Premières controverses théologiques

Transcription

Premières controverses théologiques
Par dominique urvoy Professeur de pensée et civilisation
arabe à l’université Toulouse-II.
chrétiens, musulmans
Le triomphe de saint Thomas d’Aquin,
fresque (vers 1366-1368) du peintre
Andrea di Bonaiuto dans l’église
Sainte-Marie-Nouvelle de Florence.
Saint Jean Damascène (ici représenté
en robe bleue) est le premier à avoir
envisagé dans ses écrits le phénomène
islamique comme une religion. D. R.
Premières
controverses
théologiques
L
Aux VIIe et VIIIe siècles, rien n’est encore figé : ni le canon
musulman, ni l’appréciation chrétienne sur l’islam. Le Coran
cite souvent la Bible, mais l’islam prétend rectifier les erreurs
du judaïsme et du christianisme et s’imposer comme la seule
« vraie » religion. Comment le christianisme a-t-il perçu cette
croyance pas tout à fait inconnue ? Et quelles répercussions
l’islam a-t-il eues sur le dogme chrétien lui-même ?
Les sources qui nous
rens eignent sur la
première perception
réciproque des musulmans et des chrétiens, à l’époque de la
conquête arabe, sont
desdechroniques
– fragmentaires dans le cas
l’islam – ou
des
documents historiques. Du côté musulman,
elles décrivent seulement les « conduites »
(siyar) qui ont été tenues lors de la conquête
et qui ont valeur exemplaire pour l’avenir.
Les chrétiens, quant à eux, parlent surtout
en termes moraux : curiosité ou horreur,
espoir ou méfiance ; tout au plus est-il écrit
de Muhammad qu’il avait une bonne
connaissance des Écritures juives. Pour
être en mesure de se situer vraiment dans
une perspective religieuse, il conviendra
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d’attendre quelques décennies, que l’empire
nouveau soit établi et que le problème soit posé
en terme de confrontation de communautés.
Une perception ambiguë
du christianisme
La première vision du christianisme par l’islam
est, bien sûr, commandée par le Livre sacré de ce
dernier, c’est-à-dire les textes que les scribes
rassemblent et coordonnent sous le nom de
Coran, au long d’une période qui s’étend au
moins jusqu’au milieu de l’époque omeyyade, à
la charnière des VIIe et VIIIe siècles. Le christianisme s’y trou­ve associé au judaïsme dans la
condamnation des « détenteurs de l’Écriture »
qui ont été infidèles à celle-ci, et dans l’accusation d’hypocrisie. Les malheurs qui les
accablent tous deux sont le signe qu’ils n’ont
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Premières controverses théologiques
à l’aube de l’islam
46
Les cahiers du Monde de la Bible
L’accusation
d’ « altération » des Écritures
pas comme une législation, et même contestent
la valeur religieuse de celle-ci (cf. Mc 8,1-23).
D’où l’idée que cet aspect a été occulté par eux:
selon le Coran, Jésus aurait reçu à la naissance
« l’Écriture, la Sagesse, la Torah et l’Évangile »
(III, 48) ; il aurait confirmé une partie de la
Torah et en aurait abrogé une autre, déclarant
licites certains comportements reçus auparavant comme illici­tes (III, 50 ; V, 46). Les chrétiens devraient donc réhabiliter cet aspect afin
de pouvoir « arbitrer » les litiges survenant à
l’intérieur de leur propre communauté (V, 47).
L’accusation d’altération (tahrîf) des Écritures
est d’autant plus importante, à l’égard du
christianis­m e, que le Coran reprend à son
compte plusieurs traits figurant dans des évangiles apocryphes mais rejetés par les évangiles
canoniques (Jésus parlant dès le berceau, animant des oiseaux d’argile, faisant descendre
une table servie…). Or, le texte joue sur cette
divergence. Moins souvent visé que le judaïsme
– car sans doute moins présent dans le contexte
social de Muhammad –, le christianisme fait
l’objet d’un jugement très contrasté de la part
du Coran. Valorisé jusqu’à un certain point en
tant que « religion du Livre », que peuvent envier
ceux qui n’ont pas reçu d’Écri­ture, il est aussi
considéré comme apportant un « plus » par rapport au judaïsme: Dieu a soutenu ceux des Fils
d’Israël qui l’ont suivi et ils l’ont emporté (LXI,
14) ; Dieu a non seulement rappelé à lui Jésus,
mais il a mis ceux qui l’ont suivi au-dessus des
incrédules (III, 55). Le célèbre verset dit « de
l’amitié » (V, 82-83), semblerait aller dans ce
sens, bien qu’il ne parle, manifestement, que de
chrétiens sur le point de se convertir à l’islam.
