Le slow tourisme

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Le slow tourisme
INsIDE‑ouT
le Slow Tourism,
un apprentissage
du Kairos
la société et le culte de l’urgence
Dans un contexte de globalisation des échanges, de
concurrence et de pression informationnelle en
temps réel, les notions de flux tendus, réactivité,
simultanéité, délais et échéances, ont envahi notre
existence, défiant toute forme de lenteur ou de pro‑
jection à long‑terme. En l’espace de quelques décen‑
nies, le temps semble s’être densifié, sous l’influence
des nouvelles technologies de l’information et de la
communication. Celles‑ci ont engendré un climat
d’accélération et d’immédiateté, valorisant la quan‑
tité et la productivité au détriment de la qualité et
du progrès individuel. Imposant la connectivité, la
rapidité d’intervention, l’adaptabilité, elles ont inhibé
la prise de recul, le différé, le silence et la réflexion.
Le temps est devenu une ressource à part entière,
rare et précieuse.
les vacances, sas de décompression ?
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Dans cette société sous pression temporelle, on
pourrait imaginer le tourisme comme une échappa‑
toire permettant d’oublier, l’espace des vacances, le
stress de la vie quotidienne. Nicolas Bouvier disait :
« En route le mieux c’est de se perdre. Lorsqu’on s’égare
les projets font place aux surprises et c’est alors, mais
seulement alors que le voyage commence»2. Peu de
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Nicolas Bouvier L’usage du monde, publié chez Droz
en 1963, rééd. Payot (Petite Bibliothèque Payot), 2001.
voyageurs se reconnaitront dans ce portrait. Le tou‑
risme est devenu un bien de consommation comme
un autre. Il faut partir toujours plus loin, toujours
plus vite… Un voyage est une course à la montre, un
trophée que l’on ramène et que l’on se presse de
raconter à son entourage, avec le risque de passer
à côté de l’essentiel pour ramener un souvenir, des
photos, pour prouver : « j’y étais ! ».
Le touriste est pressé, anxieux. S’il souhaite dé‑
couvrir un pays, c’est itinéraire et guides en poche.
Il n’improvise pas et va de site en site, sans sortir
des sentiers battus, pour optimiser ses déplace‑
ments. Pour en voir toujours plus et rentabiliser son
séjour, il s’en remet à un programme bien ficelé,
sans surprise. De la planification en amont au dérou‑
lement sur place, rien n’est laissé au hasard !
Par ailleurs, le touriste d’aujourd’hui a apporté avec
lui ordinateur portable et BlackBerry, et vérifie quoti‑
diennement, si ce n’est plusieurs fois par jour, ses
emails, pour se rassurer bien sûr, mais aussi peut‑être
pour se prouver qu’il est indispensable au bon fonc‑
tionnement de l’entreprise ! Les résultats d’une étude
menée en janvier 20103 auprès de cadres français sont
révélateurs d’une société dépendante des nouvelles
technologies, en particulier d’Internet. Grâce à elles,
50% des cadres travaillent le weekend, et 38 % en
vacances ou en RTT. Et si 72 % des cadres se sentent
«libérés» par Internet, 26 % se sentent « aliénés », car
3
Enquête Opinion Way pour les Editions Tissot, Janvier 2010,
sur la frontière entre vie professionnelle et vie privée.
le réseau a fait pénétrer insidieusement le travail dans
l’espace de vie personnelle : vacances ne rime plus
avec délivrance, car le temps « libre » est devenu un
luxe que beaucoup ne savent plus s’accorder.
Subir Chronos, Saisir Kairos
Dans la Grèce Antique, les Anciens se référaient à
deux notions à propos du temps: Chronos et Kairos 4.
Le premier terme désigne le temps tel qu’on le
connaît aujourd’hui, c’est le temps qui passe de
manière linéaire, celui qui coule le long des jours,
qui forme notre quotidien. Cet aspect est relative‑
ment peu souligné par les Grecs, parce qu’à l’instar
d’un discours stoïcien, il ne dépend pas de nous. Le
Kairos est bien plus noble, c’est lui qui focalise l’atten‑
tion dans l’antiquité. Pour Aristote, l’Homme de la
circonstance, c’est l’Homme qui est Kairos 5. En effet,
la circonstance, c’est le moment opportun, la
conjoncture favorable que l’on saisit Ainsi, quand
Platon renonce à toutes les activités politiques à
Athènes et se retrouve en Sicile face à Dion qui veut
s’adonner à la philosophie, il saisit le moment. C’est
alors l’occasion de faire.6 Autrement dit ce n’est pas
la préparation ou l’attention du moment opportun
du Kairos, mais son saisissement quand il se pré‑
sente. En conséquence de quoi il s’agit de vivre plei‑
nement ce moment. Comme le précise Horace dans
ses Odes inspirées des épicuriens et des stoïciens,
il s’agit d’être carpe diem, c’est-à-dire de « cueillir le
jour présent »7. Et que l’on ne se méprenne pas, il
est bien question de « cueillir » et non « profiter »,
comme carpe diem est parfois interprété. Cueillir le
jour, le temps, ce n’est donc pas l’exploiter, c’est au
contraire vivre avec lui, le savourer. C’est un hédo‑
nisme au sens antique, c’est-à-dire une ascèse, un
hédonisme qui confine avec l’épicurisme.
