le texte en pdf (78 pages) - Page personnelle de René Barbier

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L’ÉTHIQUE ÉDUCATIVE, UNE PROBLÉMATISATION.
René Barbier (CIRPP), juin 2011
Introduction
« Le soleil se lève !... il faut tenter de vivre ! » (Paul Valéry)1. C’est ainsi que les hommes
prennent la route vers le large d’eux-mêmes. Mais l’éducateur y ajoute, immédiatement,
« tenter de vivre » certes, « mais au nom de quelles valeurs ? »
En juin 2011 commence l’ « affaire Luc Ferry » parce que ce philosophe, ancien ministre de
l’Éducation Nationale sous le gouvernement Raffarin a révélé sur la chaîne de télévision
Canal plus, une rumeur, un acte de pédophilie accompli par un ancien ministre.
Il est symptomatique qu’une importante revue de sciences humaines de bonne vulgarisation,
dans sa série « Les grands dossiers » de l’été 2011 (n°23)2, s’interroge sur la question
« Apprendre à vivre ». Certes, cette publication n’est pas marquée par son intérêt pour la
marginalité en philosophie ou en sciences sociales. Elle reste dans ce qui est considéré comme
légitime et prend garde de ne pas choquer son électorat composé, avant tout, de personnes
soucieuses d’y voir clair dans les innombrables éditions consacrées à ce champ de recherche.
Ainsi, dès l’éditorial rédigé par Jean-François Dortier, on précise immédiatement en quoi ledit
numéro va se démarquer des ouvrages exploitant le juteux marché du développement
personnel. Les philosophes contemporains cités restent les plus connus. Sur la question de la
joie, par exemple, rien n’est dit sur les approches de Robert Mishrahi ou de Nicolas Go. Sur la
pensée asiatique, le regard est très succinct, malgré l’apport de Cyrille Javary.
Toutefois, à lire les articles, et à condition de ne pas entrer dans un registre trop critique, une
ouverture se dessine à l’égard d’une certaine reconnaissance d’un art de vivre depuis les
philosophes grecs jusqu’aux penseurs contemporains. De mon point de vue, il s’agit là de la
nécessité éditoriale, d’une poussée de la société civile. Depuis les années 1970, on assiste, en
1
Paul
Valéry,
le
cimetière
marin,
dans
« Charmes »,
voir
en
ligne
http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Valery.CimetiereMarin.html page vue le 13 mai 2011. Publié dans
P.Valéry, Oeuvres, t. I : Poésies, Gallimard, La Pléiade, 1957, 1872 p.
2
Les grands dossiers des Sciences humaines, ed. Sciences Humaines, n°23, Apprendre à vivre. Des philosophies
antiques au développement personnel, juin-juillet-août 2011, Auxerre, 79 pages
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coulisse, à une recherche de sens qui est passée par le Mouvement du potentiel humain, puis
celui du Nouvel Age et aujourd’hui l’émergence d’une demande à l’égard des philosophes de
l’expérience.3 Des philosophes et historiens de l’antiquité comme le regretté Pierre Hadot
n’en reviennent pas d’ailleurs ! André Comte-Sponville peut quitter l’université pour vivre de
sa plume. Une revue « Philosophie magazine » se vend bien. La revue « Le monde des
religions » fait appel régulièrement à des philosophes de renom, même si les penseurs de
l’éducation n’ont guère la place qu’ils méritent dans ce jeu mass-médiatique.
La question axiologique, en effet, est au coeur de l’éducation depuis toujours. Toutefois, au
XXIe siècle, elle devient essentielle.
Vouloir parler d’éthique est une gageure. Aujourd’hui, en effet, on discourt beaucoup sur le
sujet, souvent en confondant morale et éthique. La société actuelle est une manne pour
exhumer quantité de thèmes qui font problème à cet égard. Certains auteurs, comme le
Québecois Michel Metayer, réfléchissent même à une argumentation appropriée à ce champ
symbolique4.
Beaucoup d’ouvrages ont été écrits sur la question de l’éthique. Mon propos n’est pas d’en
faire la recension exhaustive. On en trouvera une très heureuse synthèse dans le livre collectif
« Question d’éthique contemporaine », sous la direction de Ludivine Thiaw-Po-Une, en
20065.
Contrairement à la publicité actuelle, il ne suffit pas d' « ouvrir un Coca Cola pour trouver du
bonheur ». Je cherche plutôt dans cette réflexion à argumenter selon une logique interne à
l’éthique, l’éducation et le vivre ensemble et en fonction d’une approche transversale
caractérisée par une écoute sensible6.
L'économie de marché joue beaucoup sur les sentiments de paix et de sérénité, de bonheur et
de confort pour asseoir son hégémonie dans le monde.
La révolution éthique d'aujourd'hui consiste à remettre en question cette pensée unique et
quelque peu frauduleuse. En particulier les conditions de travail aujourd’hui sont loin de
3
René Barbier, La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977, 222 pages ; La
dernière partie de l’ouvrage analysait justement ce mouvement du potentiel humain déjà riche à l’époque.
4
Michel Métayer, Petit guide d’argumentation éthique, Québec, PUF, 2011
5
Ludivine Thiaw-Po-Une, s/dir, Questions d’éthique contemporaine, préface d’Axel Kahn, Stock, les Essais,
2006, 1217 pages
6
René Barbier, l’Approche Transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos,1997, 357
pages
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3
correspondre à une éthique réellement humaine7.
Parler d'éthique éducative est sans doute de tout premier ordre. Un philosophe protestant
contemporain Olivier Abel pense que l’éthique « oscille entre le registre du « je » qui tente de
penser ce qu’il éprouve et de sentir ce qu’il fait, et celui du « nous », de l’engagement
commun par lequel se font et se défont les communautés humaines ».8 Cette proposition me
semble juste.
Ce travail vise à montrer cette cohérence interne à partir d'une conception philosophique
fondée sur une vision non-dualiste de la réalité9.
Pour cela nous devons revenir sur la conception de l'éthique, celle de l'éducation et en fin de
compte celle du vivre ensemble.
1. De la morale et de l'éthique
Parler de l'éthique n'est pas si facile. Nous confondons trop souvent l'éthique et la morale. Or
une distinction est à faire et l'histoire de la notion de morale le confirme.
La morale a suivi des acceptions différentes au cours des siècles.
Il me paraît évident que nous devons parler d'éthique réellement à partir du XXIe siècle et de
morale auparavant. Sur ce point, je reste dans les traces philosophiques de Ludwig
Wittgenstein. Dans sa « Conférence sur l’éthique », il pensait que l’éthique est l’investigation
générale de ce qui est bien, mais plus encore, affirmait-il, « je pourrais avoir dit qu’elle est
l’investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j’aurais pu dire
encore que l’éthique est l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être
vécue, ou de la façon correcte de vivre. »10 L’éthique naît du désir de s’exprimer sur la
quintessence de la vie, sur sa signification ultime sur ce qui a une valeur absolue. Elle ne
saurait être une science. La science comme la morale relève d’une dynamique des faits et non
des valeurs. La morale est toujours liée à un but recherché et comporte une fonctionnalité
7
Vincent de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris, Seuil, 2011, 335 pages
Olivier Abel, voir son site WEB riche en textes en ligne http://olivierabel.fr/olivier-abel.html
9
La non-dualité, voir site web http://nondualite.free.fr/ page vue le 17-04-2011 et Véronique Loiseleur,
Anthologie de la non-dualité, Paris, la table ronde, 1981
10
Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, éditions Gallimard (1971), reprise dans Folioplus philosophie,
dossier par Julien Jimenez (2008), p.9
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intrinsèque. Elle est toujours relative à une société donnée, une époque, un système de rapport
de force et de sens entre groupes sociaux. Elle juge à partir d’un « devoir ». L’éthique est
radicalement différente. Le « bien », le « mal », le « beau », le laid » , ne sont pas des faits
mais expriment à travers des signes – des « chiffres » dirait Karl Jaspers – une dimension
transcendantale de l’existence humaine que l’on peut reconnaître dans une perspective de
« spiritualité laïque » à la manière d’André Comte-Sponville11. Sur ce plan, l’éthique ne peut
être que complètement singulière et expérientielle, même si elle comporte l’expression de
valeurs humaines universelles en dernière instance. Elle fait partie, paradoxalement, de ce
dont on ne peut parler car nous n’aurons jamais les mots pour le dire. Nous ne pouvons jamais
dire vraiment pourquoi la vie fait sens. Mais si nous la vivons ainsi, la vie est sens, un point
c’est tout, tout le reste est broderie symbolique.
Un regard sur l’évolution de la pensée philosophique depuis l’antiquité nous montre à quel
point nous sommes au carrefour d’un manque de sens radical ou d’une révolution de l’esprit
par rapport au « vivre ensemble ».
Mais pouvoir entrer dans ce regard vers plus de lucidité impose un lent travail
d’approfondissement de l’imaginaire.
Il faut revenir sur la question de l’imaginaire et à sa réalité dans le monde contemporain.
1. L'éthique et les imaginaires
1.1. La pluralité des imaginaires
Qu'est-ce que l'imaginaire ?
J’ai déjà eu l’occasion de traiter très largement cette question dans des publications
antérieures, c’est la raison pour laquelle j’en donnerai ici une rapide synthèse.
L’imaginaire signifie le processus et le résultat d’une capacité de l’être humain de produire
des images par son imagination active.
Ces images sont à la fois nouvelles et reproductrices. Le sujet doit sans cesse élucider ce qui
est de l’ordre de l’ancien, de la reproduction et ce qui est de l’ordre du nouveau, de
11
André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité dans Dieu, Paris, Albin Michel,
2006, 220 pages
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l’improvisation.
Cette activité incessante du cerveau s’enracine dans les circuits neuronaux mais également sur
la mémoire sensorielle et symbolique, sur l’histoire sociale de l’individu, sur les données
plurielles de son contexte de vie actuelle, au sein de relations touffues entre d’autres sujets et
leur environnement.
La mise en jeu de pulsions personnelles de vie, de mort et de rivalité mimétique dessine un
ensemble phantasmatique qui traverse et structure ses relations aux autres, au monde et à luimême.
Mais comme dit René Char « l’imaginaire n’est pas pur, il ne fait qu’aller ». Il s’exprime pour
le meilleur et pour le pire. On peut supposer que sans cette capacité de l’être humain, aucune
société n’aurait pu s’établir et aucun être humain aurait réussi à survivre dans la nature.
L’imaginaire lié à la raison et à la pulsion de destructivité a donné naissance aux plus grandes
catastrophes humaines de l’histoire de l’humanité dans le courant du XIXe et du XXe siècles.
On peut évaluer à 100 millions de morts le cumul de cette hécatombe. C’est le prix de ce
qu’on nomme le progrès et de la modernité.
Pendant longtemps, l’imaginaire catastrophique est allé de pair avec l’assomption absolue de
l’obéissance aux figures d’autorité.
Ces figures ont pris des formes diverses en fonction de l’histoire. Pendant tout une période ce
furent les figures religieuses, à la fois magiques, puis relevant d’institutions établies
garantissant les biens de salut, qui s’imposèrent. Puis vinrent les figures de la sciences et de
l’humanisme jusqu’à leur déconstruction philosophique. Mais la figure du savant demeure
encore très présente dans la conscience obéissante des populations.
La célèbre expérience de Stanley Milgram, dans les années soixante, a révélé la quasi
impossibilité de l’individu à se dégager d’une soumission à l’autorité de la « blouse blanche ».
Cette soumission a pu aller jusqu’à la mise à mort pour plus de 70 % des sujets dans
l’expérience.
Au début du XXIe siècle, les figures d’autorité sont plus de l’ordre de la société du spectacle.
La star de cinéma ou de la télévision a remplacé le scientifique. Une émission, « Le jeu de la
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mort », reprenant le protocole de l’expérience de Stanley Milgram12, a montré que, cette foisci, 80% des sujets expérimentateurs acceptaient d’envoyer des décharges électriques mortelles
à un cobaye qui était supposé se tromper et de donner de mauvaises réponses (heureusement il
s’agissait d’un comédien)13.
Ainsi la pulsion de mort est bien inscrite dans la conscience des êtres humains et est renforcée
par la façon dont le vivre-ensemble est organisé.
Les imaginaires de l'individu à la société
Le XXIe siècle verra-t-il l’émergence d’un autre regard sur l’autorité et du même coup une
autre vision imaginaire, par une plus juste considération de son élucidation éthique ?
Il s’agit d’un enjeu considérable, avec ces répercussions immenses en éducation, en économie
et en politique.
L’imaginaire de groupe et l’imaginaire social
L’expérience du « jeu de la mort », dans laquelle le groupe des spectateurs, erzats de la
« foule » irresponsable et dominée par l’institution du spectaculaire, a fait comprendre que
l’imaginaire de groupe est toujours en oeuvre, d’une façon extrêmement prégnante, dans toute
action humaine. Plus le groupe est solidaire et légitime et plus son influence est forte sur
l’individu. Ce dernier peut être conduit à s’abstraire totalement de toute vie personnelle et de
toute responsabilité au profit des diktats du groupe. Hanna Arendt nous a permis de réfléchir à
cette emprise totalitaire à propos d’Adolf Eichmann à Jérusalem.
Mais le groupe n’est que l’expression concrète d’un imaginaire social qui s’impose à un
moment donné dans l’histoire d’une société. Castoriadis nomme cette structuration de la
conscience personnelle, dès le plus jeune âge, « l’institution imaginaire de la société » (1975).
Elle commence par la mère, et le père, se continue par le maître d’école et toutes les figures
investies de l’autorité légitime. Pour le psychanalyste comme Castoriadis, cette
institutionnalisation est nécessaire chez le petit de l’homme. Ce dernier veut imposer, sans
cesse, son monde de fantasmes omnipotents et fusionnels. L’adulte est là pour lui signifier
12
Stanley Milgram, Soumission à l'autorité., Paris, Calmann-Lévy, 1974,
Mathilde Saez, Le jeu de la mort : Le documentaire choc de France 2, in France-télé loisir
http://www.programme-tv.net/news/tv/8038-jeu-de-la-mort-docu-choc-france-2/
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que l’autre et la société existent aussi, en lui imposant des limites.
Chez Gilbert Durand
À partir d’une extrapolation de la dynamique posturale et énergétique de l’homme debout,
une constellation de symboles, de mythes, d’archétypes va se constituer selon une tripolarité
que Gilbert Durand distingue en :
- Un imaginaire héroïque
- Un imaginaire mystique
- Un imaginaire synchrétique
Toute une série d’images, à la fois symboliques et imaginaires, fonctionnelles et chimériques,
en découlent et irriguent la vie quotidienne des sujets.
Dans son ouvrage de 1960 plusieurs fois réédité onze et traduit en plusieurs langues, Gilbert
convoque une pluralité de disciplines scientifiques et nous offre une multiréférentiallité de
significations14. Cet ouvrage vise en fait à modéliser les formes de l’imaginaire, à étudier la
syntaxe des images15.
Gilbert Durand enracine d’abord l’imaginaire dans un système de réflexes sensori-moteurs
(une « réflexologie » inspirée notamment des travaux de l’école de Leningrad).
• L’axe postural lié aux réflexes de redressement et aux réflexes optiques, associe des
éléments de verticalité et d’horizontalité qui produisent des images symboliques porteuses de
contradiction, de séparation, d’autorité, d’ascension, de lumière et de clarté. En émanent des
symboles tels que les armes, le chef, l’œil du père, l’aile, le soleil, l’azur, le feu…
• L’axe copulatif dont le modèle de base est l’acte sexuel, regroupe les mouvements
rythmiques, la dimension cyclique, la réversibilité et la fécondité. Il produit des symboles de
répétition, de germination et de mûrissement, avec tous leurs dérivés : l’arbre, le fruit, la roue,
le feu-flamme, etc.
• L’axe digestif correspondant aux réflexes de succion et de déglutition, engendre des images
14
Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1960, rééd. 2006.
Jérôme Souty, Gilbert Durand - La réhabilitation de l'imaginaire Dossier WEB, « Comment devient-on
délinquant », revue Sciences humaines, Qu’est-ce que l’imagination créatrice ? N° 176 - Novembre 2006
15
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symboliques liées à la nutrition, à la chaleur, à l’intimité, au centre, à la nuit et, par extension,
à la mère. Sur ces images viennent « consteller » les liquides, dont en priorité l’eau, mais
aussi la caverne, les calices, ou encore l’œuf, le berceau, le lait, le miel, l’île, la tombe, etc..
G. Durand repère alors trois grandes structures de classification isotopique des images, des
constellations génératrices de sens. Elles prédéterminent trois grands types de logiques
conceptuelles.
• La structure héroïque (ou « diaïrétique », aussi qualifiée de « schizomorphe ») est basée
sur les principes de séparation, de purification, d’exclusion, de contradiction. Images du
bestiaire, d’opposition nuit-jour, de chute, d’armes.
• La structure mystique (ou « antiphrasique ») a pour principes fondamentaux l’analogie, la
ressemblance, la fusion. Images d’inversion-emboîtement, image maternelle ou d’intimité
(tombe, coupe).
• Avec la structure dramatique (dite aussi « synthétique » ou « cyclique »), les
contradictions entrent dans une représentation diachronique non linéaire. Le schème de base
est le « lier » ou « relier ». Images de l’éternel retour, du progrès.
Enfin, G. Durand fait une division encore plus large et bipolaire entre un régime diurne des
images, dans lequel entrerait seulement la structure héroïque, et un régime nocturne qui
recouvrirait conjointement les structures mystique et dramatique.
• Le régime diurne est une démarche de la pensée fondée sur l’opposition, les coupures, les
antagonismes et les antithèses. Il se constitue à partir d’images de lumière, d’ascension, de
pureté. La pensée analytique, qui sépare les éléments entre eux, appartient par exemple à ce
régime diurne.
• Le régime nocturne est celui d’une pensée synthétique, qui valorise la convergence et la
fusion en jouant sur les analogies et les euphémisations des différences. Il exalte, d’une part,
la fécondation, le mûrissement, la multiplicité qui sont à la base de la structure dramatique et,
d’autre part, le recueillement, la descente, la chute, l’intimité, la cachette, l’ombre, le secret
qui fondent la structure mystique.