Sur le plan doctrinal, en revanche, c’est l’incompréhension totale.
F. déroche
Feuillet d’un Coran manuscrit,
datant probablement du VIIIe siècle.
Grande mosquée de Sanaa (Yémen).
La question est d’autant plus importante que le
Coran s’oppose avant tout au christianisme sur
la Trinité et l’Incarnation. En ce qui concerne
l’Incarnation, le Livre se contente de répéter que
le « Messie, fils de Marie » n’est pas Dieu. Il est
« seulement l’Apôtre de Dieu, Son Verbe jeté par
Lui à Marie et un Esprit [émanant] de Lui » (IV,
171; III, 45). L’argumentation coranique contre
l’Incarnation est plutôt simpliste: le Messie (ce
mot n’est plus ici qu’un nom, sans aucune relation au salut) ne peut être Dieu puisque Dieu
peut le faire mourir comme il fait mourir sa
mère et tous les humains, et puisqu’il prend de
la nourriture. S’agissant de la Trinité,
la formu­lation même témoigne de l’incompréhension fondamentale : « Impies ont été ceux
qui ont dit: ‘Dieu est le troisième de trois ’ » (V,
73); cette formule est précisée plus loin dans la
même sourate: « Quand Dieu demanda: Ô Jésus,
L’héritage judéo-chrétien
se lit dans l’affirmation
coranique selon laquelle
Muhammad était
annoncé dans la Torah
et dans l’Évangile.
Une autre cause d’opposition entre islam et
christianisme est l’accusation de « falsification » des Écritures. Le christianisme est le
plus souvent associé sur ce point au
judaïsme. Avec, cependant, une caractéristique : le Coran n’envisage une révélation
que sous la forme d’une « loi » (sharî‘a). La
Torah se manifeste comme telle, aussi la
contestation à son égard ne portet-elle que sur des points de détail: par exemple,
il est reproché aux juifs de ne pas la respecter
sur la question du talion. En revanche, les évangiles admis par les chrétiens ne se présentent
J.-L. Nou / AKG Paris
pas la faveur de Dieu, en dépit de leur prétention en ce sens. Le Coran peut en­suite être
amené à souligner les divergences entre juifs et
chrétiens à propos de cette même Écriture, les
renvoyant souvent dos à dos. Parfois, la version
chrétienne est privilégiée, comme dans le cas
de la virginité de Marie, que les juifs contestent
mais que le Coran maintient. En revanche, un
trait propre aux chrétiens est leur division en
sectes rivales, diversité qui invalide chacune
d’elles. Il existe aussi une ambiguïté dans la
perception du christianisme. Certains jugements sur la morale des chrétiens sont très
favorables: Dieu a mis en leur cœur « mansuétude et pitié » (LVII, 27); d’autres sont des formules d’anti­cléricalisme classique (le clergé
exploite les fidèles, lesquels auraient pris
« leurs docteurs et leurs moines, ainsi que le
Messie, fils de Marie, comme Seigneurs en
dehors de Dieu », IX, 31.34). Il se produit une
confusion du domaine moral et du do­maine
théologique et, surtout, une grave méprise doctrinale, puisque jamais les chrétiens n’ont mis
sur le même plan leur clergé et Jésus !
fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux hommes:
‘prenez-nous, moi et ma mère, comme divinités,
en dessous de Dieu’ »(V, 116). Il est clair qu’aucune des deux expressions ne peut convenir: la
première repose sur une perception sensualiste
du réel pour laquelle à cha­que mot correspond
une « chose », ce qui lui fait confondre « trinité »
et « triade »; et la se­con­de ne correspond à rien,
jamais aucune secte chrétienne n’ayant intégré
Marie dans la Trinité.
Fragment palimpseste datant probablement de la
seconde moitié du VIIe s.: une première copie du Coran
a été grattée et une autre a été écrite par dessus.
