Le Cinéma et la Liberté du spectateur

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Le Cinéma et la Liberté du spectateur
Le Cinéma et la Liberté du spectateur
Par Gueye Jamir
M2 Littérature et art, spécialité Art et Sciences
Sommaire
Introduction
I-
Définitions
Qu’entendons-nous par liberté ?
Des correspondances possibles avec le cinéma
II-
Des codes narratifs, un spectateur asservi et inactif
Qu’est-ce qu’une image ? – Les rapports avec son référent réel
Les codes narratifs du cinéma classique
Une atteinte à la liberté du spectateur
III-
Approfondir pour mieux saisir : La liberté de l’imaginaire par l’absence, la figure
labyrinthique et la déconstruction temporelle
Absence de décor, Dogville (Lars Von Trier, 2002)
La forme labyrinthique et la déconstruction temporelle dans Mulholland Drive
(David Lynch, 2001)
Conclusion
Introduction
Etant donné la particularité du sujet, notamment à cause de l’ambiguïté qui peut exister
dans le terme liberté, nous avons décidé d’entamer notre discours en donnant directement une
définition de celle-ci et en expliquant, de la manière la plus approfondie possible, comment le
cinéma peut impliquer la liberté, à l’occurrence ici celle du spectateur.
I-
Définitions
Qu’entendons-nous par liberté ?
La définition la plus générale et la plus simple qu’on puisse donner de la liberté est
l’absence de contraintes. On peut par exemple parler de la chute « libre » d’un corps lorsqu’il
ne rencontre aucun obstacle et peut développer ses qualités intrinsèques. En d’autres termes,
est libre ce a qui aucun événement extérieur n’oppose une force contraire à la « nature » de
son action. On va dire d’un homme attaché qu’il n’est pas libre car il est contraint dans ses
mouvements, il ne peut ni marcher ni se nourrir, il ne peut désormais agir de manière à
s’accomplir comme être vivant. Mais parallèlement, il serait ridicule de dire que parce que
l’homme ne peut pas voler, il n’est pas libre de ses mouvements. L’homme est libre jusqu’aux
limites de sa propre nature, laquelle il accepte généralement et même s’il essaye toujours de
repousser ses limitations, il ne perd pas pour autant sa liberté lorsqu’il échoue. Ainsi, d’un
premier point de vue, la liberté se révèle dans le droit naturel. C’est-à-dire dans le droit que
nous avons tous, comme animaux, de faire ce que l’on veut, même si l’action est une
impulsion instinctive et même si elle va à l’encontre ou vise dépasser notre propre nature. De
ce point de vue, la liberté est donc « faire ce que l’on veut ».
Mais étant donné que l’homme n’est pas seulement un animal mais aussi un être
pensant et socialement complexe, il ne doit pas seulement se nourrir ou combler ses désirs
mais aussi vivre en société. Ce qui implique déjà la contrainte des lois que toute société doit
se prescrire pour exister. Et ces lois, pour plus contraignantes soient-elles, visent pour autant
l’égalité entre les hommes afin qu’ils puissent être « libres » civiquement. En réalité, à travers
la contrainte, l’homme dépasse sa situation d’animal et pénètre dans la sphère de la raison.
« Car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite
est liberté 1», dit Rousseau. Nous sommes ici face à une liberté raisonnée qu’on appellera tel
le fait Rousseau dans le Contrat Social, une « liberté civile ». C’est l’abandon du droit naturel
au profit d’une liberté morale et physique qui nous garantit un droit d’expression ainsi que la
sécurité de toutes nos possessions. L’homme choisit donc « librement » de se soumettre à la
loi pour ne pas tomber dans la guerre et l’inégalité de la force physique et réussit à
transformer sa liberté naturelle au profit d’une liberté civile. Enfin, de ce point de vue, la
liberté s’impose comme le fait de « faire ce que l’on veut dans les limites de ce que la loi
autorise ».
C’est dans cette opposition que l’essentiel du problème de la liberté se construit.