Dans son livre L’Imagination symbolique, G.Durand soutient que la culmination de la pensée
rationnelle scientifique a engendré, des réactions philosophiques diverses entre lesquelles il
distingue les herméneutiques « réductives » et les herméneutiques « instauratives »16. Les
théories de Sigmund Freud, de Georges Dumézil et de Claude Lévi-Strauss ont rappelé
16
Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF,1964, rééd.2003..
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l’importance des images symboliques pour la vie mentale (à travers les problèmes
psychologiques dans le cas de S. Freud, à travers l’étude des autres cultures chez les deux
autres auteurs), mais ces herméneutiques sont réductives car elles redécouvrent l’imagination
symbolique pour mieux l’intégrer dans un système intellectualiste rationalisant et, par
conséquent, nier ainsi la polyvalence des symboles. Leur méthode s’efforce de réduire le
symbole au signe.
Par contre, les formes herméneutiques instauratives réintroduisent dans la pensée occidentale
la fonction transcendante des images symboliques. Il s’agit essentiellement des œuvres de
Carl G. Jung et de Gaston Bachelard, auxquelles on peut d’ailleurs affilier les travaux de G.
Durand lui-même, même s’il diverge sur certains aspects de la pensée de ses prédécesseurs.
En effet, s’il reprend à C.G.Jung la notion d’archétype, c’est surtout à partir de la
phénoménologie de G. Bachelard que G. Durand va construire sa propre méthode. Notons que
la pensée d’Ernst Cassirer fait un lien entre ces deux types herméneutiques. L’auteur conclut
son propos en analysant les fonctions de l’imagination symbolique.
G. Durand, offre ailleurs une présentation de plusieurs concepts17 L’auteur se sert de la
métaphore du fleuve pour décrire les modèles d’évolution d’une mythologie dans le temps
culturel. Le concept de « bassin sémantique » compte ainsi six phases avec, dans l’ordre
chronologique :
• « le ruissellement » : divers courants se forment dans un milieu culturel donné, souvent
issus de résurgences d’un système imaginaire passé ou de conditions historiques particulières
(crises, découvertes) ;
• « le partage des eaux » : les ruissellements se réunissent en courants, écoles, traditions ;
• « la confluence » : les courants reçoivent l’appui d’autorités en place ou d’institutions ;
• « le nom du fleuve » : c’est la montée en puissance d’un mythe qui correspond à une
stabilisation historique ; un personnage, réel ou fictif, incarne le mythe ;
• « l’épuisement des deltas » : les matériaux sont soumis à une dissémination. Quant à la
notion de « topique socioculturelle de l’imaginaire », elle consiste à situer en une figure (un
diagramme) les éléments complexes d’un système, d’un ensemble imaginaire couvrant une
société à une époque donnée.
17
Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996,
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L’imaginaire de Michel Maffesoli
Il se peut qu’à la fin du XXe siècle, l’imaginaire social prenne un aspect singulier avec ce que
Michel Maffesoli appelle « le temps des tribus »18. On voit alors l’apparition d’un imaginaire
kaléidoscopique, à la fois omniprésent, nomade et éphémère.
La lecture du dernier livre « Le temps revient... » de Michel Maffesoli19 me fait penser à cette
évolution.
L'auteur réalise une très heureuse synthèse de ses ouvrages antérieurs dans ce texte et présente
sa conception du vivre-ensemble.
Je suis toujours très questionné par ses apports théoriques sur la postmodernité. Il me conforte
dans l'importance de la sociologie essayiste au regard de la sociologie dite scientifique dont il
connaît les diktats universitaires tonitruants.
Sans doute, par nature personnelle, je ne peux complètement adhérer à toute sa philosophie,
très dionysiaque et axée sur l'esthétisation de la vie collective, mais j'en reconnais la
pertinence, notamment dans ma conception de la spiritualité laïque. Par certains côtés Michel
Maffesoli est proche de Michel Onfray, notamment par sa verve critique à l'égard de la pensée
héritée. Par d'autres il paraît être du côté de certains adeptes du Nouvel Age par son regard
sans parti pris vers des formes nouvelles de vies collectives. De fait, il est ailleurs, dans la
reconnaissance actuelle d'un imaginaire propre à notre temps.
Un imaginaire kaléidoscopique ?
Très lié à la théorie de l'imaginaire de Gilbert Durand, mais prolongeant les « Structures
anthropologiques de l'imaginaire » du fondateur du Centre de Recherche sur l'Imaginaire en
réactualisant la perspective de l'imaginal (2010, p.171), Michel Maffesoli nous oblige à
décloisonner nos façons de penser et d'imaginer.
Il montre en quoi nos socialités contemporaines sont d'une logique différente et demandent
18
19
p.
Michel Maffesoli, Le temps des tribus, Paris, Poche, La Table ronde,, (1988), 3e éd. 2005, 330 pages
Michel Maffesoli, Le temps revient. Formes élémentaires de la postmodernité, Desclée de Brouwer, 2010, 187
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une révolution mentale pour les comprendre.
Les commentateurs de notre société et de ses moeurs demeurent trop souvent dans des
schèmes de pensée dichotomiques, en fonction d'une logique traditionnelle.
La pertinente réflexion de Michel Maffesoli sur le vivre-ensemble fondé sur une
reconnaissance du rythme de la vie, se démarque des apports philosophiques de tant
d'intellectuels, qui tel mon collègue Dany-Robert Dufour avec qui j'avais fondé dans les
années 80 le Centre de Recherche sur l'Imaginaire Social et l'éducation (CRISE) à l'université
Paris 8, parlent « d'égo-grégaires » à propos des jeunes de banlieue inféodés au consumérisme
et à la violence gratuite (dans « le divin marché »). Evidemment, de tels commentaires
ouvrent la voie d'un retour réactionnaire bien animé, sur le plan de l'éducation, par Alain
Finkielkraut, dont la tête de turc demeure inexorablement le pédagogue Philippe Meirieu.
Michel Maffesoli ne néglige pas la nécessité de savoir se réinscrire sur un territoire, une
localité, une mythologie inéluctable à dynamique dionysiaque, mais dans un esprit de spirale
et non d'un éternel retour qui reproduirait toujours le Même. Ce qui advient aujourd'hui dans
toute une série d'événements festifs, voire chamaniques et très quotidiens, où la technologie
nouvelle d'Internet joue son jeu universel (p.137), dont je montre la relation avec l'esprit
taoïste, n'est en rien la reproduction d'une tradition immuable, mais une nouvelle manière
d'envisager le présent sans illusion sur l'avenir ou le passé.
Je nomme sa conception de l'imaginaire contemporain l'imaginaire kaléidoscopique et pas
seulement « mosaïque ». Un imaginaire cohérent à partir de la reconnaissance de la raison
sensible et qui nous conduit à ce qu'il nomme « une invagination du sens » (p.97). Un
imaginaire qui est constitué d'assemblages divers réunissant les données d'une personne
plurielle au sein d'une société en mouvement impossible à penser en termes de classes
sociales ou de catégories sociologiques même inscrites dans une théorie de l'individualisme
méthodologique à la Boudon, trop rationaliste. Chez Michel Maffesoli, nous devons nous
référer plutôt au « temps des tribus » (p.77) renouvelé pour saisir l'esprit sociétal
d'aujourd'hui. Un imaginaire également relativement instantané, non durable, en déplacement
permanent, « d'instinct nomade » (p.119), qui donc peut sauter d'une forme à une autre
comme le jeu du kaléidoscope sous la secousse d'un seul doigt.
Vers un troisième imaginaire
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Michel Maffesoli réincorpore Dionysos dans le jeu social et c'est nécessaire. En tant que
poète, je reconnais la pertinence de sa vision du monde. Il relativise l'omnipotence de la
rationalité prométhéenne devenue à la longue une rationalité morbide. J'en suis d'accord. Mais
il me semble que l'oscillation historique entre Apollon et Dionysos dans la vie sociétale laisse
échapper un troisième terme que je reconnais chez Michel Maffesoli, pourtant, lorsque il part
s'isoler dans les Alpes pendant quelques mois pour écrire, méditer, se ressourcer.
Je veux parler de la dimension méditative (au sens oriental du terme). La méditation est une
mise à distance (sans renonciation) du jeu de la pensée conceptuelle et de celui de l'imaginaire
(des imaginaires aussi bien faustien que dionysiaque). Michel Maffesoli le pressent lorsque,
parfois, dans son texte, il ouvre une réflexion sur le bouddhisme et les sagesses extrêmesorientales. Mais il n'approfondit pas. Il s'agit cependant là de la profondeur de ce qu'il nomme
la Reliance, catégorie de pensée que je prends également à bras le corps dans ma vision du
monde.
Il me semble que les philosophes occidentaux d'aujourd'hui n'acceptent pas de penser cette
dimension de l'existence, excepté peut-être André Comte-Sponville, notamment lorsqu'il
réfléchit sur la pensée de Prâjnanpad, un sage non-dualiste du XXe siècle en Inde.
Son ami Luc Ferry, plus conformiste que lui, présente une vue édulcorée de la nature
philosophique du bouddhisme et des sagesses orientales. L'essentiel du bouddhisme n'est pas
dans l'évitement eschatologique de la vision chrétienne où la personne est reconnue dans sa
plénitude et sa responsabilité, ni dans le sens tragique d'un néant assumé comme trop
d'ignorants l'envisagent, mais dans un autre regard sur ce qui est ici et maintenant, à partir
d'une révolution silencieuse intérieure à l'être humain, une supraconscience nommée « éveil »
(« satori » au Japon, « samadhi » en Inde) qui ne suppose aucun dieu, ni aucune croyance a
priori, mais une pratique éthique et lucide au quotidien.
À côté de l'imaginaire prométhéen des Lumières encore actif dans le capitalisme tout puissant
du XXIe siècle, de l'imaginaire des tribus plus ou moins effervescentes décrit par Michel
Maffesoli, il m'apparaît nécessaire de faire une place au moins équivalente à cet « imaginaire
silencieux » ou mieux encore « silenciaire »20 - pour reprendre les termes de mon ami le
philosophe Nicolas Go - afin de répondre aux nécessités de notre temps et s'ouvrant, en
20
Nicolas Go, Les printemps du silence, Buchet-Chastel, 2008, 192 p
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éducation, sur une autre écoute .
Cet imaginaire social contemporain pose de graves questions sur le vivre-ensemble et
l'économie planétaire. Luc Ferry, dans son analyse de la « pensée 68 » n'a malheureusement
rien compris à ce qui était en train de s'exprimer à cet égard dans les Événements de mai-juin
68. Il ne s'agissait pas seulement d'une sorte d'acmé de la pensée individualiste et
déconstructiviste comme il semble le penser, mais d'un appel vers une autre conception d'un
« vivre-ensemble » plus fraternel, plus libre, moralement et sexuellement, plus international et
interdisciplinaire, plus complexe aussi, moins inféodé aux croyances ancestrales et instituées.
Peut-être quelque chose assez proche d'une « révolution de l'amour » annoncée par Luc Ferry
mais dans une perspective de spiritualité laïque plus conséquente et moins engoncée dans les
schémas de la bourgeoisie universitaire pour laquelle l'avenir de la Chine en mouvement, par
exemple, passe par le consumérisme petit-bourgeois à la manière de l'Occident, comme Luc
Ferry le propose à la fin de son ouvrage sur « La révolution de l'amour »21.
Le jeu dialogique entre les limites et l’illimité constitue sans doute un des aspects majeurs du
tragique de l’être humain.
Dans l’Approche Transversale, j’ai étudié la problématique de l’imaginaire sous trois pôles :
pulsionnel-personnel, social-institutionnel, sacral et mythopoétique à écouter avec sensibilité
par trois écoutes complémentaires : scientifique-clinique, mythopoétique, philosophique et
spirituelle22.
1.2. De l'imaginaire à l'éthique
Tout le problème pour accéder à l’éthique consiste à prendre conscience, autant que faire se
peut, des tenants et des aboutissants de l’imaginaire en soi, dans les groupes et dans la société.
C’est un travail intérieur de longue haleine, souvent avec l’aide d’autrui.
L’imaginaire rencontre toujours le réel dans une épreuve souvent tragique. Ce que nous
nommons la réalité, comme champ symbolique qui en résulte, nous permet de survivre en
communiquant par la parole créatrice, nos angoisses et nos joies, nos espoirs et nos
désillusions. Sur le plan social, la morale tente de réguler ce sens tragique de la vie collective.
21
22
Luc Ferry, La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque, Plon, 2010, 476 p., voir page 471
René Barbier, l’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.
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Sur le plan personnel, l’éthique se constitue peu à peu au fil d’une itinérance de vie par la
mise en lumière, au fond de soi, d’une constellation de valeurs ultimes qui orientent notre
existence.
L’éthique résulte bien d’une réflexion critique sur l’imaginaire en nous et autour de nous,
mais sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Il ne s’agit pas de croire que l’imaginaire va être
complètement compris et encore moins qu’il va disparaître. L’imaginaire est permanent. Par
sa dimension radicale et créatrice il anime également la faculté de « s’indigner » propre à
l’éthique comme le pense Stéphane Hessel.
Mais l’éthique est également le résultat d’un processus d’épuration des scories illusoires et
idéologiques de l’imaginaire au nom de valeurs personnelles qui dépassent toujours les diktats
de la morale sociale. Cette dernière est toujours sous l’emprise de l’histoire, de l’économie, de
la politique et de leurs jeux de pouvoir. Sans doute dans une démocratie authentique, la
morale sociale serait plus proche de l’éthique individuelle par une juste participation de tous à
la discussion des normes et des lois. Mais nulle société ne réussit jamais à engendrer un tel
niveau démocratique. C’est la raison pour laquelle l’éthique personnelle doit toujours
demeurer vigilante et active, voire révoltée contre la morale dominante. C’est au niveau
personnel que la vie s’inscrit réellement dans son dynamisme fondamental en s’incarnant dans
un corps et dans le sensible. C’est à ce niveau pulsionnel que l’éthique peut engendrer un non
véritable à tous les enfermements les plus rationalisés par la morale liée aux pouvoirs
dominants. C’est par la discussion démocratique que l’indignation individuelle à l’égard des
microdictatures de la morale sur la vie trouvera des voies moyennes, un « juste milieu », au
sens de la sagesse orientale, c’est-à-dire une justesse de points de vue pour accomplir la vie en
acte. La mise en oeuvre collective de la dimension éthique suppose un vivre-ensemble où
l’esprit démocratique est un impératif catégorique.
2. De la morale à l'éthique
En fait l’histoire de la pensée philosophique reflète une évolution qui va de la morale liée aux
mythologies cosmiques greco-latines puis aux forces religieuses des traditions judéochrétiennes en se laïcisant dans la modernité par la philosophie des Lumières, le mythe du
progrès par la Science jusqu’à leur déconstruction par la philosophie récente qui peut nier
jusqu’à la valeur de la personne comme illusion dernière.
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2.1. Histoire de la philosophie et système de valeurs
- Le temps du Cosmos
Depuis que l’homme existe il s’est posé la question du sens de la vie, en fonction de son
insertion dans un milieu non seulement naturel mais également social et culturel. Etre un
« humain » consiste à créer en permanence des significations et un champ symbolique qui lui
permet de se dire, justement, qu’il est un « être humain » et pas seulement un animal ou une
machine.
Pendant longtemps et dès l’origine, l’humanité s’est donnée un champ symbolique qui le
rassurait en l’enserrant dans des règles morales surplombant sa conscience individuelle.
La philosophie occidentale, sous cet angle, a une histoire qui remonte à la Grèce antique.
Luc Ferry parle à cet endroit d’une conception aristocratique de l’éthique23. Elle se réfère à un
ordre du monde sous l’Antiquité grecque. Le cosmos y est hiérarchisé et harmonieux. La cité
politique doit refléter cet ordre. Mythes, symboles et rituels constituent le tissu symbolique
qui en permet l’accomplissement. La vertu morale consiste non à faire un effort volontaire et
personnalisé pour vivre selon cet ordre mais beaucoup plus à se glisser dans cet ordre en
fonction de dispositions naturelles à simplement laisser vivre. Ce n’est pas un combat contre
la nature mais une reconnaissance de notre être naturel. Sous cet angle vouloir dominer,
maîtriser la nature, n’est en rien valorisé et valorisant. Cet idéal aristocratique où l’élu n’a rien
à faire de plus qu’à vivre selon l’ordre divin et sa place dans la hiérarchie sociale perdurera
longtemps chez les aristocrates des siècles futurs, opposant ceux qui travaillent et modifient la
nature et ceux qui la contemplent d’une certaine façon.
Le temps judéo-chrétien
Le deuxième moment de l’histoire éthique est celui où la morale judéo-chrétienne s’affirme
par une rupture avec l’idéal aristocratique. Luc Ferry la nomme « théologico-éthique » (p.179
ss) à partir de la parabole des talents dans l’Évangile selon Saint Matthieu. La dignité d’une
personne humaine ne dépend plus de talents héréditaires, mêmes naturels, mais de sa volonté
et de sa liberté.
23
Luc Ferry, La révolution de l’amour, opus cité, p.158ss
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L’idée moderne d’égalité en découle. Ce qui compte c’est ce que chacun de nous pouvons
faire des talents qui nous sont attribués à l’origine. En quoi nous les faisons fructifier selon
notre nature propre. Malgré les différences, il y a égalité de réalisation. La valeur d’un être
humain n’est pas liée à sa nature car celle-ci est neutre et sans valeur morale a priori mais à sa
liberté et nous sommes égaux sur ce point. L’humanité est une entité unique destinée à vivre
selon la liberté et la notion de « barbares » grecque tend à s’estomper. Les fins morales
deviennent alors des devoir-être, des objectifs transcendantaux s’imposant par un combat
intérieur à la personne humaine.