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Premières controverses théologiques
Parallélismes
et emprunts forcés
Après le Coran, le plus ancien texte connu de
nous, qui ait régi l’attitude de l’islam envers le
christianisme, est la Vie du Prophète (Sîra
nabawiyya), dans la version d’Ibn Ishâq (mort
en 767). Cette Vie du Prophète est en grande partie commandée par la volonté de présenter la
nouvelle religion comme parachevant les révélations antérieures. Cela est perceptible en particulier pour la période précédant la vocation de
Muhammad. La mémoire collective ayant sans
doute conservé peu d’informations à ce sujet,
l’auteur a comblé ce vide par des parallélismes
frappants avec la jeunesse du Christ : à la
généalogie de Jésus offrant une filiation avec
Moïse, la Sîra oppose une généalogie de
Muhammad lui conférant une filiation abrahamique; à Marie qui est de « la race de David » est
confrontée la mère de Mu­hammad qui est « le
meilleur parti de Quraysh »; dans les deux cas,
la mère enceinte reçoit la visite d’un messager
divin; à l’étoile des mages correspond l’étoile
d’Ahmad ; si Jésus est présenté au Temple,
Muhammad l’est à Hubal dans la Kaaba ; au
« Cantique de Zacharie » répond le poème de
le Paraclet
Mot de la littérature
johannique, issu d’un
verbe grec qui signifie
« consoler », le paraclet
désigne non pas la
nature de quelqu’un
mais sa fonction: ainsi,
celui qui est « appelé
à côté de » joue le rôle
actif d’assistant,
de soutien, d’avocat.
Cette fonction est tenue
par Jésus Christ dans
sa vie publique auprès
de ses disciples puis,
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au ciel, pour la
rémission
des péchés, car il est
le « défenseur devant
le Père » (1 Jn 2,1).
Il a aussi confié ce rôle
à l’Esprit saint qui est,
pour les croyants, le
révélateur et le
défenseur de Jésus (Jn
14,16 et s.,
et 16,7-11.13 et s.,
comme cités dans le
texte).
Les cahiers du Monde de la Bible
louange de ‘Abd al-Muttalib, le grand-père du
prophète; et les miracles de Jésus tels que guérison ou multiplication de nourriture, ont leur
équivalent chez Muhammad.
Ces matériaux ont vraisemblablement été
transmis par Wahb b. Munabbih (654/5728/732) qui a joué un rôle déterminant dans la
prise de position de l’islam vis-à-vis des autres
religions mono­théistes. Le matériel judéo-chrétien reçu de lui a été souvent critiqué par les
auteurs anciens, mais il a aussi été exploité,
sous certains aspects, par ceux-là mêmes qui le
contestaient sous d’autres aspects, preuve que
la continuité historique qu’il soutenait était un
élément vital de la vision primitive de l’islam,
vision dont Ibn Ishâq n’est que le successeur.
L’argument majeur en faveur de cette continuité a été l’affirmation coranique selon
laquelle Muhammad était annoncé dans la
Torah et dans l’Évangile (VII, 157; LXI, 6). Certains ont cherché l’emplacement, non précisé,
de ces annonces. Un converti du christianisme
– qui ne connaissait sans doute que le syriaque
et mal l’arabe – a pensé le trouver dans Jn 14,1617 et 16,7-8, qui évoque la venue du Paraclet. Ibn
Ishâq reprend cette suggestion en identifiant la
traduction syriaque de ce dernier mot, mnahmânâ, et Muhammad. Il s’agit en fait d’un véritable détournement linguis­tique puisque le premier est de la racine n-h-m et le second de la
racine h-m-d., lesquelles n’ont qu’une très lointaine ressemblance. Aussi, l’argument a-t-il eu
peu de succès au Moyen Orient, où un assez
grand nombre de chrétiens, dont le syriaque
était la langue liturgique, étaient en mesure de
dénoncer la confusion. Il a connu, en revanche,
un grand succès au Maghreb, où le syriaque
était ignoré. En Orient même, le grec a été sollicité pour contourner cet écueil: Muhammad ou
Ahmad (le « loué ») a été mis en relation avec
périklutos, qui a la même signification. Cela
voudrait dire qu’il est possible de lire le grec
com­me une langue sémitique, en se permettant
de sous-entendre les voyelles; or, le grec est une
lan­g ue indo-européenne dans laquelle les
voyelles ont toute leur signification, d’où l’impossibilité de confondre paraklètos et périklutos. Dans les deux cas l’emprunt est extrêmement forcé.
