L`auto-éthique, une utopie
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L`auto-éthique, une utopie
JEAN-JACQUES WUNENBURGER L’auto-éthique, une utopie ? Sempé, dessin extrait de Sauve qui peut, 1964 © Éditions Denoël / Sempé. Il ne s’agit pas simplement d’incriminer les risques propres à tout usage ordinaire d’une technique (comme les accidents domestiques) mais d’interroger la voiture comme fauteur de risques, comme inducteur de violences (à l’égard de soi ou d’autrui), voire comme criminogène. D’où la double préoccupation des constructeurs et de la puissance publique : comment améliorer la sécurité, passive des véhicules, active des conducteurs, permettant de conduire plus sûrement, à la limite de manière purement fonctionnelle, mécanique, régulée, sans porter atteinte à la vie ? Mais ne s’agit-il que de cela ? N’y a-t-il pas place pour des questions paradoxales ? 87 Politiques de sécurite routiere Les moyens techniques, judiciaires et éducatifs utilisés ou recommandés sontils adaptés, suffisants ? Et sinon pourquoi ? D’ailleurs faut-il, socialement, anthropologiquement, « tout » faire pour réduire le risque, pour faire de la conduite un transport utilitaire et contrôlé de manière quasi-cybernétique, sans aucun excès ? On peut anticiper et même préparer des progrès techniques (voiture intelligente par asservissement du véhicule au milieu par télédétection et télécommande, etc.) et mettre sur pied des conditionnements répressifs plus efficaces, mais n’est-ce pas au prix d’une réduction de la valeur fondamentalement liée à l’automobile dans les sociétés démocratiques et même autoritaires, la liberté ? Or si la liberté, assumée souvent comme licence, est bien source de beaucoup trop d’accidents, faut-il et même suffit-il de « raisonner » la liberté pour qu’elle s’adapte à la voiture « sécuritaire » comme on s’adapte à la voiture « propre » ? Faut-il dès lors développer, de manière complémentaire ou alternative, une « auto-éthique » qui compléterait la panoplie des encadrements technico-sociaux par une conduite auto-contrainte, raisonnée et donc raisonnable ? Et si on parle de plus en plus « d’auto-éthique », faut-il l’entendre comme rattachée au seul désir d’auto-conservation de soi et de respect de la vie d’autrui ? Mais comment faire fond sur une telle éthique dans une civilisation qui tolère voire encourage par ailleurs les comportements mortifères (suicides, meurtres, guerres) ? La question de la conduite des automobiles devient donc un problème politique et culturel qui touche aux normes de la société et même de la civilisation, c’est-à-dire des valeurs adoptées par l’homme dans ses relations aux milieux humains et techniques. L’état des lieux doit prendre en compte plusieurs politiques : - préventive d’abord. Elle touche avant tout, outre à l’aménagement routier, à la construction de véhicules qui doivent épargner davantage de vie en cas d’accident et à l’éducation routière des conducteurs (qualité de la formation dans les écoles et les auto-écoles, campagne publique de sensibilisation au respect des règles du code de la route). Quels progrès peut-on attendre de ces approches ? Jusqu’où peut-on et doit-on poursuivre l’automatisation des véhicules ou le conditionnement mental des conducteurs ? La question est à la fois technique et déjà éthique si l’on considère que 1)la fin est considérée comme absolument bonne (l’automobile sans risque), 2 ) que tous les moyens sont bons pour y parvenir (même le conditionnement ?). Mais ces propositions sont-elles si évidentes à accepter ? Quelles valeurs mettent-elles en jeu ? 