Dès lors être en vacances et sauter sur son smartphone à chaque remontée mécanique ou entre deux
baignades est à l’opposé du Kairos. C’est une lutte
qui s’opère contre Chronos, qui d’ailleurs dans la
mythologie grecque est autant le dieu du temps que
celui de la destinée : autrement dit, quelle vaine entre‑
prise que de se battre contre le destin du temps qui
s’écoule ! C’est une attitude qui va à l’encontre du
carpe diem, c’est un comportement où l’on cherche
à profiter de tout au maximum : aller plus vite sur
place, participer à un maximum d’activités, visiter les
Aristote, Physique, Livre IV, trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, 2000 , pp.201‑273.
5
Aristote, L’Homme de génie et la mélancolie, trad.
J. Pigeaud, Payot, Rivages, 1988, p. 88.
6
Cf. Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres,
Cours au Collège de France. 1982-1983, Hautes Etudes,
Gallimard Seuil, 2008, p. 206.
7
Horace, Odes, I, 11, Coll. Classique, ed bilingue, Belles
Lettres, 2002, pp. 30‑31.
4
yeux fixés sur la montre. Le tout rythmé par sa mes‑
sagerie mobile qui à l’évaluation de son remplissage
montre que l’on existe encore, aussi, ailleurs. Alors
qu’on est en vacances, on veut aussi être au bureau,
en réunion, connecté à la vie ordinaire. On vise non
seulement à se battre contre Chronos, mais à le dé‑
doubler : on est ici, et ailleurs à la fois.
Le Kairos ne naît pas du hasard, charge à soi de
s’en saisir. D’ailleurs une multitude de situations y
est favorable, fréquemment, et non seulement en
vacances d’ailleurs : en week-end, le soir... Etre en
vacances n’est pas le fruit du hasard : c’est un temps
que l’on a décidé pour soi, pour d’autres, pour cueillir
des jours qui apparaissent comme différents. La
conjoncture est alors favorable à être là pour cueillir
le temps, non à le subir. Nous subissons Chronos,
cela ne dépend pas de nous ; mais au lieu de courir
après lui, de « courir après le temps », attardonsnous sur le Kairos et apprenons à s’en saisir. Si la
philosophie est la voie vers la sagesse, la « philoslowsophie »8 semble être cette voie qui se dessine
vers une sagesse qui prend en compte l’importante
du temps que l’on ne subit plus, et que l’on vit en le
cueillant. Car ce qui semble aujourd’hui faire défaut
à notre société, c’est bien le Kairos, ce moment su‑
prême que les défendeurs du mouvement Slow ont
choisi pour emblème de leur engagement.
Le mouvement slow
Le mouvement slow est né à Rome en 1989 :
McDonald’s s’apprête alors à ouvrir un nouveau fastfood sur la Piazza di Spagna, et Carlo Petrini, socio‑
logue Italien, proteste en publiant le Manifeste du
Slow Food. Aujourd’hui le réseau Slow Food compte
150 000 adhérents, dans plus de 1000 conviviums,
venant de 153 pays à travers le monde9. Ensemble,
ils prônent le plaisir de se nourrir, en tant que res‑
ponsabilité vis-à-vis de soi-même, mais aussi des
producteurs et de l’environnement.
Directement inspiré du mouvement Slow Food,
Città Slow, ou Slow Cities, est un réseau de villes
rassemblées au nom de la qualité de vie : créé par le
maire de la petite ville de Greve in Chianti (Italie) en
1999, c’est aujourd’hui le réseau international des
communes au « bon vivre à partager »10. L’association
se construit autour de principes d’actions tels que
la promotion de l’utilisation d’énergies renouve‑
lables, le développement de l’agriculture locale, la
création de places publiques, le développement du
sens de l’accueil chez les commerçants, de la soli‑
darité intergénérationnelle … Segonzac, commune
Xavier Pavie
Docteur de l'Université Paris
Ouest, il est chargé d’enseignements et Chercheur en management de l’innovation et stratégie
marketing à l’ESSEC, Directeur
exécutif d’ISIS (Institut Stratégie Innovation et Service de
l’ESSEC). Titulaire de quinze ans
d’expériences de direction et fonctions marketing exercée dans les
groupes Unilever, Nestlé et Club
Med, ainsi que d’une double
formation en science de gestion
et en philosophie. Il est l’auteur
d’articles sur le marketing, l’innovation-responsable ainsi que
d’ouvrages : Apprentissage de soi (Eyrolles 2009), Médi­tations
philosophiques (Eyrolles 2010)
ainsi que Management straté‑
gique des services et inno­
vation: nécessité et complexité
(sous sa direction, l’Harmattan
2010).
