tissées par une abondante correspondance, que ce petit livre donne à découvrir, à
partir de certaines lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase.
Il manque toutefois l’autre versant, les lettres du père Anastase ayant été confiées
aux Archives nationales irakiennes, où l’on ne sait aujourd’hui ce qu’elles sont
devenues.
Néanmoins, le choix des missives, réalisé et organisé par Daniel Massignon,
fils de Louis, permet au lecteur de mieux saisir la personnalité de Massignon, en
particulier dans sa redécouverte de la foi chrétienne, inséparable de son intérêt
scientifique pour l’islam. Bien qu’à jamais marquée par l’expérience de conversion
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Recensions
pour laquelle le père Anastase fut l’homme providentiel, la relation entre les deux
hommes ne prit jamais l’allure d’une direction spirituelle, même si quelques
conseils furent quelquefois sollicités ou échangés. Leur commune passion pour
l’orientalisme, leurs divergences dans l’interprétation de la mystique d’al-Hallâj,
sur laquelle Massignon allait produire sa thèse, leur intérêt pour les ressemblances
entre mystiques chrétiens et musulmans, devaient devenir les principaux sujets
d’entretien.
À la mort de Daniel Massignon, ce travail d’édition restait inachevé. Son
épouse et quelques amis, dont le père Maurice Borrmans, signataire d’une éclairante préface, entreprirent de mener à bien cette tâche, dont le lecteur leur saura
gré, eu égard à son importance historique et à son actualité théologique.
Jean-Marc Aveline
Institut catholique de la Méditerranée
Conseil des Conférences Épiscopales Européennes (CCEE)
Aller à la rencontre des musulmans ?
Document de travail du Comité « Islam en Europe » d’avril 2003
Le Comité Islam en Europe regroupe des représentants de l’ensemble des Églises
du continent européen (Conseil des Conférences Épiscopales Européennes et Conférence
des Églises Européennes). C’est donc une instance œcuménique autorisée qui publie
le document de travail ici présenté, sur la démarche chrétienne de rencontre et de
dialogue avec les musulmans.
Un constat : nous vivons dans des sociétés pluralistes, dans un monde rempli
de violences et de haines, mais où se manifestent aussi de nombreuses recherches
de justice et de paix, de liberté et de fraternité.
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Chemins de Dialogue
Un objectif : le but de ce document de travail est d’exprimer d’une façon
globale ce que représente l’attitude des Églises européennes qui se refusent à
l’enfermement dans un ghetto et qui cherchent à accueillir toute personne
humaine, en fidélité à l’Évangile.
Des pistes de réflexion et d’action : le texte ici présenté propose une large
synthèse de la pensée exprimée par les Églises au cours des dernières décennies.
La liste des questions abordées est significative de ce projet :
• Prendre la mesure de la société pluraliste.
• Quels repères dans les Écritures chrétiennes ?
• L’Église comme signe et sacrement d’Alliance et de fraternité.
• Les pionniers du dialogue au cours des siècles (Orient-Occident).
• Les étapes pour la rencontre et le dialogue.
• La formation des chrétiens.
Voici donc un texte important, à travailler seul ou en groupe. Il prolonge explicitement la Charte Œcuménique signée en 2001 à Strasbourg, dans laquelle il est
écrit :
Nous voulons intensifier, à tous les niveaux, la rencontre entre
chrétiens et musulmans ainsi que le dialogue islamo-chrétien. Nous recommandons en particulier de parler ensemble de la foi au Dieu unique et de
clarifier la compréhension des droits de l’homme (Art. 11).
C’était déjà l’intention de la déclaration Nostra ætate du concile Vatican II
(1965), du discours de Jean-Paul II à Casablanca (1985) et du dossier publié par les
évêques de France, Catholiques et musulmans : un chemin de rencontre et de dialogue
(Lourdes 1998).
Une belle continuité dans l’approfondissement de la démarche chrétienne de
rencontre et de dialogue avec les musulmans.