R. michaud / rapho
à l’aube de l’islam
Muhammad (au centre), avec sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, sur une miniature turque du
XVIIIe siècle illustrant la biographie du prophète de l’islam.
Quant au thème de la falsification des Écritures, qui sera plus tard le point d’appui essentiel dans l’opposition des deux religions, il n’a
guère eu, dans les premiers temps de l’islam,
que la signification modeste d’une mauvaise
interprétation. La plus ancienne apologétique
musulmane connue à ce jour, la Lettre du calife
Hârûn al-Rashîd à l’empereur Constantin VI,
rédigée en 796, ne reproche encore aux chré-
tiens que « l’alté­ration de l’interprétation de la
parole et [le] changement dans le commentaire
des livres ». Ce n’est qu’à partir du IXe siècle que
sera mise sérieusement en question la matérialité même des textes.
Ainsi, dans les premiers temps, l’islam est
tiraillé entre deux tendances opposées. L’intégration en son sein, par conversion, de nombreux juifs et chrétiens, maintient des passe49
Premières controverses théologiques
à l’aube de l’islam
seul, de tout l’ouvrage, à mettre en jeu un
ma­tériel nouveau. Il est peu étendu, ce qui
laisse penser que Jean considérait finalement
l’islam comme un danger moindre, pour
l’orthodoxie chrétienne, que certaines hérésies internes, tel l’iconoclasme auquel il
consacre un dévelop­pement bien plus considérable. Pour autant, il ne confond pas l’islam
avec une de ces hérésies internes, comme certains l’ont cru sur la foi du titre. Le mot « hérésie » signifie seulement « secte », et l’ouvrage
traite d’autres mouvements religieux nonchrétiens.
S’il reprend l’idée reçue que Muhammad a
« pris connaissance, par hasard, de l’Ancien et
du Nouveau Testament et, de même, fréquenté
Soucieux de dénoncer ce qui met en péril
l’orthodoxie chrétienne, le Damascène relève dans
le Coran des « absurdités dignes de rire ».
Saint Jean Damascène
dénonce le « pseudo-prophète »
Bien qu’il ait existé, dès 639, des écrits apologétiques chrétiens adressés aux musulmans, les
deux textes de saint Jean Damascène consacrés
à l’islam (le chapitre 100 de son Livre des hérésies, et la Controverse entre un musulman et un
chrétien) sont les premiers écrits – avec deux
fragments de papyrus – qui envisagent le phénomène islamique comme une religion. Petitfils et fils de fonctionnaires du pouvoir musulman, devenu lui-même membre de son
administration, Jean la quitte sous le califat de
‘Umar II (717-720) pour se faire moine, le souverain ayant durci ses exigences envers les chrétiens. C’est dans cette retraite que, assez tardivement (après 743), il rédige le premier
document. Ses citations coraniques, bien que
justes dans leur fond, ne correspondent pas
exactement au texte que nous connaissons. Cela
peut être dû au fait qu’il a opéré de mémoire sur
des souvenirs de jeunesse. C’est peut-être aussi
que le texte coranique n’était pas encore définitivement fixé, car Jean cite quatre passages
comme des « écrits » (graphè) séparés.
Ce chapitre 100 est remarquable car il est le
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Les cahiers du Monde de la Bible
vraisemblablement un moine arien », il n’en
considère pas moins que le « pseudo-prophète
[…] fonda sa propre hérésie ». Soucieux de
dénoncer tout ce qui met en péril l’orthodoxie
chrétienne, le Damascène consacre à la christologie coranique un paragraphe bien informé,
mais il ne la discute même pas, se contentant
d’enchaîner sur « d’au­tres absurdités dignes
de rire ». La seule accusation coranique qu’il
réfute est celle d’associationnisme. Pour les
musulmans, l’associa­tionnisme, seul péché
qui ne sera pas pardonné par Dieu, est le fait
de ne pas reconnaître l’unicité absolue de
Dieu, mais de lui associer d’autres personnes;
la Trinité chrétienne est ainsi considérée par
eux comme une atteinte à l’unité de Dieu.