88 L’auto-éthique - répressive ensuite. On peut agir aussi sur l’aggravation des sanctions des fautes de conduite : sophistication des codes de la route, renforcement des sanctions, des procédures de flagrants délits, augmentation des peines lorsqu’il y a accident, modulation des pressions sur les individus par le biais des assurances, des indemnisations, des franchises, en responsabilisant davantage les conducteurs fautifs, etc. Institutions judiciaire et policière et les assurances forment un levier complexe sur lequel la puissance publique peut agir pour normaliser davantage les automobilistes. La question peut alors se formuler ainsi : comment l’État peut-il assurer une sécurité routière, responsabiliser les individus et sanctionner les actes de violences automobiles comme il le fait avec l’ensemble des délits et crimes ? Les difficultés inhérentes à ces politiques sont pourtant nombreuses : quelles normes adopter pour définir la dangerosité d’un automobiliste (quel taux d’alcoolémie, quelle place donner à d’autres facteurs accidentogènes, médicament, drogues, gâtisme ?). Comment traquer les conduites à risques qui ne transgressent pas la loi ? Jusqu’où pousser le contrôle de la vie privée pour assurer la sécurité (cas des photographies des passagers d’un conducteur) ? Comment définir de manière efficace les responsabilités civiles et pénales en cas d’accident ? On doit s’attendre à des contradictions, des failles dans les différents dispositifs adoptés dans un seul et même pays, a fortiori entre plusieurs pays européens. Comment créer une cohérence, par quels moyens, à quels prix, sur le fondement de quelles valeurs ? L’auto-éthique en question Les limites, paradoxes ou échecs des mesures planifiées et institutionnalisées, en France en tout cas, conduisent de plus en plus à faire appel à une auto-contrainte des automobilistes censés être aussi des « êtres de raison » qui peuvent dès lors être capables de conduire « éthiquement » (voire civiquement, voire de manière « citoyenne » !), en se réglant sur des devoirs : se conserver soi-même, respecter la vie d’autrui. Le volant de la voiture devient ainsi une occasion, voire un instrument d’expression et d’incarnation de valeurs morales. Bien conduire devrait être équivalent de bien se conduire. Le respect de la vie en tant que valeur présumée d’une morale sociale serait ainsi l’ultime référent qui transcenderait l’appel à la sécurité et la crainte de la sanction, qui renvoient tous deux à de simples passions. La raison deviendrait, dans le monde du transport automobile, le motif d’une conduite 89 destinée à supplanter et à relayer le désir de bonheur et la peur de la mort. Est-ce réaliste ou n’a-t-on pas affaire à une nouvelle utopie ? Il s’agit peut-être d’abord de mieux comprendre les liens entre le véhicule, sa conduite et les comportements qui portent atteinte aux règles de la sécurité des personnes et de respect de la vie d’autrui. Éthologie, anthropologie culturelle, psychologie comportementale, psychiatrie, psychanalyse devraient permettre de mieux cerner les facteurs de risques et de déviance, qui poussent les conducteurs à l’inconscience et à l’irresponsabilité. Les problèmes juridiques et éthiques doivent être encadrés par une compréhension multidimensionnelle des comportements à l’intérieur d’un « fait culturel total ». En particulier, la conduite automobile ne se greffe-t-elle pas sur un ensemble de schèmes symboliques, de mythes personnels et collectifs qui résistent à la solennité des raisons (être raisonnable) et à l’emprise des passions (crainte, espérance). D’où un certain nombre de questions d’accompagnement : 1. Sur quelle action porte cette éthique ? Que s’agit-il vraiment de moraliser ? S’agit-il seulement d’éveiller le sens de la prudence par rapport à une action à risques, aux effets non entièrement prévisibles ? Dans ce cas, il s’agirait seulement de diminuer le risque à être exposé à une situation dangereuse pour soi ou pour autrui. L’éthique invoquée serait celle de la maîtrise de soi, qui permettrait d’éviter de se trouver dans une situation qui échappe à la volonté de l’agent. Mais l’accident de voiture est-il seulement imputable à une série de causes imprévisibles ou plus exactement mal maîtrisées ? Beaucoup d’accidents ne sont-ils pas, à l’évidence, la conséquence d’une action menée consciemment comme dangereuse ? Dans ce cas, l’accident résulte moins d’une imprudence (qu’on pourrait éviter par la prudence) que d’un choix, plus ou moins clairement assumé, d’une action sciemment agressive, violente et mortifère ? Comment appréhender dès lors le cas d’un agent qui opte pour une telle action s’il la juge conforme à une valeur de type héroïque ? Toute société ne tolère-t-elle pas, ne favorise-t-elle pas des situations où les individus s’exposent au danger voire à la mort (sport, alpinisme, corrida, etc.) ? Bien des conduites automobiles ne sont-elles pas mues par le même mobile de dépassement de soi, pour approcher de la mort, pour la frôler, la voir de près ? Peut-on invalider d’emblée ces conduites comme relevant de perversions, de pulsions destructrices, d’immoralité ? Ne faut-il pas prendre acte d’un tel désir reconnu plus ou moins consciemment comme conduite « exemplaire » ? 