Roger Michel
ISTR de Marseille
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TABLE DES MATIÈRES
Sommaire
3
Liminaire
[Jean-Marc Aveline]
5
Recherches islamo-chrétiennes
11
Lecture de la deuxième Sourate du Coran
[Jean-Louis Déclais]
Sourate al-Baqara
Introduction : le Livre et son public
La destinée des fils d’Adam
Réquisitoire contre les Israélites
Leur endurcissement
Trafic d’Écritures et confiance indue
Manquements à la solidarité
Prophètes mis à mort
L’alliance trahie
La pratique de la magie
Querelles de mots et discussions sur l’Écriture
Querelles entre juifs et chrétiens
La véritable communauté d’Abraham
La rupture inéluctable
L’enseignement du prophète
Le sort des martyrs
À propos du pèlerinage
Se soumettre aux décisions écrites
La confession monothéiste
Les interdits alimentaires et la vraie piété
« Il vous a été prescrit… »
Le bien d’autrui
Des questions
Questions de mois
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Règles du combat
Le pèlerinage
L’Écriture et ses explications
Reprise des questions
Au sujet du mariage
Sur la prière
Exhortation : le combat pour la cause de Dieu
Ouverture
Saül et Goliath, ou le combat nécessaire
Des combats injustifiés
Pour un engagement coûteux
Le verset du Trône
« Pas de contrainte en religion »
Trois figures de la résurrection
Le prêt fait à Dieu
À propos de l’aumône et des transactions financières
Conclusion
Un texte dans l’histoire
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85
La voie des soufis
[Roger Michel]
1. Approches et définitions du soufisme
2. Quelques voies mystiques en islam
Râbi’a al-Adawiyya (713-801) ou la voie de l’amour
Bistâmî (m. 875) ou la voie de l’unicité divine
Hallâj (858-922) ou la voie du martyre
Ibn Arabî (1165-1240) ou la voie de « l’unité d’existence »
Amadou Hampâté Bâ (m. 1990) ou la voie de la sagesse
3. Les confréries (turuq)
4. L’ouverture interreligieuse du soufisme
Orientation bibliographiques
93
93
99
99
100
101
104
106
107
109
113
Le GRIC : Groupe de Recherche Islamo Chrétien
[Mohamed Benjelloun-Touimi]
1. Sa genèse
1.1. Fidélité à notre foi et ouverture à l’autre
1.2. Notre « représentativité »
1.3. Accepter le regard critique des autres
115
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117
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1.4. Nous ne sommes pas les propriétaires
des bases de notre foi
1.5. Notre fraternité dans la foi
1.6. L’absence de la voix du judaïsme
et des autres religions et idéologies
2. Ses recherches, ses publications
2.1. Le sujet au départ était : la sécularisation,
problèmes et enjeux
2.2. Nos propositions
Conclusion
118
118
119
119
120
121
123
Priants parmi d’autres priants
Relecture de l’expérience de Tibhirine
125
Le thème de l’échelle sainte en islam et en christianisme
La posture de Christian de Chergé
[Roger Michel]
129
La croix de Tibhirine
[Anne-Noëlle Clément]
Introduction
La croix des musulmans
Les deux croix
La croix de devant
La croix de chair élevée
La croix du disciple
Conclusion
133
133
134
136
138
140
142
144
Notes de lecture
[Françoise Durand]
1. L’expérience spirituelle, défi posé à une histoire violente
2. Le thème de la communion des saints
2.1. La communion comme projet de vie
2.2. Le dialogue avec l’islam, chemin de communion
Conclusion
147
147
150
151
152
154
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Processus de conversion
Sur l’œuvre et la pensée de Christian de Chergé
[Christophe Purgu]
Présentation
Qu’entendons-nous par le mot de « conversion » ?
1. La conversion
2. Conditions opérationnelles
La conversion c’est l’affaire de tous et de chacun
3. Trois conversions convergentes
3.1. En contemplant le Christ des Évangiles :
la conversion personnelle
3.2. En contemplant le Christ des Évangiles :
la conversion de Jésus
3.3. En écoutant la Parole Biblique : la conversion de Dieu
4. Situer en Dieu le dynamisme de conversion
Conclusion
Eucharistie et islam
[Christian Salenson]
L’expérience fondatrice de Christian de Chergé est eucharistique
L’eucharistie est pour la multitude
La table servie
La table des pécheurs
Souvenir de Dieu et mémorial eucharistique
Conclusion
Études et expériences
Qu’est-ce que le dialogue interreligieux a changé
dans ma vie d’exégète ?
