L`Elisir d`Amore - cercle lyrique de metz
Transcription
L`Elisir d`Amore - cercle lyrique de metz
2012-2013 CERCLE LYRIQUE DE METZ L'Elisir d'Amore L'Elixir d'Amour de Gaetano DONIZETTI N° 207 Par Yonel BULDRINI Portrait de Gaetano Donizetti, 31 ans, à l'époque de « L'Elisir d'Amore ». L’Elisir d’Amore L'Elixir d'Amour de Gaetano DONIZETTI par Yonel BULDRINI 1 2 SOMMAIRE Introduction : asti spumante ! page 5 L'incroyable « Distillerie Donizetti » page 7 Comment fut...distillé « L’Elisir d’Amore » ? page 12 Quel est le secret du Dottor Donizetti ? page 17 D'un breuvage à l'autre : « Le Philtre » de Scribe-Auber et « L'Elisir » de Romani- Donizetti page 17 Un élixir qui se distille et se déguste goutte à goutte : son histoire et sa musique page 20 Insolite : l'interminable aigu final de « L'Elisir » de Metz 2000 ! page 37 Dilemme : la nouvelle Scena e Aria di Adina ou les exécutions actuelles, iraient-elles contre la volonté du compositeur ? page 38 À part entière : une autre variante pour l'air d'Adina... page 39 Les incontournables de la discographie page 40 Les artistes de la distribution page 43 La conférence de Danielle Pister page 46 Les actualités du CLM page 47 Focus : concert de Sophie Koch page 48 L'élixir d’amour de Gaetano Donizetti : livret de Felice Romani page 49 3 L'expression inspirée du maître de Bergame, dont la statue orne les jardins du Teatro Donizetti de la ville lombarde. 4 EN GUISE D’INTRODUCTION Asti spumante ! Champagne et asti spumante ! Si la musique des opéras bouffes de Rossini peut être comparée à du champagne sec et pétillant, celle de Donizetti est délicieusement semblable à ce célèbre vin mousseux du Piémont, tenant son nom de la ville d’Asti, et dont le goût de raisin prononcé ravit le palais... et donc tout à fait digne de constituer un élixir d’amour ! Alors, Maestro Donizetti, quels sont vos secrets de distillation ?... « (È Bordò, non elisir.) » Aveu du sympathique docteur-charlatan, révélant, à part, la composition de son pré. 5 6 L’INCROYABLE « DISTILLERIE DONIZETTI » Distillerie n’est pas un mot trop fort si l’on connaît l’extraordinaire capacité de création de Donizetti, qui, non seulement, produisait beaucoup mais conservait une qualité d’inspiration incroyable dans la mélodie. Ainsi, avec L’Elisir d’Amore il en arrive à son... quarantième opéra ! (sur les soixantedix qu’il composa) et il a à peine trente-quatre ans ! Comment arrive-t-on à un tel chiffre ?... à une telle capacité de composition lui permettant de livrer plusieurs opéras en l’espace d’une année, et pouvant arriver à la somme de quatre ! Prenons un exemple : l’année 1827, il va réussir le tour de force de donner à la scène italienne quatre opéras fortunés au point d’entrer immédiatement dans le répertoire et d’être montés un peu partout dans la Péninsule et même ailleurs : Le 7 janvier : Olivo e Pasquale, charmant opéra bouffe montrant les caractères opposés de deux frères tenant commerce, l’un étant aussi bon et posé, que l’autre est coléreux et autoritaire. Le 13 mai : Otto Mesi in due ore (Huit mois en deux heures) - opéra sérieux, au titre original jouant sur fiction et réalité, puisque l’histoire narre le long voyage de « huit mois », réalisé en « deux heures » d’exécution de l’opéra, par la jeune héroïne venue de Sibérie implorer le tzar, afin de réviser la condamnation de son père injustement accusé. Le 19 août : Il Borgomastro di Saardam montre avec un piquant humour (paraissant aussi dans la musique) le tzar Pierre Ier, travaillant incognito en tant qu’ouvrier de chantier naval, quand survient le soupçonneux bourgmestre de la ville hollandaise aujourd’hui nommée Zaandam, personnage gonflé de son importance mais plus magnanime qu’il n’y paraît. Le 21 novembre, la farce Le Convenienze e le inconvenienze teatrali, décrivant avec ironie ce qui « convenait » ou non, aux interprètes du monde de l’opéra de l’époque. On donne l’oeuvre aujourd’hui encore, et souvent sous le titre abusif de Viva la mamma, plus convenant (!) et s’appuyant sur l’irrésistible trouvaille donizettienne : l’exigente et irascible mère de la prétentieuse prima donna, est un rôle conçu pour un baryton en travesti (!) venant réclamer aux compositeur et librettiste, les convenances pour madame sa fille, se querellant avec les chanteurs... Ces quatre opéras s’inscrivent donc au répertoire et "tournent", selon le terme que l’on emploie de nos jours, s’ajoutant à un beau succès antérieur, 7 L’Ajo nell’imbarazzo (1824), amusante description de l’embarras du Précepteur du titre, qui tente de cacher au digne marquis qui l’emploie, les frasques de ses fils... Il faut savoir que cet opéra, pourtant de jeunesse, porte tout de même le nom du compositeur à Vienne, Dresde, Barcelone et à Rio de Janeiro... et plus tard, alors que bien d’autres chefs-d’œuvre seraient disponibles, c’est L’Ajo nell’imbarazzo que montent Lisbonne, Nice, Berlin, Corfou, Copenhague, Constantinople et Londres. Concurrence et prolixité Ce succès s’explique par la qualité de la musique, car la prolixité ne suffit pas à faire représenter une œuvre, et l’on est loin d’imaginer aujourd’hui le nombre de concurrents existant à l’époque romantique, et l’incroyable production-consommation d’opéras dont se repaissait cet âge d’or. Il fallait en effet compter avec la concurrence virtuelle de Rossini, qui ne livrait plus de nouvel opéra, mais dont il fallait suivre le style pétillant et novateur si l’on voulait être reconnu. Concurrents véritables, ceux-là, étaient des compositeurs reconnus et actifs comme Nicola Vaccai, Carlo Coccia, Valentino Fioravanti, Stefano Pavesi, Pietro Raimondi... et, vraiment contemporains de Donizetti, les astres naissants de Saverio Mercadante, Giovanni Pacini et Vincenzo Bellini qui allaient impérieusement occuper les affiches des théâtres en ces années 1830. Cela peut paraître incroyable, mais le succès est tel, pour les trois opéras donnés par Donizetti en 1828, qu’ils ont tôt fait d’entrer au répertoire... tous les trois. Dans L’Esule di Roma, un soldat romain est exilé à cause du témoignage mensonger d’un perfide sénateur qui, repenti, devient fou de douleur. La charmante Alina regina di Golconda, oscillant entre bouffe et semiserio1, dérive du délicieux conte d’un écrivain nancéien estimé de Voltaire, le Chevalier de Boufflers. Enfin, le sympathique Gianni da Calais, complètement semiserio celui-là, et représentant aujourd’hui l’un des rares opéras de jeunesse de Donizetti encore non redécouverts à notre époque. L’inspiration lui dicte alors plus d’opéras sérieux, et la curieuse phrase d’une lettre écrite par le compositeur nous montre le sévère recul concernant sa production. En effet, précisément en cette année 1829, il donne deux opéras sérieux (encadrant le bouffe et aimable Il Giovedì grasso, célébrant le carnaval), Il Paria et Elisabetta al castello di Kenilworth. Le 1 Genre d’opéra vraiment particulier, avec ses trois caractéristiques immuables : une intrigue sérieuse, un personnage bouffe et une fin heureuse. Les plus connus aujourd’hui encore, parmi les opéras relevant de ce genre, sont La Gazza ladra et Matilde di Shabran de Rossini et Il Furioso all’isola di San Domingo et Linda di Chamounix de Donizetti, tous quatre fort intéressants et offrant des beautés étonnantes et passionnantes à découvrir. 8 connaisseur qui, pourtant, trouve tout à fait aimable la musique de ce dernier opéra (aujourd’hui repris et disponible en enregistrement) lit avec stupeur, de la main de Donizetti lui-même, se confiant à son professeur affectionné Simone Mayr : « (Entre nous). Je ne donnerais pas un morceau du Paria pour tout le Castello di Kenilworth ». Nous nous sommes immergés dans la continuité de composition de Donizetti afin d’aborder le tournant le plus fameux de sa carrière, qui survint précisément peu avant L’Elisir d’Amore qui nous occupe présentement. Et ce tournant spectaculaire est un chef-d’œuvre d’opéra romantique, Anna Bolena créée à Milan le 26 décembre 1830, lors de la même saison qui verra éclore, le 6 mars suivant, un autre chef-d’œuvre, La Sonnambula de Vincenzo Bellini ! Que s’est-il passé ? La maturation peut-elle survenir aussi brusquement ?... Oui et non en fait. Non, car elle est évidemment le fruit d’un processus étalé dans le temps... mais on peut répondre également oui ! pour cette curieuse année 1830. L’évolution vers l’opéra sérieux et romantique Il se passe déjà quelque chose dans l’opéra qui suit Elisabetta al castello di Kenilworth... pourtant une farce. Si l’on considère en effet I Pazzi per progetto, l’opéra créé au début de la fatidique année 1830 que termine Anna Bolena, on découvre combien les « fous à dessein » du titre, se voient dotés d’une musique plus “sucrée” et moins scintillante à la Rossini, que Il Giovedì grasso, par exemple, et s’approchant de cette couleur sentimentale si particulière aux opéras bouffes de la maturité de Donizetti, L’Elisir d’Amore compris. Quant au premier opéra sérieux à survenir ensuite, le 28 du même mois de février 1830, il s’éloigne des mélodies immédiatement plaisantes à l’oreille du style Castello di Kenilworth. Il Diluvio universale est en effet impressionnant par la profondeur d’une musique, certes toujours rêveuse et romantique, mais également magistrale de noblesse et franchement émouvante. Le personnage principal de Noé y est pour quelque chose et il faut connaître son aria finale du deuxième acte avec, première partie de l’aria, une cavatine-prière, suivie d’une cabalettemalédiction menaçant les infidèles du Déluge qui ne se fera d’ailleurs pas trop attendre, terminant l’opéra par un morceau symphonique (faute de personnages !) vraiment saisissant. Le 23 août 1830, Imelda de’ Lambertazzi nous surprend également, par une étonnante sobriété dans l’écriture vocale, moins ornée que par le passé, et un sens du drame surprenant, avec un finale donnant le frisson. On y voit une jeune fille amoureuse d’un ennemi des siens, suçant la plaie que son 9 frère inflige au jeune homme ; elle ne le sauve pas et meurt, implorant le pardon de son père en une saisissante cabalette lente, sans ornementation et sans da capo (fait complètement inhabituel à l’époque). Une maturité donc sensible mais qui éclate pourtant d’un seul coup car Anna Bolena comporte une spontanéité d’inspiration, une séduction immédiate dans la mélodie, dont était dépourvue la pourtant valide Imelda de’ Lambertazzi. Un retour vers l’esprit bouffe à mi-carrière ?... Donizetti se trouve ici à la moitié de sa carrière, car Anna Bolena est le trente-quatrième de ses soixante-dix opéras ! L’après Anna Bolena confirme les choses de manière spectaculaire car les trois opéras d’esprit bouffe qui suivent sont délicieusement empreints de cette sentimentalité, voire de cette touche de mélancolie romantique faisant le charme de L’Elisir d’Amore ! Ainsi deux charmants opéras en un acte, Francesca di Foix, narrant le tour joué par les courtisans de François Ier au comte de Foix qui garde jalousement son épouse cachée de tous, en racontant qu’elle est contrefaite et affligée de défauts terribles. Ensuite La Romanziera e l’Uomo Nero au titre qui nous intrigue, et qui mérite qu’on s’y arrête, car cette romancière du titre n’écrit pas, mais dévore les romans et se nourrit des clichés mis à la mode par le Romantisme : sombres forêts, paysages de brume, ciels tourmentés... et rêve d’un mystérieux homme noir, amant idéal autant qu’irréel... Ineffable opéra, car en opérant la critique de la thématique romantique -dans laquelle il se trouve plongé jusqu’au cou !Donizetti compose une musique on ne peut plus sentimentale et délicieuse au possible, se caricaturant lui-même ! Ensuite c’est le gracieux et charmant Gianni di Parigi, composé sans commande précise mais en l’honneur du grand ténor Giovanni Battista Rubini. Quant à l’année 1832 de L’Elisir, elle commence par la belle Fausta qui va tant inspirer Donizetti qu’il composera des morceaux nouveaux pratiquement pour chaque reprise de cette Phèdre romaine s’empoisonnant pour expier son crime d’avoir accusé et fait exécuter son beau-fils qui la repoussait. Le 13 mars, la Scala accueille froidement le pourtant valeureux Ugo conte di Parigi, massacré par les modifications exigées de la censure, à un point tel que le célèbre librettiste Felice Romani (auteur de Anna Bolena, La Sonnambula, Norma et L’Elisir) refuse de voir son nom figurer ! Une œuvre intéressante que ce Comte de Paris, montrant un Hugues Capet bien caractérisé sans même avoir un air de soliste. Mais ce tour de force avait déjà été réussi par Donizetti dans Anna Bolena car le personnage central du roi Enrico Ottavo n’avait pas non plus d’"air à lui" ! 10 Le 12 mai 1832 un succès étourdissant accueille le nouveau chef-d’œuvre et premier chef-d’œuvre bouffe de Donizetti, intitulé L’Elisir d’Amore. L’année s’achève sur le succès napolitain de Sancia di Castiglia. Et voilà la réputation de Donizetti bien établie et cimentée encore par des chefsd’œuvre où la mélodie touchante va régner, et régner sur toute place dans le monde où l’on donne de l’opéra. Ainsi la douce Parisina -dont Donizetti s’enorgueillissait d’avoir, avec elle, fait pleurer les spectatrices !- Parisina, l’opéra préféré du compositeur, connaîtra un vertigineux envol pour Madrid, Lisbonne, La Havane, Londres, Dresde, Vienne, Berlin, Lima, Mexico, Budapest, Rio de Janeiro, New-York et Buenos Aires... ajoutera la conquête des nouvelles terres donizettiennes de Palma de Majorque, Odessa, Budapest, Lima, et sera le premier opéra du compositeur représenté aux Etats-Unis ! Il faudrait parler des autres œuvres passionnantes, rien que de cette fabuleuse année 1833, ouverte par ce curieux opéra semiserio qu’est Il Furioso all’isola di San Domingo, dans laquelle le baryton, devenu fou de douleur après avoir été abandonné par son épouse, erre dans l’île du titre, prenant comme souffre-douleur un pauvre garçon de ferme noir ! Juste après Parisina, Torquato Tasso est dédié au grand poète italien de la Jérusalem délivrée qui, devenu baryton, chante son délire dans un air final occupant quasiment le troisième acte. ... Nous ne pouvons ici examiner tous les joyaux qui brillent à la couronne de l’illustre fils de Bergame, mais seulement retrouver, peut-être, quelques titres maintenus ou revenus au répertoire comme l’envoûtante Lucrezia Borgia terminant cette année1833, la poignante Maria Stuarda (1834), Lucia di Lammermoor (1835) fameuse entre toutes, le dramatique Roberto Devereux (1837), le sublime Poliuto (1838), La Fille du régiment et La Favorite (1840), Linda di Chamounix et Caterina Cornaro (1842), Don Pasquale et la captivante Maria di Rohan... Quatre opéras de Donizetti simultanément joués à Paris ! La disparition de celui qui promettait tant, Vincenzo Bellini, le silence de celui qui reste mais (ô destinée !) ne compose plus, Gioachino Rossini, laissent la place libre à Donizetti, dont l’Art et le grand cœur magnanime le font aimer du public. L’enthousiasme réservé à ses opéras est tel, que sont allégrement dépassés même les plus estimés de ses concurrents, Giovanni Pacini et Saverio Mercadante. Il est alors le compositeur d’opéra le plus joué au monde ! Titre qui durera malgré l’éclosion, de cet astre naissant en 1842 avec un certain Nabucodonosor dont l’immense 11 popularité abgrégerait bientôt affectueusement le titre en Nabucco... 