La dimension de l’ancien testament dans le terme judéo-chrétien, est soulignée par le fait que
les fins ne sont pas domiciliées dans la nature. L’être humain est bien un animal mais le seul
qui n’est pas englué dans la nature. Il lui résiste. Emmanuel Lévinas soulignera cette
perspective de l’homme juif : « L’homme juif découvre l’homme avant de découvrir les
paysages et les villes... » (dans « Difficile liberté »). Le travail extérieur et intérieur devient
essentiel et non méprisable, bien au contraire et participe à l’hominisation de l’homme. On
peut même dire que la notion de kénose biblique, reprise par Saint Paul dans l’épitre aux
Philippins, par laquelle Dieu tout-puissant accepte de se vider de sa divinité pour vivre
pleinement le sens de l’humain, d’abandonner une part de sa puissance en se faisant absent,
manque à être, pour permettre à l’être humain de déployer complètement sa liberté et
s’accomplir, est un des ressorts de cette nouvelle vision24. Désormais les moines ne sont plus
simplement contemplatifs mais gagnent leur vie de leurs mains.
Dans cet effort intérieur, le discernement évangélique est requis. Il ne s’agit plus de laisserfaire mais de considérer la chose sous l’angle de la Raison intuitive (qui n’est pas simplement
l’entendement calculateur) pour trouver la réponse juste en situation, comme la parole de
Jésus face aux pharisiens condamnant la femme adultère. Le « forum intérieur » qui en
découle sera le ferment de l’esprit de la laïcité plus tard.
Le temps du premier humanisme
Le troisième moment est celui de l’éthique républicaine qui va coïncider avec les grandes
24
kénose du grec kenosis : vide, dépouillé
Terme technique du langage théologique ayant pour origine le verbe grec kénoô, utilisé par Saint Paul (Ph 2, 67) pour signifier le dépouillement du Christ dans son humanité Dans la théologie catholique, la Kénose désigne
donc le fait pour le Fils, tout en demeurant Dieu, d'avoir abandonné en son Incarnation tous les attributs de Dieu
qui l'auraient empêché de vivre la condition ordinaire des hommes.
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ouvertures philosophiques du kantisme en Allemagne, de l’utilitarisme en Angleterre et du
Républicanisme en France. Les principes de liberté, d’égalité, de fraternité, alliés à la science
en développement, vont faire voler en éclats les résidus des deux autres moments antérieurs.
Luc Ferry a bien analysé ce processus dans son livre « Qu’est-ce qu’une vie réussie »25. Avec
Newton, l’idéal cosmologique des Grecs est remis complètement en question. La science
interpelle de plus en plus durement la dimension théologico-éthique du christianisme par son
esprit critique et sa méthodologie du doute cartésien. La notion d’homme « pensant »
s’affirme de mieux en mieux. Désormais le sujet se distingue bien de l’animal sur lequel on
ne saurait fonder une morale. L’animal est bien considéré mais comme « frère inférieur »
(Michelet). Pic de la Mirandole (« Discours sur la dignité humaine » 1486) refonde la morale
sur l’homme lui-même, au détriment des précédentes visions du monde. L’homme dans le
mythe proposé par Pic de la Mirandole n’est plus hiérarchisé à l’aune du cosmos mais il est
celui qui n’est pas prédéterminé, mais qui est pour contempler la beauté de la création et
surtout d’agir en toute liberté pour inventer son futur. Deux idées-clé s’imposent avec ce
premier humanisme : le désintéressement et l’universalité.
L’action morale est celle qui manifeste une liberté non aliénée à la nature égotiste. Elle est
délibérément tournée vers les autres.
De même l’action morale dépend des fins beaucoup plus larges que la simple centration sur
l’individu. Les intérêts défendus sont ceux de l’humanité tout entière. L’intention
désintéressée et les fins universelles se rejoignent dans l’idéal d’un être humain perfectible,
notamment par l’éducation. Sartre, Husserl et Heidegger prolongeront les valeurs princeps de
ce premier humanisme. Pour l’existentialisme, l’être humain n’est pas une créature de Dieu
ni un vecteur de rapports sociaux comme le marxisme, notamment althusserien, pouvait le
proposer. Il est ce qu’il se fait à partir de ce qu’on a voulu faire de lui. Non le déploiement
d’une nature humaine déjà là, mais une élaboration : On ne naît pas femme dit Simone de
Beauvoir, « on le devient ».
Ce premier humanisme aura des effets durables sur le plan culturel. L’universalisme
républicain, que l’on retrouve dans les récentes révoltes dans les pays arabes dans les années
2011, l’antiracisme, l’antisexisme, les droits de l’homme, la lutte contre le colonialisme. Il va
alimenter la pensée de la gauche et surtout de l’extrême gauche française pendant tout le XXe
25
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Le Livre de Poche, 2005, 537 pages
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18
siècle. Il garantira en France contre les dangers d’un repli communautariste vers une
mosaïque ethnique et religieuse que les USA ne sauront pas toujours voir clairement dans le
multiculturalisme proclamé. Sur le plan économique, ce sera la valorisation toujours
soulignée de la valeur travail et de l’outil de travail. Très peu de grèves ouvrières aboutiront à
la destruction de l’outil de travail et, au contraire, c’est le déplacement caché de cet outil de
travail par des patrons ripoux qui suscitera la colère des travailleurs.
Le monde promis par le siècle des Lumières avec ses penseurs prestigieux et ses continuateurs
est celui de la république et de la démocratie universelles et du bonheur pour tous sous l’égide
de la Raison conduisant au progrès permanent. Vision nécessairement utopique et masquant
des réalités économiques, sociales, et pulsionnelles plus sombres et plus complexes. C’est
ainsi que intrinsèquement lié à la logique de ce premier humanisme le colonialisme trouvera
ses propres fondements.
Dans son impérialisme inconscient, jusqu’à une époque récente, elle pensait qu’elle était la
seule à pouvoir penser la vie. Hegel était son philosophe princeps accomplissant le devenir de
la philosophie de l’esprit au sein de la culture occidentale principalement germanique.
Le blocage hégélien
Elisabeth Marx a grandement défendu une thèse critique de la position hégélienne sur les
autres cultures soutenue en 199426. Il me semble que sur cette question, et sans être
nécessairement un spécialiste de Hegel, nous puissions réfléchir sur deux points essentiels :
La discussion sur la classification des cultures par Hegel et, en particulier, de l’importance de
la pensée grecque. Les conséquences et les prolongements intellectuels de ce type de pensée
chez nos contemporains. La classification culturelle de Hegel et son intérêt pour la pensée
grecque Elisabeth Marx nous montre qu’Hegel opère une classification pour le moins
discutable. Il parle d’abord des cultures exprimant la manifestation d’une « certitude
sensible » liée à la nature. Il classe d’emblée les esquimaux comme des peuples sauvages en
proie à la mentalité magique, cette magie qui est « la forme la plus grossière, la plus simple de
la religion » (p.105 de la thèse). Il y ajoute les Africains et les populations négroïdes en
26
Elisabeth Marx, Implication et connaissance. Discussion sur la contradiction entre deux logiques ; pour
une autre éducation et une autre histoire des rapports Nord-Sud Thèse de Sciences de l’éducation, Université
Paris 8, 1994, Président du Jury : Pr. René Barbier (Université Pairs 8), Membres du Jury : Pr. René Lourau
(rapporteur ; Université Paris 8), Pr. Michel Hulin (Université Paris-Sorbonne), Pr. Patrick Boumard (Rennes II)
Elle vit en Inde,.Voir son site web http://www.elishams.org/
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général qui ne peuvent se séparer de la nature et qui, de ce fait, ne peuvent accéder à une
culture spirituelle supérieure. Le deuxième degré est incarné par les Mongols, tandis que les
Chinois sont au sommet de cette première classification. Dans la marche dialectique de
l’Esprit à travers l’Histoire, les Orientaux (Inde et Chine) constituent une autre classe : Ils ne
« savent pas que l’Esprit ou l’homme en tant que tel est en soi-même libre. Parce qu’ils ne le
savent pas, ils ne le sont pas ».(p. 111 de la thèse). Ce n’est que dans le christianisme que les
hommes découvriront vraiment le sens de leur liberté. Le Judaïsme fait partie de l’Orient pour
Hegel, comme le signale Michel Hulin (p. 127 de la thèse), mais il est vrai, d’une certaine
façon, puisque les « monstrueuses beautés incultes de l’esprit oriental » enfantent « l’esprit
servile du Judaïsme ». La conscience percevant s’élabore avec le passage de l’« innocence de
la religion des fleurs » à la « culpabilité de la religion des animaux » en Inde. Puis en Egypte
pour aboutir, enfin, à la « religion esthétique » en Grèce, moment de « la conscience de soi »
qui s’achève dans « la religion révélée » dans l’Empire Germanique. Hegel n’hésite pas, dans
les Principes de la philosophie du droit, à aborder l’Orient à partir de l’Etat, c’est-à-dire à
partir du problème politique et non plus à partir de la religion. Ce faisant il relie les principes
d’organisation sociale et politique à la dialectique des formes de conscience religieuse. Dans
l’évolution hégélienne des cultures, l’Extrême Orient (Chine et Inde) incarne l’aube de
l’humanité. Chine et Inde représentent un Orient pétrifié qui n’arrive pas à se dégager de la
nature, tandis que la Perse représente déjà un Orient vivant et historique lié au mouvement de
l’Histoire. Sans aller plus avant dans la description des positions hégéliennes, on doit revenir
maintenant sur un moment de cette classification dont le déroulement interne satisfait à la
légitimité hégémonique de l’Occident chrétien sur tous les peuples du monde.. Il semble qu’il
y a derrière le discours de Hegel la croyance en une « mentalité » relativement stable et
nommable, qui permet de classer les cultures dans une évolution dialectique de la Raison dans
l’Histoire. On sait que cette représentation du culturel à été, plus tard, au moins au début de
son oeuvre, un des chevaux de bataille de Lucien Lévy-Brühl. Le concept de « mentalité
prélogique », de « mentalité archaïque », que Lévi-Strauss nommera la « pensée sauvage »
pour, justement contester les thèses de Lucien Lévi-Brühl, va s’imposer pour une assez
longue période et engendrer, en partie, une école historique : l’histoire des mentalités. Ce
point de vue est largement battu en brèche par les historiens contemporains. Dans une
admirable démonstration intellectuelle, l’historien de l’université de Cambridge, Geoffrey e.r.
Lloyd, spécialiste de l’histoire de la science dans l’Antiquité, compare les deux civilisations
grecque et chinoise, en particulier dans son ouvrage Pour en finir avec les mentalités. Il
montre qu’aussi bien en Chine, notamment à l’époque des Royaumes combattants (Ve au IIIe
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20
siècle AJC), que dans la Grèce classique, de nombreux savants et philosophes existent, en
interdépendance avec les situations politiques pluralistes de l’époque27. Les philosophes
chinois de l’époque se livrent à des recherches aussi diverses que celles de leurs homologues
grecs, notamment sur l’éthique, la cosmologie, la philosophie de la nature, la médecine,
l’astronomie et les mathématiques. On repère même chez les philosophes des Royaumes
combattants et des Han des exemples d’une réflexion sur certaines questions que relèveraient
aujourd’hui de l’épistémologie, telles que la fiabilité de la sensation ou le rôle de la raison ou
de l’intellect. Les Chinois n’hésitent pas à exprimer une attitude de scepticisme critique qui
prend différentes formes à l’égard, notamment, des croyances populaires aux fantômes,
démons et autres ogres ou de critiques des positions intellectuelles de leurs rivaux. Il semble
bien que les démarches de l’enquête philosophique chinoise ou grecque suivent une logique
parallèle, du moins dans leurs étapes primitives. En conclusion, Geoffrey Lloyd affirme qu’en
Grèce le nouveau souci de justification des théories et des croyances se double, en général, à
la même époque, d’un souci semblable dans l’expérience politique et judiciaire des citoyens
grecs et en subit l’influence. D’un autre côté, ni le souci grec caractéristique des fondements
et de la justification ultime, avec une volonté correspondante d’envisager l’innovation
radicale, ni encore le caractère résolument polémique et agonistique correspondant à la
pratique politique des cités grecques comme de la pensée spéculative, ne trouvent de proche
équivalent en Chine. Mais l’auteur souligne que la volonté de rationalité grecque ne signifiait
pas du tout l’abolition de l’irrationalité dans les pratiques de vie quotidienne. Par ailleurs, en
Chine, la protoscience, certes moins polémique et moins entachée de logique formelle qu’en
Grèce, mais peut-être plus dialectique et pragmatique, cherche, elle aussi, à persuader, en
particulier lorsque la cible dominante de la communication est le prince et que cette direction
de la communication détermine des répercussions sur le style de présentation comme sur le
contenu du présentable. Enfin, en Chine comme en Grèce, la tradition a toujours coexisté avec
l’innovation, la justification rationnelle avec les pratiques religieuses. Dans d’autres
civilisations, et même si quelques critiques ont pu être formulées, Robin Horton a pu
comparer efficacement la religion africaine traditionnelle et la science occidentale. Ainsi la
science comme la tradition africaine visent l’une comme l’autre à expliquer, prédire et
maîtriser et que toutes les deux, à cette fin, constituent un cadre théorique qui fait appel à des
entités cachées. Quels sont les conséquences et les prolongements de la pensée hégélienne par
rapport à l’Orient chez nos contemporains ?
27
Geoffrey Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La découverte, 1993, p.163-204.
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La première conséquence, complètement néfaste, a été de contribuer efficacement à
l’élimination de la philosophie orientale dans le cursus des apprentis-philosophes du XXe
siècle, comme l’a montré rigoureusement Roger Pol Droit dans L’oubli de l’Inde en 1989.
La seconde conséquence, c’est que nos contemporains se sont interdits de voir clair dans leurs
attitudes et leurs comportements à l’égard de leur imaginaire mythique et symbolique. Ils
n’ont pas pu voir émerger, par exemple, le mythe de la science et de la raison. Le Logos grec
a éclipsé le Mythos. Les pratiques magico-religieuses ont stigmatisé les « peuples sans
histoire » et plus largement les cultures « autres » en leur déniant toute intérêt pour la logique
de la pratique. Mais les sociologues contemporains ont montré que l’esprit magico-religieux
est toujours aussi présent dans nos pratiques et nos attitudes d’Occidentaux. En particulier la
sociologue Tanya Luhrmann, travaillant sur ce thème dans les villes universitaires et la
banlieue londonienne, a établi que les couches modernes et souvent lettrées de la population
n’hésitaient pas à manifester ce genre de pratique magique dans leur vie quotidienne. Et
comme dit encore Geoffrey Lloyd « Certains de mes éminents collègues consultent leur
horoscope, ont leur porte-bonheur, maudissent leur voiture lorsqu’elle refuse de démarrer, et
par ailleurs agissent de manière humaine normale, qui n’est pas nécessairement rationnelle. Et
puis, les savants ne rêvent-ils pas, eux aussi ? » (p.71)
La troisième conséquence pourrait être beaucoup plus positive si nous reconnaissions les
points de convergence entre la pensée hégélienne et la philosophie orientale, en particulier la
pensée bouddhiste. Serge Christophe Kolm, a bien mis en évidence ces lignes de confluence
entre les deux modes de représentation du monde, du moins dans les avatars marxistes de la
philosophie hégélienne28. D’une part, le bouddhisme peut être considéré dans son essence
comme socialiste puisqu’il enseigne l’action concertée (samanartha) pour des fins sociales.
D’ailleurs Alexandra David-Neel avance une position semblable et Gandhi mobilise le
bouddhisme pour condamner le système des castes. Le bouddhisme semble être une
représentation sociale qui inclut le marxisme à son niveau politique mais qui a, de plus, un
véritable développement spirituel. Pour certains Orientaux, le marxisme serait un
« bouddhisme dépravé », « une feuille arrachée du livre du bouddhisme - une feuille déchirée
et lue de travers ». Au delà de la polémique, Serge Christophe Kolm analyse les aspects
fondamentaux identiques ou analogiques des deux philosophies. Dans les deux cas nous
trouvons une critique radicale des nouvelles légitimations d’inégalités : la caste et la classe
28
Serge Christophe Kolm, L’homme pluridimensionnel. Bouddhisme, marxisme, psychanalyse pour une
économie de l’esprit, Paris, Albin Michel, 1986, 303 pages
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sociale, le brahmanisme et le capitalisme. Les légitimités sociales issues de l’évolution
historique des sociétés : Le pouvoir de la caste de brahmanes en Orient, comme le pouvoir des
marchands dans la capitalisme industriel, est remis en question par la pensée bouddhiste et par
la pensée dialectique : « Le Manifeste communiste claque comme le Premier Sermon, dans
leurs champs respectifs, au même moment relatif. » écrit Serge Christophe Kolm (p.68). Il y a
analogie entre les bouddhistes et les communistes lorsque les premiers nient l’existence de
l’âme et oublient les grands dieux de l’Hindouisme et que les seconds nient la légitimité de la
propriété privée des instruments de production en prônant son abolition et en contestant la
liberté de l’échange salarial dans la société capitaliste. L’affirmation bouddhiste de la non
existence du soi ou de l’âme empêche que la métempsycose hindoue où l’âme erre de corps
en corps, puisse être vraie au sens littéral. Ce faisant la philosophie bouddhiste interdit la
légitimation de l’inégalité des positions sociales. Marxisme et bouddhisme insistent sur l’idée
d’égalité nécessaire entre tous les hommes. Actuellement en Inde, devenir bouddhiste est la
seule façon, avec l’autre position de moine errant, « sannyasin », de se débarrasser du système
des castes sans cesser d’être indiens. Pour les deux types de philosophies, la liberté conçue
comme libération, c’est-à-dire comme valeur finale, fin nécessaire et moyen, est centrale, en
vue de l’émancipation de l’individu, émancipation collective dans le marxisme, émancipation
spirituelle et personnelle dans le bouddhisme. Se libérer des illusions sociales à dominante
psychique dans le bouddhisme, se libérer de la « fausse conscience » et des mystifications
économico-politiques dans le marxisme. Cette libération passe, dans les deux cas, par un
travail et une action. Une action sur soi dans le bouddhisme, une action collective dans le
marxisme. Les deux visions du monde impliquent une remise en cause totale de l’idée même
de propriété privée : celui entre dans la sangha, la communauté bouddhiste, abandonne sa
propriété privée et la transforme en propriété collective. Pour Marx, de même, la propriété des
instruments de production ne saurait être individuelle pour éviter l’asservissement de
l’homme par l’homme. Le rapport au temps est également semblable. Bouddhisme et
marxisme attachent une importance primordiale au temps comme successions d’états et voient
le monde comme un changement permanent, comme un processus. Le changement n’a pas
l’allure d’un mouvement aléatoire, d’un mouvement brownien. Il a un sens dans sa nature
d’écoulement, de flux. Ces philosophies partagent une certaine idée héraclitéenne du réel.