Philoslowsophy : “the philosophy of slow, difficult to say,
easier to understand” http://slowdownnow.org/
9
http://www.slowfood.com/
10
http://www.fondation-nature-homme.org/engagement/
les-eco-reportages/citta-slow
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inside-out
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de près de 2000 habitants située près de Cognac en
Charente, est la première ville en France à avoir
obtenu le label international Città Slow, le 8 mai 2010.
Aujourd’hui, le Slow constitue une réelle ten‑
dance, et se décline sous toutes ses formes : Slow
Art, Slow Money, Slow Management, Slow Media, Slow
Design, Slow Art, Slow Schools, Slow Knowledge, Slow
Rights, Slow Society, ou encore Slow Sex. Remise en
question du fonctionnement de la société contem‑
poraine, il ne cesse d’attirer de nouveaux disciples,
curieux de découvrir un nouveau mode de vie ou
une nouvelle voie d’épanouissement personnel. Si
le Slow Tourism, issu de cette mouvance, est né d’ini‑
tiatives individuelles, il reflète un état d’esprit qui se
propage, et une nouvelle façon de voyager.
JulIE Egal
Diplômée de l'ESSEC, Julie est
aujourd'hui chercheuse Associée
à l'Institut Stratégie Innovation
et Service de l'ESSEC.
Elle a travaillé comme consultante sur les questions d'innovation dans le tourisme et les transports au sein du cabinet de
conseil CSC.
le slow Tourism
Prendre le temps de s’imprégner de l’essence des
lieux, écouter, regarder, s’étonner, questionner…
Voyager Slow, c’est voyager autrement, en respectant
deux principes fondamentaux : prendre son temps et
s’immerger dans le lieu visité11. C’est préférer le train
à l’avion, le vélo à la voiture, la marche à la course,
quitte à partir moins loin, moins vite, plus longtemps.
C’est privilégier un gîte, une chambre d’hôte, tester
le couch surfing et en profiter pour nouer des liens avec
les habitants. C’est flâner, improviser et suivre son
instinct, se laisser porter sans objectif, horaires ou
itinéraire précis... Cette nouvelle attitude permet
d’aborder les destinations avec un œil curieux, de
stimuler ses sens, de faire des rencontres insolites,
et de découvrir des lieux inédits, loin des sentiers
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Rafael Matos-Wasem, chercheur à l’Institut Économie et
tourisme en Suisse, cité par Michèle Laliberté dans un article
« La tendance ‘Slow’ se propage ! », publié sur le site du
Réseau de veille en tourisme en 2005.
battus. En quelques mots, voyager Slow, c’est tenter
de ré‑apprivoiser le Kairos, réapprendre à prendre son
temps, et « voyager non plus pour se fuir, comme disait
Jean Grenier, mais pour se trouver »12…
Mais toutefois, le Slow tourism ne saurait se ré‑
duire à un nouveau mode d’épanouissement per‑
sonnel et introspectif, car voyager Slow implique une
forte dimension relationnelle, un apprentissage
ancré dans l’échange avec les populations locales,
le lien créé avec l’hôte. Par son essence profondé‑
ment altruiste, le Slow Tourism est respectueux des
écosystèmes dans lesquels il s’inscrit, et s’applique
à préserver un patrimoine à la fois environnement,
social et culturel, souvent menacé par l’exploitation
touristique de masse. Seuls une démarche volonta‑
riste et un engagement individuel peuvent être à l’ori‑
gine d’initiatives sincères, qui trouvent une réso‑
nance toute particulière dans un contexte global de
prise de conscience de l’impact de l’activité sur le
développement durable des destinations, qu’il soit
environnemental, sociétal ou économique.
quel avenir pour le slow ?
Le temps, même en vacances, est donc devenu rare
et précieux. La pression temporelle, aliénante, an‑
goissante, a dilué dans l’urgence du quotidien notre
contrôle des situations, engendrant des dysfonction‑
nements de plus en plus visibles, parmi lesquels
l’état de stress qui « survient lorsqu’il y a déséquilibre
entre la perception qu’une personne a des contraintes
que lui impose son environnement et la perception
qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face »13.
Mais au‑delà du stress, voire de la souffrance qu’il
provoque, ce culte de l’urgence engage les individus
dans une véritable course, dans laquelle seuls les
premiers tirent leur épingle du jeu et en même temps
perdant le contrôle de leur existence par des com‑
portements autant irrationnels qu’irresponsables,
valorisant la rentabilité court‑termiste de leurs ac‑
tions au détriment d’une réflexion sur les bénéfices
durables de celles‑ci.
Pour faire face à cette tension permanente et
insoutenable entre les ressources propres aux indi‑
vidus et les contraintes imposées par leur environ‑
nement, l’attention au Kairos est une voie. La vague
du slow en général, pour le tourisme en particulier,
sans le dire semble suivre celle‑ci. Reste à savoir si
les individus auront la volonté, la force et le courage
de savoir se réapproprier ce mode de vie Antique.
Xavier Pavie et Julie Egal
12
13
Jean Grenier, Les Iles, collection "L’Imaginaire", éditions
Gallimard, 1977.
Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au Travail –
OHSA, 2002.

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