1830-1846 : treize années qui verront fleurir trente-six opéras, parmi lesquels ses plus beaux chefs-d’œuvre. Les honneurs, avec des présents somptueux et des distinctions offerts par des têtes couronnées d’Europe, pleuvent sur Donizetti, mais les honneurs ne tournent pas la tête au compositeur qui, bien que romantique, conserve toujours un recul ironique sur la vie et sur lui-même. Enfin, la reconnaissance maximale à Vienne, en tant que « Hofkapellmeister » (Directeur de la Musique de la Cour) estimé par l’empereur, qui revient avec sa cour expressément de la campagne pour assister à ses opéras ! Les tracas des intrigues à l’Opéra de Paris, de la mesquinerie des journaux et de la jalousie des compositeurs français, car il arrive que quatre théâtres parisiens donnent, en même temps un opéra de lui ! Enfin, épuisé par une composition sans relâche, qui lui rendait la vie supportable après les disparitions prématurées de ses enfants et de son épouse bien-aimée, la folie -inspiratrice de tant de ses opéras- s’insinue peu à peu en lui ! On l’enferme par tromperie dans la clinique fameuse du docteur Blanche, il s’en rend compte, ne comprend pas, et laisse des lettres suppliantes à ses amis de la noblesse parisienne. La Préfecture de Police de Paris refuse de le laisser partir pour sa chère Bergame, où tout est pourtant préparé par une famille noble qui se propose de l’accueillir dans sa demeure. Frôlant l’incident diplomatique, il faudra l’intervention de l’ambassadeur d’Autriche à Paris, se faisant l’interprète de l’Empereur, pour que les jalouses autorités françaises laissent enfin repartir celui qui enchanta le monde, monde qui ne semblait plus exister pour lui... un éclair, paraît-il, semblait passer dans ses yeux quand la fille de la noble famille bergamasque jouait l’une de ses mélodies... COMMENT FUT... DISTILLÉ « L’ELISIR D’AMORE » ? Autour de la création A l’image de Rome, Venise ou Naples, Milan possédait plusieurs théâtres, gérés par une direction différente. Le Teatro alla Scala, commençait à acquérir un certain prestige mais, il faut le savoir, qui ne dépassait pas la notoriété du Teatro San Carlo de Naples, ou du Gran Teatro La Fenice de Venise. A Milan, les deux autres théâtres importants étaient le Teatro Carcano, qui verra les créations majeures de Anna Bolena de Donizetti et 12 de La Sonnambula de Bellini, et le Teatro della Canobbiana, ainsi nommé car édifié sur l’emplacement autrefois occupé par les « Scuole Canobbiane », écoles fondées par Paolo da Canobbio. Conçu par Giuseppe Piermarini, l’architecte-même de la Scala, il fut inauguré un an après elle, en 1779, Le Teatro della Canobbiana de Milan où fut créé et également sur la « L'Elisir d'Amore » le 12 mai 1832. musique d’Antonio Salieri. Comme opéra appelé à devenir célèbre, la Canobbiana avait déjà accueilli la création du Giulietta e Romeo de Nicola Vaccaj (1825), dont certaines cantatrices en vue, comme notamment Maria Malibran, se permirent de substituer le finale à celui de I Capuleti e i Montecchi du pauvre Bellini. Les compositeurs les plus estimés de l’époque composèrent pour ce théâtre, comme Stefano Pavesi qui y donne en 1830 La Donna Bianca d'Avenello, titre qui suinte son Eugène Scribe. L’année suivante, Luigi Ricci y fait créer La Neve (La Neige, encore d’après Eugène Scribe). Toujours en 1831, Donizetti lui-même y produisait son important remaniement de Le Convenienze e le inconvenienze teatrali. Ce théâtre devait encore connaître plus tard les créations d’importants et brillants opéras de la "Giovane Scuola", comme L’Arlesiana de Francesco Cilea (1897) et la superbe Fedora de Umberto Giordano (1898), la curieuse Zazà (1900) de Ruggero Leoncavallo, la belle et poignante Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea (1902) et la plus discrète et moins connue Marcella de Umberto Giordano (1907). Remanié en 1894, il perdit malheureusement sa belle salle Piermarini au profit d’une luxueuse salle moderne et prit le nom de Teatro Lirico Internazionale. Deux incendies le ravagent dans les années 1930, puis il accueille la saison de la Scala, fortement endommagée par les bombardements alliés. Le Teatro Lirico demeure aujourd'hui, sous l’aspect d’une vaste salle moderne, recevant des spectacles d’opérette et de music-hall. 13 Il y eut le « Napoléon des impresari »... A l’époque romantique de Donizetti, les théâtres, souvent privés ou appartenant à un groupe de sociétaires, étaient obtenus en adjudication par un « impresario », pas du tout agent d’un artiste, selon le sens connu en français. L’impresario, mot encore employé en italien pour "entrepreneur", entreprenait, précisément, une saison lyrique, engageant les chanteurs, commandant de nouveaux opéras aux compositeurs... Il payait par avance ces derniers, les librettistes, avançait les salaires des chanteurs et des danseurs en répétition, et se remboursait sur les encaissements résultant de la vente des billets. Parmi les impresari passés à la postérité, Alessandro Lanari, fut surnommé « le Napoléon des impresari », pour son habileté et le faste de ses productions. Le fameux ténor français, Gilbert Louis Duprez, lui vaudra notamment sa réputation, alors qu’il n’était pas reconnu en France, Lanari lui confia le rôle d’Arnoldo dans la première italienne du Guglielmo Tell de Rossini, production florentine dans laquelle Duprez aurait mis au point le fameux « do di petto » ou ut de poitrine, c’est-à-dire le do aigu émis en force. Duprez devait, grâce à Lanari, faire la connaissance de Donizetti et devenir ami avec le compositeur qui lui tailla sur mesure les rôles de jeune premier dans Parisina (1833) et Rosmonda d’Inghilterra (1834) -commandes de Lanari !- et plus tard celui de Fernand dans La Favorite (1840). Lanari avait donc obtenu la saison printanière de la Canobbiana, commençant par L’Ofanella di Ginevra, titre bien romantique (La Jeune Orpheline de Genève) de Luigi Ricci, le 23 avril. Parmi le nombre aussi important qu’il est méconnu aujourd’hui des compositeurs en activité en ces années 1820-40 en Italie, certains "surnagèrent" et se firent une réputation qui, sans atteindre le prestige d’un Bellini ou d’un Donizetti, se coloraient d’une estime certaine. Le cas de Luigi Ricci (1805-59) est particulier car son frère Federico (1809-77) était également compositeur ! Et ils laissèrent non seulement chacun des opéras, mais en composèrent même en commun, à l’exemple de ce Crispino e la Comare (1850), leur plus grand succès du reste. Après L’Elisir d’Amore, la saison se poursuivait avec un opéra nouvellement mis en musique sur un vieux livret de Felice Romani, L'Incognito (L’Inconnu), par le compositeur Pietro Campiuti, non loin d’être lui-même un incognito... si l’on en juge par le peu de renseignements qui demeurent sur lui. Du reste, il faut avoir une pensée pour le pauvre maestro Campiuti, loin de se douter de l’ombre gigantesque que l’opéra de Donizetti jetterait sur le sien ! 14 Une prima donna allemande à la création de « L’Elisir » Les chanteurs, engagés pour une saison, étaient plus ou moins valables, selon leurs disponibilités... et celles de l’impresario ! Des lettres de Donizetti nous restent à propos de ceux destinés à créer L’Elisir d’Amore... et à vrai dire, les termes qu’il écrivait à son cher maître Simone Mayr, ne laissaient présager rien de bon : « Nous avons une prima donna allemande, la Heinefetter ; un ténor qui balbutie, Genero ; une basse bouffe qui a une voix de chevrette, Frezzolini ; une basse française et qui vaut peu de chose, Débadie (sic : Dabadie) ». Il avait pu en juger bien avant les répétitions de son propre opéra, notamment par L’Ofanella di Ginevra de Luigi Ricci, qui fit dire avec humour à Donizetti : « ha bella voce ma ciò che dice lo sa lei », savoureuse expression italienne qu’on peut rendre, mais avec une syntaxe alourdie, par : « elle a une belle voix mais ce qu’elle dit, c’est elle qui le sait » ! La soprano Sabine HEINEFETTER, (1809-1872), créatrice du rôle d'Adina à la "première" de 1832 de « L'Elisir d'Amore » et des représentations suivantes. (lithographie d'après un dessin de Valentini) Le baryton Henri Bernard DABADIE (1797-1853) créateur du rôle du sergent Belcore et du premier joli cœur. Pourtant, c’est un triomphe qui accueille L’Elisir d’Amore, faisant crouler la Canobbiana sous trente-trois représentations ! C’est dire, eu égard au 15 peu de mérite des interprètes, combien la valeur de la musique sut transcender l’interprétation. Les spectateurs réclament le compositeur après chaque morceau, la Gazzetta Privilegiata di Milano ne tarit pas d’éloges et passe en revue les mérites de l’opéra... Donizetti lui-même, à qui un succès n’a jamais tourné la tête, est dépassé par les événements : « La "Gazzetta" juge L’Elisir d’Amore et dit trop de bien, trop, croyez-moi... trop ! », écrit-il à son professeur affectionné Simone Mayr. On a écrit que quinze jours ont suffi à Donizetti pour composer la partition de L’Elisir d’Amore ! Guglielmo Barblan, l’un des deux plus importants biographes de Donizetti, attribue cette rapidité de composition à la mystérieuse combinaison d’un métier sûr, de l’instinct et de l’« illumination du génie », plus qu’à une lente maturation des idées musicales surgissant à flots au moment de la composition. Une explication plus simple, mais sortie de la plume du Maestro lui-même, dit ceci : « Vite, vite, c’est ma devise ; ce que j’ai fait de mieux a toujours été fait vite ». Bien démontée est l’idée reçue établissant une réputation de "facilité" à l’inspiration créatrice du Maestro : du moment qu’ils sont nombreux, ses opéras ne peuvent prétendre à la qualité... Jugement à l’emporte-pièce, asséné précisément sans les connaître, ces nombreux opéras ! En danois, suédois, finnois, hongrois, bulgare, etc... Or, c’est justement cette facilité, prise au sens propre et non péjoratif, qui caractérise l’incroyable capacité créatrice de Donizetti. Il composait vite et beaucoup, et si certaines mélodies nous parlent moins que d’autres, elles accrochent toujours l’oreille, retiennent l’attention par leur charme quasi mystérieux, et leur adaptation aux paroles et à la situation dramatique, condition chère aux Romantiques et particulièrement observée par Donizetti. En attendant, les biographes n’exagèrent pas en écrivant que L’Elisir a été représenté « partout »... et dans les langues les plus inattendues en matière d’opéra, puisque ce miraculeux Elisir fut distillé en danois, suédois, finnois, mais aussi en hongrois, bulgare, polonais, tchèque, slovène, croate, roumain, portugais et même en dialecte piémontais ! 16 QUEL EST LE SECRET DU DOTTOR DONIZETTI ? La recette de la distillation donizettienne en matière d’opéra bouffe est simple mais aucun compositeur ne l’avait mise en pratique avant lui : introduire dans le comique, l’élément sentimental, mélancolique, voire sérieux, avec non seulement un type de mélodie délicatement colorée de nostalgie romantique, mais également une instrumentation faisant fleurir hautbois, clarinette et flûte qui doublent souvent la voix du chanteur, dans un effet des plus charmants. Là on touche au secret de Donizetti, qui assume la libération de l’élan des passions voulu par le romantisme dans l’art, mais son élan passionné demeure toujours élégant, chaleureux mais gracieux. Cela, on le sentit dès la création, car voici ce qu’on écrivait, deux jours après la première, dans la Gazzetta Privilegiata di Milano : « le style musical de cette partition est vif, brillant, du véritable genre bouffe. Le passage du bouffe au sérieux se laisse percevoir, exécuté avec une graduation surprenante, et l’affectueux est traité avec cette passion musicale en laquelle est fameux l’auteur de Anna Bolena. » Et même si après L’Elisir Donizetti produisit moins d’opéras bouffes, il continuera d’introduire au cœur du comique, sa touche si personnelle de sentimentalité chaleureuse et gracieuse. On trouvera cette caractéristique aussi bien dans les charmants opéras d’esprit bouffe comme Il Campanello et Betly de 1836, comme la refonte La Figlia del Reggimento (1840), comme Rita (1841) et bien sûr Don Pasquale (1843), mais également dans les opéras relevant de l’esprit « semiserio », où le comique est plus délicat à introduire. C’est le cas de Il Furioso all’isola di San Domingo, Torquato Tasso et Linda di Chamounix. D’UN BREUVAGE A L’AUTRE : « LE PHILTRE » DE SCRIBE-AUBER ET « L’ELISIR » DE ROMANI-DONIZETTI Le Philtre, opéra de Daniel-François-Esprit Auber sur un livret de Eugène Scribe, fut créé à l’Opéra de Paris le 15 juin 1831. On a longtemps cru que 17 Scribe s’était inspiré d’une pièce italienne Il Filtro de Silvio Malaperta, mais il semblerait que cette opinion couramment admise soit aujourd’hui démentie. Quoi qu’il en soit, ce serait un juste retour des choses, alors que le livret de Scribe inspire à son tour Felice Romani, le plus prestigieux librettiste italien de ces années 1820-30, et le non moins prestigieux compositeur Gaetano Donizetti. Voici la liste des morceaux du Philtre, proposant ceux que Donizetti et son « poeta » Felice Romani (comme on disait à l’époque, pour désigner le librettiste) n’ont pas conservé. Correspondance des personnages Guillaume - Nemorino Térézine - Adina Le Docteur Fontanarose - Il Dottor Dulcamara Le Sergent Joli-Cœur - Il Sargente Belcore Jeannette - Giannetta Ouverture ACTE PREMIER 1. Introduction ("Amis sous cet épais feuillage") Ballade ("La Reine Yseult aux blanches mains") 2. Marche et Air ("Je suis sergent, brave et galant") 3. Air Térézine ("La coquetterie fait mon seul bonheur") 4. Choeur et ensemble Jeannette, chœur de jeunes filles Guillaume ("Est il possible d’être insensible") 5. Air Docteur Fontanarose ("Quel brillant équipage") 6. Air Guillaume ("Philtre divin, liqueur enchanteresse") 7. Duo Guillaume-Térézine ("C’est Guillaume, allons du courage") 8. Trio [les mêmes + Joli-Cœur] et Finale [Ensemble 1 & Ensemble 2] ("Que vois-je et pour moi quelle joie") ACTE SECOND 9. Entracte et Choeur ("Chantons ce mariage") avec Couplets Jeannette Barcarole ("Je suis riche, vous êtes belle") 10. Récitatif et Choeur ("Ô doux aspect, c’est monsieur le notaire") 11. Duo Guillaume - Joli-Cœur ("De désespoir je reste anéanti") 12. Morceau d’ensemble Jeannette-Joli-Cœur-jeunes filles ("Grands dieux quelle nouvelle") comprenant un Quatuor JeannetteGuillaume-Térézine-le Docteur Fontanarose-le choeur des jeunes filles 18 13. 14. Duo Guillaume-Térézine ("Effet miraculeux, tout le monde m’adore") Finale [en vaudeville : couplets Guillaume, Térézine, Joli-Cœur, repris par le choeur] ("Je lui dois ma maîtresse") LES COMPARATIFS Les grandes différences ressortent facilement, un bref prélude nous mettant d’emblée dans une joyeuse atmosphère, remplace la régulière ouverture. Ensuite, Térézine possède un air au premier acte où elle définit sa coquetterie. Donizetti ne le conserve pas mais lui en donne un autre, bien plus sentimental et émouvant, quand à la fin de l’opéra (juste après la célèbre romance de Nemorino « Una furtiva lacrima »), Adina lui restitue son engagement militaire, afin qu’il vive libre, au pays natal où tous l’aiment. L’ensemble N°4 dans lequel Guillaume confie son désespoir à l’espiègle Jeannette et au choeur de jeunes filles compatissantes n’est pas conservé par Donizetti. Guillaume-Nemorino possède un air chez Scribe-Auber dans lequel il chante sa satisfaction d’avoir acheté le philtre et l’espoir qu’il place en lui. Décidément plus sentimental, Donizetti lui réserve -dès le début de l’opéra !- l’air fort touchant « Quanto è bella », dans lequel il chante sa fascination pour Adina. La nouveauté la plus spectaculaire demeure évidemment la mélancolique romance du ténor « Una furtiva lacrima », n’existant pas chez ScribeAuber. C’est du reste l’occasion de souligner combien le sens artistique de Donizetti le conduisait à des décisions sûres, car le lettré Felice Romani déconseillait énergiquement au compositeur d’ajouter cette romance, lui déclarant : « Crois-le, une romance en ce lieu refroidit la situation ! Que vient faire ici ce grand simplet rustique qui se pose là avec sa pleurnicherie pathétique, quand tout doit être festivité et gaîté ? ». Personne n’aurait aujourd’hui l’idée de trouver incongrue cette romance, véritable joyau du Romantisme en opéra. Donizetti sentait probablement son génie qui lui dictait cette musique sublime... et sa ténacité l’imposa, malgré la nette désapprobation de Felice Romani. On a ainsi failli ne jamais connaître ce qui constitue l’un des plus beaux et des plus célèbres airs d’opéra, tous styles et écoles confondus ! 19 UN ELIXIR QUI SE DISTILLE ET SE DÉGUSTE GOUTTE À GOUTTE : SON HISTOIRE ET SA MUSIQUE ACTE PREMIER (Les indications de décor sont celles du livret original) Premier tableau - L’entrée d’une ferme au pays basque2 ; au fond, la campagne avec un ruisseau et quelques blanchisseuses préparant la lessive. Au milieu, un grand arbre sous lequel se reposent les moissonneurs et Adina qui lit. Nemorino l’observe de loin. Preludio e Introduzione. Après quelques accords joyeux, le prélude se fait plus sentimental mais flûte et bois le laissent souriant et ensoleillé comme le choeur qui suit bientôt. Giannetta, une jeune villageoise (soprano) et les moissonneurs chantent le bonheur de se reposer à l’ombre, au moment où le soleil est le plus chaud. Cavatina. Sans récitatif ni "Scena"3, la flûte expose le tendre et délicieux motif de l’air de Nemorino (ténor). D’après la liste des personnages du livret italien, il est « cultivateur » et « amoureux de Adina », mais c’est aussi un « giovine semplice » qu’il ne faut pas se hâter de traduire par « jeune simple » ! Nemorino n’est ni un imbécile ni un attardé, c’est un jeune homme pur et ingénu... et c’est ainsi que les mises en scène devraient le montrer. Sa Cavatina de présentation nous révèle son admiration pour Adina mais il ne sait hélas pas lui inspirer le plus petit sentiment ! « Elle lit, étudie, apprend... / je ne suis toujours qu’un idiot, / je ne sais que soupirer. », précise-t-il avec un recul intéressant, et la mélancolie de la mélodie souligne sa déception. Nemorino se demande ensuite qui lui enseignera à se faire aimer, tandis que le choeur répète son joyeux chant du début. 