Comme nous pouvons le constater, toute liberté se construit par rapport à la contrainte. Sans
contrainte, il n’y a pas de liberté et inversement. Mais c’est selon le genre et le mode de la
contrainte que nous pouvons établir une distinction et déjà deux sortes de libertés. Dans la
liberté civile, l’homme choisit ses propres limitations, il accepte dans ce sens sa finitude et
l’impossibilité d’une liberté absolue. Il s’agit d’un choix qui lui convient, car autrement, il
peut rencontrer quelqu’un plus fort que lui dans la nature. Et même si c’est paradoxal, le choix
des lois est en réalité une manière pour l’homme de s’assurer « la liberté » tout en acceptant
celle des autres, tandis que la liberté naturelle n’est assurée que pour les plus forts.
Bref, ce qui nous intéresse est le fait que l’homme se prescrive « librement » des
limitations en vue d’accéder à quelque chose d’autre qui lui convienne plus et qui pourrait
pourquoi pas, être la « véritable liberté ».
Pour finir, il semble nécessaire de dire que la liberté est avant tout une notion que la
pensée humaine, notamment la philosophie, se donne pour tâche d’élaborer et de construire.
Et cette notion dépend toujours des idéologies qui la construisent. Par exemple, pour que
nous puissions dire que la liberté existe, il faut déjà croire que l’homme peut contrôler sa
propre destinée, que les choses ne sont pas écrites et qu’il est maître de lui-même. Si au
contraire, nous croyons que « quoiqu’on fasse, ce qui devait arriver arrivera, conformément à
ce qui a été écrit » il est alors question de fatalisme et la liberté ne peut exister. Cette position
est en vérité une soumission face quelque chose de plus grand que nous où désormais il n’y a
pas de place pour la liberté.
1
Jean Jacques Rousseau, « Du Contrat Social », Livre I, ch. VII, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 55-56.
Nous garderons donc à l’esprit ces trois constantes qui nous paraissent essentielles au
sujet de la liberté. Par la suite, nous essayerons d’expliquer en quoi elles peuvent nous servir
pour faire une analyse au sujet du cinéma et la liberté du spectateur.
Des correspondances possibles avec le cinéma
L’opposition liberté naturelle / liberté civile semble pouvoir trouver une place, avec
quelques arrangements, dans une réflexion au sujet de la liberté du spectateur de cinéma.
Regarder un film est un choix que nous faisons parmi différentes possibilités. On dit
bien « choisir un film ». Nous sommes libres de choisir celui-ci ou un autre et rien ne nous
impose quoi que ce soit. Mis à part le plaisir, aller au cinéma, s’asseoir et regarder des images
est une action consciente qui prouve de notre liberté. Toutefois, nous pourrions soutenir que le
regardeur de cinéma, une fois cette action accomplie, ne peut en vérité plus rien faire. Il
regarde, il respire certes, mais c’est impossible pour lui d’intervenir au cœur de l’histoire qui
se déroule devant lui image après image. Etre libre ne signifie pas seulement juger mais
encore agir. Le regardeur de cinéma est désormais amputé de son action, et de ce fait, il
pourrait ne plus être libre. Cette situation peut se rendre évidente facilement. Lorsque nous
sommes tellement accrochés à un personnage et que nous désirons de toutes nos forces qu’il
réagisse à un danger ou qu’il fasse quelque chose de spécifique, nous ne pouvons pas pour
autant modifier son comportement. Lorsque notre peur s’accroît dans un film de suspens ou
de peur alors que la caméra se rapproche par un travelling avant d’une porte où l’on suspect se
cacher un être horrible, nous ne pouvons pas changer de direction. La seule chose que
pouvons faire c’est fermer les yeux ou cacher notre tête derrière un siège. Nous sommes libres
de refuser de voir, c’est notre « liberté naturelle au cinéma», mais une fois suspendus aux
images et à l’histoire qu’elles nous racontent, une fois ayant accepté de voir, des règles
s’imposent à nous. C’est règles sont déterminés par des faits techniques comme le cadrage et
le montage ainsi que par le choix des personnages, la succession des plans et de toute la
scénographie, enfin, par les choix du réalisateur.
La liberté naturelle pourrait donc s’inscrire au niveau du cinéma comme la liberté que
nous avons d’aller voir un film ou pas ainsi que par le fait de pouvoir décider, si ne le croyons
nécessaire, de refuser de voir certaines images. Mais quel amalgame pouvons-nous faire avec
la liberté civile? Celle que l’homme obtient une fois acceptant de se soumettre aux contraintes
des lois ? En d’autres termes, ne pouvons-nous pas révéler une certaine liberté du spectateur
au niveau de récit une fois les choix matériels et discursifs du film acceptés comme
inchangeables ?