S’agissant du reproche d’altération des textes
sacrés, il présente les deux explications possi­
bles: pour les uns, il s’agit d’une mauvaise compréhension résultant d’une interprétation allégorique des prophètes par les chrétiens; pour
les autres, c’est une falsification volontaire de
la part des juifs. Notons que, dans ce dernier
cas, est intro­duite une idée nouvelle par rapport au Coran: cette falsification serait due au
désir de perdre les chrétiens en leur fournis-
sant une fausse information. En outre, sans
citer l’affirmation coranique selon laquelle
Muhammad était annoncé dans la Bible,
Jean n’en proclame pas moins qu’« on ne
connaît personne qui ait témoigné en sa
faveur par avance ».
Le thème le plus développé est celui de
l’idolâtrie. Le Coran n’en fait pas grief aux
chrétiens et, si les contemporains du
Damascène l’ont fait, ce ne peut être qu’à
cause de l’ambiguïté de la composition du
Livre qui juxtapose critique du paganisme et
critique du christianisme. Fort de sa lutte
contre l’iconoclasme, Jean peut lancer ses sarcasmes contre le culte de la pierre noire de la
Kaaba, ce qui lui permet de retourner contre les
musulmans l’accusation d’idolâtrie.
Pour le reste, le chapitre du Livre des hérésies
s’arrête surtout sur les aspects pratiques: polygamie et répudiation notamment. Il se clôt, de
façon significative, sur des indications qui sou­
lignent la différence d’avec le christianisme :
circon­cision, interdiction du vin, déplacement
des interdits alimentaires et du jour de repos.
Apparaît bien là l’homme qui a été blessé par la
montée de l’ostracisme envers ses coreligionnaires et qui a préféré se retirer au désert.
La Controverse est plus théologique. Elle
explique – fait remarquable – que la dogmatique
explicitement formulée dans le Coran (par
exemple dans le « Verset du Bien », II, 177), sans
bien sûr avoir été mise en doute, n’a pas été
pour autant objet d’intérêt de la part des musulmans; leur théologie, naissante à l’époque du
Damascène, s’est orientée d’emblée vers des
problèmes différents: le libre arbitre et la prédestination, les attributs divins, la justification
par la foi. Ce qui a fait écrire à l’éminent islamologue Josef van Ess, dans Premices de la théologie musulmane: « Au fond, l’islam n’a pas traité
de problèmes nouveaux par rapport au christianisme, il a traité les mêmes problèmes de
manière différente. » En effet, les thèmes de la
Controverse dépassent largement les formules
dogmatiques du Coran, puisqu’ils portent sur la
liberté de l’homme et la justice de Dieu, sur la
parole de Dieu et son rapport avec la christologie, et sur le personnage de Marie. Le troisième
la Pierre noire
de La Kaaba
Dieu aurait indiqué
à Abraham et à son fils Ismaël
où et comment ils devraient
construire un sanctuaire.
On l’appellerait Kaaba,
« cube ». Ses quatre angles
devraient être orientés aux
quatre points cardinaux.
L’objet le plus saint, une
pierre noire venue du ciel,
devrait être enchâssée vers
l’Orient. Il s’agit d’un
aérolithe, une « pierre
tombée du ciel » remontant
à l’Arabie préislamique, et
censée être chargée
d’influences spirituelles. Des
équivalents
se retrouvent chez d’autres
peuples anciens. Selon
la tradition musulmane,
la pierre sacrée aurait
été apportée par l’archange
Gabriel; initialement
immaculée, elle aurait été
noircie par le péché humain.
La Kaaba se trouve au centre
de la mosquée sacrée
de La Mecque, le lieu le plus
saint du monde musulman.
Manuscrit persan
du XVIe siècle, conservé à la
Bibliothèque universitaire
d’Istanbul.
R. michaud / rapho
relles avec les autres monothéismes, tout en
revendiquant pour lui seul la légitimité de la
révélation pleine et entière. Mais l’exigence politique, qui conduit à souligner la spécificité de la
religion du pouvoir, débouche sur tout un
ensemble de mesures de rupture prises sous le
calife ‘Abd al-Malik (685-705): mise en avant de
textes religieux spé­cifiques – avec les griefs
coraniques contre les « gens de l’Écriture » –,
arabisation totale de la langue de l’administration, création d’une monnaie propre marquée de
signes confessionnels sans ambiguïté, officialisation du statut de « tributaires » pour les sujets
non-musulmans ayant une religion constituée.
Par la suite, le politique débordera progressivement sur le théo­logique et finira par l’absorber.