90 L’auto-éthique 2. S’il existe donc bien des conduites positives de danger (dont la frénésie de la vitesse est un signe), peut-on d’emblée les taxer d’immorales et leur opposer une conduite sage, maîtrisée, seule à correspondre à une norme éthique ? Les agents en question ne considèrent-ils pas leur conduite comme un ethos, à l’égal du guerrier ou du sportif de haut niveau, ou comme une conduite à haute valeur symbolique ajoutée ? L’automobile procurerait ainsi des sensations extatiques qui engageraient une sacralité, au sens au moins d’une sacralité de la transgression, de la dépense, telle que la décrit Georges Bataille ? La mort possible participerait ainsi d’un imaginaire sacrificiel, médié par la voiture, qui ferait de la dépense de la vie, de soi et même des autres, une valeur fascinante (ne parle-t-on pas des « sacrifiés » de la route, au même titre que l’anthropologue parle des sacrifices aztèques ?). Dans ce cas, la perception de soi du conducteur (le fameux « fou du volant ») relèverait plutôt du registre du surhomme, du héros, de l’initié, ou de la victime sacrificielle mais toujours sacralisés. Il existerait donc bien un imaginaire positif du risque, qui réveille des schémas archaïques que notre société rationnelle avait cru jugulés ou canalisés dans le sport. Même si on peut considérer qu’il s’agit déjà là d’une déritualisation d’un jeu qui devrait se jouer en circuit fermé (précisément dans « les circuits » des courses automobiles), il n’en reste pas moins que, phénoménologiquement, il n’existe qu’une différence de degré et non de nature entre l’usager standard et le pilote de course. 3. L’automobile apparaît donc en fait comme un déclencheur d’imaginaire qui permet de valoriser des actions dangereuses par un jeu d’images typiques et médiatisantes. La conduite automobile cristallise même diverses formes d’imaginaires dont on peut dégager quelques lignes de force : - l’imaginaire du véhicule : comme machine, il sollicite des pulsions sexuelles (moteur/sexe) et des fantasmes magiques (vitesse). Dans le registre technique du moteur, la voiture est sans doute un substitut du cheval (voir le lexique du moteur), qui active par conséquent un inconscient du couple cavalier/monture. Mais sans doute y a-t-il toujours eu connexion symbolique entre monture/femme, qui vient érotiser aussi bien la course à cheval que la conduite automobile. La voiture réactive donc un ensemble de fantasmes et de mythes de violence sauvage, d’extase et de mort sur fond d’un imaginaire sexué et viril. - l’imaginaire de la conduite joue aussi avec un « éthos » et une symbolique du nomade (réactivation des figures du cavalier, métaphores des espacestemps parcourus, fantasmes de jouissance des efforts de la machine poussée à l’extrême, etc.), lié aux mythes héroïques du guerrier conquérant et 91 invincible (réapparus récemment à propos du pilote d’avion, puis de véhicule spatial, même en version de jeu vidéo), où l’individu fait corps avec sa carapace. La voiture devient ainsi une forme qui solidarise le cheval, le cavalier et son armure, qui affronte, sur le mode de l’invulnérabilité, un monde hostile. - l’imaginaire de l’accident enfin : les comportements de fascination morbide aboutissent parfois à des conduites para-suicidaires, accompagnées du plaisir pur du risque (sur le modèle du coureur de compétition), mais aussi de la conduite du justicier (certitude d’avoir raison, de corriger autrui, désir de vengeance), du fantasme d’immunité et d’impunité (renforcé par