En réalité, cette entreprise est assez délicate car le cinéma implique deux facteurs
d’une grande importance qui nécessitent une définition plus précise. D’un côté, il y a la
matérialité des images, ce qu’elles montrent, et de l’autre l’homme qui voit et donne un sens à
la succession d’images qu’il observe. Il ne faut pas écarter les processus cognitifs qui opèrent
dans la récréation mentale d’une histoire. C’est-à-dire, l’individualité de chaque perception, la
culture et traditions personnelles qui risquent d’altérer considérablement la façon dont on
observe et finalement l’impact cognitif de chaque mouvement de caméra et de chaque objet
dans la perception globale de l’histoire. L’image n’est pas un texte scientifique et même si des
sciences de « l’analogique » comme la sémiotique visuelle ou l’analyse filmique essayent de
rendre une signification en quelque sorte univoque des images, on ne peut pas pour autant
garantir complètement la signification d’un film, d’une succession de plans ou la présence
d’un objet de façon universelle. Si c’est sciences existent, c’est parce qu’il y a des codes
picturaux, filmiques, théâtrales ou musicaux. Parce que l’œuvre d’art s’inscrit avant tout dans
une société déterminée. Il y a donc des lois pour les règles, c’est-à-dire qu’en plus de la
matérialité des images, de leur imposition visuelle et leur détermination narrative, il existe des
manières de les observer. Le problème de la liberté ne cesse donc pas de se compliquer avec
le cinéma, puisque nous pourrions soutenir qu’il existe des contraintes culturelles dont
généralement nous ne sommes pas conscients lorsque nous observons, assis confortablement,
un film au cinéma.
Etant donné que la liberté suppose une action en pleine connaissance de cause, nous
serions prêts à dire qu’il n’existe aucune liberté du spectateur au cinéma au niveau de l’impact
qu’on les images sur lui-même. Toutefois, il est à constater qu’il peut exister différentes
manières d’aller au cinéma et voir un film. Nous pourrions, comme le fait Barthes :
« [Aller] en s’y laissant fasciner deux fois : par l’image et par ses entours, comme si j’avais deux corps
en même temps : un corps narcissique qui regarde, perdu dans le miroir proche, et un corps pervers, prêt à
fétichiser, non l’image, mais précisément ce qui l’excède : le grain du son, la salle, le noir, la masse obscure des
corps, le rais de la lumière, l’entrée, la sortie : bref, pour distancier, « décoller », je complique une « relation »
par une situation 2».
Ce qui est intéressant de cette citation est la distanciation prise par l’auteur vis-à-vis de
l’image sans devoir tout de même lâcher le cours du film. Il y a ici un dédoublement du
spectateur qui devient capable de réguler la manière dont les informations sensorielles lui sont
délivrées et ainsi, d’une certaine manière, pouvoir influer sur sa propre expérience de
spectateur. De ce point de vue, le cinéma pourrait donc devenir plus qu’une communication
strictement unidirectionnelle, une situation où le spectateur, devenant conscient du dispositif
cinématographique, de ses implications culturelles, historiques ou artistiques, déciderait de
prendre une attitude spécifique à l’égard de l’image.
Enfin, il nous parait nécessaire de clarifier un autre point. Les styles
cinématographiques diffèrent grandement les uns des autres. Ce n’est pas la même chose de
regarder un film linéaire où le dispositif est parfaitement transparent et un film où règne la
déconstruction, où les plans se juxtaposent sans former une histoire, qui peut-être font sens,
qui peut-être peuvent correspondre avec d’autres, mais qui ne s’inscrivent pas pour autant
dans une suite narrative. Ce qui n’est pas montré dans la matérialité des images pourrait donc
ouvrir la voie à la liberté du spectateur, qui, devenant conscient du caractère ouvert du
dispositif, s’impliquerait plus dans une situation d’interaction que dans un asservissement
passif d’information visuelle et auditive.
Parler du cinéma implique toute de même considérer la linéarité et la transparence car
il s’agit là du style cinématographique le plus largement répandu, dirons-nous, du cinéma
classique. C’est pour cette raison que nous aborderons des exemples de films linéaires comme
ceux de films où la déconstruction s’impose comme forme esthétique. Notre objectif n’est pas
réellement d’affirmer si le spectateur du cinéma est libre ou pas, mais simplement de montrer
le poids de chacune de ces hypothèses en revisitant synchroniquement deux différents styles
cinématographiques. Mais même si notre discours se divisera essentiellement en deux parties
opposées utilisant comme référence deux styles cinématographiques différents, nous
essayerons de relativiser nos arguments afin de laisser la porte ouverte au débat et à la
réflexion.