Marxisme et bouddhisme sont des pensées du progrès et de l’espérance par la conscience de
participer, non sans effort, à l’amélioration d’un plus de liberté, d’une lutte contre la
souffrance et l’aliénation. Dans les deux philosophies le principe clé reste la négativité, la
pensée négative et critique de ce qui est vu sous l’angle d’une illusion sociale. Mais le
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bouddhisme pousse plus loin encore que le marxisme, la pensée négative, en n’acceptant pas
de s’arrêter à la synthèse hégélienne qui réconcilie thèse et antithèse pour les dépasser. Le
bouddhisme implique une logique négative plurielle du type « ni a », « ni a et non-a », « ni ni
a ni non-a », etc.. Les deux pensées à la fois intègrent et dépassent la notion d’individu. Le
bouddhisme voit la personne comme un ensemble de faits élémentaires (constituant corps,
perceptions, sensations, pensées, volitions, sentiments, émotions, consciences etc.)
s’influençant d’une façon causale et échangeant de telles influences avec d’autres faits, en
mouvement et changement permanents. Leur réunion par la pensée en un soi n’est qu’un
concept, une formation mentale, donc une illusion sociale d’origine culturelle. Le marxisme
explique l’individu par sa position de classe en rapport étroit à sa situation économique. Son
identité dépend en grande partie de l’idéologie qui elle même dépend de l’idéologie de la
classe sociale dominante. Il sort d’un idéalisme individualiste petit-bourgeois en participant
au mouvement de l’histoire comme acteur conscient d’une classe montante. Pour ce faire les
deux philosophies critiquent toute capitalisation et tout héritage : ici des instruments de
production et du capital financier, là des effets positifs ou négatifs de la notion d’âme qui, de
réincarnation en réincarnation, capitaliserait les bienfaits ou les méfaits des vies antérieures et
permettrait l’instauration d’une caste légitimant cet héritage. Les deux philosophies sont
parfaitement rationalistes et mettent en cause les illusions de l’imaginaire. Elles fonctionnent
en pratiquant le doute systématique sur l’ordre établi en liant la réflexion et la pratique. Enfin
les deux philosophies expriment un altruisme, un prosélytisme et une organisation visant à
changer l’homme. Il y a dans le marxisme un sens profond de la fraternité et dans le
bouddhisme une pratique concrète de la compassion. Elles s’organisent en communauté, la
sangha pour le bouddhisme, le parti pour le marxisme avec le projet de contribuer à la
naissance d’un « homme nouveau ». Mais le marxisme pose d’emblée la certitude que cet
homme nouveau résultera d’un changement radical des structures économiques, politiques et
sociales, alors que le bouddhisme pense que c’est avant tout la transformation personnelle qui,
en changeant les relations interpersonnelles, entraînera un changement de la société.
Kant, son chien et l’éthique écologique
Dans un de ses textes, Kant nous parle d'un chien que l'on ne doit pas abandonner sous
prétexte qu'il ne nous sert plus, au nom d'un idéal moral qui s'appuie sur l'impératif
catégorique qu'on ne doit pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse. Il
démontre logiquement les tenants et les aboutissants d'un tel abandon d'un chien, qui nous a
toujours servi, mais qui trop vieux ou malade, ne nous sert plus à rien. Il fait valoir qu'un tel
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abandon va à l'encontre de notre humanité.
Mais ce n'est pas au nom d'un droit de survie ou de respect propre à un être non humain - le
chien - comme tout autre être de nature (animal ou végétal) que repose l'argumentation de
Kant. C'est l'Homme qui demeure au centre de son univers de valeurs. L'Homme séparé de la
nature. L'Homme qui, par l'usage de sa raison, conduit aux Progrès et au bonheur.
Tous les détracteurs de l'éthique écologique se réfèrent à cette posture philosophique
kantienne pour développer leurs critiques actuelles. Au premier rang duquel se trouve Luc
Ferry dans son « nouvel ordre écologique »29. Il assimile tous les courants de l'éthique
écologique à l'écologie profonde (deep ecology), celui-ci à l'idéologie nazie et, dès lors, toute
défense des êtres non humains et de la nature, à une inféodation au totalitarisme fasciste et
national-socialiste. Cette argumentation ressemble fort à celle que développe Finkielkraut
contre les tenants de la pédagogie active.
Tous les philosophes qui relèvent de ce courant de pensée se complaisent dans une pensée
dualiste. L'homme contre la nature, Dieu ou la raison, le concept ou l'affectivité, le bien ou le
mal, l'amour ou la haine etc.. La théologie chrétienne, en privilégiant la personne comme
esprit coupé de la nature (le corps), a également joué son rôle dans cette idéologie de la
séparation.
Le fondement de ce type de pensée dualiste se trouve chez Aristote. Il a fait florès en sciences
et en philosophie occidentale. En son nom, on pense même qu'il n'y a de philosophie
qu'occidentale. Le reste de la pensée des autres pays demeurant, comme le pensait déjà Hegel,
à un stade pré-philosophique, voire infantile.
Malgré tout, depuis quelques dizaines d'années, avec la diffusion plus large d'un savoir sur les
cultures orientales, un autre type de philosophie dite non-dualiste est venu nous interpeller.
Les habituels clivages en deux parties sont remis en question et revus sous un angle nouveau.
La physique contemporaine depuis le début du XXe siècle, notamment la Mécanique
quantique, est venue conforter ce regard neuf en philosophie. C'est l'idée non d'une séparation
mais d'un principe de non-séparabilité qui l'emporte en sciences subatomiques.
29
Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique – l’arbre, l’animal et l’homme, Paris, La Livre de Poche, 2002, 220
pages
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25
Depuis longtemps la pensée asiatique, aussi bien en Inde qu'en Chine, avait reconnu le
caractère essentiel de la non-dualité.
Lao Tseu (Laozi) en Chine, Bouddha en Inde, puis Shankara, et tant d'autres parmi les
contemporains, dont Krishnamurti, vivent dans leur for intérieur le sens de la non-séparabilité
de tous les éléments du réel. Chez eux, il ne s'agit pas de refuser la distinction par rapport à la
confusion, mais de voir comme illusoire toute séparation, rupture radicale de ce qui est relié.
La formule d'Edgar Morin « Relié ce qui est séparé et distinguer ce qui est confondu » leur va
comme un gant à condition d'insister sur le « et ».
L'éthique écologique se rattache à la non-dualité, sinon on ne peut comprendre en quoi
l'approche kantienne ne serait pas le dernier mot de son fondement relatif et en liaison avec
l'omnipotence humaine pleinement assumée. Si l'être humain est, fondamentalement, au
dessus et séparé des autres êtres vivants de cette planète, alors l'éthique écologique ne peut
être qu'une sous éthique, une retombée de l'éthique humaine absolue et conquérante, celle
d'un surhomme destiné à asservir tout ce qui vit, même ses semblables. En particulier, dans ce
cas, elle fonde le droit de laisser pour compte tous les faibles, les handicapés, les vieux, les
fous, en somme tous ceux qui ne servent plus à rien à la dominance du progrès de l'économie
néolibérale.
Mais qu'est-ce que la non-dualité ? Si l'approche par la non-dualité bouleverse notre vision du
monde, que peut-on en dire ?
Elle relève non d'une opération de l'intellect mais d'une épreuve de réalité sensible. Ce n'est
qu'après une expérience au coeur de sa sensibilité, une métanoïa, que l'être humain découvre
en soi-même, un champ de relations au monde d'un autre ordre. C'est ce que je nomme « le
flash existentiel » dans le processus d'autorisation noétique. Le « coup au cœur » de ce
nouveau regard sur soi, les autres et le monde pris dans un seul mouvement, s'accompagne
d'une joie essentielle et sans fondement autre que la vie en soi. C'est le fondement de
l'existentialité véritable, au-delà de toute notion de projet et de toute dominance liées à la
temporalité linéaire. Contrairement à Jean Paul Sartre, cette existentialité n'est plus de l'ordre
de l'angoisse et du choix, ni du « salaud » hypocrite ou du religieux dogmatique. On ne choisit
pas rationnellement de suivre la voie de la non-dualité : on l'accueille au coeur de son être
sensible. Cet accueil est surprenant, imprévu, déroutant. Il remet en cause tous nos projets
d'avenir, professionnels, sentimentaux, scientifiques, religieux, politiques, économiques et
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surtout éthiques. Une fois vécue, la non-dualité change radicalement notre philosophie de la
vie et nous conduit vers une spiritualité sans dieu a priori, une joie sans objet.
L'éthique écologique se fonde sur cette non-dualité vécue. Elle est pensée après coup à partir
de cette épreuve de réalité. Elle peut être formalisée mais restera toujours improbable pour
ceux qui n'ont pas accueilli dans leur esprit cette « conscience non intentionnelle » qui les a
fait passer de l'intention à l'attention, à la participation vigilante de la réalité. Cette conscience
ne veut pas dire que l'être singulier n'a pas de manques, des moments où il passe à côté de ce
qu'il faut faire en situation. Il n'existe pas de « sage » sans manquement à la sagesse. Il
n'existe pas d'être « pur ». Toute autre considération conduit, infailliblement, à l'idolâtrie des
gourous.
C'est dire que toute théorie écologique de l'éthique, quoique nécessaire à sa diffusion
médiatique, et à son jeu de pouvoir dans la société de l'information et de la communication,
demeure secondaire, au regard du vécu singulier. Dans le monde des idées, on peut toujours
retourner sa veste. Dans celui de l'éthique écologique il n'est plus possible de le faire, tout
juste accepter socialement que les transformations soient « silencieuses » comme le pense
François Jullien.
L'éthique écologique sous cet angle ne s'enseigne pas. On ne l'apprend pas par un autre. Elle
résulte d'une démarche de la vie intérieure de chaque être humain. Autrui peut nous ouvrir des
portes mais ne saurait nous guider pour avancer. Seulement nous questionner dans notre
cheminement, nous accompagner jusqu'au point où lui-même est arrivé sur le chemin.
D'ailleurs existe-t-il un « chemin » autre qu'imaginaire ? Comme le dit Krishnamurti « la
vérité est un pays sans chemin ». Dans une voie subitiste en spiritualité, proche du nondualisme du chan chinois (zen japonais plus tard), il n'est plus question de chemin une fois
que l'ouverture s'est réalisée en soi-même, mais de présence attentive au monde et d'une
éthique complètement incarnée et d'une liberté d'être et de réagir dans un non-agir, au-delà de
la morale dominante soumise aux rituels des pouvoirs sociétaux et à leurs diktats
spectaculaires.
C'est pourtant cette éthique écologique dont nos sociétés ont besoin aujourd'hui pour notre
survie. On rêve (« I have a dream » comme dirait le pasteur Martin Luther King) d'un chef
d'état ou simplement d'un manager digne de cette éthique ou, pour le moins, de conseillers,
qui, au risque de leur vie, tels certains des mandarins lettrés confucéens de l'ancien temps en
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Chine dans leurs « remontrances » pourraient poser des questions bouleversantes sur les
décisions politiques aux répercussions sociales catastrophiques à long terme. En somme de
conseillers susceptibles encore de « s'indigner » au sens ou l'entend aujourd'hui Stéphane
Hessel.
La fougue déconstructiviste du Progrès et des grands garants métasociaux
Dès la fin du XIXe siècle avec Nietzsche, Schopenhauer, Marx et Freud, la critique radicale
de la pensée des Lumières, de la science liées au progrès, de l’assurance du bonheur par le
prométhéisme, commence à circuler dans les milieux philosophiques. Les « maîtres du
soupçon » comme on les a nommés engendrent des disciples jusqu’à nos jours. La pensée
française, en particulier, jouera un rôle de premier plan avec Jacques Derrida, François
Lyotard, Felix Guattari, Gilles Deleuze. Kant et Hegel sont ébranlés sur leur base. Marx et ses
disciples révolutionnaires, eux-mêmes, à la suite de l’échec de la prophétie dans les faits
historiques (Stalinisme, Maoisme, Terreur de Pol Pot au Cambodge, Cuba, chute du mur de
Berlin, des républiques socialistes de l’Europe de l’est etc.) ne résistent pas à la pensée
critique. Castoriadis entreprend de réexaminer le marxisme dans sa logique interne que
Trotski avait déjà largement entamé. Lacan revoit l’approche freudienne en affirmant
l’illusion du sujet. Les théoriciens de la Mécanique quantique imposent une vision paradoxale
de la réalité dans laquelle la raison aristotélicienne perd son latin. Kurt Gödel avec son
théorème soutient l’impossibilité d’empêcher la faille dans tout système logique. Jacques
Monod, en biologie, nous place devant un choix « le hasard ou la nécessité » en privilégiant le
premier terme. Sartre tente de sauver la liberté par l’engagement qui n’exclut pas l’angoisse
de vivre. Le structuralisme dilue la responsabilité humaine dans la violence symbolique des
structures sociales. Althusser considère l’être humain comme un vecteur de structures et
aboutit à un antihumanisme théorique.
Toutes les grandes figures symboliques sont déconstruites : Dieu, la Science, la Raison, le
Progrès, la Révolution, L’Humanisme, L’Amour. Il ne reste, souvent, plus que l’ère du vide et
la désespérance. C’est l’époque du « désenchantement du monde » dont a parlé le sociologue
Max Weber. Sur le plan individuel, c’est « la fatigue d’être soi » dont nous entretient Alain
Ehrenberg30, de l’individu ramené à lui-même sans plus aucun repère, sans horizon autre que
d’assumer sa propre contingence.
30
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Pairs, Odile Jacob, 2000, 414 pages
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28
Les nombreuses guerres mondiales et régionales, les holocaustes et autres génocides, les
« purifications ethniques », les massacres à la tronçonneuse atomique à Hiroshima et
Nagasaki au Japon au XXe siècle, imposent l’idée de la fin de l’humanisme. Il n’y a plus que
quelques attardés de la croyance religieuse pour s’éblouir encore un peu. D’autant que la
nature s’en mêle et que l’on voit apparaître au grand jour son caractère bouleversant avec les
tsunamis, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les conséquences de la
pollution, la désertification, le dérèglement des climats, etc. Gaïa, elle aussi, a du plomb dans
l’aile et le fait savoir.
Les dernières années du XXe siècle voient surgir la fin du « Principe espérance » énoncé par
Ernst Bloch. Toutes les institutions de croyance religieuse ou laïque se vident. L’école,
l’université et la recherche sont en perdition. Les chevelus révolutionnaires de mai-juin 1968
ont perdu leur élan, sont rentrés dans le rang et sont même devenus ministres de la droite au
pouvoir ou se sont suicidés comme Nikos Poulantzas ou Guy Debord. Seuls demeurent les
cyniques du capitalisme, les financiers et autres traders plus ou moins véreux, et les maffiosi
internationaux que la faillite des systèmes judiciaires ne gênent guère. L’ONU devient de plus
en plus la réplique de la Société des nations de l’entre-deux guerre et sa paralysie lors des
conflits régionaux en Afrique, lors des massacres au Rwanda, par exemple, ou plus
récemment devant la tragédie libyenne, la vide de toute considération éthique.
Face à cette dévalorisation de la pensée éthique dans les faits, tous les tenants de la réaction
nationaliste de droite et d’extrême droite se mettent à espérer. Les partis de cet ordre nouveau
font florès en Europe. En France Marine Le Pen, digne fille de son père, atteint des
pourcentages inimaginables dans les sondages. Les nouvelles « valeurs » semblent s’imposer :
répression, immigration zéro, bouc émissaire, religiosité dogmatique, éducation autoritaire,
travail-famille-patrie, traque de la pensée divergente et toutes les marges dissidentes, etc. La
pensée critique s’y casse les dents en Occident.
3. Vers la conscience éthique au singulier
À la fin du XXe siècle, plus personne ne croit aux grandes idées nobles et universelles.
imposées d'en haut, par des dominants sûrs d’eux-mêmes, qui sont empêtrés dans des affaires
de corruption de plus en plus souvent. Même les droits de l'homme sont mis en question par
des critiques malveillants sous le qualificatif négatif de « droits de l’hommisme ».
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29
3.1. La crise des valeurs
L’être humain cherche désormais en lui-même les raisons de se soutenir. Il doit porter toute sa
misère sur son propre dos. Il entre dans la fatigue d'être soi et subit toutes les déprimes car les
valeurs de dépassement de soi semblent s'être volatilisées.
La morale devient artificielle et les jeunes gens désocialisés des banlieues ne se trompent
guère. Les leçons de morale ne sont plus reçues et l'incivilité se développe à grande vitesse
avec son cortège de violence gratuite et d’exigence de satisfaction immédiate. Les enseignants
de toute catégorie y perdent leur latin d'autant plus qu'aucune réelle formation propre à notre
temps ne leur est fournie. Un philosophe, Dany-Robert Dufour, dans son livre « Le divin
marché »31, les décrit comme des hordes d'égo-grégaires uniquement préoccupés d'intérêts
narcissiques et mercantiles, soumis à la toute puissance des marchés et toujours prêts à utiliser
la violence pour arriver à satisfaire leur désir de consommer. Alain Finkielkraut les stigmatise
au nom de leur supposé antisémitisme, même si Alain Badiou et Eric Hazan contestent
radicalement cette vue partisane32.
La société est devenue dans l'interprétation sociologique et philosophique un assemblage de
séries d'individus séparés les uns des autres, une multiplicité innombrable d'individus égarés
sans référence et sans appartenance. D'autres comme Maffesoli la considèrent comme une
kyrielle de tribus ayant leur propre style de vie, leurs références autoproclamées, leur morale
de groupe, contribuant à engendrer un autre type de socialité post-moderne.
C'est cependant à partir de cette faillite de la morale sociétale que va émerger à la fin du XXe
siècle et au début du XXIe siècle une éthique de la singularité totalement nouvelle et fondée
sur une nouvelle valeur en voie de croissance silencieuse : la fraternité.