2 Plusieurs études, à commencer par celle du chef d’orchestre musicologue Gianandrea Gavazzeni, ont montré que cette précision est la simple traduction "automatique" de l’indication contenue dans le livret de Scribe. 2 2 2 Philtre. Pour illustrer ce soi-disant "Pays basque", Donizetti aurait en fait composé-recueilli une musique agreste typiquement lombarde et même bergamasque, selon le Maestro Gavazzeni qui y retrouve un parfum champêtre connu dans son enfance, aussi bergamasque que celle de son concitoyen Gaetano Donizetti ! 3 Une scena est un récitatif élaboré, avec un orchestre ne se contentant plus de ponctuer le chant, mais pouvant jouer un motif autonome "derrière" le chant qu’il soutient ainsi de manière bien plus expressive. 20 Scena e Cavatina. Adina (soprano), « riche et capricieuse fermière », nous dit le livret, part d’un grand éclat de rire, et Giannetta veut savoir ce que contient sa lecture. Adina trouve « l’aventure bizarre » et se décide à la raconter, tandis que Nemorino se rapproche : « Pour la cruelle Isotta (Iseult) / le beau Tristano brûlait »... jusqu’au moment où un « sage enchanteur » lui donna un flacon d’un « certain élixir d’amour » (le mot magique est lâché !). Dès lors, Isotta ne quitta plus Tristano ! L’insinuante valse du récit devient une mazurka enlevée lorsque Adina invoque cet Elixir d’une « si parfaite qualité » : que n’en connaît-elle la recette ! Le choeur répète le joyeux refrain : Elisir di sì perfetta di sì rara qualità, Ne sapessi la ricetta, conoscessi chi ti fa ! (Elixir d’une qualité si rare et si parfaite, Puissé-je en connaître la recette, savoir qui te fait !) Second couplet : A peine Tristano but-il une gorgée du philtre que Isotta aima Tristano et lui resta fidèle. Il bénit pour toujours cette première gorgée. (Reprise du refrain). La conclusion de l’air ne se termine pas sur les habituels accords mais se prolonge vers le morceau suivant, innovation précoce relevée par tous les commentateurs de l’œuvre, car il faut attendre bien plus tard pour trouver dans l’opéra italien de telles tentatives de gommer les coupures entre les morceaux musicaux. Marcia e Cavatina. La transition est ici un roulement de tambour, coupant donc la conclusion de l’air d’Adina et introduisant une sympathique marche. Des soldats entrent et restent au fond, un sergent (baryton) s’avance, joli-coeur comme son nom « Belcore » l’indique et, tendant un bouquet à Adina, il entonne d’emblée sa Cavatina. Felice Romani en fait un lettré, inexistant chez Scribe, car Belcore se compare à Pâris tendant la pomme à la plus belle, la Belle Hélène ! Adina remarque avec ironie la « modestie » du monsieur... qui insiste dans une seconde strophe, car il voit bien qu’Adina n’est pas insensible à sa personne... Quoi de plus naturel face à un galant sergent : Mars, le dieu guerrier, ne cède-t-il pas à Vénus, la mère de l’amour ? Scena e Stretta dell’Introduzione. Persuadé de l’existence d’un sentiment réciproque, il presse Adina de choisir le jour de leurs noces (au grand désespoir de Nemorino). Belcore attaque la Stretta4 avec la métaphore du combat : à la guerre comme en amour, l’attente est une faute, qu’ Adina se rende au vainqueur ! Mais la 21 belle n’est pas pressée : « Voyez donc de ces hommes, / voyez un peu la morgue, l’orgueil ! / Ils chantent déjà victoire / avant de combattre. » Nemorino envie le courage du militaire, il est si timide et ne peut parler. Giannetta et le choeur remarquent qu’il serait amusant de voir Adina céder et ce militaire venger tous les autres ! mais Adina est «un trop vieux renard ». Recitativo secco5. Belcore demande la permission « d’occuper la place » afin de faire reposer ses hommes et comme Adina propose aimablement une bouteille, il se déclare à part « déjà de la famille ». Elle donne aux autres le signal de la reprise du travail et tous sortent, sauf elle et Nemorino. Prenant probablement son courage à deux mains, il veut lui dire un mot. Scena e Duetto. « L’habituel ennui / les soupirs consacrés ! », pense immédiatement Adina qui lui conseille d’aller plutôt voir son oncle en ville, avant qu’il ne laisse son héritage à un autre, car on le dit gravement malade. Voyant l’indifférence de Nemorino pour les choses matérielles, elle décide de lui parler franchement, car il est bon, et ne s’affirme pas comme ce sergent présomptueux, persuadé de lui inspirer de l’amour. Il est inutile qu’il espère, elle est capricieuse et il n’est aucun désir à peine né en elle qui ne meure aussitôt ! (Larghetto du duo). Pour se définir, Adina choisit la fort poétique métaphore du zéphire : si on lui demande pourquoi il vole du lys à la rose, du pré au ruisseau, il répondra que c’est sa nature d’être infidèle ! La musique accompagnant cette image crée, avec l’aide de la clarinette, une fascinante atmosphère lunaire, romantique à souhait... Nemorino doit donc renoncer à son amour et la fuir mais il répond spontanément qu’il ne le peut pas ! Intriguée, Adina lui en demande la raison et se voit répondre également par une métaphore, prouvant bien que Nemorino est loin d’être niais. Qu’elle demande au ruisseau pourquoi il court en gémissant depuis le rocher de sa naissance jusqu’à la mer et va y mourir. Il lui dira qu’il est entraîné par un pouvoir qu’il ne sait définir. Nemorino veut donc mourir comme le ruisseau mais en suivant Adina ! (Stretta finale du duo). Celle-ci pense que « l’amour constant est folie », que Nemorino suive donc sa manière de vivre : un amour par jour, le coeur libre. La réponse est passionnée : il ne voit que Adina dans tout ce qui l’entoure et si elle peut changer un quelconque amour pour un autre, jamais le premier amour ne se chasse du 4 Mouvement animé venant conclure un morceau : ensemble concertant, duo, trio... un peu comme la cabalette suit la cavatine et termine ainsi l’aria. Abandonné dans l’ ”opera seria”, ce récitatif dépouillé accompagné par le seul pianoforte, est encore en usage dans les opéras bouffes, mais tendra à disparaître vers le milieu du XIXe siècle. Donizetti l’emploie pour la dernière fois en 1840, lorsqu’il adaptera son opéra comique français La Fille du régiment pour le Teatro alla Scala, en l’opera buffa La Figlia del Reggimento. 5 22 coeur ! Ils se quittent sur cette incompréhension mutuelle et sortent ; le rideau tombe. Second tableau - Une place du village ; sur le côté se trouve l’« Osteria della Pernice » : l’ Auberge-de-la-Perdrix. Scena ed Aria. On entend une sonnerie de trompette au loin, puis l’orchestre attaque une phrase montante annonçant quelque chose... les villageois curieux et étonnés commentent avec émerveillement le train luxueux du noble étranger qui arrive... Paraît alors, splendide dans son carrosse doré, le fameux Dottor Dulcamara (basse-bouffe). Il se présente comme le grand médecin, « dottore enciclopedico » dont « les prodiges infinis sont connus dans tout l’univers... » (ici il marque une hésitation avant la sympathique énormité que Felice Romani lui fait dire ensuite :) « ...et en d’autres lieux ! » En fait, il parcourt le monde pour « vendre la santé », tel un bienfaiteur de l’humanité, d’autant qu’il la vend à bas prix... Le Dottore au nom de plante (la douce-amère) attaque alors sa longue et géniale Cavatinecatalogue soutenue par une joyeuse phrase orchestrale et qui énumère les innombrables bienfaits de « cette ondontalgique / admirable liqueur ». Il faut tout de même donner une idée de ce miraculeux remède, d’autant que Felice Romani s’amuse à faire rimer force malades facilement guéris : « paralytiques, apoplectiques, asthmatiques, hystériques, diabétiques... ». Au passage, le remède permet à un vieillard valétudinaire de devenir grand-père de dix bambins et aux « jeunes galants / d’avoir des amoureuses pour toujours ». Seule vertu ayant de quoi laisser perplexes ces bonnes gens, en tant qu’associée aux autres déjà mentionnées, c’est que cet élixir est : « des rats et des punaises / puissant destructeur » ! Cet amour de docteur veut même les remercier de leur accueil en leur faisant cadeau d’un écu... et, puisqu’il est né dans les environs, il est même prêt à leur faire un autre rabais ! Cela fait l’objet de sa Cabalette, incomparablement donizettienne de chaleur, de charme et de séduction... mais si fragile entre les mains d’un chef d’orchestre qui précipiterait cette valse débonnaire et campagnarde ! Le choeur commente la bonté du brave -et surtout habilehomme. Recitativo secco. Resté seul avec lui, Nemorino rassemble son courage pour utiliser « la science » et il demande au « Dottore » s’il possède « le breuvage d’amour / de la regina Isotta ». Perplexité de Dulcamara (pourtant non inculte puisqu’il vient de dire que sa « sacoche est le vase de Pandore »)... Duetto. Il débute lorsque Nemorino précise « le stupéfiant / élixir qui provoque l’amour... », et s’en déclare « distillateur » ! Prenant bien soin de 23 ne pas en préciser le prix, il attend que Nemorino révèle la somme qu’il possède sur lui et celle-ci se trouve être le juste prix de l’élixir ! L’orchestre traduit avec une grande fraîcheur l’exultation du jeune naïf qui ne se tient plus de joie, tandis que le docteur remarque à part en « sillabato » ou chant syllabique, typique de l’opéra bouffe, qu’il n’a jamais vu un tel nigaud. Inventant une fumeuse posologie quant à l’attente de l’effet, Dulcamara se laisse le temps de déguerpir, puis ajoute, dans un savoureux a parte : « (È Bordò, non elisir.) » Dans le livret de Scribe pour Auber, il est curieusement question de Lacrima-Christi, délicieux vin du Vésume, mais en Italie, la vigilante censure n’aurait probablement pas permis que l’on prononçât sur scène le Saint Nom du Christ, on s’est alors tourné vers le populaire vin français ! Ultime précaution du vieux renard, il demande à Nemorino de ne rien révéler car « écouler et vendre l’amour / est une affaire très délicate : / les autorités pourraient / s’en mêler quelque peu. » Dans la Stretta finale, Donizetti oppose génialement deux musiques : la réplique syllabique du docteur « Le sexe féminin tout entier / soupirera demain pour toi. », et la belle envolée passionnée de Nemorino, touchant de sincérité avec sa précision « Ah ! docteur, je vous donne ma parole / que je boirai pour une seule ». Finale Primo. a) Scena e Duetto nel Finale I°. Nemorino boit et trouve délicieux l’élixir qui lui redonne même l’appétit. Il s’asseoit sur un banc de l’auberge, tire de sa poche pain et fruits et se met à manger tout en chantant à gorge déployée. Apercevant Adina, il s’arrête de chanter puis se résout à ne pas l’importuner de ses soupirs -que reflète merveilleusement l’orchestre- car demain elle l’adorera ! Il reprend sa chanson, faisant l’indifférent. Un éclat de rire d’Adina provoque une tirade passionnée en rythme de valse : qu’elle exulte à présent, demain elle l’aimera ! Elle pense qu’il veut briser ses chaînes, mais elles lui pèseront d’autant plus, pense l’orgueilleuse Adina. Elle le félicite d’avoir si bien appliqué la leçon, oh ! un seul jour encore et il se dira guéri ! La stretta finale du duo reprend les paroles du passage précédent mais sur un rythme enjoué, et dans une belle alternance des deux voix. Les cadences finales du Duo sont interrompues par Belcore qui entre en chantonnant lui-aussi... b) Terzetto nel Finale I°. Adina trouve qu’il vient à point nommé, ce qui montre que l’indifférence affichée par Nemorino n’est pas de son goût... Elle accueille le sergent avec coquetterie au son d‘un délicieux arioso6 à la chaleur toute donizettienne. Le soldat parle de la date du mariage et Adina répond en regardant Nemorino : « Dans six jours. » Ce dernier éclate alors 6 Un arioso possède une véritable mélodie, et approche ainsi l’aria proprement dite. 24 d’un rire intégré à sa partition musicale. L’unique mouvement du Trio assemble l’espoir amusé de Nemorino et les deux réactions qu’il provoque : l’agacement du soldat et le dépit d’Adina. Un roulement de tambours interrompt le Terzetto : Giannetta, les paysannes et les soldats entrent ; on a apporté un message pour le sergent : ils doivent lever le camp le lendemain ! Déception générale du choeur : « Changer si souvent de garnison ! / devoir abandonner les amoureux(-euses) » ! Belcore propose d’avancer le mariage à... aujourd’hui (!). Pour répondre, Adina regarde Nemorino et voyant qu’il change probablement de couleur, accepte. Confiant dans les promesses du brigand de Dulcamara, le jeune homme la supplie d’attendre au moins le lendemain matin ! [c) Quartetto nel Finale I°] Sa grande phrase mélancolique lance le grandiose ensemble concertant, qu’un Donizetti certainement aux anges dut composer. Adina, credimi, te ne scongiuro... - Adina crois-moi, je t’en conjure non puoi sposarlo... te ne assicuro... - tu ne peux l’épouser... je t’en assure aspetta ancora... un giorno appena... - Attends encore... un jour à peine... un breve giorno... io so perché. - un bref jour... je sais pourquoi. Domani, o cara, ne avresti pena ; - Demain, ô ma chère, tu en aurais de la peine ; te ne dorresti al par di me. - tu en souffrirais autant que moi. Lui répond une phrase plus hachée et soutenue par des pizzicati exprimant la colère contenue de Belcore : Nemorino peut remercier le ciel d’être fou ou ivre. L’orchestre soupire à nouveau : Adina reprend la phrase de Nemorino et prie le sergent de pardonner à cet inconscient s’imaginant qu’elle doit l’aimer, parce qu’il délire d’amour pour elle... Elle ajoute à part qu’elle veut se venger et le faire tomber à ses pieds ! Giannetta et le choeur se moquent du pauvre garçon qui veut entrer en compétition avec « un sergent, / un homme du monde » . L’ensemble prend son envol et atteint peu à peu un sublime point culminant, merveilleusement ciselé par Donizetti, véritable "Dottore" en la matière. Adina veut avertir le notaire, Belcore invite Giannetta et les autres filles du village. Nemorino est désespéré : Adina se moque de lui et en fait la risée de tous, le sergent le méprise... Implacable et cruelle, elle glisse à part « (Tu vas me le payer.) », juste avant l’attaque de la joyeuse Stretta finale (d) qui emporte tout sur son passage, mais le moment reste dramatique car le pauvre Nemorino appelle éperdument « Dottore, pietà ! » . Un chaleureux et typiquement donizettien crescendo de l’orchestre sert de liaison avant la reprise de la Stretta, puis revient forte en conclusion de ce finale génialement bouffe et dramatique à la fois. 25 ACTE SECOND Premier tableau - « Intérieur de la ferme d’Adina. D’un côté, une table dressée à laquelle sont assis Adina, Belcore, Dulcamara et Giannetta. Les villageois, debout, boivent et chantent tandis que les musiciens du régiment, montés sur une sorte d’estrade, font retentir leurs cuivres. » Marcia e Coro. Une joyeuse marche paysanne commence d’emblée le second acte mais un tempo trop rapide ou sec et cassant (comme le veut la mode actuelle de notre fin de siècle) en briserait le « charme-couleur locale », comme l’expliquait le Maestro Gavazzeni. Le choeur porte un toast aux fiancés, Belcore déclare que « la femme et le verre » sont la compensation de tous les maux, mais Adina Décor de l'intérieur de la ferme d'Adina, à la création de regrette de ne pas jouir de la l'opéra (décor de A. Vigano) présence de Nemorino. Scena e Barcaruola. Le Dottor Dulcamara propose à l’assemblée une « canzonetta » toute récente ; il tire quelques livrets de sa poche et en donne un à Adina. L’air s’intitule : La Nina gondoliera e il senator Tredenti et raconte l’offre de mariage que le riche sénateur « Trois-Dents » propose à la jeune et belle batelière Nina. Elle se dit honorée mais ne peut accepter à cause de la différence sociale et d’un certain Zanetto qu’elle aime. Le sénateur lui conseille de prendre l’or plutôt que l’amour car « l’un est léger et s’envole ; / tandis que l’autre pèse et demeure toujours ». Le choeur reprend le thème en félicitant le docteur de son choix. La musique de cette barcarolle est irrésistible de charme piquant, avec son rythme à deux temps bien marqués, mais comme pour la marche précédente, souffre mal une précipitation de tempo lui retirant toute bonhomie et naïveté. Elle devait du reste agréablement résonner aux oreilles de Donizetti, puisqu’il la choisit pour conclure son opéra, comme on le verra alors. Recitativo secco e Coro generale. Belcore interrompt le chant car le notaire vient d’arriver, mais au moment d’aller signer l’acte de mariage, le sergent voit passer un « nuvoletto » , un petit nuage dans le regard