[Paul Bony]
Préalables
1. Le déplacement de l’exégèse vers l’herméneutique
1.1. L’exigence herméneutique
1.2. Or, le dialogue interreligieux redouble cette exigence
2. Le rapport avec le judaïsme
2.1. Une connaissance exigeante ; éviter l’amateurisme
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155
155
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161
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2.2. Connaissance de l’Ancien Testament
et connaissance du judaïsme
2.3. En ce qui concerne certains secteurs particuliers
de l’enseignement…
3. Le rapport des Écritures juives et chrétiennes aux autres
Écritures, aux textes sacrés et fondateurs des autres religions
194
195
195
Cris des pauvres et humanité de l’homme
Des enjeux insoupçonnés
[Claude Royon]
Pauvres et pauvretés : tous concernés
Des réponses sociales
Les incertitudes de la fraternité
Impossibles dénominations
Un mystère d’humanité
Drames de la pauvreté, richesses des pauvres :
se laisser guider par la Bible
Un patrimoine à se réapproprier
L’omniprésence des pauvres dans la Bible
Des exigences éthiques surdéterminées par les Écritures
Des enjeux de fraternité aux dimensions insoupçonnées
Les pauvres prennent la parole
Premiers destinataires de la promesse de bonheur
déposée au cœur de l’humanité
Le mystère caché de l’histoire humaine
Un redoublement de fraternités
Une participation (ou non) à la générosité créatrice
L’irréductible identification entre le Fils et les pauvres
Souffrances des hommes, passion du Fils
Entre abaissement et élévation, une histoire humano-divine
Une parole vouée à l’oubli ?
Une parole trop fondamentale ?
Pour ne pas oublier…
Réconciliation, paix et responsabilité
[Cardinal Joseph Ratzinger]
Pouvoir, aujourd'hui, être des amis
Ce qu'il nous est permis d'espérer
201
202
203
204
204
205
206
206
207
208
209
211
212
214
215
216
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Repères bibliographiques
Jean Dujardin,
L’Église catholique et le peuple juif
[Paul Bony]
1. Antijudaïsme chrétien et antisémitisme païen
2. Silence et parole
3. La permanence d’Israël dans le dessein de salut de Dieu
4. Le retour du peuple juif sur la terre d’Israël
Recensions
Jean Dumas
L’arc-en-ciel des religions. Conflits et défis
231
233
235
239
242
244
249
249
Christian de Chergé
Dieu pour tout jour. Chapitres de Père Christian de Chergé
à la communauté de Tibhirine (1986-1996)
250
Alfred-Louis de Prémare
Aux Origines du Coran. Questions d’hier,
approches d’aujourd’hui
251
Jean Jolivet
La théologie et les Arabes
254
Vladimir Soloviev
Mahomet
258
Louis Massignon
Autour d’une conversion. Lettres de Louis Massignon
et de ses parents au père Anastase de Bagdad
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Conseil des Conférences Épiscopales Européennes (CCEE)
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© 2004, Chemins de Dialogue 24
Revue semestrielle
XII 2004 - 18 €
I.S.S.N. 1244-8869
Directeur de l’édition :
Jean-Marc Aveline
Responsables de la rédaction :
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Roger Michel
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11, impasse Flammarion – 13001 Marseille
✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 55
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Bureau du Conseil d’Administration de l’Association :
Christian Salenson (Président)
Jean-Marc Aveline
Gérard Tellenne
Christiane Passelac
Achevé d’imprimer en décembre 2004
sur les presses de l’imprimerie Robert
Groupe Horizon
Parc d’activités de la plaine de Jouques
200, avenue de Coulins – 13420 Gémenos
Dépôt légal décembre 2004
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Chemins de Dialogue
Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,
fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille
(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),
éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,
publiée avec le concours du Centre National du Livre.
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