Le slow tourisme
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Le slow tourisme
INsIDE‑ouT le Slow Tourism, un apprentissage du Kairos la société et le culte de l’urgence Dans un contexte de globalisation des échanges, de concurrence et de pression informationnelle en temps réel, les notions de flux tendus, réactivité, simultanéité, délais et échéances, ont envahi notre existence, défiant toute forme de lenteur ou de pro‑ jection à long‑terme. En l’espace de quelques décen‑ nies, le temps semble s’être densifié, sous l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Celles‑ci ont engendré un climat d’accélération et d’immédiateté, valorisant la quan‑ tité et la productivité au détriment de la qualité et du progrès individuel. Imposant la connectivité, la rapidité d’intervention, l’adaptabilité, elles ont inhibé la prise de recul, le différé, le silence et la réflexion. Le temps est devenu une ressource à part entière, rare et précieuse. les vacances, sas de décompression ? Crédit photo : © Vladimir Wrangel – Fotolia.com FR 26 Dans cette société sous pression temporelle, on pourrait imaginer le tourisme comme une échappa‑ toire permettant d’oublier, l’espace des vacances, le stress de la vie quotidienne. Nicolas Bouvier disait : « En route le mieux c’est de se perdre. Lorsqu’on s’égare les projets font place aux surprises et c’est alors, mais seulement alors que le voyage commence»2. Peu de 2 INsIDE‑ouT Nicolas Bouvier L’usage du monde, publié chez Droz en 1963, rééd. Payot (Petite Bibliothèque Payot), 2001. voyageurs se reconnaitront dans ce portrait. Le tou‑ risme est devenu un bien de consommation comme un autre. Il faut partir toujours plus loin, toujours plus vite… Un voyage est une course à la montre, un trophée que l’on ramène et que l’on se presse de raconter à son entourage, avec le risque de passer à côté de l’essentiel pour ramener un souvenir, des photos, pour prouver : « j’y étais ! ». Le touriste est pressé, anxieux. S’il souhaite dé‑ couvrir un pays, c’est itinéraire et guides en poche. Il n’improvise pas et va de site en site, sans sortir des sentiers battus, pour optimiser ses déplace‑ ments. Pour en voir toujours plus et rentabiliser son séjour, il s’en remet à un programme bien ficelé, sans surprise. De la planification en amont au dérou‑ lement sur place, rien n’est laissé au hasard ! Par ailleurs, le touriste d’aujourd’hui a apporté avec lui ordinateur portable et BlackBerry, et vérifie quoti‑ diennement, si ce n’est plusieurs fois par jour, ses emails, pour se rassurer bien sûr, mais aussi peut‑être pour se prouver qu’il est indispensable au bon fonc‑ tionnement de l’entreprise ! Les résultats d’une étude menée en janvier 20103 auprès de cadres français sont révélateurs d’une société dépendante des nouvelles technologies, en particulier d’Internet. Grâce à elles, 50% des cadres travaillent le weekend, et 38 % en vacances ou en RTT. Et si 72 % des cadres se sentent «libérés» par Internet, 26 % se sentent « aliénés », car 3 Enquête Opinion Way pour les Editions Tissot, Janvier 2010, sur la frontière entre vie professionnelle et vie privée. le réseau a fait pénétrer insidieusement le travail dans l’espace de vie personnelle : vacances ne rime plus avec délivrance, car le temps « libre » est devenu un luxe que beaucoup ne savent plus s’accorder. Subir Chronos, Saisir Kairos Dans la Grèce Antique, les Anciens se référaient à deux notions à propos du temps: Chronos et Kairos 4. Le premier terme désigne le temps tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est le temps qui passe de manière linéaire, celui qui coule le long des jours, qui forme notre quotidien. Cet aspect est relative‑ ment peu souligné par les Grecs, parce qu’à l’instar d’un discours stoïcien, il ne dépend pas de nous. Le Kairos est bien plus noble, c’est lui qui focalise l’atten‑ tion dans l’antiquité. Pour Aristote, l’Homme de la circonstance, c’est l’Homme qui est Kairos 5. En effet, la circonstance, c’est le moment opportun, la conjoncture favorable que l’on saisit Ainsi, quand Platon renonce à toutes les activités politiques à Athènes et se retrouve en Sicile face à Dion qui veut s’adonner à la philosophie, il saisit le moment. C’est alors l’occasion de faire.6 Autrement dit ce n’est pas la préparation ou l’attention du moment opportun du Kairos, mais son saisissement quand il se pré‑ sente. En conséquence de quoi il s’agit de vivre plei‑ nement ce moment. Comme le précise Horace dans ses Odes inspirées des épicuriens et des stoïciens, il s’agit d’être carpe diem, c’est-à-dire de « cueillir le jour présent »7. Et que l’on ne se méprenne pas, il est bien question de « cueillir » et non « profiter », comme carpe diem est parfois interprété. Cueillir le jour, le temps, ce n’est donc pas l’exploiter, c’est au contraire vivre avec lui, le savourer. C’est un hédo‑ nisme au sens antique, c’est-à-dire une ascèse, un hédonisme qui confine avec l’épicurisme. Dès lors être en vacances et sauter sur son smartphone à chaque remontée mécanique ou entre deux baignades est à l’opposé du Kairos. C’est une lutte qui s’opère contre Chronos, qui d’ailleurs dans la mythologie grecque est autant le dieu du temps que celui de la destinée : autrement dit, quelle vaine entre‑ prise que de se battre contre le destin du temps qui s’écoule ! C’est une attitude qui va à l’encontre du carpe diem, c’est un comportement où l’on cherche à profiter de tout au maximum : aller plus vite sur place, participer à un maximum d’activités, visiter les Aristote, Physique, Livre IV, trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, 2000 , pp.201‑273. 5 Aristote, L’Homme de génie et la mélancolie, trad. J. Pigeaud, Payot, Rivages, 1988, p. 88. 6 Cf. Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France. 1982-1983, Hautes Etudes, Gallimard Seuil, 2008, p. 206. 7 Horace, Odes, I, 11, Coll. Classique, ed bilingue, Belles Lettres, 2002, pp. 30‑31. 4 yeux fixés sur la montre. Le tout rythmé par sa mes‑ sagerie mobile qui à l’évaluation de son remplissage montre que l’on existe encore, aussi, ailleurs. Alors qu’on est en vacances, on veut aussi être au bureau, en réunion, connecté à la vie ordinaire. On vise non seulement à se battre contre Chronos, mais à le dé‑ doubler : on est ici, et ailleurs à la fois. Le Kairos ne naît pas du hasard, charge à soi de s’en saisir. D’ailleurs une multitude de situations y est favorable, fréquemment, et non seulement en vacances d’ailleurs : en week-end, le soir... Etre en vacances n’est pas le fruit du hasard : c’est un temps que l’on a décidé pour soi, pour d’autres, pour cueillir des jours qui apparaissent comme différents. La conjoncture est alors favorable à être là pour cueillir le temps, non à le subir. Nous subissons Chronos, cela ne dépend pas de nous ; mais au lieu de courir après lui, de « courir après le temps », attardonsnous sur le Kairos et apprenons à s’en saisir. Si la philosophie est la voie vers la sagesse, la « philoslowsophie »8 semble être cette voie qui se dessine vers une sagesse qui prend en compte l’importante du temps que l’on ne subit plus, et que l’on vit en le cueillant. Car ce qui semble aujourd’hui faire défaut à notre société, c’est bien le Kairos, ce moment su‑ prême que les défendeurs du mouvement Slow ont choisi pour emblème de leur engagement. Le mouvement slow Le mouvement slow est né à Rome en 1989 : McDonald’s s’apprête alors à ouvrir un nouveau fastfood sur la Piazza di Spagna, et Carlo Petrini, socio‑ logue Italien, proteste en publiant le Manifeste du Slow Food. Aujourd’hui le réseau Slow Food compte 150 000 adhérents, dans plus de 1000 conviviums, venant de 153 pays à travers le monde9. Ensemble, ils prônent le plaisir de se nourrir, en tant que res‑ ponsabilité vis-à-vis de soi-même, mais aussi des producteurs et de l’environnement. Directement inspiré du mouvement Slow Food, Città Slow, ou Slow Cities, est un réseau de villes rassemblées au nom de la qualité de vie : créé par le maire de la petite ville de Greve in Chianti (Italie) en 1999, c’est aujourd’hui le réseau international des communes au « bon vivre à partager »10. L’association se construit autour de principes d’actions tels que la promotion de l’utilisation d’énergies renouve‑ lables, le développement de l’agriculture locale, la création de places publiques, le développement du sens de l’accueil chez les commerçants, de la soli‑ darité intergénérationnelle … Segonzac, commune Xavier Pavie Docteur de l'Université Paris Ouest, il est chargé d’enseignements et Chercheur en management de l’innovation et stratégie marketing à l’ESSEC, Directeur exécutif d’ISIS (Institut Stratégie Innovation et Service de l’ESSEC). Titulaire de quinze ans d’expériences de direction et fonctions marketing exercée dans les groupes Unilever, Nestlé et Club Med, ainsi que d’une double formation en science de gestion et en philosophie. Il est l’auteur d’articles sur le marketing, l’innovation-responsable ainsi que d’ouvrages : Apprentissage de soi (Eyrolles 2009), Méditations philosophiques (Eyrolles 2010) ainsi que Management straté‑ gique des services et inno vation: nécessité et complexité (sous sa direction, l’Harmattan 2010). Philoslowsophy : “the philosophy of slow, difficult to say, easier to understand” http://slowdownnow.org/ 9 http://www.slowfood.com/ 10 http://www.fondation-nature-homme.org/engagement/ les-eco-reportages/citta-slow 8 inside-out FR 27 Crédit photo : © AZP Worldwide – Fotolia.com de près de 2000 habitants située près de Cognac en Charente, est la première ville en France à avoir obtenu le label international Città Slow, le 8 mai 2010. Aujourd’hui, le Slow constitue une réelle ten‑ dance, et se décline sous toutes ses formes : Slow Art, Slow Money, Slow Management, Slow Media, Slow Design, Slow Art, Slow Schools, Slow Knowledge, Slow Rights, Slow Society, ou encore Slow Sex. Remise en question du fonctionnement de la société contem‑ poraine, il ne cesse d’attirer de nouveaux disciples, curieux de découvrir un nouveau mode de vie ou une nouvelle voie d’épanouissement personnel. Si le Slow Tourism, issu de cette mouvance, est né d’ini‑ tiatives individuelles, il reflète un état d’esprit qui se propage, et une nouvelle façon de voyager. JulIE Egal Diplômée de l'ESSEC, Julie est aujourd'hui chercheuse Associée à l'Institut Stratégie Innovation et Service de l'ESSEC. Elle a travaillé comme consultante sur les questions d'innovation dans le tourisme et les transports au sein du cabinet de conseil CSC. le slow Tourism Prendre le temps de s’imprégner de l’essence des lieux, écouter, regarder, s’étonner, questionner… Voyager Slow, c’est voyager autrement, en respectant deux principes fondamentaux : prendre son temps et s’immerger dans le lieu visité11. C’est préférer le train à l’avion, le vélo à la voiture, la marche à la course, quitte à partir moins loin, moins vite, plus longtemps. C’est privilégier un gîte, une chambre d’hôte, tester le couch surfing et en profiter pour nouer des liens avec les habitants. C’est flâner, improviser et suivre son instinct, se laisser porter sans objectif, horaires ou itinéraire précis... Cette nouvelle attitude permet d’aborder les destinations avec un œil curieux, de stimuler ses sens, de faire des rencontres insolites, et de découvrir des lieux inédits, loin des sentiers 11 FR 28 INsIDE‑ouT Rafael Matos-Wasem, chercheur à l’Institut Économie et tourisme en Suisse, cité par Michèle Laliberté dans un article « La tendance ‘Slow’ se propage ! », publié sur le site du Réseau de veille en tourisme en 2005. battus. En quelques mots, voyager Slow, c’est tenter de ré‑apprivoiser le Kairos, réapprendre à prendre son temps, et « voyager non plus pour se fuir, comme disait Jean Grenier, mais pour se trouver »12… Mais toutefois, le Slow tourism ne saurait se ré‑ duire à un nouveau mode d’épanouissement per‑ sonnel et introspectif, car voyager Slow implique une forte dimension relationnelle, un apprentissage ancré dans l’échange avec les populations locales, le lien créé avec l’hôte. Par son essence profondé‑ ment altruiste, le Slow Tourism est respectueux des écosystèmes dans lesquels il s’inscrit, et s’applique à préserver un patrimoine à la fois environnement, social et culturel, souvent menacé par l’exploitation touristique de masse. Seuls une démarche volonta‑ riste et un engagement individuel peuvent être à l’ori‑ gine d’initiatives sincères, qui trouvent une réso‑ nance toute particulière dans un contexte global de prise de conscience de l’impact de l’activité sur le développement durable des destinations, qu’il soit environnemental, sociétal ou économique. quel avenir pour le slow ? Le temps, même en vacances, est donc devenu rare et précieux. La pression temporelle, aliénante, an‑ goissante, a dilué dans l’urgence du quotidien notre contrôle des situations, engendrant des dysfonction‑ nements de plus en plus visibles, parmi lesquels l’état de stress qui « survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face »13. Mais au‑delà du stress, voire de la souffrance qu’il provoque, ce culte de l’urgence engage les individus dans une véritable course, dans laquelle seuls les premiers tirent leur épingle du jeu et en même temps perdant le contrôle de leur existence par des com‑ portements autant irrationnels qu’irresponsables, valorisant la rentabilité court‑termiste de leurs ac‑ tions au détriment d’une réflexion sur les bénéfices durables de celles‑ci. Pour faire face à cette tension permanente et insoutenable entre les ressources propres aux indi‑ vidus et les contraintes imposées par leur environ‑ nement, l’attention au Kairos est une voie. La vague du slow en général, pour le tourisme en particulier, sans le dire semble suivre celle‑ci. Reste à savoir si les individus auront la volonté, la force et le courage de savoir se réapproprier ce mode de vie Antique. Xavier Pavie et Julie Egal 12 13 Jean Grenier, Les Iles, collection "L’Imaginaire", éditions Gallimard, 1977. Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au Travail – OHSA, 2002.