de sa 26 « Belle Vénus »... C’est que Nemorino n’a toujours pas paru, rendant ainsi sa vengeance incomplète. Belcore affirme que le temps presse et tout le monde sort en reprenant la fort sympathique marche-brindisi qui ouvrait l’acte. Recitativo secco. Resté seul, le docteur se remet à table, méditant sur le plaisir des fêtes nuptiales dont la satisfaction majeure est constituée par « l’aimable vue du banquet. » Nemorino a vu le notaire et c’est ce qui le désespère. Dulcamara résume la solution en un mot : l’élixir ! L’espoir renaît en Nemorino mais il s’aperçoit qu’il n’a plus le sou. Imperturbable, le charlatan ne sait que lui conseiller de revenir... dès qu’il en aura. Il est à la « Pernice »... pour un quart d’heure encore. Scena e Duetto. Alors que Nemorino s’est jeté sur un banc, Belcore entre en méditant une sorte de vérité première : « La femme est un animal vraiment extravagant », car si Adina l’aime et se montre heureuse de l’épouser, elle n’en a pas moins différé la cérémonie jusqu’au soir ! Nemorino se désespère encore plus en voyant entrer son rival, et ce dernier, remarquant son accablement, lui en demande la cause. Apprenant qu’il s’agit d’argent, il lui conseille de devenir soldat et il recevra vingt écus. Ces mots de « Venti scudi ! » répètés par un Nemorino émerveillé, marquent le début d’un duo sympathique au point d’être parfois choisi au concert et pour des récitals enregistrés sur disques. Belcore parle de gloire ou d’amour mais Nemorino se lance à part, dans une tirade passionnée mettant en balance ce qu’il doit quitter, et le moyen d’obtenir l’amour d’Adina. En contrepoint de cette superbe phrase musicale, Belcore détaille en chant syllabique les attraits de la piquante vie militaire et Donizetti unit ainsi à merveille le chant de deux personnages qui ne se comprennent pas. Nemorino se hâte de signer le papier que lui présente le sergent et s’apprête à voler vers le docteur Dulcamara. Belcore lance la Stretta en félicitant la recrue sur un rythme martial qui s’accélère lorsqu’il se félicite, à part, d’avoir fait engager son propre rival. La phrase de Nemorino, plus tourmentée et touchante, reflète son inquiétude et son espérance : Belcore ne saurait imaginer ce que cette somme devrait lui permettre. Aucun trésor ne lui sera supérieur s’il réussit à se faire aimer ! Second tableau - « Une cour rustique ouverte au fond. » Coro. Une musique à la fois mystérieuse et malicieuse introduit Giannetta et les paysannes. Elle leur révèle avec prudence une nouvelle qui ne peut pas encore être répandue et qu’elle tient, en toute confidence, du colpor27 teur... L’oncle de Nemorino est décédé et lui a laissé un considérable héritage mais il ne faut pas le dire. Les paysannes acquiescent avec sérieux mais, comme pour les démentir gentiment, Donizetti fait jouer forte la conclusion orchestrale de ce charmant morceau. Quartetto. Nemorino entre, et sa phrase musicale évoquant avec une pointe d’ironie une démarche peu sûre nous renseigne avant ses paroles. Il a « bu abondamment » de « l’admirable élixir », ce qui signifie que ce brigand de Dulcamara a donc réussi à placer une dernière bouteille de bordeaux. Les violons traînent sur leurs phrases comme Nemorino qui appuie trop sur les mots. Voici que ces demoiselles qui s’étaient retirées à part se rapprochent et le saluent avec déférence... lui trouvant l’air d’un monsieur. Ignorant l’affaire de l’héritage, la conclusion logique s’imposant à son esprit est facile à déduire : « c’est l’oeuvre / de la magique liqueur. » Surviennent Adina et Dulcamara « étonnés de voir Nemorino courtisé par les villageoises », et vont même jusqu’à préciser une didas-calie du livret original. La musique s’accélère, Nemorino jubile tandis que Dulcamara avoue tomber des nues, et qu’Adina se révèle, piquée au vif. Les jeunes paysannes se font plus pressantes et commencent même à se chamailler pour danser avec Nemorino au bal qui vient d’être ouvert, à l’ombre. Au docteur de se demander naïvement : « Serais-je vraiment le possesseur / d’un philtre magique ? ». C’est qu’il lui faut bien constater la situation de Nemorino : « Misericordia ! con tutto il sesso ! (avec toutes les femmes !). Lorsqu’enfin Adina, elle-aussi, interpelle Nemorino, le docteur lâche un stupéfait « Ma tutte, tutte ». Elle commence à lui dire que son engagement est une erreur mais ce Quatuor contrasté en arrive à la Stretta, lancée par Nemorino qui dit savoir ce que lui veut Adina... laquelle éprouve un instant les palpitations d’un coeur qui aime ! Désorientée et dépitée, elle se sent punie de sa « froideur », obligée d’aimer celui qui la méprise. Dulcamara se persuade de plus en plus de la valeur de son produit et voit pleuvoir les sequins. Giannetta et le coeur remarquent qu’Adina s’imagine recevoir l’hommage de tous les hommes du village, mais Nemorino sera « un os dur à ronger » ! Elles l’entraînent vers le bal. Recitativo secco e Duetto. « Comme il s’en va content ! », remarque Adina. Le docteur s’en attribue tout le mérite : « Io distillo il piacer, l’amor lambicco / come l’acqua di rose » (Je distille le plaisir, je distille l’amour / comme l’eau de rose). Pour traduire cette jolie formule, il nous faut utiliser deux fois le verbe « distiller » car le verbe « lambiccare », pourtant avec la même racine qui donnera notre « alambic », n’a pas d’équivalent en français. L’incrédule Adina repousse les certitudes du vieux charlatan 28 La basse Giuseppe FREZZOLINI qui créa en 1832 à Milan le rôle de Dulcamara La réputée soprano Fanny TACCHINARDI PERSIANI (1812-1876) dans le rôle d'Adina avec le baryton non moins connu Antonio TAMBURINI, (1800-1876), dans celui du sergent Belcore, deux fidèles interprètes de « L'Elisir d'Amore ». 29 En costume d'Adina, la soprano Fanny TACCHINARDI PERSIANI (1812-1867) Un « Elixir »... comme on n'en distille plus aujourd'hui, sauf au Métropolitan Opera de New-York dans sa nouvelle production d'octobre 2012 avec Anna Netrebko dans le fameux rôle d'Adina ! Le jeune PAVAROTTI au Met de New-York en Nemorino 30 Sur l'affiche du film d'Amleto PALERMI de 1941, sur l'œuvre de DONIZETTI accompagné de la musique de « L'Elisir d'Amore », on voit, dans l'encadré, la colorature Margherita CARIOSO (1908-2005) avec l'acteur de cinéma Armando FALCONI (1871-1954). Ci-dessus : Margherita CARIOSO (affiche - film de PALERMI) À gauche : Sur cette autre affiche d'un film réalisé en 1947 par Mario COSTA, on distingue le glorieux baryton-basse Tito GOBBI (1913-1984), qui tient le rôle du sergent Belcore. En exergue, sur le haut de l'affiche, on peut lire : « Da un' opera deliziosa, un delizioso film » ce qui se traduit par « Tiré d'un opéra délicieux, un film délicieux ». 31 Le décor de l'Acte 1 de « L'Elisir », réalisé par Alessandro SANQUIRICO, représente la façade de la ferme de la riche Adina. Maquettes Costumes Dominique BURTÉ Adina Belcore Dulcamara Nemorino 32 mais reste tout de même frappée lorsqu’elle entend nommer l’élixir de « la regina Isotta ». Il explique ensuite que Nemorino lui en fit la requête pour obtenir l’amour « de je ne sais quelle cruelle... ». Ces mots semblent frapper la coquette : « Il aimait donc, lui ? ». Retournant à juste titre le couteau dans la plaie, Dulcamara poursuit : « Il languissait, soupirait / sans une ombre d’espérance ; et, pour avoir / une goutte du remède magique, / il vendit sa liberté, se fit soldat. » Adina réalise enfin, avoir tourmenté « un si noble coeur » et [a)] commence le duo par une phrase d’une grande mélancolie, se demandant quelle femme va-t-il choisir. En contrepoint, Dulcamara glisse en chant syllabique ses répliques malicieuses sur les éventuelles conquêtes de Nemorino et le fait qu’Adina aussi a besoin de l’élixir. b) Sur un délicieux arioso, Dulcamara remarque qu’Adina est « cotta », sympathique expression signifiant « cuite », c’est-à-dire amoureuse au premier degré, et il lui propose un remède qui amènera mille soupirants à ses pieds... Mais elle n’en veut qu’un. Nierait-elle la valeur de son fameux produit ?, s’enquiert-il avec hauteur. Elle affirme respecter l’élixir mais en posséder un supérieur qui lui ramènera Nemorino... Force est au docteur de reconnaître, à part bien sûr, qu’elle est trop rusée pour lui. c) La charmante stretta qui commence alors, place encore génialement deux réactions en parallèle : la malice d’Adina et la résignation amusée du docteur, reconnaissant la puissance de la séduction féminine. Adina détaille donc, sur un piquant rythme de 2/4 : « un sourire », « une tendre oeillade », bref : « La ricetta è il mio visino, -la recette est mon minois in quest’occhi è l’elisir.- en ces yeux est l’élixir. » Le mot « ricetta » est fort bien choisi car il ne signifie pas seulement, en italien, la « recette » ou le « procédé », mais aussi la prescription médicale, l’ordonnance ! En chant syllabique, le docteur, filant la métaphore d’Adina, admet : « cette bouche aussi belle est de l’amour, l’épicerie : tu as alambic et fourneau » 7 Le charme n’opère plus dans une version plus grave (sol mineur) et paraît-il autographe de 1846. La seconde strophe comporte des variations et des cadences nouvelles qui s’éloignent de la sublime mélodie, d’autre part, dans l’enregistrement réalisé par Roberto Alagna [http://www.youtube.com/watch?v=3yEr8NYxN98], le chef Pidò adopte un tempo rapide retirant toute atmosphère lunaire et d’abandon, et qui "bâcle" l’air en fait ! C’est le cas dans l’enregistrement du Teatro Donizetti de Bergame, réalisé le 14 octobre 1961 avec le grand « Pippo », surnom affectueux de Giuseppe Di Stefano, et l’estimable Renata Scotto. Dans son texte d’accompagnement de l’enregistrement intégral Deutsche Grammophon de 1986. 33 ... Il ne lui reste plus qu’à reconnaître la supériorité de la « briconcella », charmant terme signifiant petite coquine espiègle ; puis il soupire : « Ah ! Je voudrais changer pour les tiens / mes flacons d’Elixir. » Ce délicieux Duetto, piquant mais tendre et "sucré" -n’avons-nous pas démontré que le "Dottor Donizetti" distillait, lui, une sorte d’asti spumante ?- est suivi, sans besoin de scena ou de récitatif, de la célébrissime Romanza ? Romanza. L’admirable thème, si mélancolique mais si simple et touchant, est introduit par le basson, et les commentateurs s’accordent à dire que c’est la première fois que l’introduction d’une importante mélodie était confiée à cet instrument. Cette « furtiva lagrima », non tarie depuis 1832, n’est pas versée par Nemorino, mais c’est lui qui l’a vue poindre aux yeux d’Adina. Comme elle semblait envier les joyeuses paysannes ! Nemorino termine la première strophe en constatant : « Que vais-je chercher de plus ? / Elle m’aime, je le vois ». La seconde strophe est un doux rêve de bonheur : « confondre un instant / mes soupirs avec ses soupirs » ... (Et Donizetti précise ici sur la partition : « PP smorzando », c’est-à-dire : pianissimo-diminuer). A ce point : « Ciel, on peut mourir ; / Je ne demande rien de plus. » Et les violons éthérés reprennent le point culminant de la romance pour les dernières cadences : « On peut mourir d’amour ». Le basson revient pour sertir délicatement ce merveilleux joyau, essence du romantisme en musique. Plus qu’une mélancolique mélodie soupirant après ce que le personnage n’a pas, cette Romance est un soupir de bonheur. On ne peut, à ce propos, qu’être frappé par la profonde réflexion de William Ashbrook, l’autre second plus important biographe de Donizetti, remarquant que dans le Concertato du Finale I° et dans cette Romanza, « Donizetti, plutôt que d’illustrer objectivement les émotions de son personnage, présente l’essence même de ces émotions. » L’abandon et la suavité inégalés de Beniamino Gigli ou de Carlo Bergonzi furent suivis de l’incomparable soleil de Luciano Pavarotti : voilà ce que notre époque put offrir de meilleur. Il peut paraître difficile de revenir sur terre pour achever l’opéra, d’autant qu’une belle marée d’applaudissements et de requêtes de bis viennent souvent interrompre la représentation ! Recitativo secco. On pratique parfois la coupure de ce bref récitatif et il incombe alors à la pauvre interprète d’Adina de « raccrocher » : le chef prolonge l’accord sur lequel elle doit chanter... avec une hésitation accrue lorsque le public réclame un bis qui ne sera pas accordé. 34 Nemorino est déterminé à « faire l’indifférent » tant qu’elle ne s’expliquera pas (l’elisir ou le bordeaux semble lui avoir donné un peu plus de jugement). Il déclare ne plus savoir où il en est tant les femmes, « jeunes et vieilles, / belles et laides », le désirent pour mari. « Et toi ? », interroge Adina, mais il déclare ne pas vouloir se décider pour l’instant. Lorsqu’elle lui demande de lui prêter attention, il glisse, à part, un éloquent : « Ah ! Ah ! nous y sommes ». Scena ed Aria. La rusée Adina ne se dévoile pas encore et lui demande pourquoi voulait-il partir ; poursuivant le marivaudage, Nemorino prétexte le désir d’améliorer son sort. Adina lui déclare avoir racheté à Belcore le « fatal contrat » car « ta personne... / ta vie nous sont chères... » On appréciera les points de suspension et le « nous » ! D’abord étonné, Nemorino met tout cela sur le compte de l’amour qui fait son oeuvre. Commence alors la délicieuse cavatina d’Adina qui lui tend le papier : « Prendi : per me sei libero » , avec l’ambiguïté du mot « per » signifiant « par » aussi bien que « pour » : prends, par / pour moi tu es libre. Ambiguité car Adina ne lui saute pas au cou mais lui demande tendrement de rester dans son pays natal, où « tous » (!) l’aiment. Il n’est pas de destin si négatif qui ne change un jour, lui qui est « saggio, amoroso, onesto » ne sera pas toujours malheureux ; avec encore une ambiguïté commode pour Adina, car « amoroso » signifie certes « amoureux », « jeune premier », mais ici plutôt « aimable ». Ce qu’il y a de sublime dans ce passage, c’est que toutes les précautions oratoires d’Adina sont démenties par Donizetti qui, lui, distille une mélodie éthérée au possible et imprégnée d’amour ! La flûte introduit le thème puis se tait et la mélodie est à peine soutenue par les pizzicati des violons et quelques accords légers des cordes. Dans ce murmure d’amour contenu et si délicatement avoué, Donizetti-Dulcamara réussit à placer une phrase descendante passionnée à la flûte sur les paroles « Non, non, tu ne seras pas toujours ainsi », un sommet irrésistible de la cavatine. Il faut entendre une Renata Scotto interpréter cette mélodie, avec sa fabuleuse maîtrise du souffle et son phrasé exemplaire, et lorsque l’orchestre est tenu par le Maestro Gavazzeni, on touche l’état de grâce ! La fin de la cavatina est liée à la scena successive : Adina dit adieu à un Nemorino interloqué qui réussit à demander si elle n’a rien d’autre à lui dire. Face à la réponse négative de Adina, il s’exclame : « Puisque je ne suis pas aimé, / je veux mourir soldat ». Touchée, Adina finit par lui avouer qu’elle l’aime, accompagnée par un long crescendo orchestral conduisant à sa cabaletta : « Oublie ma rigueur ; je te jure un amour éternel ». Se libérant enfin de mille contraintes de principe et de (mauvais) caractère, Adina 35 défoule sa déclaration avec force vocalises, certes justifiées mais un peu répétitives, et il en va de même pour les cadences finales. L’auditeur critique pourrait émettre ici l’unique réserve quant à une partition en tout point magnifique, sans paraître injuste envers son créateur, car Donizetti lui-même devait être insatisfait de cette cabalette, comme le montrera le petit feuilleton que nous rapportons après le finale de l’opéra. Finale II°. La marche de Belcore retentit en raccourci. Il entre avec ses soldats, stupéfait de présenter les armes... à son rival ! Adina lui désigne son époux et le sargente Belcore fait contre mauvaise fortune (assez) bon coeur. D’ailleurs, il a cette consolation destinée à ne pas lui faire perdre la face : « Le monde est plein de femmes / et mille et mille en obtiendra Belcore. -Que vous donnera cet elisir d’amore. », termine Dulcamara, qui, lui, ne perd pas une occasion de vendre ! (il entre avec tout le village). Une coupure lui fait parfois attaquer là sa romance finale mais la scena se poursuit par la révélation (par Dulcamara, ô malheureux secret !) du fabuleux héritage de Nemorino. Il s’en attribue tout le mérite car cet « élixir surhumain peut en un moment, / non seulement remédier au mal d’amour / mais enrichir les "fauchés". » Exclamation générale d’admiration et le Dottor Dulcamara attaque le premier de ses trois couplets finaux. Donizetti choisit curieusement, mais à juste titre, de lui faire reprendre la musique si fraîche et piquante de la Barcaruola du début de l’acte II. Le texte est également plein de malice et d’esprit car l’on assiste à un nouveau catalogue des bienfaits de L’ Elisir. « Ei corregge ogni difetto / ogni vizio di natura. » Il corrige chaque défaut, chaque vice de la nature, embellit la plus laide créature, « C’est un somnifère excellent pour les vieilles et les jaloux ». Autre attribut, plus piquant : « Svegliarino è per l’amore / più potente del caffè » : le verbe « svegliare » signifiant « éveiller », on y ajoute le gentil diminutif « -ino » qui en fait un nom et on obtient quelque chose comme : « Il est pour l’amour, "un gentil petit stimulant" plus puissant que le café » ! Pendant ce temps, le choeur s’arrache les flacons, bien entendu. Le carrosse du docteur est arrivé sur la scène, il y monte pour chanter l’ultime couplet : « Chéris et favorisés par les étoiles, Je vous laisse un grand trésor : Tout est en lui, santé et belles femmes, Allégresse, chance et or. De l’ami Dulcamara Qu’il vous fasse vous souvenir ». 