2
Roland BARTHES, En sortant du cinéma. In : communications, 23, 1975. Psychanalyse et cinéma. pp. 104107, p. 106. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1353
II-
Des codes narratifs, un spectateur asservit et inactif
Il nous semble intéressant d’insister tout d’abords sur l’idée d’un cinéma qui ne donnerait
pas lieu à la liberté du spectateur. Il semblerait que cette position pour s’argumenter assez
bien si l’on considère les caractéristiques formelles du cinéma classique où il nous semble que
nous pourrions, à travers la linéarité du discours et la transparence du dispositif, montrer
comment le spectateur n’a plus rien chose à faire si ce n’est se laisser inonder de fantaisies, de
mélancolie ou de sensations d’amour par procuration.
Mais premièrement, il convient de mieux définir ce qu’est l’image cinématographique.
Etant donné que cette dernière est constituée d’images fixes, de photographies en quelque
sorte, nous commencerons par donner quelques notions sur ces dernières.
Qu’est-ce qu’une image? – les rapports avec son référent réel
La particularité de l’image photographique est qu’elle entretient une relation de
ressemblance très forte avec son référent réel. Roland Barthes, dans La chambre claire, nous
dit que
dans la photographie « le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de
représentation 3». Ce que l’auteur semble vouloir dire par là est que la photographie, étant
donné ces caractéristiques analogiques (traces de lumière), se présente plus comme
l’attestation d’une réalité que comme sa représentation. En effet, dans la photographie, il n’y
pas vraiment d’opération humaine, il s’agit de la capture d’une lumière autant réelle que les
objets qu’elle dévoile plus tard par leur trace. De ce point de vue, la photographie se présente
comme un média objectif par excellence. C’est-à-dire, qui ne contient aucun élément
permettant à son producteur (celui qui déclenche l’appareil) d’opérer véritablement à une
représentation de la chose photographiée. Bien sûr, nous écartons ici les codes visuels au
travers desquels pourrait s’établir un certain langage photographique et plus loin
cinématographique. Mais c’est justement pour montrer que l’image photographique, à son
plus bas degré, ne contient pas plus que ce qu’elle montre.
L’image cinématographique elle, se complexifie d’avantage. La durée, apportée par le
défilement consécutif d’images fixes, restitue un espace où des personnages peuvent évoluer
3
Roland Barthes, La chambre claire, (texte proposé en cours).
et une fiction se construire. Le cadrage et le montage vont apporter les moyens techniques
pour associer différentes plans, produire des effets temporels et enfin pouvoir raconter une
histoire qui est un sens, une signification pour le spectateur. Cependant, tel le dit Jean Mitry
dans Esthétique et psychologie du cinéma – Lorsque l’image signifie, « signifie tout autre
chose que ce qu’elle montre si elle le fait toutefois au moyen de ce qu’elle montre 4». Cela
semble vouloir dire que l’image filmique ne possède pas de signification immanente. Cette
dernière est en quelque sorte ajoutée aux images par une dynamique d’interaction temporelle
et/ou spatiale entre les différents éléments qui composent le film. L’image filmique peut
fonctionner en tant que « signe » mais ce qu’il faut surtout considérer c’est que celui-ci, étant
un ajout à la « réalité matérielle» des images, ne peut fonctionner que par codification, tel le
signe linguistique, et même si « le langage cinématographique » ne peut s’apparenter à la
linguistique, il en est qu’au travers de figures spécifiques, des codes narratifs, le cinéma peut
se catégoriser en genres et s’étudier telle une structure de sens.