Il fallait la faillite de tous les idéaux fondés sur la liberté et l’égalité pour voir apparaître
véritablement et sans dimensions fallacieuses l’idéal de la fraternité laïque et inscrite dans le
temps de la présence au monde.
Mais on ne peut comprendre son essor sans partir d’une nouvelle vision non dualiste de l’être
au monde totalement relié au sein d’un univers doté d’une complexité croissante, et d'un
31
Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché : La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 2007, 340 pages.
Alain Badiou, Eric Hazan, L’antisémitisme partout,aujourd’hui en France, La Fabrique, 2011, 64,pages et
émission « Là-bas si j’y suis » enregistrée en février 2011 http://media.la-bas.org/mp3/110228/110228.mp3
32
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30
regard sur la question du sens de l'éducation.
3.2. l'éthique au carrefour de trois instances
La dimension éthique, dans cette perspective d’une spiritualité laïque non dualiste, émerge au
carrefour de trois grandes instances :
* L'instance de la Profondeur du Réel
* L'instance de la Reliance
* L'instance de la Gravité
Comme le rappelait le philosophe Michel Serres, dans un numéro spécial de Philosophie
magazine consacré aux philosophes et au cosmos33, la réflexion philosophique sur
l’inscription de l’homme dans la nature et le cosmos, qui a été longtemps une référence pour
la pensée, semble avoir été perdue de vue au XXe siècle. Or penser l’homme en son devenir
revient à le réinsérer dans la nature et l’univers qui à la fois le dépasse mais sur laquelle il agit
par son action sur cette terre.
Il ne peut exister de dimension éthique sans confrontation aujourd’hui à ce qu’est le RéelMonde parce que chaque être est une partie de ce Réel-Monde. Mais ce Réel-Monde personne
ne peut nous dire ce qu’il est en vérité. La Science ne nous renseigne plus à cet égard. Le
33
Philosophie magazine, hors série n°9, Le Cosmos des philosophes, février-mars 2011, 74,pages
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31
physicien des hautes énergies Bernard d’Espagnat parle de « réel voilé »34 et un autre
scientifique, Michel Bitbol, nous propose un univers en permanente interrelation au sein
d’une complexité croissante35.
Notre univers est constitué de 95% de matière et d’énergie noire absolument inconnues et, sur
les 5% restant, seuls 10% sont visibles et encore ! La Science n’arrête pas de proposer des
interprétations les plus extravagantes, parfois admirablement poétiques, mais sans possibilités
de réfutation ou de confirmation. Il y a les partisans du hasard et de la nécessité, avec une
inclination très nette pour les lois du hasard et, à la clé, la possibilité de milliards d’univers
parallèles, les multivers, dont seul, le nôtre, serait le grand gagnant de la vie. À l’opposé, les
partisans d’un principe organisateur de la cosmogenèse qui orienterait le développement et
l’évolution de notre monde suivant une logique cosmique à nulle autre pareille (comme
l’astrophysicien américain Trinh Xuan Thuan36 et le grand vulgarisateur Jean Staune37). Entre
les deux, ceux qui pensent le monde comme un champ de relations et d’interaction d’une
extrême complexité sans pouvoir définir à l’avance une logique d’évolution (Michel Bitbol).38
Mais tous s’accordent pour faire entrer dans le monde réel d’aujourd’hui nos croyances, nos
idéologies, nos imaginaires, nos sensibilités. L’homme contemporain doit faire avec et savoir
jouer avec sa folie, son « homo demens » et avec ses mythes comme nous le rappelle sans
cesse Edgar Morin.
Si, comme le pense Jacques Lacan, le réel est l’impossible de la symbolisation, laissons donc
le Réel comme arrière-fond, certes existant et prégnant, mais inconnu et inconnaissable, tout
en se souvenant que nous sommes, à titre individuel, ce Réel-Monde. Il y a donc une part
d’étrangeté radicale de nous-mêmes pour nous-même et pour les autres. Le mot Dieu, sous cet
angle, ne peut correspondre à ce Réel-Monde. Il n’en est qu’une représentation langagière et
imagée. Maître Eckhart lui préférera le mot déité sous le vocable de Dieu pour signifier ce
rapport d’incompréhension radicale qu’un mystique du Moyen Age nommera le Nuage de
l’Inconnaissance. Krishnamurti parlera, lui, d’« autreté », d’Otherness.
Personnellement je parlerai de Profondeur39.
34
Bernard d’Espagnat, Le réel voilé. Analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994, 505 pages
Michel Bitbol, De l’intérieur du Monde. Pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion,
2010, 720 pages
36
Voir son site web http://www.trinhxuanthuan.com/indexfr.htm, page vue le 17 avril 2011
37
Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ? : Une enquête scientifique et philosophique, Presses de la
Renaissance, 2007
38
Voir son site web http://michel.bitbol.pagesperso-orange.fr/page.garde.liste.html, page vue le 17-04-2011, et
notamment son ouvrage très éclairant De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des
relations, déjà cité
39
René Barbier, s’éduquer dans une perspective de spiritualité laïque, , in « Changer pour vivre mieux », s/dir
Michel Maxime Egger, Québec, ed. Novalis, 2010, 210 pages, pages 94-107
35
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32
Ce vocable que j’emprunte au poète argentin Roberto Juarroz dans la postface au livre
d’Antonio Porchia Voix40, je le débarrasse de sa possible coloration religieuse chrétienne pour
l’inscrire dans une philosophie non-dualiste et laïque.
La Profondeur c’est la manière de nommer l’innommable c’est-à-dire ce Réel-Monde
inconnu pour pouvoir parler, malgré tout, de ce que nous ressentons en tant que nous sommes
des êtres vivants de dépassement et d’étrangeté, mais des êtres philosophiques qui
questionnent. Lorsque j’emploie le mot Profondeur je veux dire que quelque chose m’habite
qui me dépasse mais me constitue en même temps dans ma totalité vivante et suscite, sans
cesse, mon interrogation et mon doute créateur.
Certes je ne peux approcher la Profondeur sous l’angle cataphatique, c’est-à-dire affirmatif,
montrable, démonstratif, comme en parlait la théologie moyen-âgeuse, mais uniquement sous
l’angle apophatique comme les mystiques rhénans ou dans la pensée de l’Inde du Vedanta de
l’advaïta, ou encore du taoïsme chinois de Lao Tseu ?
La notion de Profondeur que je tente de définir se réfère pour moi à deux voies de
conceptualisation et répond à la question « qu’est-ce qui nous fonde ? ».
La première est traditionnelle dans les religions du Livre : il s'agit de ce qu'appelle la
Profondeur-Dieu, notamment dans la théologie judéo-chrétienne, mais aussi la pensée de
l’Islam.
La seconde, je la nommerai simplement Profondeur ou « ce qui est » et se rapporte plus au
fond spirituel de non dualité en Asie, notamment dans le taoïsme, le bouddhisme zen et
le Cela de l'advaïta vedanta comme, du côté chrétien, des mystiques rhénans et de l’apophase
de maître Eckhart et du côté de la Grèce ancienne, les Stoïciens sans dieu du IVe-IIIe siècle
Avant J.C.41.
La Profondeur n'est ni matière ni esprit, elle est « autre » bien qu'elle soit à la fois matière et
esprit. La Profondeur ici est comme la Profondeur-Dieu, une altérité absolue, un « Tout autre»
au sens du « numineux » nommé ainsi par ce spécialiste du sacré que fut Rudolf Otto42.
Mais le monde vivant, l'être humain, ne sont pas ses « créatures » créées ex nihilo. Ils sont ce
Réel-Monde même à la fois en tant que totalité et que parties reliées de cette totalité. Chaque
être humain, chaque plante, chaque animal, représente, ainsi, une altérité absolue, mais la
rencontre entre eux n'est pas impossible car ils sont de la même substance sensible.
Elle signifie avant tout la reconnaissance de la vie comme relation :
40
Antonio Porchia, Voix, éd Fayard, 1968
Maria Daraki, Une religiosité sans dieu. Essai sur les Stoïciens d’Athènes et Saint-Augustin, Paris, La
Découverte-Syros, 1989, 222 pages
42
Rudolph Otto, Le Sacré, Payot, petite bibliothèque, 1995, 284 pages
41
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- une relation à un Réel conçu comme une vérité qu'on ne saurait cerner, enfermer,
circonscrire, sans le détruire.
- une relation à « un Abîme, un Chaos, un Sans-Fond » (Castoriadis), à un « Tout-Autre »
(Rudolph Otto), à une « Otherness », une « Autreté » (Krishnamurti).
- une « relation d'inconnu » (Guy Rosolato) ou l'inquiétante étrangeté freudienne s'inscrit dans
l'impossibilité même de la présence absolue et « dévisageable » de ce Réel voilé.
- une relation perçue comme un flux intérieur de Vie radicale , ouvert sur le « presque rien »
et sur le « je ne sais quoi » à la manière de V. Jankélévitch.
- une relation abyssale dans laquelle nous ne finissons jamais de nous approfondir.
- une relation qui va au-delà du non-sens, qui fait fleurir le sens au coeur même du non-sens,
dans une acceptation de non-rationalité qui n'est pas cependant un irrationnel. Plutôt un
constat qu'il peut exister « une pensée de la non-pensée » nommée « hishiryo » chez les
bouddhistes, une pensée extrêmement vivante et active.
- une relation qui présentifie sans cesse ce qui est en chacun d'entre nous pour transformer
chaque être en une personne c'est-à-dire celui qui peut dire « je » parce qu'il est un individu
intégré au cours du monde et chez qui il n'y a plus personne à nommer.
- une relation qui suscite à chaque instant une intensité active qui n'est pas une passion, ni
l'éclat d'une quelconque « philosophie des lumières » mais l'émergence du sens au coeur de
chaque mot prononcé, de chaque geste effectué, de chaque regard attribué.
- une relation qui s'ouvre sur l'amour pour ceux qui vivent dans la tradition du Livre ou sur la
compassion pour ceux qui suivent certaines sagesses orientales proprement athées, ou dans
une certaine conception d'un humanisme marxiste ou encore d’une spiritualité laïque.
Je nomme « Profond » l'être humain qui prend conscience de la nature de cette Profondeur
comme trame essentielle, dynamique, indéterminée, à la fois vide d’une façon radicale mais
également pleine de toutes les formes possibles passées, présentes et à venir.
Le Profond se dégage du Superficiel qui est l'existant au niveau de l'ignorance spirituelle, pris
dans le jeu du spectaculaire et des besoins préfabriqués par l'emprise de l'économie.
Le Profond représente la dimension existentielle de la Profondeur. Il affronte le Mal et la
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souffrance dans l'exacte mesure de son ignorance du Sans-Fond de la Profondeur. Le Profond
« éveillé », dans la tradition de la non-dualité, est au-delà du bien et du mal tout en étant
totalement présent et attentif à soi-même, à l'autre et au monde.
Le Profond ainsi conçu participe par toute son intelligence intuitive et de toute sa sensibilité à
la Reliance.
La Reliance
J’appelle Reliance le fait que tout ce qui est, et principalement tout ce qui vit, du monde
végétal, animal et humain, est intimement relié suivant un réseau d’interdépendances,
d’interactions, de rétroactions systématiques, de telle sorte que ce qui est affecté à l’un de ses
éléments rétroagit sur la totalité sans que nous sachions le plus souvent jusqu’à quel point de
développement ou de destruction. C’est « l’effet papillon » dont nous parlent les
météorologues. Le battement d’aile d’un papillon ici entraîne une tornade là-bas.
La Reliance est une conséquence de la non-dualité de la Profondeur. Tout se tient dans
l’univers et ce qui est en haut est en bas comme le pensaient les penseurs ésotériques de
naguère.
L’être humain perçoit le sentiment de reliance d’une façon intuitive dès lors qu’il est devenu
un Profond. Ce sentiment se manifeste concrètement par sa nature d’altruisme et de sympathie
envers son semblable. Les sciences neurophysiologiques d’aujourd’hui nous démontrent que
cet altruisme est inscrit dans l’activité même de notre cerveau. C’est un fait et non une
élucubration imaginaire.
En tant qu’être humain j’entre dans le sentiment de reliance au fur et à mesure que je me sens
comme un élément indissociable à la fois singulier mais également inclus dans une totalité
dynamique d’énergie emplissant depuis toujours tout ce qui est. Ce sentiment m’unit
effectivement à tous les êtres humains de notre planète, comme à tout le monde animal et au
monde végétal. Certes, j’ai bien conscience comme l’affirme Luc Ferry dans sa discussion
avec André Comte-Sponville, que contrairement à la compassion, l’amour serait plus du côté
de l’être humain d’une façon privilégiée. La compassion serait plutôt propre à ceux qui
développent un sentiment de reliance à l’égard de l’ensemble de tout ce qui vit, monde animal
et végétal compris, comme le pense la spiritualité orientale de l’Inde ou le bouddhisme en
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35
particulier43.
Mais si je me sens relié, j’ai conscience que ce qui arrive à un être humain non seulement tout
proche, mais également lointain, me concerne et m’affecte. Ce n’est pas de l’imagination. Je
peux vraiment tomber malade à cause de cela. Je sais aussi que tout ce que je fais et dis entre
dans cette logique de reliance. Mais je ne peux échapper à la déliance, à l’échec inconscient
de la reliance, venant de ma part ou venant d’autrui. Le sens de la culpabilité en résulte. La
culpabilité sous cet angle est une sorte d’ignorance effective du caractère inéluctable de la
reliance. Elle correspond assez à la phrase du Christ à l’agonie « Pardonnez-leur car ils ne
savent pas ce qu’ils font ».
Les sociologues et certains philosophes contemporains emploient volontiers ce concept de
reliance suivant leur propre conceptualisation. Ainsi Marcel Bolle de Bal qui en a fait une
référence essentielle en sciences humaines44. Mais également Edgar Morin qui l’utilise
largement dans ses derniers livres, notamment dans son livre sur L’Ethique.45 De son côté
Michel Maffesoli l’a intégré à son vocabulaire habituel. Par contre Jacques Ardoino refuse
catégoriquement de l’employer. Il le trouve trop connoté par un idéalisme religieux.
Pour ma part, le sentiment de Reliance fonde la singularité de l’éthique. C’est dans la mesure
où je suis devenu un Profond que je suis relié et que je me sens destiné à devenir un être
éthique qui intègre des valeurs à portée universelle. Pour l’essentiel, l’éthique n’est pas de
l’ordre de la relativité. Elle porte en elle des valeurs de la vie. Cependant l’éthique accepte la
variabilité des manifestations de l’éthique en fonction des personnes concrètes, culturellement
différentes, qui en sont le vecteur sensible.
La Reliance est sans projet et le reflet d’une conscience non intentionnelle. Elle ne cherche
pas à faire le bonheur coûte que coûte. Elle accepte de ne pas retirer la cagoule de celui qui a
encore besoin de la nuit sur son visage. Elle est de l'ordre du don sans refuser le contre-don,
mais sans l'attendre non plus. Elle est un permanent « tremblement de l'être » engendré par le
tremblement d'un autre être Elle est le Sensible par excellence : celui qui est l'élan de la tige
dont parle le poète russe Iossip Brodski dans son recueil « Colline et autres poèmes »46.
Une sensibilité inscrite dans le coeur de chaque cellule vivante. Elle invente des stratégies
d'action juste, des tactiques d'instants propices. C'est avec l'accomplissement de la reliance
que l'éducation commence à voir le jour et que la Gravité se dessine et s’affirme.
43
André Comte-Sponville, Luc Ferry, La sagesses des modernes, Dix questions pour notre temps, Robert
Laffont, 1998, 573 pages
44
Marcel Bolle de Bal, Voyage au cœur des sciences humaines, La Reliance, Paris, L’Harmattan, 1996, 2 tomes,
Tome I : « Reliance et théories » ; Tome II : « Reliance et pratiques » T1 : 330 p., T2 : 340 p.
45
Edgar Morin, L’éthique, Tome VI de « La Méthode », Paris, Seuil, 2006, 271 pages
46
Iossip Brodsky, Colline et autres poèmes, Seuil, 1966
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36
La Gravité
L’être humain a conscience de tout le poids de sa responsabilité dès qu’il ressent le sentiment
de Reliance. Il se sent de plus en plus grave. Il entre dans la Gravité comme s’il avançait dans
une jungle épaisse. Mais cette gravité n’est pas une culpabilité a priori. Cette dernière peut
apparaître en fonction de la déliance reconnue, voire acceptée par le sujet. Par contre la
Gravité implique une responsabilité permanente de ce que nous disons et faisons, compte tenu
du sens de la vie et de la mort que nous portons en nous. L’être de la Gravité, qui vit en pleine
technologie envahissante, assume pleinement le « principe de responsabilité » énoncé par le
philosophe Hans Jonas47.
Devenir de plus en plus grave signifie que la lucidité « cette blessure la plus rapprochée du
soleil » comme dit René Char, nous gagne de plus en plus. Il s'agit bien d'une blessure qui
n'en finit pas de saigner : celle d'une omnipotence infantile peu à peu bousculée, mutilée,
ravagée par l'épreuve de la réalité. Celle parfois plus tardive d'une espérance collective et
idéalisée de vie sauvée du désastre, de « lendemains qui chantent ». Une espérance qui se
ratatine comme une papier crépitant sous l'incendie et qui ne laisse que des cendres bleuies.
Celle d'une vision intérieure et terriblement silencieuse, d'un sentiment tragique de la vie dont
parlait Miguel de Unamuno quand il refusait de crier « Viva la Muerte » avec les sbires de
Franco. La vision déchirante de ce qui est : les ethnocides et les génocides, les « purifications
ethniques », les haines fabriquées de toutes pièces par les puissances coloniales, les
terrorismes et les intégrismes meurtriers. Mais également les catastrophes naturelles
évidemment, comme les tremblements de terre au Japon ou, encore il y a déjà tant d’années,
la mort affreuse de la petite Omeyra, en Colombie, lors d'un glissement de terrain. N'oublions
pas le quotidien : les petites vengeances privées, les couteaux tirés au coeur des mots, les
harpons d'acier dans les regards, les grands océans asséchés au sein d'un seul cri humain.
Comment vivre sa juste colère sans tomber dans le ressentiment ? Comment dénoncer la
tyrannie sans blesser la personne ?