36 Tous reprennent la joyeuse mélodie mais si Nemorino dit naïvement : « Je lui dois ma chère aimée. », Adina ajoute : « Par lui seul je suis heureuse », et comme elle est loin d’être ingénue, force est de reconnaître nous aussi, pour cette histoire, le pouvoir du « Gran Dottore Dulcamara » ! On entend à peine les imprécations dépitées de Belcore qui souhaite verser à la voiture du « Ciarlatano maledetto ». La liesse est générale, bon enfant mais pure comme l’air de la campagne et tendrement sentimentale : « Viva il grande Dulcamara, La perle des docteurs ! Avec la santé, avec des trésors Puisse-t-il bientôt nous revenir ! » Le serviteur de Dulcamara sonne de sa trompette, le carrosse s’ébranle, tous secouent leur chapeau et le saluent. L’apothéose monte plus encore grâce à la direction "bergamasque" du Bergamasco Maestro Gavazzeni qui, sans trahir l’allegretto inscrit par son concitoyen Donizetti sur la partition, ralentit le tempo pour le troisième couplet, le conduit d’une manière plus souple et plus élastique, tandis que les violons jouant un peu plus staccato, se font plus incisifs. Le maximum d’expressivité semble alors atteint, alors que l’ironie, l’esprit et le bonheur se marient dans un souffle on ne peut plus romantique. INSOLITE L’interminable aigu final de « L’Elisir » de Metz 2000 ! On assiste parfois à de petites variantes spectaculaires, selon les possibilités des chanteurs, qui veulent particulièrement briller ou qui participent au bonheur d’exécuter une telle musique, bonheur qu’ils transmettent du reste au spectateur ravi. C’est rare dans L’Elisir d’Amore et l’imposante discographie de l’opéra ne semble rien révéler de particulier... Mais à Metz, en ce lointain vendredi 31 mars 2000, l’insolite devait couronner le finale que nous venons de décrire. La soprano Sharon Coste et le ténor Laurent Koehl, comme pour se consoler de n’avoir ni l’un ni l’autre à chanter l’air final -chose curieuse et tout à fait inhabituelle dans l’opéra italien de l’époque- se lancent à l’unisson dans un interminable suraigu final, nulle part ailleurs entendu, et pour la plus grande joie du public. 37 DILEMME La nouvelle Scena e Aria di Adina ou les exécutions actuelles, iraient-elles contre la volonté du compositeur ? Auteur de l’édition critique de l’opéra, le Maestro Alberto Zedda rappelle que le manuscrit autographe du premier acte se trouve au Conservatoire de Naples, tandis que celui du second acte est curieusement séparé, et conservé au Museo Donizettiano de Bergame. D’autre part, ce manuscrit de Bergame se révèle incomplet, des pages ayant été arrachées après la célèbre Romanza « Una furtiva lagrima » et donc au moment de l’air d’Adina. Parallèlement à ces manuscrits, la Bibliothèque nationale de Paris possède l’autographe d’un autre air pour Adina (!) suivi de l’indication de se reporter au « spartito vecchio », à la « partition vieille » ou originale, pour la fin de l’opéra. Le Maestro Zedda en déduit que Donizetti avait emporté le second acte autographe avec lui à Paris, puisque par cette indication il y renvoyait le copiste. Il s’y trouvait en effet, en 1838-39, pour superviser une production de son Roberto Devereux révisé (!), ainsi que la première française de L’Elisir (également révisé) au Théâtre-Italien. Il entendait donc, non pas écrire un air alternatif, mais opérer une substitution, retirant purement et simplement la version originale de la partition. Le Maestro Zedda précise enfin que de l’Aria originale d’Adina, seule la cabaletta fut arrachée et il en déduit que Donizetti, en maintenant la cavatine originale « Prendi, per me sei libero » dans la partition, ne devait pas être convaincu qu’elle devait être supplantée par la nouvelle. Le texte est le même (« Prendi, per me sei libero ») mais c’est à la clarinette, à l’irrésistible clarinette romantique qu’incombe la tâche de présenter le thème de la nouvelle cavatine... qui se trouve être une magnifique déclaration empreinte de mélancolie romantique, autant que la cavatine originale était rêverie éthérée, tout aussi romantique d’ailleurs... c’est dire la difficulté du choix du morceau ! La cabalette est vraiment comme le dit Alberto Zedda, « délicieuse et fraîche », et ses vocalises plus rares et naturellement distribuées que celles, plus systématqiues, de la cabalette originale. Le texte insiste sur le fait que le trop grand bonheur : l’« eccesso di contento » est difficilement exprimable avec des paroles. 38 Cette version nouvelle et superbe de l’air fut interprétée pour la première fois à notre époque (septembre 1987) au Teatro Donizetti de Bergame, par le soprano Denia Mazzola. La question demeure : le Destin ayant empêché Donizetti, infatigable réviseur de ses œuvres, de clairement établir qu’il voulait remplacer l’ancienne aria par la nouvelle, que doit-on exécuter aujourd’hui ? À PART ENTIÈRE Une autre variante pour l’air d’Adina... Le musicologue américain Philip Gossett signale d’autre part, qu’au cours de l’été 1842, Donizetti avait également remplacé cette cabaletta de Adina pour Eugenia Tadolini devant chanter le rôle à Naples. On connaît, et même trop bien selon Gossett, la nouvelle cabaletta « Oblia le tue pene » car elle est devenue la partie de Norina (« Via, caro sposino ») dans la stretta de son duo avec Don Pasquale ! Peu importe, cette substitution agrée par l’auteur, et réalisée comme toujours à juste titre, peut encore être effectuée de nos jours car cette fraîche et piquante valse délicieuse, non seulement convient à merveille pour traduire l’aboutissement d’un bonheur, en l’occurrence celui d’Adina, mais mérite en plus de devenir un air à part entière ! ... et un nouvel avatar pour ce même air... Cette fois l’opération n’est pas de la main du Maître de Bergame mais seulement de celle d’un mari désireux de faire plaisir à sa femme. Charles de Bériot, époux de Maria Malibran, se permit de substituer à la cabalette d’Adina, la valse "Nel dolce incanto" de sa composition. Le morceau, certes agréable, ressemble de loin au style chaleureux et caressant de Donizetti. En fait, il ne se trouve pas vraiment en harmonie avec l’atmosphère donizettienne, précisément, en ce qu’il présente une ostentation et une "immédiateté sucrée", pour ainsi dire, bien moins raffinées et plus dans la manière des frères Ricci. La musique du morceau demeure un peu extérieure à tout sentiment (même à « l’extase du plaisir » dont parle le texte !) et transpire trop la volonté de mettre en valeur les dons de l’interprète... en l’occurrence la Señora Malibran ! ... ou encore la Signora Sutherland, dont l’époux-chef d’orchestre renouvela l’opération dans son enregistrement intégral de 1970 avec Luciano Pavarotti ! 39 LES INCONTOURNABLES DE LA DISCOGRAPHIE Parmi plus de cinquante enregistrements (studios, "pirates" et bandes video confondus), il faut s’y retrouver, et surtout pour le non-spécialiste, désireux en premier lieu d’accéder à une distribution non seulement homogène mais rendant justice au chef-d’œuvre. Il est inutile de répéter ici la longue -et d’ailleurs peut-être pas exhaustiveliste du "site Internet" Operone : http://www.operone.de/opern/elisirdamore.html En revanche, quelques noms demeurent garants d’une interprétation au service de l’œuvre et du compositeur. D’abord les plus grands chefs-d’orchestre pour L’Elisir : Gianandrea Gavazzeni, la souplesse, la bonhomie et la poésie incarnées. Francesco Molinari Pradelli : le théâtre avant tout. Du côté des deux interprètes principaux : - Nemorino : ou une fraîcheur de timbre unique, doublée d’une fougue spontanée d’interprétation. Le velours d’un timbre sans égal : Beniamino Gigli, un peu rejoint par Carlo Bergonzi par la suite. En l’absence d’intégrale, on doit se contenter de la romance du plus élégant et impeccable des ténors : Tito Schipa. Enfin, Luciano Pavarotti, le soleil limpide et la sobriété d’un timbre incomparable, le chant à l’état pur. - Adina : Le choix est possible entre le soprano colorature à la voix ronde, magnifié par Joan Sutherland, ou le soprano lyrique à la voix plus "accrocheuse", comme Renata Scotto, au timbre incisif. Entre les deux, la pulpeuse voix de Mirella Freni comble l’oreille, délicieuse comme la musique qu’elle interprète. Quel que soit le choix, l’élixir ainsi distillé ne saurait être affadi ! « Da un’ opera deliziosa, un delizioso film... » Sait-on encore aujourd’hui que le cinéma a voulu lui-aussi s’enivrer d’Elisir d’Amore ? 40 Benjamino GIGLI (1890-1957), au ténor puissant et velouté, fut un des plus suaves Nemorino. Le ténor Giuseppe di Stefano (1921-2008), avait un timbre d'une fraîcheur incomparable et fut un des plus fougueux et spontané Nemorino de son époque Le jeune Luciano Pavarotti en Nemorino : le soleil limpide d'une voix inégalée… La fameuse soprano colorature des années 1930-1950, Margherita CARIOSO (1908-2005), qui fut Adina aux côtés du ténor Tito SCHIPA (1888-1965), dans le rôle principal de Nemorino. 41 On relève ainsi la production de deux films respectivement tournés en 1941 et 1946. Le premier, réalisé par Amleto Palermo, comporte l’Adina du célèbre soprano colorature Margherita Carosio. Le second, tourné par Mario Costa, a, comme interprètes, le soprano Nelly Corradi, le ténor Gino Sinimberghi, le baryton Tito Gobbi et la basse Italo Tajo, l’orchestre et les choeurs du « Teatro dell’Opera di Roma » étant dirigés par Giuseppe Morelli. Parmi les jeunes paysannes amies de Giannetta et d’Adina, figurent rien moins que de futures grandes vedettes nommées Silvana Mangano et Gina Lollobrigida ! Et les jolies affiches colorées du film, comportaient en exergue cette phrase charmante : « Da un’opera deliziosa un delizioso film... » : tiré d’un opéra délicieux, un film délicieux... Enfin, à l’occasion de la production de L’Elisir au Teatro Regio de Turin, on a rappelé8 comment, « en 1951, dans son film Bellissima, Luchino Visconti utilisa comme colonne sonore, précisément des motifs de L’Elisir et, avec une grande ironie, affubla le metteur en scène-charlatan qui trompe la Magnani précisément, du thème musical de Dulcamara. » Le metteur en scène en question fait croire à une pauvre Romaine, idéalement incarnée par la grande Anna Magnani, que sa fille « bellissima », précisément, peut être artiste... Yonel BULDRINI Médaille d’honneur Gaetano Donizetti de la Ville de Bergame Membre et Correspondant pour la France de la Fondazione Donizetti de Bergame 8 http://www.teatroregio.torino.it/stagione/opera-balletto/l%E2%80%99elisir-d%E2%80%99amore 42 LES ARTISTES Dans les coulisses de la distribution... L’Elisir d’Amore, opera-comica en deux actes est donné dans une nouvelle production de l’Opéra-Théâtrte de Metz Métropole en coproduction avec l’Académie de Scénographie de Venise. DIRECTION MUSICALE ET MISE EN SCÈNE Aux manettes de l’Orchestre National de Lorraine, Benjamin Pionnier, directeur artistique et directeur général de la musique à l’Opéra national de Slovénie à Maribor depuis un an, a étudié le chant, la direction chorale, la contrebasse, le piano où il se perfectionna auprès de Brigitte Engerer, et la direction d’orchestre où il eut notamment comme professeur, Robert Houlihan (qui fut, à Metz, directeur de l’Harmonie municipale et qui conduisit l’Ensemble instrumental à la fosse de l’Opéra-Théâtre). Premier prix de direction, Benjamin Pionnier est lauréat du Concours du Collège royal de musique de Manchester. Il participa à un cycle de master-classes à travers l’Europe. Conseiller artistique à l’Opéra de Nice de 2006 à 2010, il a pris part à plusieurs festivals de musique en France notamment. Il a dirigé de nombreuses œuvres lyriques au Théâtre du Bolchoï, au French May de Hong Kong, ainsi que sur maintes scènes lyriques françaises, de même que des programmes symphoniques (Mulhouse, Montpellier, Nancy). Ses prochains engagements le conduiront à Séoul pour Carmen, à La Plata pour Pelléas et Mélisande, à Gènes pour Les Noces de Figaro, à Florence pour Orphée aux Enfers, à Pise pour Tosca, etc... *** La mise en scène de L’Elisir d’Amore est confiée à Joel Lauwers, né à Bruxelles d’une famille musicienne. Après une carrière d’artiste peintre, spécialiste de l’aquarelle figurative inspirée des impressionnistes, il change de carrière et sera régisseur de scène à Bruxelles, avant de devenir metteur en scène. Il y montera Idoménée, ainsi qu’à Dublin, Les Contes d’Hoffmann, Salomé, puis Les Noces de Figaro. A Dublin, c’est au cours d’une représentation de Salomé, que l’équipe théâtrale d’Ali Baba lui 43 propose la mise en scène d’une comédie musicale, par laquelle il sortira de son répertoire habituel. Il utilisera les techniques propres à l’opéra contemporain pour en réaliser un spectacle non conventionnel et à la fois populaire et de qualité. La scénographie de L’Elisir est assumée par Poppi Ranchetti, les lumières réglées par Patrick Méeüs, et les costumes taillés par Dominique Burté, responsable de l’atelier de confection de l’Opéra-Théâtre. LA DISTRIBUTION VOCALE De Nemorino... Le rôle principal du jeune villageois qu’est Nemorino est tenu par le célèbre ténor messin Florian Laconi, qui y a étudié l’art dramatique et fut comédien avant d’aborder la mise en scène. Il étudie ensuite le chant avec Michèle Command, Gabriel Bacquier et Christian Jean. Lauréat du Concours des Voix Nouvelles en 2002, il sera nominé aux 13èmes Victoires de la Musique classique en 2006, dans la catégorie « Artiste lyrique de l’année ». Il a contribué à de nombreuses distributions à l’Opéra-Théâtre de Metz et incarna, en juin dernier, le rôle-titre de Faust de Gounod dans la mise en scène de Paul-Emile Fourny. Laconi à chanté sur les principales scènes françaises, d’Avignon, Toulouse, Nice, Massy, Marseille, SaintEtienne, ainsi qu’à l’Opéra Bastille, à l’Opéra-Comique à Paris, à l’Opéra de Monte-Carlo, ainsi qu’a divers festivals, dont Antibes, Auvers-sur-Oise, Saint-Céré, aux Chorégies d’Orange, mais également à Los Angelès, Liège et Hong-Kong. Il a chanté aux côtés d’artistes célèbres tels que Rolando Villazon, Carlo del Monaco, Roberto Alagna, Anna Netrebko, Bryn Terfel, Alain Fondary, Béatrice Uria Monzon.... ... à Adina... La soprano Chiara Skerath. Cliché : Gerardo Garciacano Le rôle principal féminin de L’Elisir d’Amore, Alina, riche propriétaire fermière, est tenu par la soprano originaire de Suisse, Chiara Skerath. C’est la première fois qu’elle se produit à l’Opéra de Metz. Elle entame ses études musicales par le violon et le chant à Louvain en Belgique, intègre une classe de chant au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et étudie auprès de Claudia Visca à l’Universität für Musik 44 darstellende Kunst de Vienne. Elle a débuté dans le rôle de la Princesse de L’Enfant et les sortilèges de Ravel et dans celui de Nella de Gianni Schicchi de Puccini. Elle fut, en 2010/11, Sylvia dans L’Isola disabitata de Haydn au Kammer Oper de Vienne et incarna le rôle de Anna Reich dans Les Joyeuses commères de Windsor de Nicolaï au Stadttheater de Berne où elle fut déclarée « Révélation à 23 ans ». Après avoir été Suzanna et Barbarina dans Les Noces de Figaro, au festival d’opéra de Klosterneuburg, elle fera ses débuts à l’Opéra royal de Wallonie, retournera au Stadttheater de Berne dans Despina de Cosi fan tutte de Mozart. La jeune soprano a remporté plusieurs prix, au Concours internationl du Belvédère en 2010, puis le prix Jeune espoir au Concours international de Marmande en 2011. Elle sera l’invitée, en 2013, de l’Osterfestspiele de Salzbourg dans le rôle de Blumenmädschen de Parsifal de Richard Wagner et fera, pareillement ses débuts dans trois opéras français, de Besançon, Compiègne et Bordeaux. ... De Belcore à Dulcamara et à Giannetta Le rôle du sergent Belcore est tenu par