Les codes narratifs du cinéma classique
Or, grande partie du cinéma classique, hollywoodien notamment, se construit selon
certains critères qui s’imposent tel une « recette » incontournable pour produire un film à
succès. Dans la plupart des cas, chacun des événements que traverse un personnage constitue
en soi un code narratif. Il y a toujours la mise en place de l’intrigue qui consiste à donner dans
les premières minutes du film l’essentiel de l’intrigue et sa résolution attendue. Ceci a comme
fonction de donner les éléments nécessaires à la compréhension de ce qui suivra mais
notamment à introduire « l’élément déclencheur » de l’histoire. Le moment où les périples des
personnages commencent. Puis, après un certain ralentissement, l’intrigue se dénoue en
victoire ou en défaite. Plus loin, tel le dit le professeur David Bordwell, théoricien du cinéma
américain, le film hollywoodien classique présente des individus « bien définis qui se
démènent afin de régler des problèmes précis ou pour atteindre des buts spécifiques5 ».
Tout cela pour dire que le film classique se construit selon un mode parfaitement
imperméable et transparent où tout est donné et où le spectateur est guidé de bout en bout
selon un principe linéaire et non contradictoire. Où toute action est motivée, où il n’y a pas
4
Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, (texte proposé en cours).
David Bordwell, Classical Hollywood Cinema: Narrational Principles and Procedures. Article disponible à
l’adresse suivante : http://isites.harvard.edu/fs/docs/icb.topic235120.files/BordwellClassicalNarrative.pdf
5
d’effet sans que la cause soit accessible au spectateur. De plus, ce n’est pas rare de pouvoir
prédire le dénouement d’un film de ce genre ou d’attendre certains événements classiques
comme « la scène d’amour » ou le « happy end 6», venant souvent à être la conclusion logique
de la chaîne d’événements, celle qu’on attend en tous cas.
Une atteinte à la liberté du spectateur
Pour en venir au problème de la liberté, il faut dire que le spectateur ne peut pas se
trouver plus comblé que dans un film classique. En fait, nous croyons que lorsque nous nous
confrontons à une telle structure narrative, il devient facile, presque attractif de se laisser
bercer par le déroulement presque automatique de l’histoire. Comme nous connaissons très
bien ces codes, et que nous pouvons même les rechercher à certains moments, nous allons
librement au cinéma nous soumettre au fil d’une fiction que même si elle nous libère
fictivement de notre quotidienneté, nous enferme dans moment d’inactivité hypnotique au
moment présent de la fiction. Ses moments de détente peuvent certainement se rechercher
librement, tel le « film du dimanche » le témoigne. Nous en voulons pas nous occuper, si
possible, réincarner dans un être fortuné et sexy ou au moins rigoler, se moquer de la
condition humaine en générale. En fait, nous choisissons librement de vivre une histoire
souvent connue à l’avance ou presque, ou les surprises sont rares. De ce fait, il semblerait que
le spectateur ne puisse influer vraiment, si nous considérons que la manière dont il observe est
elle-même à son tour déterminée par une série de stéréotypes culturels, sur l’histoire qui se
déroule devant lui.
Coup de foudre à Notting Hill, une comédie romantique du réalisateur britannique
Roger Michell est assez bien illustrative de ce genre de situation. Le film est en effet construit
selon les règles de la recette classique avec la mise en place de l’intrigue lorsqu’un matin,
Anna Scott (Julia Roberts), l’actrice la plus célèbre de Hollywood, pousse la porte de la
librairie de William Thacket (Hugh Grant). Suite à une première confrontation dans la
librairie sans réelle définition, les personnages se croisent plus tard dans la rue alors que
William renverse accidentellement un verre de jus d’orange sur la chemise de la fille. Pour se
rattraper, William propose à cette dernière de lui donner une chemise propre étant donné qu’il
habite à deux rues d’où ils se trouvent. La fille accepte et avant de partir de chez lui, il
6
Ibid.
l’embrasse subitement. L’intrigue est alors posée et il s’agira de voir si leur amour réussit ou
pas. Evidemment, il s’agit d’une fin joyeuse où les deux personnages s’unissent en amour
après une suite de périples et de sacrifices personnels. Bref, la linéarité est implacable, il y a
une scène d’amour et une touche de suspens avec le ralentissement du dénouement. Tout est
parfaitement compréhensible, tous les effets ont une cause et toutes les causes nous sont
accessibles.
Comme nous pouvons le constater, cet exemple ne possède aucune singularité, il est
parfaitement plat et transparent. Nous aurons pu le remplacer par une centaine d’autres films
et la structure décrite n’aurait en vérité pas changé. Cela est une preuve de présence de ce
genre de film dans le marché mais surtout une preuve de la présence de ses codes dans nos
esprits de spectateurs. Nous les connaissons ces films… et si nous les cherchons, c’est
sûrement parce qu’ils nous garantissent, presque à coup sûr, un certain type de contenu, un
certain type d’imaginaire.