51
Premières controverses théologiques
à l’aube de l’islam
des dialogues qui la constituent prend appui
sur les termes mêmes du Coran à propos de
Jésus, pour y voir une reconnaissance de fait de
la foi chrétienne. Là réside une différence
essentielle avec le texte précédent, qui rapportait ces mêmes paroles mais sans les déve­
lopper, et insistait plutôt sur la restriction qui
les accompagnait. Ici, les arguments empiriques contre la divinité de Jésus (le fait qu’il ait
mangé, bu, dormi) sont cités et réfutés, mais
sans préciser qu’ils viennent du Coran, et présentés seu­lement comme un argument possible
dans la bouche d’un musulman.
Au fil des ans, une critique
plus fine et nuancée
Intervenant environ un demi-siècle après
Je a n de Da ma s , Th é o do re Ab û Qu r ra
semble s’en vouloir l’exact prolongement –
la lutte contre l’iconoclas­m e, phénomène
commun au christianisme et à l’islam, tient
une grande place chez lui. Il n’écrit pas seulement en grec; ses ouvrages en arabe, tout en
étant beaucoup plus prudents que ceux rédigés
en grec, font de lui le prototype du dé­fenseur du
christianisme face à la religion des conqué­
rants. La continuité des thèmes avec le Damascène est frappante. La réfutation du caractère
prophétique de Muhammad s’appuie là aussi
sur la négation de son annonce par les Écritures antérieures au Coran. Toutefois, cet argument est désormais présenté par les musulmans en association avec l’accusation
d’altération des textes, ce que Théodore cite
mais ne prend pas la peine de réfuter. En
revanche, il peut disposer de la biographie du
prophète et il l’utilise pour démontrer – mais
seulement dans un écrit en grec ! – que
celui-ci était possédé du démon.
L’image du musulman s’est alors modifiée. Aux
sarcasmes du Damascène succède une attitude
plus nuancée. Certes, le musulman sera toujours le vaincu; c’est lui qui lance la discussion
et il mon­­tre souvent plus de précipitation que
52
Les cahiers du Monde de la Bible
de profondeur; mais il est plus éduqué et Abû
Qurra peut mettre dans sa bouche des raisonnements élaborés. Surtout, il utilise des arguments de raison et les citations des Écritures ne
viennent qu’en second. Ce qui débouche, dans
son remarquable texte arabe qu’est le Traité de
l’existence du Créateur et de la vraie religion,
sur une mise en présence de représentants de
multiples religions – sabéens, mazdéens, samaritains, juifs, chrétiens, manichéens, marcionites, bardesanites et musulmans, dont la
diversité peut apparaître comme une façon de
noyer les confrontations majeures dans une
sorte d’intemporalité –, parmi lesquelles il sera
tranché non seulement selon le critère de la raison, mais en soumettant cette raison à la discipline de cet examen.
C’est le début d’une nouvelle phase. Les réactions intéressées du début de la conquête
musulmane (de peur ou de compromission)
sont dépassées dans une conscience, sans
doute encore confuse, que tous sont engagés
dans la formation d’une civilisation commune.
Les musulmans revendiquent le signe d’élection qu’est leur suprématie matérielle mais ils
se font également fort de parler sur le même
niveau que les populations soumises. Les chrétiens sont à la fois imbus de leur héritage intellectuel et forcés de se pénétrer de l’idée paulinienne que leur foi est folie pour le monde: c’est
précisément la faiblesse humaine du christianisme, dit Abû Qurra, qui marque sa sublimité. Idée qui sera reprise, un demi-siècle plus
tard, par le plus grand intellectuel arabe chrétien, Hunayn Ibn Ishâq, celui-là même qui, dans
ses fonctions officielles de chef des médecins
de la cour califale et de responsable des traductions, fixera le vocabulaire technique, scientifique et philosophique arabe. Cet équilibre
cédera néanmoins progressivement face à la
montée du traditionalisme musulman.
BNF
Peu à peu émerge la conscience, sans doute
encore confuse, que tous sont engagés
dans la formation d’une civilisation commune.
Muhammad récite la parole divine,
qui lui est transmise par l’archange
Gabriel. La récitation (en arabe,
Co’rân) des premières révélations
porte à la fois sur le Dieu unique et
sur l’unicité de Dieu: il n’a pas
d’associé, il n’a pas engendré
ni été engendré. Manuscrit turc
du XVIe siècle, conservé à la
Bibliothèque nationale de France.
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