La joie en plus
La Gravité, c'est tout cela et quelque chose en plus. Ce qui est en plus, c'est la Joie d'être. La
joie incompréhensible, la joie soyeuse et toujours nouvelle, la joie jaillissante, la joie
bouleversante. La joie en point d'interrogation dans le non-sens. Une joie pour rien et de rien.
47
Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, poche,
Champ-Flammarion, 1999, 450 pages
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La joie malgré tout, comme une ombrelle dans un brûlant désert. La joie qui transforme le
destin en miracle. Ce mélange intime, ce métissage d'être, dans la Gravité, entre vision
tragique et joie radicale, est de l'ordre d'un processus que je nomme : se gravifier, c'est-à-dire
à la fois devenir d'instant en instant, de commencement en commencement, toujours plus
« profond », plus grave et toujours plus joyeux, le plus clair-joyeux, dans l'épreuve de réalité.
Ce métissage est détonant. Une explosion du sens. Un bougé des structures mentales. Sous la
vague de fond surgit l'imprévu. « Sous les pavés de la dérision, la plage du sens ». Le sens
n'était donc pas un clou rouillé mais du blé en herbe. Au coeur de l'intime souffrance d'être
ensemble se dessine l'intensité d'un recueillement : celui du vivre ensemble. Mon ami, mon
frère, mon visage passe par ton visage pour s'ouvrir au Visage d'une relation d'inconnu : celui
de la communion des existants. Avec cette ouverture c'est la fulgurance de la Reliance qui
éclate soudain.
3.3. Le sens de l’éducation
L’éthique, au carrefour de la Profondeur, de la Reliance et de la Gravité, ne se réalise pas
concrètement sans la conscience d’une évolution transformatrice de l’être humain par rapport
aux valeurs. Car cette remise en question et discernement des valeurs suprêmes de chaque
personne ; ce questionnement durable sur ce qui fait valeur est le propre de l’éducation dans
sa plus haute signification.
L’éducation comme le fait de nourrir et de conduire hors de implique une conscience des
valeurs ultimes pour un être humain, celles pour lesquelles il est prêt à risquer sa vie, ses
biens, ses proches même.
Le sens de l’éducation dans ses trois dimensions de direction, de signification et de sensation,
reflète ce processus de conscientisation axiologique48.
La direction, en particulier, propose une finalité d’accomplissement de l’être humain et
engage, dès lors, l’émergence d’un monde de valeurs clés pour l’être humain singulier. Certes
cette intentionnalité vers un horizon de valeurs n’est pas nécessairement précise, modélisable,
nommable même. Il s’agit plus d’une intuition sensible liée à la vie que l’être humain
singulier porte en soi. Mais cette intentionnalité de la vie en acte fait sens à tout moment de
l’existence, en particulier dans les moments difficiles.
48
J’ai traité cette thématique en 1996, dans un enregistrement vidéo pour le Ministère de l’éducation :
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=1361 page vue le 7 juin 2011
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La signification constitue le champ symbolique dans lequel le sujet va chercher ses
références pour donner un degré de cohérence à ses propos, ses actes, ses émotions. La
signification constitue le coeur de l’éthique du sujet. Elle anime en permanence la conscience
éthique et lui fournit ses références explicites ou implicites. Le paradoxe c’est qu’au cœur de
sa profonde méditation, le sage trouve le sens et n’a plus besoin d’en parler, encore moins de
l’interpréter.
La sensation comme troisième dimension représente l’incarnation du sens, l’inscription
corporelle de l’esprit. C’est la place du corps, de la sensibilité. Sans la reconnaissance du
corps, on ne peut rien comprendre de la manière dont un individu vit sa vie. Les à-coups de la
vie, en particulier, s’inscrivent très directement dans le champ corporel jusqu’à conditionner
des maladies psychosomatiques. Dans une perspective d’approche non-dualiste de la réalité, il
n’y a pas de séparation entre le corps, les émotions et l’esprit comme conscience de
dépassement de soi, mais une unité fondamentale.
Par son corps l’être humain s’inscrit totalement dans l’univers, dans ses forces, son énergie et,
en fin de compte, dans le mystère de sa nature intrinsèque et de son évolution vers une
complexité croissante. Par son corps, la puissance d’Eros est reconnue et la scission radicale
entre Eros et Agapè dans la tradition chrétienne, soulignée par le théologien Anders Nygren49,
est peut-être remise en question, notamment dans une perspective de spiritualité laïque qui
relit aujourd’hui la religiosité sans Dieu des Stoïciens d’Athènes décrite par Maria Daraki50.
Et l’éducation dans tout cela ?
L’éducation sous cet angle apparaît comme un processus dialogique entre un ensemble de
références multiréférentielles, à la fois scientifiques mais également philosophiques,
spirituelles, artistiques etc. qui proposent un sens au sujet, c’est-à-dire une cohérence pour ses
pratiques et ses discours. Cet ensemble, toujours propre au sujet, bien que déterminé par
l’extérieur et lié à la culture héritée, est mis en dialogue, parfois conflictuel, avec une
connaissance de soi, une autoréférence existentielle, que le sujet a constitué tout le long de sa
vie. Cette connaissance de soi reflète singulièrement les valeurs ultimes du sujet dont elles
constituent ce que j’appelle « le noyau ontologique » de la personne, toujours en mouvement.
L’éducation se joue sans cesse dans la confrontation, parfois harmonieuse, souvent
conflictuelle, entre la connaissance de soi et l’ensemble des rapports de significations
relativement extérieurs au sujet mais tout à fait nécessaires et prégnants dans le cours de son
49
50
Anders Nygren, Eros et Agapè, essai, Paris, Cerf, 2009, 850 pages
Maria Daraki, Une religiosité dans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et Saint Augustin, opus cit.
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existence concrète.
Ce qui permet le discernement entre l’essentiel et le secondaire dans cette dialogique, c’est
l’intelligence intuitive qui surgit de moments de méditation sensible dans lesquels le sujet
s’abstient, justement, de faire référence à quoi que ce soit. Il entre alors dans la méditation
sans objet, une « parenthèse blanche de l’esprit » comme je la nomme. Il laisse faire, et se
contente d’être présent à ce qui advient, sans rien vouloir maîtriser, sans chercher à
comprendre.
De la compréhension multiréférentielle et transversale
Dans ce processus complexe d’éducation, nous devons parler avec Edgar Morin de
compréhension complexe, et plus encore multiréférentielle et transversale51.
La compréhension complexe de Morin
Edgar Morin, dans son livre sur l’éthique décrit une nouvelle approche de la complexité qu’il
nomme la compréhension complexe.
Tout en reconnaissant que la compréhension du phénomène humain puisse passer en partie
par la logique habituelle de la science, c’est-à-dire l’explication, qu’il inclut dans l’acception
de la compréhension sous le nom de « compréhension explicative », il ouvre la richesse
sémantique de la compréhension par la nécessité de tenir compte de l’ensemble des possibles
de l’être humain, à la fois homo sapiens mais également homo demens, homo ludens, homo
mythologicus, etc.
C’est ainsi qu’il parle de complexité compréhensive et surtout de compréhension complexe.
Il me semble que ce regard morinien représente un grand pas dans l’approche de l’existence
humaine, débarrassée des vieilles et épaisses lunettes dont la vue s’appesantit sur un seul
registre du vital. Autant dire qu’elle va à l’encontre de la toute puissance des disciplines
scientifiques dont chaque discipline prétend faire table rase des autres considérées, au mieux,
comme secondaires par rapport à elle même. C’est ce que j’ai appelé l’effet de débordement
en sciences humaines52. La compréhension complexe inclut mais n’exclut pas. Elle intègre et
cherche à faire jouer conjointement les différentes disciplines et ensembles symboliques
susceptibles de faire mieux comprendre ce qu’est un être humain dans sa dynamique interne.
La compréhension multiréférentielle et transversale
Pour ma part, en tant qu’éducateur, je reconnais le bien-fondé de cette approche d’Edgar
Morin, mais je regrette qu’il ne se décide pas à parler de multiréférentialité bien qu’il en
51
René Barbier, l’Approche Transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 327
pages et le site web http://www.barbier-rd.nom.fr
52
René Barbier, l’éffet de débordement en sciences humaines, page web http://www.barbierrd.nom.fr/EffetdedebordementSH.html, vue le 17-04-2011
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connaisse à la fois le nom et la fonction. Il parle toujours de multidimensionnalité. Pourtant,
comme le critique sur ce plan Jacques Ardoino, la multidimensionnalité reste dans le registre
d’un seul niveau de réalité et reflète la polarisation d’une pensée de l’homogène. La
multiréférentialité, au contraire, englobe la pluralité des niveaux de réalité et de leurs
références fondatrices. Pour Jacques Ardoino53 il ne s’agit pas seulement de parler de la
personne, de l’intersubjectivité, du groupe, de l’organisation et de l’institution, mais
également, en chaque cas, de la pluralité des références qui y sont affectées, dans leurs
dialogues incessants et questionnants54.
Une ouverture vers la pluralité des besoins humains multiples
C’est de ce côté que je travaille, en ouvrant encore le champ des références et des pratiques de
recherche vers la reconnaissance de l’être humain comme être de besoins multiples. Besoins
liés à l’être de pulsion, évidemment, avec la question du destin des pulsions, entre pulsion de
vie et pulsion de mort mais aussi pulsion de rivalité mimétique, de combat créateur pour la vie
que j’appelle Polemos. Besoins liés à l’être de sécurité, fondamental, à la fois physique,
matériel mais également symbolique, intellectuel. Besoins liés à l’être de dépassement par
l’élan vital qui pousse l’être humain à toujours sortir du cadre sécuritaire pour aller de l’avant,
vers autre chose, un « je ne sais quoi que l’on atteint d’aventure » comme le disait, je crois,
Saint-Jean de La Croix. Enfin besoins liés à l’être d’étrangeté dans la mesure où la nature
même de l’être humain, comme son évolution, nous demeure inconnue, au-delà de nos
facultés compréhensives, si nous acceptons de nous regarder en face et de voir la grande
relativité de nos représentations sur ce qui est, en particulier en parlant de la vie.
L’éthique éducative se précise maintenant.
Il s’agit bien d’un processus non donné d’avance qui conjoint dans son dynamisme, un
regard philosophique sur soi-même, sur les autres et sur le monde, et qui n’exclut pas notre
part d’inconnu et d’inconnaissable, un regard compréhensif mais à condition de l’envisager
sous l’angle de la pensée complexe, multiréférentielle et transversale, un regard clinique qui
part des discours et des pratiques du sujet, avec et par le sujet lui-même, sans l’exclure.
Ce processus réalise l’émergence éthique dans la mesure d’une conscientisation qui
s’approfondit au jour le jour, d’instant en instant, et qui constitue le sujet humain comme être
profond, toujours plus grave mais également plus « au clair-joyeux » de soi-même dans son
53
Christine Campini, Jacques Ardoino. Entre éducation et dialectique, un regard multiréférentiel, Paris,
L’Harmattan, coll. Histoire de vie et formation, 2011 ; 226 pages ; Christian Verrier, Jacques Ardoino.
Pédagogue au fil du temps, Paris, Téraèdre, 2010, 244 pages
54
Jacques Ardoino, Éducation et politique, Paris, (1977) réed. Anthropos, 1999, 395 pages
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humanité55.
Il n’empêche qu’il reste un point à traiter pour comprendre le processus de l’éthique
éducative : la question du vivre ensemble sans lequel la dimension de dépassement ne saurait
être reconnue comme appel de l’humain vers l’humain et la vie.
4. La question du vivre ensemble
L’être humain ne peut trouver la sagesse tout seul. Il ne peut envisager d’être heureux dans
une société où règne l’inégalité systématique, l’injustice caractérisée, l’humiliation infligée à
autrui, la réduction d’autrui en objet sans reconnaissance.
L’éthique éducative le conduit inévitablement à la question de comment vivre ensemble.
Quelle société et quels rapports sociaux voulons-nous construire entre nous ?
Si nous sommes des êtres reliés qu’est-ce que cette donnée essentielle de la vie inclut
inévitablement en ce qui concerne la vie économique, politique et sociale, non seulement au
niveau local mais aussi régional, national et international ?
Si notre terre est ce petit coin minuscule perdu dans le cosmos émergeant au hasard des
bouleversements galactiques, qu’est-ce que nous devons faire ensemble pour la reconnaître
comme notre « Terre-patrie » suivant l’excellente appellation d’Edgar Morin et de Anne
Brigitte Kern56 ? Quelle est notre nouvelle religion possible si ce n’est celle d’une spiritualité
laïque désemcombrée des garants métasociaux explicatifs, d’une façon totalitaire, de notre vie
individuelle et collective?
Le vivre ensemble aujourd’hui passe par la claire vision de la fraternité comme dernier
moment de notre humanitude57.
Cet être ensemble se déploie selon des phases historiques, et ces phases historiques j’aime
bien les reprendre à partir de la devise républicaine, liberté, égalité, fraternité.
Je trouve qu’on va, à l’heure actuelle, à travers la conscience éthique vers quelque chose qui
est beaucoup plus proche de ce qu’est la fraternité.
Au départ, au moment du siècle des Lumières, avec la Révolution française, c’est la liberté
qui est au premier plan.
On invente cette devise républicaine mais, ce qui est premier, c’est quand même la liberté.
55
René Barbier, l’éducation, un chemin vers le clair-joyeux, page web, http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=521 vue le 17-04-2011
56
Edgar Morin, Anne-Brigitte Kern, La terre-Patrie, Seuil, 1996, 220 pages
57
Gineste Yves et Rosette Marescotti. Soins, corps communication. Les liens d’humanitude ou l’art d’être
ensemble jusqu’au bout de la vie http://perso.wanadoo.fr/cec-formation.net/philohumanitude.html
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Liberté naturellement d’aller et de venir, liberté de s’associer, destruction du monde féodal,
etc., mais aussi c’est la liberté bourgeoise, c’est la liberté de commerce, et c’est cette liberté-là
qui va instituer le capitalisme, qui va le renforcer, et le capitalisme qui s’appelle maintenant le
libéralisme, est complètement lié à cette idée de liberté.
C’est très bien la liberté, c’est quelque chose qui a dominé le 18e, le 19e le 20e siècle, c’est
quelque chose qui a des points très positifs et qui fait que, justement, les peuples se révoltent
souvent au nom de la liberté.
Mais c’est aussi quelque chose qui a institué le capitalisme, qui est proprement une économie
presqu’invivable à l’heure actuelle. C’est à réfléchir à partir de la liberté, et parce qu’il y avait
en quelque sorte une liberté capitaliste qui a conduit à l’oppression, à la soumission, etc., on a
vu éclore l’égalité, au XIXe et au XXe siècles. La montée naturellement de toutes les révoltes
contre le colonialisme au XXe siècle, toutes les associations de travailleurs au XIXe siècle
pour lutter contre un capitalisme industriel qui tendait à l’asservissement et à l’exploitation de
l’homme par l’homme, la montée des philosophes comme Marx et d’autres par rapport à cela,
est complètement lié à l’idée d’égalité, à cette montée de l’égalité, qui fait partie du vivre
ensemble. Si la liberté fait partie du vivre ensemble, l’égalité aussi.
La montée de l’égalité comme valeur dominante est liée aux révoltes et aux révolutions. Mais
on en connaît les effets néfastes : la fin des grandes espérances d’émancipation. Le
messianisme communiste s’est accompagné des pogroms, des goulags, de Pol Pot, de Staline
et de Mao Tsé Toung, mais aussi de la chute du mur de Berlin.
La fin du messianisme communiste correspond aussi à la fin de la soumission à l’autorité
obsessionnelle envers les couches bureaucratiques de la Révolution. Mais cela n’empêche pas
la pleine conscience de la permanence des inégalités sociales et économiques que la
conscience éthique actuelle cherche à briser par une lente et sûre activité de sape et de mise en
lumière.
4.1. La fraternité de reliance
Dans l’être ensemble, c’est une prise de conscience, et cette prise de conscience de l’être
ensemble au 21e siècle, c’est ce que j’appelle la fraternité.
La fraternité c’est aussi un terme qui revient maintenant de plus en plus. Régis Debray a écrit
un livre sur le moment fraternité,58 mais pour lui, c’est l’idée d’une fraternité de combat, entre
58
Régis Debray, Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009, 367 pages
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frères contre d’autres. Pour moi la fraternité réelle, c’est plus qu’une fraternité combattante,
c’est une « fraternité de reliance », et cela a peut-être à voir avec une certaine tradition
franciscaine de la vie. Mais pourquoi pas ? Oui, je pense que, par la conscience de la reliance,
se développe aujourd’hui une fraternité qui peut-être aboutit à une « révolution de l’amour »
dont parle Luc Ferry, bien que chez lui il s’agisse d’un processus en relation directe avec la
famille nucléaire, et reliée au petit groupe, comme je l’ai appelé plus haut, c'est en fin de
compte d’une fraternité close59.
Cette idée de fraternité dans cette évolution des phases historiques, du vivre ensemble, cela
me semble un des points, aboutissant - mais sans nier les deux autres, ça ne nie ni l’égalité ni
la liberté, ça les met en perspective par rapport à l’idée de fraternité.
Je pense que c’est quelque chose d’important qui caractérise cette montée de l’éthique dont je
parle, qui n’est pas la morale. C’est l’émergence d’une éthique personnalisée et fraternelle
mais à valeur universelle, par épuration du superflu, par discernement des valeurs secondaires
par rapport à des valeurs beaucoup plus essentielles qui touchent à cette problématique de la
reliance, et qui touchent au devenir de l’humain réalisé.
Il est vrai que l’on peut parler de l’influence d’un certain nombre de spiritualités étrangères,
spiritualités orientales, je parle du bouddhisme en particulier.
Il y a un rôle utile me semble-t-il à l’altération de notre pensée héritée par ces spiritualités
orientales, mais aussi un rôle utile des philosophes contemporains. Je pense aux philosophes
français de la déconstruction. Jacques Derrida en particulier, pour qui la théorie de la
déconstruction principalement du discours, suivant sa conception du monde, remet en cause
un structuralisme trop fixiste, et aboutit à proposer une absence de structure, de centre, de
sens univoque. Mais également les critiques portées par Gilles Deleuze ou Jean-François
Lyotard.