Il y a donc un certain caractère figé dans cette attitude. Nous pourrions aller jusqu’à
parler d’un certain fatalisme. Désormais quoi qu’on fasse, ce qui devait arriver arrivera. De ce
point de vue, le spectateur avide de contenu classique, peut prendre une attitude passive face
aux images et de ce faite accepter, même si c’est pour un court moment, d’être esclave de
l’imaginaire commun.
III-
Approfondir pour mieux saisir : La liberté de l’imaginaire par l’absence,
la figure labyrinthique et la déconstruction temporelle.
Mais enfin, les hypothèses que nous venons de donner ne doivent pas pour nous
décevoir. L’image, comme nous l’avons vu, reste une image avant tout matérielle et de ce fait
peut se prêter à tout type d’exercice plastique.
L’Absence de décor, Dogville (Lars Von Trier, 2002)
Commençons par l’absence. De quoi ? De décor par exemple. Le film Dogville, du
réalisateur danois Lars Von Trier sorti en 2002, semble être à ce sujet l’exemple le plus
illustratif car l’absence de décor pousse le spectateur à s’envoler dans univers qui se situe à
mi-chemin entre la littérature, le théâtre et le cinéma, où, nous semble-t-il, il est censé utiliser
ses capacités imaginaires pour participer en quelque sorte, d’une façon très plastique, dans la
confection de la fiction.
Il s’agit de l’histoire d’une jeune fille, Grace, une fugitive traquée par de gangsters qui
se fait abriter par les habitants du village de Dogville après que Tom, une jeune-homme du
village, les convainque de faire un geste de bonté. Mais lorsqu’un avis de recherche est lancé
contra la jeune femme, les habitants s’estiment en droit d’exiger une compensation, étant
donné le risque qu’ils encourent à l’abriter. Ils vont alors la faire travailler comme une
esclave. La pauvre femme suit un chemin christique se faisant violer plusieurs fois et
subissant des rabaissements inhumains sans toutefois se plaindre, jamais.
Le décor est très pauvre mais aussi très particulier. L’endroit où le village de Dogville
se situe et où nous vivrons désormais toute l’aventure, est un espace très restreint d’une
centaine de mètres carrés. C’est en réalité un hangar convertit en studio de cinéma et montré
dans toute son artificialité, notamment avec un voile gris signalant les limitations de l’espace
dramaturgique. Les maisons des villageois n’ont pas de murs ni portes, seulement le mobilier
est présent. Les différents espaces sont délimités par des lignes de peinture blanche (les
quelques sept maisons ainsi que l’allée centrale du village). Sur chacun des espaces est écrit,
avec des grandes lettres, soit les noms des habitants lorsqu’il s’agit d’une maison, soit les
noms de rues mais aussi quelques éléments inexistants comme les groseilles ou la niche du
chien.
Par ailleurs, il est à signaler la présence d’un narrateur omniscient qui raconte
l’histoire avec une touche de sarcasme ainsi que la présence de sonorités qui vont
accompagner certain gestes. Par exemple, lorsque Grace toque à la porte de Mr McKay (min.
28), un vieil homme aveugle du village, nous entendons le son produit sans pour autant voir la
porte. Ce procédé est utilisé à plusieurs reprises
pour évoquer des objets et leurs
mouvements, comme le bruit des portes qui s’ouvrent ou se ferment, etc.
Où nous voulons en vernir avec cet exemple est dans l’activité de récréation
scénographique qui le spectateur doit opérer dans son esprit afin d’attribuer aux images, par
une sorte de juxtaposition imaginaire, la touche de réalisme qui leur manque. Il est vrai que
les procédés utilisés dans ce film trahissent la volonté du réalisateur qui nous semble être
vouloir attirer l’attention sur la psychologie et le corps des personnages, tel dans le théâtre
noir, mais d’un autre côté, nous croyons que toute histoire de cinéma nécessite de certains
éléments de décor ainsi que d’une certaine véracité pour être réellement vécue. Ces éléments
n’étant pas donnés, complètement absents dans l’image, se créent dans l’imaginaire du
spectateur. De plus, il ne s’agit pas là d’une opération inconsciente. Les premières minutes du
film s’imposent comme une preuve de feu. Accepter ou pas l’implication, telle est la question
à notre avis. En effet, dès que nous comprenons que le film s’ensuivra ainsi durant les minutes
qui nous lui consacreront, nous pouvons soit être déçus et sortir de la salle, soit accepter le
défis. Il n’y a pas d’autre voie, c’est l’un ou l’autre. Le refus ou l’activité. Si nous acceptons,
nous apprendrons très vite à utiliser nos nouveaux outils plastiques. Très tôt, la toile grise
délimitant l’espace du hangar se transforme en une vaste vallée, des murs s’édifient, le
contreplaqué noir du sol est remplacé par une terre jaunâtre, bref, nous sommes libres,
certainement contraints par une histoire dramatique sans issue, mais libres en lui apportant
son grain, sa couleur et sa texture.