le baryton argentin Luciano Garay né à Mar del Plata. Il s’est perfectionné à l’Institut supérieur des arts de Buenos Aires, puis à la Hochschuhle für Musik de Karlsruhe. Doté de bourses de diverses fondations, il a poursuivi son perfectionnement en Europe auprès, notamment, d’Elisabeth Schwartzkopf et de Dietrich Fischer-Dieskau. En 1992, il remportait le Prix international Pavarotti, et, la même année, le Prix Etoile de mer pour son interprétation de Papageno de La Flûte enchantée. Il tiendra ensuite les principaux rôles de baryton dans les plus célèbres opéras grâce auxquels il a acquis un vaste répertoire. Il a réalisé plusieurs enregistrements de Lieder et d’opéras, et, plus particulièrement, pour K 617 et Les chemins du Baroque en Bolivie, d’Alain Pacquier sous la direction de Gabriel Garrido. On signalera également qu’il avait tenu, en 2006, le rôle-titre de l’Empereur dans l’ouvrage de Viktor Ulmann, Der Kaiser von Atlantis donné à Nancy et à l’OpéraComique à Paris, et qui retrace en parodie satirique, la vie au camp de Terezin. Le rôle de basse du charlatan Dulcamara est interprété par Carlos Esquivel, originaire également d’Argentine. Il s’est distingué plus particulièrement dans L’Amour des trois oranges, dans Le Barbier de Séville et dans Les Noces de Figaro. Ayant interprété ce rôle-titre à Rouen, il y a deux ans, la critique avait souligné son « humanité par sa voix sombre de basse arborant une touchante bonhomie. » 45 Quant au rôle de Giannetta, jeune paysanne, il sera interprété par Aurore Weiss, qui figure au rang des sopranos dans les Chœurs de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole dirigés par Jean-Pierre Aniorte. LA CONFÉRENCE Danielle Pister : « L’Elixir... ou comment réussir un opéra indémodable... » « Si Dulcamara ne possède pas le secret de la liqueur qui permit à Tristan de se faire aimer de la reine Iseult, Donizetti et son librettiste Romani ont trouvé, à coup sûr, celui qui leur permet de conquérir, et de conserver depuis 1832, les cœurs de tous les amateurs d’opéras de l’Ancien et du Nouveau monde ». Tel est, en résumé, la synthèse de la conférence que développe Danielle Pister, vice-présidente du Cercle Lyrique de Metz, et calée le samedi 17 novembre à 16 heures, au foyer Ambroise-Thomas de l’Opéra-Théâtre. Et de tenter d’en percer quelques secrets à travers les recettes suivantes: « Il faut d’abord se procurer quelques bons vieux ingrédients de la Commedia dell’Arte : des personnages traditionnels (le Dottore, le Capitan, Isabelle, le zanni-valet) aux traits comiques fixés d’avance, et les brasser dans une intrigue simple, mais toujours dynamique, avec ses rebondissements aussi amusants que prévisibles... » « Choisir une histoire d’amour, a priori impossible. Son issue heureuse comblera le besoin d’émerveillement tapi au tréfonds de l’âme du spectateur depuis qu’il a écouté son premier conte de fées. » « Puis, pour éveiller l’appétit du mélomane, assaisonner avec quelques épices : éviter de réduire les personnages à de simples mécaniques, ciseler finement musique et mélodies, qui doivent rester immédiatement accessibles et se révéler, tour à tour, entraînantes et émouvantes... » La réussite, explique Danielle Pister, est tout entière dans le tour de main du compositeur, après seize ans d’entraînement intensif, et dans la célérité de l’élaboration, en moins de deux mois. Et, pour déguster le tout, la conférencière annonce en conclusion, qu’il faut « se précipiter aux prochaines représentations au théâtre de Metz. » 46 ACTUALITÉS Les nouveautés du journal lyrique et musical du C.L.M. Le Journal lyrique et musical du C.L.M. s’enrichit chaque mois de nouveaux textes et de nouveaux dossiers. On attirera l’attention des internautes sur les dernières critiques dont celles, ouvrant la saison de l’OpéraThéâtre de Metz, « Autour de la Flûte enchantée ». Dans la rubrique « Discographie », on trouvera les analyses des ouvrages lyriques représentés à Metz durant la précédente saison 2011/2012. A la rubrique « Les critiques messines » celle, en particulier, de l’opéra « Renaud » d’Antonio Sacchini, donné en octobre 2012 en re-création mondiale à L’Arsenal par Les Talens Lyriques. Dans la rubrique « L’opéra à l’écran », on signalera le lancement des retransmissions au cinéma Palace de Metz, depuis l’Opéra de Paris, et, en ce qui concerne Kinépolis, la critique percutante de la récente « Turandot », donnée au Met de New-York. On rappellera que les adhérents du Cercle Lyrique de Metz, bénéficient d’une réduction intéressante pour ces retransmissions en vertu de partenariats que nous avons noués avec ces deux organismes, et sur présentation de leur carte d’adhérent pour la saison 2012/2013. Nouveauté également à la rubrique « Repères bibliographiques » où est détaillé le livre récemment paru de l’ancien ministre Bruno Lemaire, par ailleurs mélomane averti, et intitulé « Musique absolue » qui détaille la carrière de l’éminent chef d’orchestre Carlos Kleiber. Parmi les dossiers de l’année, on signalera celui consacré à Jules Massenet à l’occasion du centenaire de sa mort en 1912. Et, en préparation, celui qui paraîtra sur notre site, début 2013, sur le 150ème anniversaire de la naissance à Metz de Gabriel Pierné, compositeur de douze ouvrages lyriques et autres œuvres symphoniques et de musique de chambre. Cet anniversaire sera marqué entre autres, par l’interprétation de son Mystère en deux parties, en forme d’oratorio « Les Enfants à Bethléem » donné en mai prochain à L’Arsenal par l’O.N.L. dirigé par Jacques Mercier. D’autres dossiers suivront, et notamment celui détaillant le « Colloque sur le théâtre lyrique léger » calé sur les 9 et 10 mars à l’Opéra-Théâtre, et organisé par le Cercle Lyrique de Metz, sur un schéma sensiblement identique à son 47 premier colloque de 2009 à l’occasion du 30ème anniversaire de la fondation du C.L.M. Pour consulter le Journal lyrique, cliquer tout simplement Cercle Lyrique de Metz. FOCUS Partenariat du C.L.M. pour le concert de Sophie Koch « artiste lyrique de l’année 2012 » Pour le concert lyrique donné par l’Orchestre National de Lorraine dans le cadre de sa série « Les grands interprètes » et qui aura lieu le vendredi 7 décembre 2012, à 20h00 dans la grande salle de L’Arsenal, le Cercle Lyrique de Metz a, comme il l’avait fait pour la venue en début d’année de June Anderson et l’année précédente de Natalie Dessay et Laurent Naouri, signé un partenariat pour celui donné par Sophie Koch, mezzo-soprano. La cantatrice qui avait été nommée « artiste lyrique de l’année » aux « Victoires de la musique classique » de février dernier, interprétera les « WesendonckLieder » ainsi que l’extrait de l’opéra « Rienzi » de Richard Wagner, « Gerechter Gott », de même que l’air du Compositeur extrait d’« Ariane à Naxos » de Richard Strauss, « Seien wir wieder gut ». L’O.N.L. qui accompagnera, sous la direction de Jacques Mercier, ces numéros lyriques, les entourera d’œuvres d’Hector Berlioz dont les extraits de sa « Damnation de Faust » et son Ouverture de « Béatrice et Bénédict ». Ce concert, à vocation caritative est patronné par Coline-Opéra dont Sophie Koch est la marraine, et sera précédé, comme pour la venue de June Anderson, d’une mini-conférence à partir de 19h15, à L’Arsenal, donnée par Georges Masson et intitulée « Sophie Koch, la passion des deux Richard : Strauss et Wagner ». Le programme détaillant la soirée, a également été rédigé par le président du C.L.M. 48 L'ÉLIXIR D'AMOUR Gaetano DONIZETTI Livret de Felice ROMANI 49 Felice Romani (1788-1865) 50 L’ÉLIXIR D’AMOUR GIANNETTA et LE CHŒUR De quoi ris-tu ? Fais-nous part de cette lecture amusante. Gaetano DONIZETTI Livret de Felice ROMANI ADINA C'est l’histoire de Tristan, un conte d'amour. Personnages GIANNETTA, jeune paysanne NEMORINO, jeune paysan ADINA, riche fermière BELCORE, sergent DULCAMARA, charlatan LE CHŒUR Lis, lis, NEMORINO (à part) Je vais me rapprocher tout doucement, me glisser parmi eux. ACTE I ADINA (elle lit) Pour la cruelle Yseult le beau Tristan brûlait, il n'avait pas un brin d'espoir de la conquérir un jour. Quand il se traîna aux pieds d'un sage magicien qui dans une coupe lui donna certain élixir d'amour, grâce auquel la belle Yseult "cessa de le fuir." Élixir d'une vertu si rare et si parfaite, que j'en sache la recette, que je connaisse qui te fait ! – Scène 1 Entrée d’une ferme. Au fond, paysage de campagne où court un ruisseau. Sur la rive, des blanchisseuses lavent leur linge. Au milieu, un grand arbre sous lequel se reposent Giannetta, des moissonneurs et des moissonneuses. Adina est assise à l'écart, lisant. Nemorino l'observe de loin. GIANNETTA et LE CHŒUR Qu’il est doux au moissonneur, quand le soleil brûle le plus, sous un hêtre, au pied d'un coteau, de s'étendre et respirer ! Du midi la vive ardeur, ombre et eau courante tempèrent, mais ni ombre ni eau ne modèrent de l'amour l'ardente flamme. Heureux le moissonneur qui de lui peut se garder ! TOUS Élixir d'une vertu si rare et si parfaite, que j'en sache la recette, que je connaisse qui te fait ! NEMORINO (regardant Aldina qui lit) Qu'elle est belle, comme elle m'est chère ! Plus je la vois, plus elle me plaît, mais à ce cœur je n'inspire pas la moindre tendresse. Elle lit, étudie, apprend. Il n'est rien qu'elle n'ignore. Moi, je suis toujours un sot, je ne sais que soupirer. Qui m'éclairera l'esprit ? Qui m'enseignera à me faire aimer ? ADINA (lisant) A peine eut-il bu une gorgée de la coupe enchantée, qu'aussitôt le cœur rebelle d'Yseult s'adoucit. Changée en un clin d'œil, cette beauté cruelle s'éprit de Tristan et lui vécut fidèle; et cette première gorgée, "pour toujours il la bénit." ADINA (riant) Quel bon livre ! L'histoire est curieuse. TOUS Élixir d'une vertu 51 quel jour veux-tu m'épouser ? si rare et si parfaite, que j'en sache la recette, que je connaisse qui te fait ! ADINA Monsieur je ne suis pas pressée. Je veux y songer un tantinet. – Scène 2 Roulement de tambour. Tous se lèvent. Arrive Belcore à la tête d'un peloton de soldats qui restent massés au fond. Il s'approche d’Adina, la salue et lui présente un bouquet. NEMORINO (à part) Malheureux que je suis, si elle accepte ! Malheureux, j’en mourrai. BELCORE Seigneur, ne perdons pas plus de temps ; jours et heures s'envolent. En guerre et en amour, il est fatal de traîner. Au vainqueur rends-toi ; tu ne peux m'échapper. BELCORE Comme le beau Pâris remit la pomme à la plus belle, ma charmante fille des champs, moi, je te remets ces fleurs. Mais je suis plus glorieux, plus heureux que lui, puisqu'en retour de ce don, je reçois ton cher cœur. ADINA Voyez un peu ces hommes, voyez un peu leur morgue ! Ils chantent déjà victoire avant même de combattre. Non, il n'est pas si facile de conquérir Adina. ADINA (aux femmes) Il est modeste, le monsieur ! GIANNETTA et LE CHŒUR Oui, en vérité. NEMORINO (à part) Un peu de son courage, que l'amour m'en donne au moins ! je lui dirais combien je souffre, peut-être trouverais-je pitié. Mais je suis trop timide, mais je ne peux parler. NEMORINO (à part) Oh, malheur ! BELCORE Je vois clair sur ce visage que j'ai fait une brèche dans ton cœur. Ce n'est pas surprenant : je suis galant et sergent. Il n'est pas de belle qui résiste à la vue d'un cimier ; A Mars, dieu guerrier, cède même la mère de l'Amour. GIANNETTA et LE CHŒUR Ce serait vraiment trop drôle, si Adina succombait, si ce militaire les vengeait tous. Oui, mais c'est une vieille renarde à qui on ne la fait pas, ADINA Il est modeste ! NEMORINO (Elle rit... Oh quelle douleur !) BELCORE En attendant, ma jolie fille, j'occuperai la place. Permets à mes hommes de se reposer quelques instants à l'ombre. BELCORE Lors, si tu m'aimes, comme je t'aime, pourquoi tarder à rendre les armes ? Capitulons, mon idole : ADINA Bien volontiers. Je me dis fortunée de leur offrir à boire. GIANNETTA et LE CHŒUR Oui, en vérité! 52 NEMORINO Oh, Adina !... et pourquoi donc ?... BELCORE Bien obligé. (à part) Je suis déjà de la famille. TOUS Allons, allons. (Belcore, Giannetta et le CHŒUR s’en vont) ADINA La belle demande ! Demande à la douce brise pourquoi elle vole sans se poser sur le lis, sur la rose, sur le pré, sur le ruisseau. Elle te dira que sa nature est d'être fuyante et infidèle. – Scène 3 Nemorino et Adina. NEMORINO Alors je dois ?... NEMORINO Un mot, Adina ! ADINA Renoncer à mon amour, t’éloigner de moi. ADINA (aux moissonneurs) Vous pouvez reprendre vos travaux interrompus. Le soleil décline. ADINA La vieille rengaine ! Les éternels soupirs ! Tu ferais mieux de t'en aller à la ville près de ton oncle que l'on dit malade, et gravement. NEMORINO Chère Adina !... Cela m’est impossible. ADINA Impossible ? Pourquoi ? NEMORINO Son mal n'est rien auprès du mien. Je ne peux m'en aller. Mille fois je l'ai tenté. NEMORINO Pourquoi ! Demande au fleuve pourquoi, pleurant, du rocher où il naît, il court à la mer qui l'appelle, pour mourir dans son sein. Il te dira que l'entraîne une puissance inexplicable. ADINA Mais s'il devait mourir, et laisser son bien à un autre ? NEMORINO Et que m'importe ? ADINA Donc tu veux ? ADINA Tu mourras de faim sans aucun appui. NEMORINO Mourir comme lui, mais mourir sous ton souffle. NEMORINO De faim ou d'amour, pour moi c'est tout un. ADINA Aimes-en une autre: tu en as le droit. ADINA Ecoute-moi. Tu es bon, tu es modeste, tu ne te crois pas comme ce sergent sûr de m'inspirer de l'amour ; aussi je te parle avec franchise, et te dis que tu espères en vain : je suis capricieuse et il n'est pas en moi de désir qui sitôt né n'y meurt. NEMORINO Ah ! Ce n'est pas possible. ADINA Pour te guérir de ta folie, car l'amour fidèle est folie, tu dois suivre ma coutume, 53 tous les jours changer d'amour. Comme un clou en chasse un autre, ainsi l'amour expulse l'amour. De cette manière, je ris et m'amuse, de cette manière, j'ai le cœur libre, etc. DULCAMARA Ecoutez, écoutez, ô gens du pays ; prêtez l'oreille, retenez votre souffle. Je suppose et j'imagine que vous savez aussi bien que moi que je suis l'illustre médecin, l'encyclopédique docteur nommé Dulcamara, dont la vertu éclatante et les innombrables merveilles sont connues de tout l'univers ... et... et d'autres lieux. Bienfaiteur des hommes, réparateur des maux, en peu de jours je vide, je débarrasse les hôpitaux, et je vais par le monde entier vendre la santé. Achetez-la, achetez-la, je vous la donne pour presque rien. La voici cette merveilleuse, odontalgique liqueur, puissante destructrice des souris et punaises. Je ferai à chacun voir, toucher et lire les certificats authentiques et scellés. Grâce à mon spécifique, sympathique et prolifique, un septuagénaire valétudinaire devint même de dix bambins le grand-père. Par cette panacée en une petite semaine plus d'une veuve affligée retrouva le sourire. NEMORINO Toi seule je vois, j'entends, jour et nuit, en tous objets. Je tente en vain de t'oublier. Ton visage est gravé dans mon cœur. En changeant comme tu le fais, on peut changer d'amour, mais jamais le premier ne peut quitter le cœur. (Ils s’en vont) Place du village. D'un côté l’Auberge de la Perdrix. – Scène 4 Des villageois vont et viennent, vaquant à leurs occupations. Son de trompette. Des femmes, poussées par la curiosité, sortent de leurs demeures, suivies des hommes. LES FEMMES Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? LES HOMMES Venez voir, grande nouvelle ! LES FEMMES Qu’est-il advenu ? LES HOMMES Un étranger est arrivé dans une voiture dorée. Si vous voyiez cette noble allure ! Quel bel habit ! Quel brillant train ! LES VILLAGEOIS Oh ! Oh ! TOUS Certes, c'est un grand personnage... Un baron, un marquis en voyage. Quelque grand qui court la poste, peut-être un duc, peut-être plus. Regardez, vers nous il s'avance. Bas, plus bas bonnets, chapeaux. DULCAMARA Vous dames sévères, désirez-vous rajeunir ? Effacez avec elle ces rides déplaisantes. Voulez-vous, demoiselles, avoir la peau bien lisse ? Voulez-vous, jeunes galants, ne jamais manquer d'amours ? Achetez mon spécifique, je vous le donne pour presque rien. – Scène 5 Arrive Dulcamara dans un carrosse doré, tenant à la main des prospectus et des bouteilles. Derrière lui un laquais sonne de la trompette. Tous les villageois l'entourent. 