on coiffe la mariée
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on coiffe la mariée
ON COIFFE LA MARIÉE Personne ne coiffait les mariées comme Hasan. C’est ce qu’avait affirmé la future bellesœur de Sibel. Elle avait fait sa mise en beauté chez lui pour son mariage. À l’époque, tout le monde aurait eu les yeux rivés sur elle. À force d’insister, elle avait réussi à rameuter toutes les invitées ici. L’agitation du samedi soir dans un salon de quartier aux ambitions d’institut de beauté… Coiffeurs, apprentis, manucures : tous courent de droite à gauche, les mains brunies jusqu’aux ongles par trop de colorations. Se mêlent le bruit des séchoirs, les cheveux brûlés, les odeurs de teinture et de thé périmé qu’on sert aux clientes. 55 Sur les murs, des affiches de jolies femmes posant avec des chevelures extravagantes, des miroirs sur toute la hauteur ; sur les plans de travail des paniers desquels débordent les épingles à cheveux prêtes à l’emploi ; des tiroirs entrebâillés bondissent toutes sortes de brosses et de peignes, couverts de cheveux de toutes les teintes… Les clientes, bien que toujours persuadées que la coiffeuse pourrait saboter leur chevelure par pure jalousie, viennent ici attendre inlassablement leur tour pendant des heures – une fois leur manucure terminée chez Necla, la porte en face. Feuilletant des catalogues présentant des modèles de coiffure vieux d’au moins dix ans, elles rêvent de se transformer comme Cendrillon, plus jamais en haillons et pour toujours princesses. Pour tuer l’ennui, une des deux quadras placées devant le miroir après son shampoing se demande : « Quand est-ce que je vais trouver le temps de préparer le dîner ? » Et l’autre qui approche la trentaine, incapable de se réjouir 56 d’avoir enfin réussi à se faire inviter par son directeur à qui elle fait la cour depuis des mois, s’inquiète d’arriver en retard. À peine installée sur le siège, la cliente qui masque habilement depuis des années – grâce à une magnifique crinière ondulée – une bouche qui tire un peu sur le côté lorsqu’elle parle, un nez busqué et les cicatrices d’une varicelle remontant à l’enfance qui sillonnent son visage, ordonne au coiffeur : « Seulement les pointes ! », tout en observant ses cheveux qu’elle a confiés se raccourcir jusque sous ses oreilles. Tandis que les mèches tombent une par une, et qu’elle maudit l’amie qui lui a recommandé cette adresse, le coiffeur rétorque : « Vous aviez beaucoup de fourches, vos cheveux pousseront plus sainement maintenant. » L’un des apprentis vient faire disparaître les preuves du crime à coups de balai. Les yeux de la femme se tournent vers les perruques multicolores pendues à des clous sur le mur. Près de la fenêtre, la fille aux cheveux noir de 57 jais, tout juste sortie d’un lycée professionnel et à la recherche d’un travail, pense qu’être blonde lui apporterait un sérieux avantage et a décidé de se faire teindre en platine. Elle s’efforce de dissimuler derrière ses dents serrées que le décolorant qu’on étale sur son crâne lui brûle la peau. Elle pivote sur sa chaise, une fois à gauche, une fois à droite, pour oublier la douleur, et essaie d’imaginer comment ses nouvelles chaussures à talons achetées hier au marché, ainsi que sa blouse au col brodé, iront tout particulièrement bien avec sa nouvelle blondeur. De l’arrière-salle où sont exécutées les séances d’épilation à la cire, de petits cris s’échappent des lèvres de la cliente – rouge de honte de se retrouver à moitié nue devant l’esthéticienne – malgré ses efforts pour les retenir à coups de morsures. La manucure affiche toujours une expression de désespoir. Larguée par son fiancé à son retour du service militaire après deux années d’attente 58 fidèle ! Ce dernier n’avait pas perdu de temps et épousé une fille du quartier à peine quelques mois plus tard. Celle-ci était venue se faire coiffer chez Hasan, et la manucure avait dû aider à lui poser son voile sur la tête. Ça l’avait anéantie. Cela fait plus d’un an, maintenant. Elle soulève les pieds d’une cliente, à qui elle est en train de faire une pédicure, de la bassine pleine d’eau pour vérifier si les callosités se sont ramollies. Le dégoût de ses débuts s’est dissipé avec les années de pratique. La jeune cliente qui prend la pose devant la glace tandis qu’on s’occupe de ses cheveux – surexcitée à l’idée que cette nouvelle coupe va la transformer, que l’intérêt