Tous ces philosophes ont joué un rôle utile dans la déconstruction de tous ces glorieux
systèmes philosophiques, y compris le système hégélien ou kantien, qui nous rassuraient par
leur belle construction intellectuelle. Pour moi, il y a une évolution vers ce moment fraternité
dont parle Régis Debray, à condition de le voir comme quelque chose de plus vaste qu’une
fraternité de combat, et cela me paraît peut-être un des points-clés du XXIe siècle, et peut-être
de ce que Malraux disait – je ne sais s’il l’a dit réellement ou si c’est une légende -, que le
XXIe siècle serait un siècle spirituel…
Ainsi émerge un sens de la fraternité totalement nouveau.
59
Luc Ferry, La révolution de l’amour, Pour une spiritualité laïque, Paris, Plon, 2010, 476 pages
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Une fraternité assez proche paradoxalement des sagesses anciennes du stoïcisme sans dieu de
la Grèce ou d’un bouddhisme athée dépouillé de ses rituels toujours trop séduisants. Une
fraternité qui n’est plus axée sur le combat, mais sur la pleine conscience de la vie. Un vivre
ensemble qui cherche encore ses philosophes et ses chercheurs pour en parler justement. Un
vivre ensemble qui a besoin d’économistes épris de création radicale, et qui n’accepte plus de
proclamer la litanie du libéralisme comme seul mode d’existence collective. Ces êtres d’vantgarde existent déjà et certains ont eu le prix Nobel d’économie. Il y a des utopies concrètes
qui ont fait leur preuve avec cet état d’esprit nouveau.
4.2. Vers un vivre ensemble pour notre temps
Même si la pensée économique et politique demeure encastrée dans la vieille outre
occidentale du progrès par le mode économique dominant et libéral, à travers la
mondialisation, depuis une quarantaine d’années, d’autres pensées émergent et donnent
naissance à des projets et des réalisations qui vont bien un jour apparaître comme nécessaires
à plus grande échelle. C’est un fait que les catastrophes nucléaires qui ont commencé à surgir
depuis plusieurs dizaines d’années, comme au Japon en 2011, vont demander la révision
d’une économie mortifère de la croissance à tout prix. Une économie de la fraternité est celle
du partage et de l’équilibre, du juste milieu comme la nommait la Chine de Confucius. Ceux
qui pensent les possibilités de l’avenir voient dans notre temps de crise extrême, une chance
de changer de regard. C’est un kaïros éthique. Une métamorphose nécessaire qui refuse de
s’enliser dans les trucages du développement durable et encore plus les mensonges du progrès
par la croissance, fussent-ils soutenus par des courbes mathématiques des économètres
contemporains.
Le vivre ensemble suppose la prise en considération du vécu, du vivable et du vivant
C’est un terme très actuel, tout le monde en parle, j’en suis étonné, j’ai fait une petite
recherche par Google, on en parle dans tous les domaines, dans la politique, avec les
politiques qui disent « on établit un vivre ensemble », de droite ou de gauche… en éducation
face à la violence, dans l’interculturel, est-ce qu’on va vivre ensemble avec les musulmans ou
non, dans le travail social, et., bref on n’arrête pas de parler du « vivre ensemble ».
C’est un terme très médiatique, mais quand on voit ce qui se dit par rapport à ça, on s’aperçoit
que ce n’est jamais pensé ni défini, c’est un terme valise qui reste un terme flou, tout le
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monde l’emploie comme si on savait ce que c’est, mais personne ne nous dit ce que c’est
réellement.
Pour moi, donner du sens plein à ce terme, c’est avoir une claire conscience de ce dont je
viens de parler par rapport à cette tripolarité profondeur/reliance/gravité et à la dimension
éthique de la vie qui en découle. C’est parce qu’il y a une cohérence entre ces trois termes que
je peux parler du vivre ensemble, sinon, je tombe dans la médiatisation spectaculaire qui ne
veut plus rien dire, parce qu’on parle du vivre ensemble en étant d’extrême droite ou en étant
d’extrême gauche, et là il y a quelque chose qui ne va plus du tout, parce qu’il est évident
qu’il y a une rupture assez fondamentale entre ces orientations partisanes et ces
représentations politiques de la réalité.
« Vivre ensemble », c’est d’abord vivre, et vivre est en rapport avec le vivant, le vécu et
le vivable
« Vivre ensemble », c’est d’abord vivre en reconnaissant la plénitude du vivant. Le vivant,
c’est ce que je suis en tant qu’être capable de sentir, penser, aimer, souffrir, de connaître mes
limites, mais aussi mes capacités et mes besoins de dépassement.
Je suis un être qu’on ne pourra jamais cerner, dont personne ne pourra jamais dire qui il est
vraiment.
Etre vivant est donc reconnaître que je fais partie d’une totalité d’énergie dynamique, portée
et animée par un élan créateur qui me conduit peut-être à l’émerveillement, dont parle le
philosophe Bertrand Vergely60. Certes il en parle à la manière d’un chrétien, mais il en parle
aussi à la manière d’un poète. Il n’est pas seulement un philosophe conceptuel et aride, qui
nous inscrit dans un entendement extrêmement systématisé. C’est plutôt quelqu’un qui a une
parole messianique, une parole enflammée. J’aime bien ce type de parole, et c’est vrai qu’il
parle dans un élan créateur à la façon de Bergson.
Donc, « vivre ensemble », c’est d’abord vivre en rapport avec le vivant, mais vivre c’est aussi
avoir une conscience du vécu.
Le vécu c’est le fait qu’au fur et à mesure de ma vie avec les autres, de mon existence en
relation, l’histoire se tisse. Je tisse l’histoire avec les autres, je file la laine de mon histoire,
mais je la tresse aussi dans la relation que j’ai aux autres, et je tisse aussi l’histoire des autres.
C’est tout la problématique de l’implication : je suis impliqué, naturellement, dès la naissance,
mais en tant que j’existe, j’implique, j’ai du désir, etc., et j’implique aussi les autres de la
même façon qu’ils m’impliquent, et c’est comme cela que se construit notre histoire
60
Bertrand Vergely, Retour à l’émerveillement, Albin Michel, 2010, 326 pages
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relationnelle, et en tissant mon histoire, j’élabore la trame aussi mon vécu, et celle du vécu de
la société.
Toute cette dimension engendre l’histoire, sous les formes sociale, politique, économique,
culturelle, qui m’échappent en grande partie. Je n’ai pas la maîtrise de cela, parce que c’est
aussi le fait d’autrui, cet autrui lointain dont je n’ai pas toujours conscience.
Mais peu à peu le vécu s’accumule, et il est déjà là lorsque je nais, lorsque j’arrive sur terre
il y a du vécu qui existe, et son poids va s’imposer à moi, je devrais faire avec, et souvent
dans l’inconscience, dans la méconnaissance de sa complexité et de son opacité en fin de
compte.
Vivre, c’est aussi le vivable, c’est non seulement tout ce que j’imagine, avec mon
imagination active, mais également tout ce que les autres imaginent et réalisent ou ont réalisé.
Or certaines réalisations sont cependant invivables, c’est-à-dire destructrices du bon sens, de
la joie de vivre et génératrices d’oppression et de souffrance.
Ainsi quand je parle de vivable je parle aussi d’invivable, et je m’aperçois que le vivable
n’est pas quelque chose de simple, c’est une conquête démocratique, une conquête avec les
autres, liée à la discussion, et à une remise en question permanente.
On peut dire qu’il était vivable, au sens d’imaginable, de construire par exemple des centrales
nucléaires à une certain époque, mais invivable, et que c’était imaginable, de voir exploser la
centrale nucléaire de Tchernobyl, comme celle de Fukushima au Japon en 2011 dont on ne
mesure pas encore les conséquences destructrices au moment où j’écris ces lignes. On a à la
fois du vivable et de l’invivable parfois sur le même objet. On ne peut pas toujours cerner ce
qui sera invivable dans le vivable, mais néanmoins le vivable veut dire que l’on discute sans
cesse, on n’arrête jamais de discuter, on refuse l’immobilisme dans la discussion, en disant
par exemple que « c’est un fait, on n’en parle plus ».
Non ! c’est sans cesse à discuter en fonction des conséquences où le vivable peut nous
entraîner, et notamment entraîner par rapport à l’invivable lorsque ce dernier suscite
l’indignation. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours besoin des autres, des
contradicteurs, des dissidents, des « indignés ».
L’invivable est, sur bien des points, lié à notre imagination prométhéenne. Cet invivable n’est
pas encore vraiment conscientisé dans notre monde, malgré la nouveauté des « comités
d’éthique ». Peut-être que l’écologie politique s’y emploie, et pour moi un des points clés de
l’évolution historique des temps présents, c’est la montée de l’écologie politique.
On le voit depuis les années soixante-dix la conscience écologique devient de plus en plus
importante à travers le monde.
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Je regardais le dernier plan quinquennal de la Chine. Parmi les trois points, le troisième
concerne la dimension écologique. Il s’agit de penser le développement non seulement en
termes quantitatifs, mais aussi en termes qualitatifs.
C’est une montée inéluctable. D’ailleurs cet invivable conduit à l’audience de l’ouvrage de
Stéphane Hessel Indignez-vous, 61 C’est vraiment cela qui se joue dans la conscience
personnelle singularisée de chacun, cette indignation qui est là à fleur de peau, à fleur de
lèvres, et conduit à l’homme révolté, et non l’inverse, contrairement à ce que pense Luc Ferry,
ce n’est pas parce qu’on est révolté qu’on s’indigne, c’est parce qu’on s’indigne qu’on est
révolté62.
Alors, qu’est-ce que « l’être ensemble » ?
L’ « être ensemble » découlant du « vivre ensemble », c’est très différent pour moi du
regroupement, de la foule, même du petit groupe. Le regroupement c’est une série qui est là,
effectivement, chaque être étant séparé et jouxtant les autres, mais sans aucune consistance
affective etc.…
Dans la foule, par contre, effectivement, il y a une vie affective, mais indifférenciée, on est
pris dans la foule comme on est pris dans une tempête, et ce n’est pas du tout l’être ensemble.
La foule, on peut lui faire faire n’importe quoi justement, tandis qu’avec l’être ensemble, c’est
différent, vu la discussion qui est au cœur même du vivre ensemble.
Le petit groupe, c’est un être ensemble extrêmement restreint, qui manque d’ouverture par
rapport à la reliance généralisée. Donc il faut toujours revenir à cette idée que l’être ensemble
nous rappelle le vivre ensemble, et la gravité, qui elle-même a à voir avec la reliance et la
profondeur.
Une autre idée de l’être ensemble, c’est l’idée d’hétérogénéité par rapport à l'homogénéité.
Nous ne sommes pas des êtres identiques, on n’a pas à entrer dans une mimésis
systématique.. Nous sommes des êtres totalement singuliers, on le sait à partir de nos gènes, et
ce qui existe réellement dans l’être ensemble, c’est l’idée de différence et de diversité.
Nous sommes différents au sein même de nos innombrables formes humaines, tout en étant
complètement singuliers. L’idée d’hétérogénéité prévaut dès qu’il s’agit de la vie. On ne peut
pas parler d’être ensemble sans parler d’hétérogénéité, de multiplicité. Et là ceux qui pensent
en termes de multiplicité, les philosophes qui en parlent, ont quelque chose à nous dire. Je
pense à Toni Negri ou à Gilles Deleuze par exemple.
61
Stephane Hessel, Indignez-vous, paris ; Indigène, 2010, 32 pages
Luc Ferry, Nous avons besoin de tout sauf d'indignation !, Le Figaro, du 05-01-2011, voir mon article dans
« le journal des chercheurs » http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=1439 page vue le 606-06-2011
62
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L’être ensemble, en même temps, c’est reconnaître l’idée de frontière. C’est une frontière déjà
au niveau du corps, le moi-peau de Didier Anzieu, qui permet l’échange entre l’intérieur et
l’extérieur, mais en même temps qui nous contient, c’est le fait qu’on a un certain contenant
qui existe, qui permet de donner une certaine consistance à notre contenu, et ça c’est toute la
question qui se pose, alors, au niveau du social, entre la limite et l’illimité. La limite est
nécessaire, et il est vrai que la limite passe par des rituels, des lois, des normes, des coutumes,
qui sont à reconnaître dans l’être ensemble.
C’est à reconnaître, mais en même temps c’est à discuter sans cesse par rapport à l’illimité.
L’illimité est lié à la profondeur et à l’élan créateur, vital, qui l’anime, et comme la
profondeur est toujours là, l’illimité est toujours présent au sein même des limites quelles
qu’elles soient. L’illimité vient toujours questionner les limites que l’on s’impose pour vivre
et survivre. Mais en même temps nous avons besoin de ces limites. Les êtres qui ne veulent
pas de limites sont des êtres qui sont condamnés souvent au suicide, à la folie, à la solitude
mais à la solitude désastreuse… Je pense souvent à cette pièce de Berthold Brecht qui
s’appelle « Baal » (1918). Baal, c’est l’être de pulsion, narcissique, personnel, etc., il est là, il
fait ce qu’il veut de sa vie, il détruit, il engendre, il part sans cesse, il est clos en lui-même, et
peu à peu il va vers quoi ? Il va vers la solitude et vers un « mourir seul » en quelque sorte, il
n’a plus aucune attache.
Cela correspond très bien à une certaine philosophie de la vie, la philosophie du néant, mais
qui n’est en rien le bouddhisme, une philosophie effectivement où tout est lié au hasard
éventuellement, et ce type de philosophie conduit à des représentations du social et de
l’humain sans joie, sans espoir. Mais un écrivain de ce type peut quand même obtenir le Prix
Goncourt comme Michel Houellebecq.
Ce n’est pas ma conception du monde, et donc je pense parler des limites et de l’illimité, dans
leur relation, dans leur dialogique permanente en fin de compte, de ce que j’appelle l’être
ensemble.
L’être ensemble est très différent de la communauté
La communauté, c’est un être ensemble qui est centré sur soi-même, par la polarisation à un
référent unique. Cela peut être un référent politique, un référent religieux, culturel, etc., peu
importe, c’est un référent unique et autour de ce référent exclusif tout se mobilise, tout se
concrétise, tout se cimente, et on en arrive au communautarisme, et à ce qu’aux Etats-Unis on
a appelé, pour le valoriser d’ailleurs, le « multiculturalisme » qui méconnaît la valeur propre
à la diversité.
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Le vivre ensemble est le contraire du multiculturalisme, qui est une autre forme de
l’homogénéisation du monde.
Le vivre ensemble a beaucoup plus à voir avec ce que Castoriadis appelle le projet
d’autonomie63, qui est de reconnaître qu’il y a des lois, qu’elles existent, qu’elles sont
nécessaires, mais elles sont là dans une dynamique créatrice. Elles sont là pour une discussion
permanente, sous bénéfice d’inventaire et le propre même du politique, c’est de discuter sans
cesse ce qui est là depuis trop longtemps pour demeurer pertinent par rapport à la réalité
actuelle. Ce fut le cas lors de la discussion si houleuse lorsque Simone Veil proposa de
défendre la loi sur l’interruption volontaire de grossesse.
Dans le fond, le projet d’autonomie reconnaît la dialectique permanente entre l’instituant et
l’institué, et l’institutionnalisation qui en découle. C’est être au cœur même de cette remise en
question permanente, à l’intérieur du sujet en tant qu’il est un sujet social notamment, mais à
l’intérieur aussi des rapports sociaux et de la société dans la mesure où l’on agit, ou l’on est
une part de l’historicité de la société. Les rituels sont nécessaires, certes, mais attention à
l’émergence d’une morale politicienne qui va figer ces rituels dans un institué qui ne dit pas
son nom, à travers des grandes messes : la République, le 14 Juillet, le 11 novembre, etc., et
toutes les grandes célébrations qui sont liées aussi au leadership, aux vénérables figures
historiques des Organisations dont on cherche à faire des dieux. N’oublions jamais comme dit
Serge Moscovici, que nous sommes aussi « des machines à faire des dieux ».64
L’éthique éducative, c’est ce qui permet la construction, l’élaboration d’une aptitude à vivre
ensemble.
C’est ainsi que l’on interprète et que l’on donne du sens, mais un sens qui est forcément lié à
des savoirs pluriels et à la relativité historique de ces savoirs. La connaissance de soi est
quelque chose à vivre personnellement dans son intuition profonde, dans sa sensibilité, et à
nulle autre pareille en quelque sorte. Le vivre ensemble sous cet angle-là est le projet
d’autonomie d’une éducation contemporaine à dimension éthique. C’est une autre conscience
éthique où la profondeur fait sens en terme de don, d’accueil, de sans-fond, d’inachèvement,
d’imprévisibilité, de reliance, de trame, de complexité, d’incertitude, et en fin de compte de
joie d’exister..
5. Vers la pleine conscience éthique
63
Philippe Caumières, Castoriadis : le projet d’autonomie, Paris, Éditions Michalon, 2007, 121 pages
Serge Moscovici, La machine à faire des dieux, Paris, Libraire Arthème Fayard, L’espace politique, 1988,
485 pages
64
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On le voit, à partir de l’argumentation précédente, l’être et le vivre ensemble dépendent d’une
profonde transformation de regard que la personne porte sur le monde. Or cette
métamorphose de la vision individuelle, sociale et naturelle résulte d’une connaissance
singulière, à base d’expérience personnelle et à dimension spirituelle, au-delà de toute
adhésion religieuse instituée.
5.1. Les évolutions des structures de vie et la conscience noétique
Personnellement, je distingue une évolution de la dynamique ontologique de la personne en
quatre moments. Ceux de l'homme fermé, de l'homme existentiel, de l'homme mythopoétique, de l'homme noétique.
5.1.1 L’homme fermé
C'est l'homme de tous les conditionnements. L'homme de l'habitus jamais vraiment remis en
question. Pourquoi sent-il ce qu'il aime ou rejette ? Pourquoi hait-il ce qui le questionne ?
Pourquoi parle-t-il ainsi de façon péremptoire sans voir que son discours est totalement
enfermé et enfermant ? Il se veut homme des certitudes, des « il n'y qu'à », du « il faut que ».
Il n'y a qu'à enfermer à tout jamais les déviants sexuels. Il n'y a qu'à imposer à jeune enfant
d'ancrer dans sa mémoire la culpabilisation individualisée de l'abomination de l'Histoire.