54 Allons mes bons pêtits gars, mes braves petites veuves, Achetez mon spécifique, je vous le donne pour presque rien. Il fait marcher les paralytiques, expédie les apoplectiques, les asthmatiques, les asphixitiques, les hystériques, les diabétiques, il guérit les typaniques, les scrofuleux et les rachitiques, et jusqu'au mal de foie tellement à la mode de nos jours. Merveilleux pour les punaises, merveilleux pour le foie, il guérit les paralytiques, expédie les apoplectiques. Achetez mon spécifique, je vous le donne pour presque rien. Avancez, avancez, veuves, avancez, avancez, bambins. Achetez mon spécifique, je vous le donne pour presque rien. Si, si, je vous le donne pour presque rien. Un moment, un moment, un petit moment, je l'ai apporté en malle de poste d'une distance de mille lieues. Me direz-vous: que coûte-t-il ? Combien la bouteille ? Hein ? Cent écus ? Non. Trente ? Non. Vingt ? Que personne ne se décourage. Pour montrer mon contentement, d'un accueil si amical, je veux, ô bonnes gens, vous donner un écu. je fais entrer dans la poche un bel écu bien net. Ah ! La douce affection de la patrie peut faire de grands miracles. LE CHŒUR Un écu ! Vraiment ? On ne peut trouver plus brave homme. DULCAMARA Surprenants. Ma poche est la boîte de Pandore. DULCAMARA Le voici. Cet élixir, si stupéfiant, si balsamique, toute l'Europe sait que je le vends pour pas moins de neuf lires ; mais comme, c'est bien évident, je suis enfant du pays, pour trois lires je vous le cède, je ne vous demande que trois lires. (Au laquais) Sonne de la trompette, Riccardo ! Il est donc clair comme le jour qu'à chacun qui le veut NEMORINO Auriez-vous... par hasard le philtre amoureux de la reine Yseult ? LE CHŒUR C'est très vrai. Donnez. Oh, que vous êtes un brave homme, Docteur ! DULCAMARA Voici. Trois lires. Avancez, avancez. VILLAGEOIS De votre passage nous nous souviendrons longtemps. (Les villageois partent.) – Scène 6 Nemorino et les mêmes NEMORINO (à lui-même) Oser ! Peut-être le ciel a-t-il envoyé exprès pour moi au village cet homme miraculeux. De sa science je veux faire usage. (A Dulcamara) Docteur... DULCAMARA Eh? NEMORINO Pardonnez. Est-il vrai que vous possédez des secrets prodigieux ? DULCAMARA Ah !... Comment ?... Qu’est-ce que c’est ? NEMORINO Je veux dire… le merveilleux élixir qui provoque l’amour... DULCAMARA 55 Ah ! Oui, oui, je comprends, j’entends. J’en fais la distillation. NEMORINO Ah ! Docteur, un petit instant... De quelle manière faut-il l'utiliser ? NEMORINO Est-ce possible ? DULCAMARA Avec soin, tout doux, tout doux, secouer un peu le flacon, puis le déboucher, mais en évitant que le parfum ne s'en échappe. DULCAMARA Il s’en fait une grande consommation à cet âge. NEMORINO Oh, fortune !... et vous en vendez ? NEMORINO Bien... DULCAMARA Tous les jours et à tout le monde. DULCAMARA Puis le porter aux lèvres... NEMORINO Quel prix en demandez-vous ? NEMORINO Bien... DULCAMARA Pas beaucoup... Peu... DULCAMARA … et le boire à petites lampées... NEMORINO Peu ? NEMORINO NEMORINO Bien... DULCAMARA C'est-à-dire, c'est selon… DULCAMARA …et le surprenant effet ne tardera pas à suivre. NEMORINO Un sequin... Je n’ai rien d’autre... NEMORINO Immédiatement ? DULCAMARA C'est tout juste la somme. DULCAMARA À dire vrai, un jour entier est nécessaire. (À part) Le temps qu'il faut pour m'en sortir et décamper. NEMORINO Ah! Prenez-le, Docteur. DULCAMARA (sortant une bouteille) Voilà la liqueur magique. NEMORINO Et le goût ?... NEMORINO Merci, oh ! Merci ! Je suis heureux, je suis ravi. Élixir d'une telle bonté, béni soit celui qui te fit ! DULCAMARA Il est excellent… NEMORINO NEMORINO Excellent ? DULCAMARA (à part) (Dans les pays que j'ai parcouru, j'ai trouvé plus d'un sot. Mais un sot comme celui-là en vérité ne se trouve pas. DULCAMARA Excellent. (À part) C’est du bordeaux, et pas un élixir. NEMORINO 56 Merci, oh ! Merci ! Je suis heureux, je revis. Élixir d'une telle bonté ! Béni soit celui qui te fit ! – Scène 7 Nemorino NEMORINO Cher élixir ! Tu es à moi ! Oui, tout à moi… Qu'elle doit être puissante ta vertu, si, sans être encore bue, tu m'emplis le cœur de joie ! Mais pourquoi dois-je attendre tout un jour avant de voir ton effet ? Buvons. (Il boit) Oh, bien! Oh, très bon! Encore une gorgée. Oh! Quelle douce chaleur me court de veine en veine. Ah! Peut-être qu'elle aussi commence à sentir cette même flamme. Elle la sent, c'est sûr. Tout me l'annonce, la joie et l'appétit qui en moi se sont réveillés, tout d'un coup. (Il s'assied sur le banc de l'auberge, sort de sa poche du pain et des fruits et commence à les manger tout en chantant.) La ra, la ra, la ra. La ra, la ra, la ra. DULCAMARA Dans les pays que j'ai parcouru j'ai trouvé plus d'un sot, mais un sot comme celui-là, en vérité ne se trouve pas. (Nemorino va pour partir) Jeune homme ! Eh ! Eh ! NEMORINO Monsieur ! DULCAMARA Sur ceci, silence, veux-tu ? Silence, silence. Aujourd'hui débiter l'amour est une affaire très délicate. NEMORINO Oh ! Oh ! Scène 8 Adina et le même. DULCAMARA Assurément, c’est une affaire très délicate. Les autorités pourraient s'en émouvoir un tantinet. Donc, silence. ADINA (Quel est ce fou? Je me trompe, ou c’est Nemorino ? Si joyeux ! Et pourquoi ?) NEMORINO Je vous en donne ma parole : pas une âme ne le saura. NEMORINO (Il la voit) Diable ! La voilà... (Il se lève pour courir vers elle, mais il s‘arrête et se rassoit) (Mais non, ne nous approchons pas. Que je ne la lasse pas de mes soupirs aujourd'hui. D'autant plus demain m'adorera ce cœur sans pitié.) DULCAMARA Va, heureux mortel : c'est un trésor que je t'ai donné. Tout le sexe féminin soupirera pour toi demain. (à part) Mais demain de bon matin, je serai bien loin d'ici. ADINA (Il ne regarde même pas ! Comme il a changé !) NEMORINO La ra, la ra, la lera! La ra, la ra, la lera! La ra, la ra, la ra. La ra, la ra, la ra. NEMORINO Ah! Docteur, je vous fais serment que je n’en boirai qu’une fois seulement ; pour aucune une autre, si belle soit-elle, je ne risquerai qu’une goutte. (à part) C'est vraiment une étoile amie qui envoya cet homme ici. (Dulcamara entre dans l’auberge.) ADINA (Je ne sais pas s'il feint d'être gai ou non. NEMORINO Jusqu'à maintenant elle ne sent rien. 57 et jeter ses chaînes ; mais il les sentira peser encore plus lourdement. ADINA Il fait l'indifférent. Scène 9 Belcore à l’extérieur puis en scène, et les mêmes NEMORINO Qu'elle rie de mes peines, la cruelle, pour le temps qui lui reste ! Demain elles seront terminées, demain elle m’aimera. BELCORE (chantant) Tran tran, tran tran, tran tran. En guerre comme en amour, le siège ennuie et fatigue. ADINA L’imbécile voudrait briser et jeter ses chaînes ; mais il les sentira peser encore plus lourdement. ADINA (Belcore arrive au bon moment.) NEMORINO Voilà l'importun ! NEMORINO La ra, la ra... La ra, la ra... BELCORE (entrant) Le courage ne me manque pas à la guerre comme en amour. ADINA (s’approchant de lui) Bravo ! La leçon te profite. ADINA Eh bien, aimable sergent, la place vous plaît-elle? NEMORINO C'est vrai. Je l'ai appliquée pour l'essayer. BELCORE Elle se défend bravement mais on l'assaille vainement. ADINA Donc, tes souffrances d’avant ?... NEMORINO J'espère les effacer. ADINA Et le cœur ne vous dit pas qu'elle se rendra bientôt ? ADINA Donc tes feux anciens ?... BELCORE Ah ! Le veuille l'amour ! NEMORINO Seront sous peu éteints. Un seul jour encore et le cœur sera guéri. ADINA Vous verrez qu'il le voudra. BELCORE Quand ? Serait-ce possible ! ADINA ADINA Vraiment ! Je m'en console. Néanmoins, on verra. NEMORINO (à part) Je tremble malgré moi. NEMORINO (Qu'elle rie de mes peines, la cruelle, pour le temps qui lui reste ! Demain elles seront terminées, demain elle m’aimera. BELCORE Parle, O mon bel ange ; Quand nous marirons-nous ? ADINA L’imbécile voudrait briser ADINA Très vite. 58 Ah ! Ah ! C’est bon. Allons, camarades, il faut partir. NEMORINO (Qu’entends-je!) LES CHŒURS Partir !... Et quand ? BELCORE Mais quand ? BELCORE Demain matin. ADINA (regardant Nemorino) Dans six jours. LES CHŒURS O ciel, si vite ! BELCORE Oh, joie ! Je suis content. NEMORINO (à part) Adina est affligée. NEMORINO (riant) Ha! Ha! Ha! Ha! C’est bien ainsi. BELCORE L'ordre est urgent ; je ne sais que dire. BELCORE Qu'a-t-il donc à rire, ce nigaud ? Je vais lui flanquer une volée s'il ne s'en va pas d'ici. LES CHŒURS Maudite malchance ! Changer sans cesse de garnison ! Devoir quitter les amants ! ADINA Et il peut être si gai, si hilare, quand il entend que je me marie ! Je ne peux plus cacher la rage qu'il m'inspire. BELCORE L'ordre est urgent ; je ne sais que faire. (À Adina) Mignonne ! Entends-tu ? Demain, adieu ! Au moins, au moins, souviens-toi de mon amour. NEMORINO Vantard! Déjà il croit toucher le ciel du doigt. Mais le piège est déjà tendu; demain il s'en apercevra. NEMORINO (à part) Oui, oui, demain tu entendras du nouveau. ADINA Je te prouverai ma constance ; je me rappellerai ma promesse. – Scène 10 Son de tambour, Giannetta entre avec des paysannes, puis accourent les soldats de Belcore. NEMORINO Oui, oui, demain je te le dirai. GIANNETTA Monsieur le sergent, monsieur le sergent, vos gens vous réclament. BELCORE Si tu es disposée à tenir ta promesse, pourquoi ne pas anticiper ? Que t'en coûte-t-il ? Ne peux-tu m'épouser aujourd'hui même ? BELCORE Je suis là ! Qu’est-il arrivé ? Pourquoi une telle hâte ? NEMORINO Aujourd'hui même ! UN SOLDAT Voici deux minutes, une estafette a apporté pour vous je ne sais quel ordre. ADINA (regardant Nemorino) (Il est troublé, je crois.) Eh bien, aujourd’hui... BELCORE (prenant le papier) Le capitaine... (lisant) NEMORINO 59 à un homme du monde dont il n'est pas l'égal. Oh ! Oui, vraiment, la belle Adina est un morceau de choix pour toi. Aujourd’hui ! Dis, Adina ! Aujourd’hui, tu dis ?... ADINA Pourquoi pas ?... ADINA (résolument) Allons, Belcore. Avertissons le notaire. NEMORINO Attends au moins jusqu’à demain matin. NEMORINO (agité) Docteur ! Docteur ! A l'aide ! Au secours ! BELCORE Est-ce que ça te regarde, toi ? Voyons un peu ! NEMORINO Jusqu'à demain matin. Adina ! Pas aujourd'hui. Adina, crois-moi, je t’en conjure Tu ne peux pas l’épouser... Je te l’assure... Attends encore... Un jour à peine… Un petit jour… Je sais pourquoi. Demain, oui chèrie, tu t'en repentiras ; tu en seras aussi désolée que moi. GIANNETTA et LES CHŒURS Il est vraiment fou. (Tu me le paieras.) (À tous) Mes amis, je vous invite tous au joyeux festin. BELCORE Remercie le ciel, babouin, que tu sois fou ou pris de vin. Je t'aurais étranglé, découpé en morceaux si en cet instant tu avais ta raison. Pendant que je me retiens encore, va-t'en, bouffon, cache-toi de moi. GIANNETTA et LES CHŒURS Un bal ! un banquet ! Qui peut refuser ? BELCORE Giannetta, jeunes filles, je vous invite à danser. ADINA,BELCORE,GIANNETTAetLESCHŒURS Parmi les chants joyeux, en aimable compagnie, nous voulons, heureux, passer la journée. L'Amour sera de la fête. (Il en perd la tête, il me fait rire.) ADINA Ayez pitié de lui, il est jeune, un maladroit, à moitié fou : il s'est mis dans la tête que je devais l'aimer, parce que lui délire d'amour pour moi. NEMORINO Le sergent me méprise, l'ingrate me raille, la cruelle fait de moi la risée des gens. Mon cœur oppressé n'a plus d'espoir. Docteur ! Docteur ! Au secours! Pitié! (Adina donne la main à Belcore, et s'en va avec lui. Nemorino redouble d'agitation, et tous s'éloignent de lui.) BELCORE Va-t'en, bouffon, va-t'en, babouin ! Pendant que je me retiens encore, va-t'en, bouffon, cache-toi de moi. ADINA (à part) Je veux me venger, le tourmenter, je veux qu'il tombe repentant à mes pieds. ACTE II L’intérieur de la ferme d’Adina GIANNETTA Voyez un peu ce simple d'esprit ! Scène 1 D'un côté, une table dressée à laquelle sont assis Adina, Belcore, Dulcamara et Giannetta. Les habitants du village se tiennent debout, buvant et chantant. Au fond, la fanfare du LES CHŒURS Il a la plus étrange présomption : il pense la faire à un sergent, 60 régiment, montée sur une estrade joue à la manière d'un orchestre. DULCAMARA "Je suis riche et tu es belle, j'ai des ducats, toi des attraits. me serais-tu rebelle ? Ma Nanette, qu'est-ce qui te plaît ?" BELCORE, DULCAMARA, GIANNETTA, VILLAGEOIS Chantons, chantons, chantons. ADINA "Un sénateur, j'en suis fière, me supplie de l'aimer ! Mais je suis modeste gondolière et n'épouserai qu'un gondolier." LE CHŒUR Chantons, buvons à un couple si aimable. Qu'ils coulent de longs jours dans un bonheur durable. BELCORE Mes deux dieux seront toujours l'amour et le vin. La femme et le verre effacent tous les chagrins. DULCAMARA Mon idole, assez de rigueur. Rends un sénateur heureux. ADINA Excellence, c’est trop d’honneur, je ne mérite pas un sénateur. ADINA (Que Nemorino n'est-il ici ! Je m'en réjouirais.) LES VILLAGEOIS Bravo, bra... LE CHŒUR Chantons, buvons à un couple si aimable. Qu'ils coulent de longs jours dans un bonheur durable. DULCAMARA Silence, chut. "Adorable batelière, prends l'argent et laisse l'amour ; l'un s'envole d'une aile légère ; l'autre reste pour peser lourd." DULCAMARA Puisque vous aimez chanter, écoutez-moi, messieurs. J'ai ici une chansonnette toute jeunette, vive, gracieuse, elle doit vous plaire ; à condition que la belle mariée veuille bien me seconder. ADINA "Un sénateur, j'en suis fière, me supplie de l'aimer ! Mais Jeannot est jeune, il me plaît, et je veux l‘épouser." DULCAMARA Mon idole, assez de rigueur. Rends un sénateur heureux. TOUS Oui, nous la goûterons : ce doit être chose rare si elle arrive à plaire au grand Docteur Dulcamara. ADINA Excellence, c’est trop d’honneur, je ne mérite pas un sénateur. DULCAMARA (Il sort des feuilles de sa poche et en donne une à Adina) "Nanette la gondolière et le sénateur Trois-Dents. Barcarolle, duo. Attention. TOUS Bravo, bravo Dulcamara ! La chanson est charmante. Le chanteur le plus expert n'aurait certes su mieux choisir. TOUS Attention. 61 DULCAMARA Le Docteur Dulcamara est un maître dans tous les arts. (Un notaire se présente.) Oui, je l'ai vu. Il n'y a plus d'espoir pour toi, Nemorino. J'ai le cœur brisé. DULCAMARA (chantant entre les dents) "Mon idole, plus de rigueurs. Comble les voeux d'un sénateur." BELCORE Silence ! (On se tait.) Le notaire est là, qui vient pour dresser le contrat de ma félicité. NEMORINO Vous ici, Docteur ! DULCAMARA Oui, cet aimable couple m'a invité à déjeûner, et je m'amuse avec ces restes. TOUS Qu’il soit le bienvenu ! DULCAMARA Je t’embrasse et te salue, O médecin de l’amour, apothicaire d’Hymen ! NEMORINO Et moi, je suis désespéré, je suis hors de moi. Docteur, il me faut absolument être aimé avant demain, maintenant, à l'instant. ADINA (Le notaire est arrivé, et Nemorino ne vient pas !) BELCORE Allons, ma belle Venus… Mais en ces tendres yeux quel petit nuage vois-je passer ? DULCAMARA (se levant) (À part) Diantre, il est fou ! Reprends de l'élixir, et tu tiens ton affaire. ADINA Ce n’est rien. (À part) S’il ne vient pas ma vengeance ne me semble pas complète. NEMORINO Et vraiment je serai aimé d'elle ? DULCAMARA De toutes. Je te le promets. Si tu veux avancer l'effet de l'élixir, bois tout de suite une autre dose. (À part) Je pars dans une demi-heure. BELCORE Allons signer l’acte: le temps presse. TOUS Chantons encore un brindisi pour des époux aussi aimables. Qu'ils coulent de longs jours dans un bonheur durable. (Tout le monde s’en va ; Dulamara retourne vers le fond et se rassoit à la table.) NEMORINO Cher Docteur, encore une bouteille. DULCAMARA Bien volontiers. Il me plaît de secourir les nécessiteux. As-tu de l'argent ? Scène 2 Dulcamara, Nemorino. Dulcamara, Nemorino NEMORINO Ah! Je n'en ai plus. DULCAMARA C'est très agréable, une noce ; mais ce qui me fait le plus de plaisir est la vue d'un banquet. DULCAMARA Mon cher, ce n’est plus la même chose. Viens me trouver dès que tu en auras, Viens me trouver ici, à la Perdrix. Tu as un quart d'heure. (Il part.) NEMORINO (entrant, soucieux) J'ai vu le notaire. 62 NEMORINO Ah ! Ce n'est pas l'ambition qui séduit mon cœur. Scène 3 Nemorino, puis Belcore NEMORINO (Il se jette sur un banc) Oh, que je suis malheureux ! BELCORE Si c'est l'amour, en garnison, tu ne manqueras pas de conquêtes. Non, non, non, non… BELCORE (revenant) La femme est un animal vraiment extraordinaire ! Adina m'aime, elle est heureuse de m'épouser, et pourtant elle veut attendre jusqu'à ce soir ! NEMORINO Ah, non ! Ah non ! Ah ! Aux dangers de la guerre je sais bien que je m'expose. Que j'abandonne la terre natale, oncle, parents, hélas ! Mais je sais bien que sans cela, il ne me reste pas d'autre voie pour pouvoir du cœur d'Adina un jour seul triompher. Ah ! Que j'obtienne un jour Adina... Ah ! Jusqu’à y laisser la vie. NEMORINO (s’attrapant les cheveux) Voilà mon rival ! Je me romprai la tête de la main. BELCORE (Eh bien, qu'est-ce qu'il a, ce benêt ?) Eh ! Jeune homme ! Qu'est-ce qui te désespère ? BELCORE Au son alerte du tambour, entre les rangs, sous les drapeaux, l'amour se plaît à évoluer au pas vif des vivandières ; toujours gai, toujours joyeux, il a les belles à la centaine. Il n'a que faire d'être constant, il ne se perd pas dans les soupirs. Crois-m'en, le vrai bonheur accompagne le militaire. NEMORINO Je me désespère… parce que je n'ai pas d'argent, et ne sais où et comment en trouver. BELCORE Eh ! Idiot ! Si tu as besoin d'argent, fais-toi soldat… et tu toucheras vingt écus. NEMORINO Vingt écus ! NEMORINO Vingt écus ! BELCORE Et bien sonnants. BELCORE Sur-le-champ. NEMORINO Quand ? Tout de suite ? NEMORINO Et bien, soit ! Prépare-les. BELCORE A l'instant. BELCORE Mais avant tout tu dois signer la feuille que tu vois. Ici, une croix. (Nemorino signe rapidement et prend la bourse.) NEMORINO (à part) Que dois-je faire? BELCORE Et avec l'argent comptant, honneur et gloire au régiment. NEMORINO (Je cours chercher Dulcamara.) 