La suivante étape consistera à définir une autre possibilité pour la liberté du
spectateur. Cette fois-ci plus près du récit lui-même, de sa temporalité et de son structure
générale.
La forme labyrinthique dans Mulholland Drive, (David Lynch, 2001)
Le film Mulholland Drive de David Lynch commence par des plans nocturnes sur une
voiture qui conduit une femme brune – Rita - vers une destination inconnue. Très vite les
choses s’accélèrent et le conducteur arrête la voiture. Il sort un pistolet et menace la femme. Il
semble vouloir la descendre mais une autre voiture les heurte très brusquement. La femme
réussit à s’échapper de l’accident mais elle a perd la mémoire. L’arrivée d’une deuxième
femme relance à nouveau l’histoire. On découvre une jolie blonde – Betty - sortant de l’avion
et arrivée en Californie pour devenir actrice. Après l’accident, Rita est déboussolée mais
réussit à se réfugier dans un appartement vide, celui-là même ou s’installe Betty. A partir de
leur rencontre, le film alterne essentiellement entre les deux intrigues : celle de Betty qui
intègre le milieu du cinéma et celle Rita qui avec l’aide de Betty, se lance à la recherche de
son identité. Mais les choses se complexifient dans la deuxième partie du film. On assiste à
une déconstruction des éléments précédemment mis en place où l’identité des deux femmes
va se confondre vertigineusement.
En ce qui concerne le style propre du film, la critique7 s’accorde à reconnaitre une
déconstruction narrative significative, une inclinaison pour les formes labyrinthiques, et la
volonté de transmettre une angoisse psychologique au spectateur. Et en effet, le film mélange
dès le début plusieurs histoires sans aucun lien. Nous avons celle Rita, qui après l’accident
perd la mémoire et rencontre Betty, la scène de suspens du restaurant Wikies’s, l’histoire du
réalisateur de cinéma et celle d’un tueur à gage. Durant les trois quarts du film, une certaine
rationalité temporelle et spatiale est conservée dans le récit, mais elle s’effacera au profit
d’une forme labyrinthique à partir de la découverte du cadavre de Diane. C’est à partir de ce
moment que s’amorce une déconstruction significative qui se caractérise par des sauts
temporels sans raison apparente ainsi que par la succession peu rationnelle des certaines
séquences. Mais peut-être l’essentiel réside dans la combinaison de tous les éléments de la
première partie en une seule « histoire ». En fait, ce sont les mêmes personnages et les mêmes
lieux de la première partie qui acquièrent une nouvelle identité. Il y a principalement trois
moments : Celui où Betty, devenue Diane, apprend que son amour Rita devenue Camilla veut
interrompre leur relation parce qu’elle est tombée amoureuse du réalisateur du film ; Puis, le
moment ou Diane commandite le tueur à gage pour tuer Camilla, et enfin, le dernier jour où
Diane se suicide possiblement poussée par le désespoir d’avoir tué son amie. Mais au même
temps, nous avons bien vu que Rita-Camilla découvre le cadavre de Diane dans la première
partie. De ce fait, elle aurait bien pu échapper à la tentative d’assassinat, celle peut-être à
laquelle on assiste au tout début du film. Toutefois, ces éléments ne sont pas montrés
explicitement et s’ils se construisent, c’est parce que le spectateur, désespéré de retrouver une
histoire cohérente et significative, juxtapose, compare et associe, différents éléments en réalité
7
M. KEITH Booker, Postmodern Hollywood: what’s new in Film and why it makes us feel so strange, 2007,
(version numérique de Google books).