de son mari va se raviver, que cette secrétaire aux allures de chanteuse de cabaret va battre en retraite – ne réalise pas encore que son mari ne va rien remarquer du tout. Elle est persuadée qu’elle est entrée dans ce salon en tant que « femme » pour en sortir en tant que « dame ». Et les plus joyeuses sont les lycéennes qui 59 flirtent avec les jeunes coiffeurs. De toute façon, les femmes flirtent toujours un peu avec leurs coiffeurs. Afin de se garantir une coupe réussie, elles minaudent, rient aux blagues idiotes tout en toisant les alentours du coin de l’œil… Peut-être est-ce parce que l’on aime tant que les garçons s’occupent de nous que l’on choisit toujours des hommes pour nous choyer jusqu’à la pointe des cheveux ? Dans le miroir, Sibel jette un coup d’œil aux deux hommes qui la préparent pour sa mise en plis. L’un a la trentaine, brun – c’est lui Hasan. Il touche ma tête si doucement, ses yeux et ses mains agissent de façon totalement opposée ; si tu regardes son visage tu croirais qu’il travaille sur une machine à l’usine. Son regard est si dur. Pourtant, on dirait que ses mains enfilent des perles. L’autre à côté doit être son apprenti. Plus jeune, il parle comme un étranger et s’est fait faire quelques reflets sur les mèches de devant. Est-ce que les coiffeurs s’arrangent les uns les autres le matin avant l’arrivée de leurs clientes ? Aujourd’hui, il m’est interdit de flirter avec le coiffeur, 60 ne serait-ce qu’un peu. Je ne peux pas ricaner à leurs « tu vas être très belle », ni aux « tout le monde va se retourner sur toi ». Eux aussi sont conscients de la situation, ils s’adaptent. Le coiffeur Hasan s’adresse à la fille qui volette autour d’eux : « La future mariée est prête pour la mise en plis. » Sibel se lève ; elle s’installe sous le casque placé au fond du salon, dans un coin ressemblant à l’entrée d’un large corridor. Elle se retrouve la tête enfermée sous le verre, et voir son reflet mi-astronaute, mi-apiculteur depuis l’intérieur de cette machine la fait rire. Elle contemple sa robe de mariée encore sous plastique étalée sur le fauteuil. Elle souhaiterait que l’emballage ne s’ouvre jamais. En plus, ma sœur va me mettre une ceinture de virginité rouge. Sans compter les offrandes d’or et les bijoux de mariage… Sibel déteste depuis toujours ces rituels. Ça commence avec « deux bracelets torsadés de la part du père de la mariée », puis ça se transforme, une heure et demie, deux heures plus tard, en des 61 sommes d’argent de moins en moins importantes, « tant de la part de l’amie de la mariée », pour finir par « un prêt pour de l’électroménager » ou encore « le forfait de location de la salle des fêtes »… Elle l’avait pourtant dit à sa mère et à Mme Sakine, sa belle-mère : « Pas d’offrande de bijoux, ne mettons pas les invités dans l’embarras. » « On n’est pas des vaches à lait non plus. Après tout ce qu’on a dépensé ! » avait répondu sa future marâtre. Elle veut sans doute récupérer ce qu’elle a investi depuis des années en cadeaux de mariage. On invite ensuite le jeune couple fraîchement marié sur la piste de danse en grande pompe : « Place aux enfants ! » Muharrem Kirve soit loué, comme s’il savait que je ne voulais pas de fête de mariage, le voilà qui meurt avant même que mon henné ait eu le temps de sécher ! Elle était tellement triste, Sibel, ça ne l’a pas empêchée de se consoler avec l’espoir que ce décès soudain annulerait la cérémonie. Avant de venir au salon, elles étaient à l’enterrement de Muharrem Kirve à la mosquée Murat Paşa. Sa future 62 belle-mère, Mme Sakine, n’a cessé de marmonner « Qu’il repose en paix, même s’il a bien choisi son jour pour mourir ! Maintenant, la moitié du village ne viendra pas au mariage, il aurait pu attendre un jour ou deux, paix à son âme ! » Bonne femme sans scrupules. Sibel profitant de l’occasion avait dit : « Retardons le mariage, au moins jusqu’au quarantième jour. Il faisait partie de nos deux familles. » Mon père et mon frère sont sans doute encore au cimetière. Son futur beau-père avait précisé que le mariage ne serait pas ajourné. « C’est le cycle de la vie : mariages et enterrements font partie de la nature humaine. » Il a dû mémoriser ces mots quand il était à la direction de l’association de reconstruction du village. Que Dieu maudisse cette association aussi. D’ailleurs tout ce qui m’arrive, c’est à cause de cette saloperie d’association !