l’illusion de protection du véhicule), etc. Ces différentes composantes d’imaginaire, à peine esquissées, forment un cocktail symbolique favorisant sans doute l’excès dans la conduite. Le conducteur loin d’être un individu réduit à des pulsions aveugles, d’être privé de toute éthique, est en fait suréquipé de mobiles et de motifs qui lui paraissent correspondre à une « bonne image ». Loin d’agir sans représentations régulatrices, l’automobiliste s’identifie à des figures, modèles, valeurs, qui sont seulement en rupture avec la morale civique. Ne faut-il donc pas se demander si la conduite dangereuse, loin de relever d’une inconscience et d’une irresponsabilité, qui ferait décroître la conscience de soi et le sens de l’humain, ne s’accompagne pas souvent d’une « autre » morale, celle du risque viril, de la vie héroïque, de la mort désirée, semblable à celle du guerrier ou du surhomme ? Il s’agirait donc moins de refus des valeurs que d’une conversion des valeurs. Une des images-clés de l’automobiliste en danger ne rejoindrait-elle pas la scène du film Apocalypse now de F. Coppola, où des guerriers pilotent une machine à tuer sur fond de musique wagnérienne, comme les décibels de l’autoradio constituent l’ultime bruit de fond d’un crash auto ? Reconditionner l’imaginaire ? S’il existe donc bien un tel ethos de la violence ludique et rituelle, qui fait que le volant est un inducteur de rêve éveillé, les politiques d’éducation et de répression sont-elles suffisantes et adaptées ? Et surtout le discours éthique qui joue sur la disjonction moral/immoral fait-il sens ? Si l’on veut inhiber et culpabiliser ces conduites, ne convient-il pas de remplacer des stratégies rationnelles de moralisation par une stratégie symbolique d’action sur l’imaginaire ? 92 L’auto-éthique Le vrai problème serait dès lors de mettre au point un dé/et re/conditionnement de l’imaginaire de la voiture (par la publicité) comme on l’a fait pour les rôles sexués, et plus largement des symboles et mythes d’une société. Entreprise encore peu identifiée et programmée, en dehors des techniques politiques (propagande des dictatures), mais qui pourrait sans doute désymboliser le rapport de dépendance à l’automobile, soit en le banalisant soit en le rechargeant d’un autre imaginaire (type cocooning par exemple). Mais si l’on veut – politiquement- s’engager dans une telle action publique, ne faut-il pas être conscient que l’éradication à terme d’une violence automobile risque de modifier une économie générale de la violence, comme l’antitabagisme et l’hygiénisme provoquent des pathologies de compensation ? Ne doit-on pas se demander si la satisfaction de ces imaginaires n’assure pas une régulation indirecte de la violence collective, l’accroissement de la violence automobile pouvant aller de pair avec une régression des morts par terrorisme (Allemagne, Italie, Espagne) ou sur les stades ? Les pays qui sont parvenus à diminuer les dangers de la circulation automobile ne connaissent-ils pas des pics de violence dans d’autres registres de comportement (la Suède a le taux de suicide le plus fort d’Europe) ? La question doit donc être radicale : quel est le volant de manœuvre de la sécurisation de la conduite automobile ? La tendance à viser un risque zéro est-elle sensée ? Rien n’oblige à combattre l’imaginaire du risque et de la mort automobiles, qui procurent finalement des bénéfices secondaires (aux constructeurs, aux assurances, à l’État), mais si l’on en fait une fin (« arrêtons le massacre » est une grande cause nationale), le seul moyen n’est-il pas un travail « orwellien » sur l’imaginaire de la violence ? Mais peut-on y parvenir sans une dose de totalitarisme ? D’ailleurs les sociétés qui ont réfréné et aseptisé le volant ne sont-elles pas en partie totalitaires (USA, pays nordiques) bien que la mort y resurgisse sous d’autres formes ? Donc la question ultime ne serait-elle pas celle d’un choix entre liberté et totalitarisme, entre sécurité et risque de mort, c’est-à-dire destin ? Jean-Jacques Wunenburger est doyen de la Faculté de philosophie, Université Jean Moulin Lyon III. 93