éparpillées dans la suite matérielle des images. C’est une vraie activité que nous sommes
forcés d’entreprendre dans ce film, une recherche de sens, de signification.
Il semblerait que l’absence d’éléments discursifs pousse le spectateur à devenir beaucoup
plus actif que dans un film où tout est donné de manière transparente. Mais est-ce que son
activité suppose systématiquement qu’il est libre ? Encore une fois, cela dépend du notre
point de vue. Si nous considérons ce que nous avons donné comme définition de la liberté
plus haut, nous pouvons dire que le spectateur qui se confronte, consciemment, à un dispositif
cinématographique de ce genre, qu’il comprend la forme esthétique, ses limitations et ses
possibilités, il peut désormais profiter de la flexibilité des images et ceci, librement.
Certainement, toute image montre quelque chose et de ce fait, l’imposition lui est inhérente.
L’image ne propose pas, elle montre, elle expose. Les informations visuelles arrivent
tellement rapidement à notre rétine et nous n’avons pas le temps de les analyser vraiment, de
les transformer dans notre esprit. Mais cela se passe inconsciemment. C’est l’être automatique
en nous, celui qui a envie d’un Coca-Cola quelques minutes après avoir vu l’affiche. Il n’y a
donc pas de place pour la liberté si nous considérons qu’elle doit opérer en toute connaissance
de cause. Mais, comme le fait Barthes, nous pouvons avoir deux corps, un être qui regarde
« perdu » dans le miroir et un autre qui fétichise, cette fois-ci l’image elle-même. Nous
pouvons être conscients de son artificialité tout en nous laissant envahir par son effet
psychologique. Cette position, cette double articulation du spectateur qu’est avant tout une
attitude, permettrait à coup sûr la liberté. Car tout en acceptant la contrainte au bas niveau des
images, le spectateur en ferait quelque chose d’autre dont il est l’opérateur.
Conclusion
Enfin, il nous semble qu’avec ces quelques hypothèses, nous aurons pu ouvrir un champ
de recherche qui mérite un intérêt particulier dans l’étude du cinéma. En suivant, même si
d’une manière assez succincte, l’étude de deux styles cinématographiques différents, nous
aurons pu déterminer deux manières de voir un film. Cette analyse est de nos jours d’une
importance cruciale car il est dit communément du cinéphile qu’il est un être passif, sans
activité, que le cinéma tue l’imaginaire et le remplace par un imaginaire préfabriqué. Mais
mis à part l’existence d’une véritable constitution de codes dans le cinéma classique, le
spectateur dispose toujours de la possibilité de se distancier d’un film par dédoublement. Il
peut rester actif, critique, sans pour autant perd le fil de l’histoire et les émotions qu’elle
procure. Certes il faut démarquer les styles, et nous l’avons vu, il existe des méthodes plus
radicales que d’autres. Ces films, comme Dogville ou Mulholland Drive, nous mettent face à
d’autres possibilités et il est vrai qu’ils poussent le spectateur à devenir très actif par la
manière dont ils sont construits. Car il faut voir que l’activité ne veut pas forcément dire
« motricité ». Il peut s’agir d’une activité toute mentale. Or, aujourd’hui, plusieurs réalisateurs
visent des nouvelles formes cinématographiques à travers ce qu’on appelle « le cinéma
interactif ». Les idées qui les motivent sont généralement construites à l’encontre du cinéma
traditionnel, l’accusant d’être justement une imposition où le spectateur tient une place
médiocre et où il n’est pas libre de choisir réellement8. L’art interactif propose essentiellement
différents séquences éparpillées en boucle que « l’interacteur » doit visionner par un geste
particulier (souris, clavier, capteurs). Il peut aussi s’agir de contrôler, grâce à la souris, le
mouvement de la caméra dans un gros plan. Enfin, le film interactif suppose une lecture
toujours personnelle du film où le spectateur est libre d’agir.
Pour nous, la question qui s’ouvrirait alors serait d’opposer art interactif et art
traditionnel. Dans Mulholland Drive, ne s’agit-il pas de recomposer une version en quelque
sorte personnelle du film par l’activité mentale ? C’est une question qui restera évidemment
en suspens…
8
Voir à ce sujet l’extrait de l’interview des réalisatrices (Delphine et Muriel Coulin) du film interactif Roue
Libre sur le site d’Arte.