63 GIANNETTA Chut, chut, tout bas. Sachez donc que l'autre jour, l'oncle de Nemorino est mort et qu'il laisse au jeune homme un héritage considérable, immense… Mais chut, tout bas… De grâce. Il ne faut pas le dire. BELCORE La main, jeune homme. Je suis content de mon acquisition. Tout compris, à tous points de vue, tu me parais un bon garçon. Tu seras vite caporal si tu suis mon exemple. (À part) J'ai enrôlé mon rival. C’est une autre victoire, oui ! LE CHŒUR On ne le dira pas. NEMORINO Ah, tu ne sais pas ce qui m'a réduit à ce pas, à ce parti ; tu ne sais pas quel cœur bat sous cet humble vêtement ! Ce qu'une telle somme représente pour moi, tu ne peux l'imaginer. (À part) Ah, il n'y a pas de trésor égal à la chance de me faire aimer. (Ils partent.) TOUTES Nemorino est millionnaire… Il est le Lucullus du coin, un homme de valeur, un bon parti. Heureuse celle qui l'épousera. Mais chut, tout bas… De grâce. Il ne faut pas le dire, on ne le dira pas. – Scène 5 Nemorino et les mêmes. Il s'avance. Les villageoises se retirent à l'écart et l'observent curieusement. – Scène 4 Une place du village comme au 1er acte. Giannetta et les paysannes NEMORINO Du merveilleux élixir j'ai bu une quantité, et le médecin me promet toute aimable beauté. En moi, l'espérance renaît plus grande qu'à l'accoutumée. L'effet du remède déjà se fait sentir. LE CHŒUR Est-ce possible ? GIANNETTA Tout à fait possible. LE CHŒUR Incroyable ! GIANNETTA Très croyable. LE CHŒUR (Il est toujours humble et méprisé. Il ne sait pas encore.) LE CHŒUR Mais comment ? Mais d'où le sais-tu ? Qui te l'a dit ? Qui ? Où ? NEMORINO Allons. (Il va pour sortir.) GIANNETTA Tout doux. Ne faites pas de bruit. Parlez bas. Il ne faut pas encore propager le secret : il est connu seulement du colporteur, qui me l'a dit en confidence. GIANNETTA et LE CHŒUR (lui faisant la révérence) Très humble servante. NEMORINO Giannetta! Giannetta ! LE CHŒUR Le colporteur te l'a dit! Par ma foi, c'est sûr! C'est sûr, etc. LE CHŒUR (les unes après les autres) Je vous fais la révérence. 64 NEMORINO (à part, étonné) Mais qu'ont-elles donc ces jeunesses? Qu'ont-elles donc? Ah ! Je comprends. C'est l'œuvre de la liqueur magique. Je ne le quitte plus. Je ferai l'impossible pour lui inspirer l'amour. NEMORINO Je n’ai pas de mot pour exprimer la joie que je ressens ; si toutes, toutes m'aiment, elle va m'aimer aussi. Ah! Quelle joie! GIANNETTA et LE CHŒUR Ce cher Nemorino ! C'est vraiment un charmant homme, il a l'air d'un monsieur. DULCAMARA Je tombe des nues. Le cas est étrange et nouveau. Serais-je vraiment possesseur d'un philtre magique ? NEMORINO Je comprends. C'est l'œuvre de la liqueur magique. – Scène 6 Adina et Dulcamara entrent de deux côtés différents ; ils s'arrêtent stupéfaits de voir Nemorino courtisé par les villageoises. GIANNETTA (à Nemorino) Tout près d'ici, à l'ombre, le bal est ouvert. Y viendrez-vous donc ? NEMORINO Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! NEMORINO Oh ! Sans faute. ADINA et DULCAMARA Que vois-je? LE CHŒUR Et vous danserez ? NEMORINO C'est superbe ! Docteur, vous avez dit vrai. Par la vertu sympathique, je leur ai déjà touché à toutes le cœur. GIANNETTA Avec moi. NEMORINO Oui. ADINA Qu’entends-je? LE CHŒUR Avec moi. DULCAMARA Et je dois le croire ! (Aux villageoises) Il vous plaît ? NEMORINO Oui. GIANNETTA Je suis la première. GIANNETTA et LE CHŒUR Oh oui, en vérité ! C'est un jeune qui mérite que nous le respections et l'honorions ! LE CHŒUR C'est moi, c'est moi. ADINA Je croyais le trouver en larmes, et je le trouve en joie, en fête. Ah! Ce serait impossible qu'il pense encore à moi. GIANNETTA C'est moi qui l'ai retenu. GIANNETTA et LE CHŒUR Ah! Le charmant, le cher garçon ! GIANNETTA (1’arrachant des mains des autres) Venez. LE CHŒUR Moi aussi. Moi aussi. 65 NEMORINO Doucement. DULCAMARA Je tombe des nues ! Il n'y a pas de liqueur égale à la mienne. LE CHŒUR (se le disputant) Choisissez. ADINA (entraînant Nemorino) Ecoute-moi, écoute-moi ! NEMORINO (à Giannetta) Tout de suite. (À Giannetta) Toi la première. (Aux autres) Puis toi, puis toi. NEMORINO Je vous écoute, je vous écoute. DULCAMARA Miséricorde ! Avec tout le beau sexe ! Il n'y a pas de liqueur égale à la mienne. ADINA Écoute-moi. GIANNETTA et LE CHŒUR Allons, allons, au bal, au bal. NEMORINO (à part) Je devine déjà ce que tu réclames. sens déjà l'effet du remède ; tu m'aimes déjà dans ton cœur. Les affres, les palpitations d'un cœur aimant, il te faut un instant les éprouver. ADINA (s’avançant) Eh! Nemorino. NEMORINO (à part) Oh ciel ! Elle aussi. ADINA (à part) Oh ! Comme il a vite changé ! J'en ressens au cœur un dépit insolite. O Amour, tu te venges de ma froideur ; tu me forces d'aimer qui me dédaigne. DULCAMARA Mais toutes, toutes ! ADINA Approche-toi de moi. Belcore m'a dit que, séduit par quelques écus, tu t'es fait soldat. DULCAMARA Oui, toutes l'aiment. Ô merveille ! Ma chère, très chère bouteille ! Déjà pleuvent mille séquins trébuchants. Je me sens devenir un Crésus, oui ! GIANNETTA et LE CHŒUR Soldat ! Ah ! Diable ! NEMORINO Parlez donc, parlez donc. GIANNETTA et LE CHŒUR De tous les hommes de son village, celui-ci croit recevoir l'hommage. Mais ce jeune homme sera, je le jure, un os dur à ronger. (Nemorino s’en va avec Giannetta et les villageoises.) GIANNETTA et LE CHŒUR Au bal, au bal ! ADINA Comme il s'en va content ! NEMORINO Oui, oui. (À Adina) Je vous écoute. DULCAMARA La louange me revient. ADINA Tu commets une grosse bêtise : je veux ta parler à ce sujet. ADINA A vous, Docteur ? 66 heureux en amour ? DULCAMARA Oui, toute entière. Je dispose du bonheur ; je distille le plaisir, j'extrait l'amour comme l'eau de rose; ce qui actuellement vous émerveille chez ce garçon. Tout ce miracle est de ma concoction. DULCAMARA Tout le sexe féminin raffole de ce jeune homme. ADINA Quelle est celle qui lui plaît? Laquelle préfère-t-il parmi tant? ADINA Folies ! DULCAMARA Il est comme un coq au poulailler ; il les suit toutes, il les béquète. DULCAMARA Folies, dites-vous ? Incrédule ! Folies ? Savez-vous le pouvoir de l'alchimie, la grande vertu de l'élixir d'amour de la reine... euh... Yseult ? ADINA (Et moi seule, écartée... ... possédais ce noble cœur ! DULCAMARA (Elle aussi est amoureuse. Elle a besoin de la liqueur.) Belle Adina ! Un moment, approche-toi, lève la tête. Que tu sois éprise, je le vois à cet air triste et affligé. Si tu veux... ADINA Yseult ? DULCAMARA Yseult. J'en ai de tous coupages et de toutes quantités. ADINA (Qu'entends-je ?) Et à Nemorino vous avez donné l'élixir ? ADINA Si je veux ? Quoi ? DULCAMARA Lève la tête, fille difficile ! Si tu veux, j'ai ici la recette qui pourra guérir ton mal. DULCAMARA Il me l’a demandé pour obtenir l'amour de je ne sais quelle cruelle… ADINA Il l'aimait donc ? ADINA Ah! Docteur, elle sera parfaite, mais elle est sans vertu pour moi. DULCAMARA Il languissait, il soupirait sans une ombre d'espoir ; et pour avoir une goutte du remède magique, il vendit sa liberté, et se fit soldat. DULCAMARA Veux-tu voir mille amants languir, agonir à tes pieds? ADINA (à part) (Quel amour ! Et je le dédaignais ! J'ai tourmenté un si noble cœur !) ADINA Je ne saurais que faire de tant : mon cœur n'en veut qu'un seul. DULCAMARA (à part) (Elle aussi est amoureuse. Elle a besoin de la liqueur.) DULCAMARA Veux-tu rendre folles de jalousie jeunes, veuves et fillettes ? ADINA (s'approchant de Dulcamara) Donc, Nemorino est maintenant ADINA Il ne me plait ni me sourit 67 est le remède de l’amour. Oui, tu as l'alambic et tu as le fourneau, plus chaud qu'un volcan... Pour filtrer l'amour que tu veux, pour brûler, réduire en cendres... Ah ! Je voudrais échanger contre les tiens mes flacons d'élixir. (Ils s’en vont.) de détruire la paix d'autrui. DULCAMARA D'un riche faire la conquête? ADINA Je n'ai cure des richesses. DULCAMARA Un comte, un marquis ? – Scène 7 Nemorino. ADINA Non, je ne veux que Nemorino. NEMORINO Une larme furtive dans ses yeux a jailli ; elle semblait envier ces joyeuses jeunesses. Que vais-je chercher de plus ? Elle m'aime, je le vois. Sentir un seul instant les battements de son beau cœur ! Confondre mes soupirs un petit peu aux siens ! O ciel, si je peux mourir, je ne désire rien d’autre. (Adina revient.) La voici. Comme l'amour naissant augmente sa beauté ! Continuons à faire l'indifférent jusqu'à ce qu'elle s'explique. DULCAMARA Allons, essaye ma recette car elle te fera de l'effet. ADINA Oh, Docteur, elle sera parfaite... Mais elle est sans vertu pour moi. DULCAMARA Infortunée ! Et aurais-tu le cœur de nier sa vertu ? ADINA Je respecte l'élixir, mais il en est un meilleur pour moi. Nemorino, quittant toutes les autres, ne sera plus qu’à moi seule. – Scène 8 Adina et Nemorino DULCAMARA (à part) Aïe ! Docteur, elle est trop futée, elle en sait plus long que toi. ADINA Nemorino ! Eh bien ? ADINA Une tendre oeillade, un sourire, une caresse, a raison du plus obstiné, adoucit le plus altier. J'en ai vu tant et tant, épris, amoureux, éperdument, que même Nemorino ne pourra me fuir, non. La recette est mon visage dans mes yeux sont l'élixir. NEMORINO Je ne sais plus où j'en suis. Jeunes et vieilles, belles et laides, toutes me veulent pour mari. ADINA Et toi ? NEMORINO A aucune je ne peux m'attacher. J’attends encore... mon bonheur… (À part) Il est bien proche. DULCAMARA Ah! Je le vois, petite sorcière, tu en sais plus long que moi. Cette si belle bouche ADINA Écoute-moi ! 68 NEMORINO (à part) Ah! Nous y sommes ! (À voix haute) Je vous écoute, Adina. NEMORINO Eh bien, tenez. (Il lui rend le contrat.) Puisque je ne suis pas aimé, je veux mourir soldat. Il n'est plus pour moi de paix, si le docteur m'a dupé. ADINA Dis-moi : pourquoi partir, pourquoi veux-tu te faire soldat ? ADINA Ah ! Il te dit la vérité, si tu as foi en ton cœur. Sache-le enfin, sache-le, tu m'es très cher, et je t’aime. Autant j'ai fait ton malheur, je veux maintenant faire ton bonheur. Oublie ma rigueur, je te jure éternel amour. NEMORINO Pourquoi ? Parce que j'ai voulu savoir si, avec ce moyen, je pouvais améliorer mon destin. ADINA Ta personne... Ta vie nous sont chères. J'ai racheté le fatal engagement de Belcore. NEMORINO Vous ! (À part) C'est naturel. L'amour agit. NEMORINO O joie inexprimable ! Le docteur ne m'a pas dupé. ADINA Dans le doux enchantement d'un tel moment, je sens mon cœur s'emplir d'ivresse. En toi seul mon âme est ravie, mon cœur respire. Ah, avant que mon cœur ne succombe de joie, presse-moi sur ton sein, que toute crainte se dissipe ! Immense est l'extase de mon bonheur, ah ! Ah ! Quel bonheur ! Immense est l'extase, immense est l'extrase de mon bonheur ! Ah ! Que se dissipe, que se dissipe… Ah ! Que se dissipe toute crainte. Ah ! Quel bonheur ! Ah ! Quel bonheur ! Ah ! Oui ! Ah, quel bonheur ! Presse-moi sur ton sein, que se dissipe toute crainte. (Nemorino se jette aux pieds d’Adina.) ADINA Prends. Reçois de moi ta liberté. Reste sur le sol natal. Il n'est pas de sort si dur qui un jour ne changera. Reste. (Elle lui donne le contrat.) Ici, où tous t'aiment, sage, aimant, honnête, tu ne seras pas toujours triste et mécontent. NEMORINO (à part) Maintenant elle s'explique. ADINA Adieu ! NEMORINO Quoi ? Vous me quittez ? ADINA Moi, oui. – Scène 9 Belcore entre avec des soldats et les mêmes ; puis Dulcamara avec tout le village. NEMORINO N'avez-vous rien d'autre à me dire ? BELCORE Halte !... Face ! Hé ! Que vois-je ? À mon rival je rends les armes ! ADINA Rien d'autre. 69 à la plus laide créature. Il fait avancer les rosses, il redresse les tordus, aplanit les bosses, et fait disparaître toute vilaine tumeur… ADINA C'est ainsi, Belcore. Et il convient de faire la paix sans conditions. C'est mon époux ; ce qui est fait... LE CHŒUR Ici, Docteur… À moi, Docteur… Un flacon, deux, trois. BELCORE C’est fait. Garde-le, brigande. Tant pis pour toi ! Le monde est plein de femmes ; Belcore en obtiendra mille et mille. DULCAMARA C'est un pot-de-vin capiteux pour gardiens scrupuleux ; un somnifère excellent pour les vieilles, les jaloux ; il donne du cœur aux fillettes qui n'aiment pas dormir seules ; il tient l'amour éveillé mieux que ne le fait le café. DULCAMARA L’élixir d'amour vous les donnera. NEMORINO Cher Docteur, grâce à vous je suis heureux. LE CHŒUR Ici, Docteur… À moi, Docteur… Un flacon, deux, trois. (Arrive en scène le carrosse de Dulcamara. Il y monte, tous l'entourent.) TOUS Grâce à lui ? DULCAMARA Grâce à moi. Sachez que Nemorino est devenu en un instant le plus riche propriétaire du village, puisque son oncle est mort... DULCAMARA O vous que chérissent les astres, je vous laisse un grand trésor ; tout est en lui, santé et amour, joie, fortune et or. Rajeunissez, refleurissez ; employez-vous, enrichissez-vous ; mais n'oubliez pas votre ami Dulcamara. ADINA et NEMORINO L’oncle est mort ! NEOMORINO L’oncle est mort ! LE CHŒUR Vive le grand Dulcamara ! Puisse-t-il vite nous revenir, le Phénix des Docteurs ! GIANNETA et LES FEMMES Je le savais. DULCAMARA Moi aussi je le savais. Mais ce que vous ne saviez pas et ne pouviez savoir, c'est que cet élixir surhumain peut en un instant non seulement guérir le mal d'amour mais remplir les poches des pauvres. NEMORINO Je lui dois mon amour ! Grâce à lui seul je suis pleinement heureux ! Je ne pourrai jamais oublier l'effet de son remède. ADINA Par lui seul je suis heureuse ! Je ne pourrai jamais oublier l'effet de son remède. LE CHŒUR Oh, la belle liqueur ! DULCAMARA Il corrige tous les défauts, tous les vices de la nature. Il donne de la beauté BELCORE Maudit charlatan ! 70 Puisses-tu verser en route ! (Le serviteur de Dulcamara sonne de la trompe. La voiture se met en route. Tous enlèvent leur chapeau et le saluent.) ADINA Un moment de plaisir brille dans mon cœur maintenant que s’efface en moi le souvenir de la douleur. Mon cœur ne saurait maudire mes souffrances bénies, sans elles je ne jouirais pas d’une si grande félicité. LE CHŒUR Maintenant dans la tranquillité tu es pleinement heureuse. Vive le grand Dulcamara, le Phénix des Docteurs ! Puisse-t-il nous revenir dans les honneurs et la richesse. FIN 71 72 Couverture du livret publié aux éditions Ricordi. L'Elisir d'Amore « L'Elixir d'Amour » Opéra-comica en deux actes de Gaetano DONIZETTI, livret de Felice ROMANI. La conférence sur « L'Elisir d'Amore » sera donnée par Danielle PISTER, viceprésidente du Cercle Lyrique de Metz et de l'Association des Amis d'Ambroise Thomas et de l'Opéra français, le samedi 17 novembre, à 16 heures, à la salle Ambroise Thomas de l'Opéra-Théâtre. Entrée libre. Représentations de « L'Elisir d'Amore » les vendredi 23 novembre et mardi 27 novembre à 20 heures, ainsi que le dimanche 25 novembre à 15 heures a l'Opéra-Théâtre. Direction musicale : Benjamin PIONNIER Mise en scène : Joël LAUWERS Scénographie : Poppi RANCHETTI Costumes : Dominique BURTÉ Lumières : Patrick MÉEÜS Distribution vocale : Florian LACONI, ténor, rôle de Nemorino, jeune paysan. Chiara SKERATH, soprano, rôle d'Adina, riche propriétaire fermière. Luciano GARAY, baryton, rôle de Belcore, sergent. Carlos ESQUIVEL, basse, rôle de Dulcamara, charlatan. Aurore WEISS, soprano, rôle de Giannetta, jeune paysanne. Nouvelle production de l'Opéra-Théâtre de Metz Métropole en coproduction avec l'Académie de Scénographie de Venise. Chœurs de l'Opéra-Théâtre de Metz Métropole. Orchestre National de Lorraine. Couverture : La célèbre basse Luigi LABLACHE, (1794-1858), dans le rôle du docteur Dulcamara montrant sa fiole à Nemorino incarné par le ténor Giovanni Matteo de CANDIA, dit Mario, (1810-1883). Ils furent parmi les chanteurs les plus illustres de « L'Elisir d'Amore ». Rédaction de la plaquette : Y. BULDRINI Conception de la plaquette : G. MASSON Directeurs de la publication : G. MASSON, président et J.P. VIDIT, premier vice-président. Adresse postale du Cercle Lyrique de Metz : B.P. 90261 - 57006 Metz Cedex 1 Adresse du site : www.associationlyriquemetz.com Emails : [email protected] [email protected] (chargé de communication) Composition graphique et impression : Co.J.Fa. Metz - tél. 03 87 69 04 90. La distribution