Un psychiatre catholique, Pierre Solignac, dresse un portrait édifiant de cette fermeture
existentielle dans son ouvrage « la névrose chrétienne », notamment dans les figures
d’hommes et de femmes « écrasés », par leur éducation draconienne65. Un prêtre
psychanalyste
Eugen
Drewermann,
dans
« Fonctionnaires
de
dieu »66,
enfonce
magistralement le clou et montre, preuves à l’appui, comment se constitue, par l’éducation et
les institutions « totales », l’enfermement de l’être au monde.
L'homme fermé développe des stratégies de guerre. Il est l'être le plus antidémocratique sous
le couvert d'un discours humaniste. Il sévit en politique, évidemment, mais également en
philosophie, en sciences humaines et dans les sciences dites « dures », dans les sports, dans
les loisirs, etc. Il raisonne en tout ou rien. Sa pensée est digitale : noir ou blanc, « Grand
Satan » d’un côté ou « Axe du Mal » de l’autre. Le contraire d'une pensée de la complexité.
65
Docteur Pierre Solignac, La névrose chrétienne, Paris, éditions de Trévise, coll. Polémique, 1976, 252 pages,
notamment pp 15 à 59
66
Eugen Drewermann, Fonctionnaires de dieu, Paris, Albin Michel, 1995, 757 pages
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Sur le plan scientifique, l'homme fermé traque les hésitations, les doutes, les histoires de vie,
la recherche clinique, les contradictions, les incertitudes, les ambivalences, les faiblesses et les
failles. Il n'approuve que ce qui est chiffrable, mesurable, « bureaucratisable ». Il ne reconnaît
que ce qui est publié dans les revues scientifiques dont il a la maîtrise de près ou de loin. Il
s'arroge le droit de dire ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas au nom d'un « mètre étalon »
de la scientificité qui lui permet de contrôler ce qu'il a déjà décidé, depuis longtemps, de
laisser vivre parce que cela ne dérangera pas son ordre établi et immuable de « l'homo
académicus » (P. Bourdieu).67
Pour qu'il sorte de sa suffisance aveugle, l'homme fermé devra passer par un « coup dur », un
événement qui révolutionne son petit genre de vie, son esprit sécuritaire, ses rituels
rectilignes. Ce peut être alors, pour lui, un « flash existentiel » bouleversant qui le soumet à
une déstructuration complète. La vie revient vers lui, dans toute son ampleur et sa complexité.
Il ne comprend plus rien. C'est sa « nuit obscure ». Peut-être entrera-t-il alors dans l'attitude
de « l'homme existentiel » ?
L’existence concrète de l’homme fermé demeure soumise aux conditionnements
psychologiques, sociaux et culturels. Les sociologues parlent de la toute puissance de
l’habitus (Bourdieu) dans la foulée d’une longue structuration symbolique caractérisée par sa
« violence » larvée.
L’homme fermé ou l’être de la soumission à la violence symbolique selon Pierre
Bourdieu68
- Ce qu'elle n'est pas: un simple endoctrinement. L'une des caractéristiques essentielles du
rapport pédagogique est qu'il « neutralise » le contenu de ce qui est enseigné. La notion doit
être pensée à partir de celle de « reproduction sociale ». L'école remplit plutôt qu'une fonction
d'endoctrinement, une fonction idéologique de légitimation de l'ordre établi, une fonction de
« maintien de l'ordre », de conservation de la structure des rapports de classes, à partir de
67
Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris : Éd. de Minuit ; 1984 , 302 p.
Sur cette problématique : 1) P.Bourdieu, J.C.Passeron, La reproduction. Eléments pour une théorie du système
d’enseignement, Paris, Les éditions de Minuit, 1970 2) P.Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris,
Droz, 1972, 3) P.Bourdieu, questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1980 5) P.Bourdieu, Le sens
pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980. Voir Alain Accardo, Initiation à la sociologie de l'illusionnisme
social, Bordeaux, éditions le Mascaret, 1983
68
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l'autonomie relative même du système d'enseignement.
- Cette « autonomie relative » est autorisée par la création d'un corps de spécialistes
professionnels prétendant au monopole de la fonction enseignante et le réalisant aussi bien en
fait qu'en droit. C'est par la constitution d'intérêts relativement autonomes de ce corps de
spécialistes que se structure un système d'enseignement relativement autonome.
- La petite bourgeoisie est prédisposée par sa double opposition aux classes populaires et aux
classes bourgeoises, à servir le maintien de l'ordre moral, culturel et politique, et par là ceux
que sert cet ordre.
- Parce qu'il est autonome relativement, il suffit au système d'enseignement d'obéir à ses
règles propres pour servir en fait les intérêts des classes dominantes tout en cachant qu'il le
fait, les renforçant d'autant plus qu'il accrédite l'idée de son autonomie absolue. L'école donne
à croire qu'elle ne sanctionne que des aptitudes individuelles alors qu'en réalité elle reproduit
et renforce surtout des inégalités sociales. Ainsi l'école persuade les classes qu'elle exclut de
la légitimité de leur exclusion pour cause d'indignité.
Définition de la violence symbolique .
On appelle pouvoir de violence symbolique « tout pouvoir qui parvient à imposer des
significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont
au fondement de sa force » (Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, p.18).
- C'est une « violence » : elle se traduit donc par une imposition, un pouvoir sur des
destinaires.
- C'est une violence « symbolique »: ce qui est imposé ce sont des significations, des rapports
de sens.
- C'est une violence symbolique « arbitraire » :
* d'une part à cause du fait qu'elle contribue à renforcer l'inégalité sociale et culturelle entre
les classes, en privilégiant une classe au détriment des autres.
* d'autre part parce qu'elle n'est fondée sur aucun principe biologique, philosophique ou autres
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qui transcenderait les intérêts individuels ou de classes sociales.
- C'est une violence symbolique culturel « légitime » dans la mesure où elle apparaît, par une
opération de méconnaissance instituée, comme « destinée » à certains à l'exclusion d'autres et
comme ayant une valeur reconnue par tous.
L'habitus.
Le concept d'habitus est un des concepts majeurs de la sociologie de P. Bourdieu. Depuis les
années 1970 (la Reproduction écrit avec J.C. Passeron), Bourdieu a quelque peu assoupli le
déterminisme inhérent à sa conceptualisation de l'habitus, sans toutefois, en modifier
fondamentalement la nature.
L'agent social pour Bourdieu, agit parce qu'il est agi, sans le savoir, par un système d'habitus,
c'est-à-dire un système de dispositions à agir, percevoir, sentir et penser d'une certaine façon,
intériorisées et incorporées par les individus au cours de leur histoire. Cet habitus se manifeste
par le « sens pratique », c'est-à-dire l'aptitude à se mouvoir, à agir et à s'orienter selon la
position occupée dans l'espace social et selon la logique propre au champ et à la situation dans
lesquels on est impliqué. Tout cela se fait sans recours à la réflexion consciente, grâce aux
dispositions acquises fonctionnant comme des automatismes.
L'habitus est le produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des
conditionnements mais en lui faisant subir une transformation : « c'est une espèce de machine
transformatrice qui fait que nous "reproduisons" les conditions sociales de notre propre
production, mais d'une façon relativement imprévisible, d'une façon telle qu'on ne peut pas
passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la
connaissance des produits (Bourdieu, Questions de sociologie, p.134). »
L'habitus a pour caractéristique d'être « durable » , « transposable » et « exhaustif » :
- durable en tant que la structure structurée de l'habitus produit des effets structurants à long
terme dans les actes, les pensées, les sentiments et les perceptions du sujet.
- transposable au sens où l'habitus va agir dans toute structure sociale qui présente une
certaine homologie avec les structures originaires qui ont conduit à la formation inconsciente
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de l'habitus.
- exhaustif dans la mesure où l’habitus ne saurait laisser un résidu qui n’entrerait pas dans sa
logique interne.
Si l'habitus peut s'ajuster aux situations rencontrées, « les ajustements qui sont sans cesse
imposés par les nécessités de l'adaptation à des situations nouvelles et imprévues, peuvent
déterminer des transformations durables de l'habitus, mais qui demeurent dans certaines
limites : entre autres raisons parce que l'habitus définit la perception de la situation qui le
détermine (Bourdieu, Question de sociologie, p.135) ».
Le caractère non-conscient de l'habitus est un des traits fondamentaux du concept. Ce système
de dispositions agit comme principe générateur et organisateur de pratiques et de
représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre. De ce
fait, les pratiques et les représentations sont objectivement « réglées » et « régulières » sans
être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement
orchestrées « sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre (Bourdieu, le
sens pratique ( p.88) ». A travers l'habitus, la structure dont il est le produit gouverne la
pratique, sans déterminisme absolu, mais au travers des contraintes et des limites
originairement assignées à ses inventions.
L'habitus individuel ne se réduit pas à l'habitus de la classe sociale à laquelle appartient (ou a
appartenu) le sujet, sans toutefois pouvoir y échapper dans la mesure où tout membre d'une
même classe sociale a des chances plus grandes que n'importe quel autre membre d'une autre
classe sociale, de s'être trouvé affronté aux situations les plus fréquentes pour les membres de
sa classe. « Chaque système de dispositions individuel est une variante structurale des autres,
où s'exprime la singularité de la position à l'intérieur de la classe et de la trajectoire. Le style
"personnel" c'est-à-dire cette marque particulière que portent tous les produits d'un même
habitus, pratiques ou oeuvres, n'est jamais qu'un "écart" par rapport au "style" propre à une
époque ou à une classe (Bourdieu, le sens pratique, p.100) ».
De par son fonctionnement même l'habitus tend à se mettre à l'abri des critiques et des
remises en question en s'assurant un milieu auquel il est aussi pré-adapté que possible, c'est-àdire un univers relativement constant de situations propres à renforcer ses dispositions en
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offrant le marché le plus favorable à ses produits. D'où des stratégies d'évitement de conflits
et de contradictions qui fonctionnent selon une logique tout à fait inconsciente.
Tout déplacement dans un champ social provoque l'habitus de l'agent et l'oblige à réagir.
Cette réaction liée directement au fonctionnement de son habitus, entraîne soit l'aisance
(qualité de domination sociale), soit la gêne (qualité dominée) et se double d'une opposition
secondaire entre la prétention et la modestie.
La « prétention » est le mode d'être des agents qui veulent passer coûte que coûte, dans un
champ social dont ils n'ont pas le « sens pratique » du fait d'un habitus de classe inapproprié.
C'est un des traits caractéristiques du « petit-bourgeois » qui semble ainsi étroit, étriqué,
emprunté, dans des situations sociales où le bourgeois d'origine se trouve à son aise,
distingué, ample d'esprit et de geste. « Tout prédispose le petit-bourgeois à entrer dans la
lutte de la prétention et de la distinction, cette forme de la lutte des classes quotidienne d'où il
sort nécessairement vaincu, et sans recours, puisqu'en s'y engageant il a reconnu la légitimité
du jeu et la valeur de l'enjeu. »69
La « modestie » caractérise une gêne acceptée par une louable modération dans l'appréciation
de son propre mérite, en fonction d'une référence à l'aisance de ceux qui possèdent le capital
culturel propre au champ social en question. Ainsi le « prolétaire » dans un milieu bourgeois
se veut modeste, et se sent plutôt gauche, maladroit, timide, embarrassé, gêné. Par contre les
classes populaires vont développer, en leur sein, un « franc parler », et une solidité virile
propres à leur habitus de classe. La virilité prônée comme valeur de classe ne s'explique que
par le fait que la classe ouvrière n'est riche que de sa force de travail et ne peut rien opposer
aux autres classes, en dehors du retrait de cette force, que sa force de combat qui dépend de la
force et du courage physiques de ses membres et aussi de leur nombre, c'est-à-dire de leur
conscience et de leur solidarité70.
L’homme fermé est aussi bien celui qui vient de la classe ouvrière ou paysanne que celui qui
s’origine dans la bourgeoisie ou l’aristocratie. Néanmoins, les aléas de la vie individuelle
diffèrent suivant les classes sociales. Dans les classes sociales en état de subordination
économique, les conflits sont plus violents et la nécessité d’évoluer inéluctable, mais non sans
drames intimes. Leurs membres développent souvent, dans ce cas, ce que le sociologue
69
70
Pierre Bourdieu, Revue française de sociologie,XV, N°1,janvier-mars 1974, p.26
Alain Accardo, Initiation a la sociologie / l'illusionnisme social / une lecture de bourdieu, Le Mascaret, 1991,
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Vincent de Gaulejac a nommé « une névrose de classe » dans leur évolution vers des classes
supérieures.71
5.1.2. L’homme existentiel
L'homme fermé est avant tout l'individu de la peur et du déni de tout changement, de toute
métamorphose, donc de la mort.
Il est l'homme structuré par une inhibition à vivre pleinement et entièrement soumis à la toutepuissance d'un imaginaire leurrant fécondant des émotions intenses, bien qu'il ait souvent une
très grande difficulté à les exprimer. Sa peur de l'Autre est considérable et le racisme et la
xénophobie toujours latents. Nous pouvons affirmer que ce type d'individu exprime une
méfiance absolue à l'égard de la vie et un non-amour de soi qui peut se manifester par un
besoin d'aider autrui englué dans un faux-self altruiste. Son existence est souvent d'un ennui
profond compensé parfois par une suractivité illusoire. Il est par excellence l'être de
l'apparence sociale, de la « persona » dont parle Carl Gustav Jung. La structure sociale
actuelle lui donne malheureusement une place de choix dans sa hiérarchie institutionnelle, car
l'« emprise de l'organisation » joue sur l'immaturité affective des individus pour les enfermer
dans une demande d'amour abstraite à son égard72, sans exclure un imaginaire social
institutionnalisé et animé par une pulsion de mort extrêmement prégnante comme l'a montré
Eugène Enriquez.73
Malgré tout l'« homme fermé » bute, comme tout le monde, sur le réel. Pour s’en sortir, il
invente un monde de croyances transcendantales qui l’emprisonne de plus en plus74.
Sa résistance et son pouvoir de s'illusionner ne sont pas infaillibles, en particulier dans nos
sociétés où jouent des processus d'autonomisation et de différenciation. L'« homme fermé »
s'ouvre ainsi au monde par le truchement de « flashes existentiels »75 qui le remettent en
question.
Songeons, en cas de chômage, à la chute vertigineuse de standing et de prestige social d'un
71
Vincent de Gaulejac, La névrose de classe. : trajectoires sociales et conflits d' identité, Paris, Hommes et
Groupes, 1987.
72
Max Pagès , Michel, Bonetti , Vincent De Gaulejac , Daniel Descendre , L’emprise de l’organisation, PUF,
1979.
73
Eugène Enriquez , Le pouvoir et la mort, Paris, Topique, n°11-12, PUF, 1973 ; Imaginaire social,, refoulement
et répression dans les organisations, Paris, Connexions, Epi, N°3, 1972 ; Les institutions :, amour et contrainte,
consensus et violence, Connexions, Paris, Epi, N°30, 1980 sans oublier son grand livre De la horde à l’Etat,
Paris, Gallimard, 1983.
74
Claude Roy, Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du besoin de
croire, Paris, Gallimard, 1981.
75
René Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997.
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cadre supérieur atteint par une limite d'âge arbitraire et une fusion d'entreprise (cf. le film
d’Yves Jugnot « Une époque formidable », (1991), qui montre la déchéance d’un cadre
commercial à la suite d’un licenciement et sa chute dans l’univers des « nouveaux pauvres »
de la capitale). Ou à la destruction de toute une famille en cas de guerre ou d'incendie
(histoire de Martin Gray). Le flash existentiel peut être bouleversant et conduire l'individu
concerné vers la deuxième structure de vie : celle de la vie existentielle.
Il est très difficile de quitter vraiment et complètement la phase d'existence de l’homme fermé
car elle s'appuie sur un narcissisme évident, et comme dit la psychanalyse sur une compulsion
de répétition. C'est le mode d'existence du « moi, je » et « après moi, le déluge » ! Cela ne
m'empêche pas de penser que l'individu en question ne connaît pas, pour lui-même, comme
pour les autres, l'amour de la vie. Car la vie, dès le début, est ouverture risquée et non
fermeture sécuritaire. Cornelius Castoriadis affirme même que la vie psychique ne se
développe que par une déclôturation nécessaire et d'origine sociétale, de l'unité fusionnelle de
la psyché de l'« infans » (c'est-à- dire du bébé encore lié à sa mère).
Je pense que la survivance de traits de personnalité de l'« homme fermé » dépendra de
l'intensité des flashes existentiels qui le propulsent dans d'autres structures de vie.
Certains peuvent, à cet égard, déboucher immédiatement dans la quatrième structure de vie, la
vie spirituelle (noétique), par une vision pénétrante de la réalité impermanente de l'existence
individuelle et sociale. Dans ce cas, et à titre tout à fait exceptionnel, le stade de l'homme
fermé est gommé définitivement. Dans les autres cas, le chercheur clinicien doit toujours
examiner de près les attitudes et les comportements des personnes, comme de lui-même, pour
se faire une opinion avec prudence76.
On passe dans une structure de vie supérieure quand l'individu, à la suite de sa rencontre avec
la réalité, découvre consciemment que les autres existent aussi pour le meilleur et pour le pire.
L'individu devient vraiment une personne à ce moment en s'existentialisant.
J'appelle une personne l'individu qui a découvert dans son for intérieur le fait évident d'être
relié aux autres et au monde dans l'acceptation paradoxale d'une altération inéluctable et
d’un continuum identitaire de soi-même.
C'est l'homme qui accepte sa finitude et son incomplétude. Il se sait faillible, contradictoire. Il
n'hésite pas à vivre selon des modes ambivalents en liaison avec des désirs problématiques. Il
entre facilement dans une logique dialectique ou paradoxale. Il accepte le point de vue de
76
Jung a beaucoup insisté sur cette prudence dans l’expérience intérieure cf. Steve Melanson, Jung et la
mystique, éd. Sully, 2009, 183 pages, notamment page 74
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l'autre et ne cherche pas à le détruire ou l'invalider immédiatement. Il a conscience que la
sensibilité, l'affectivité, l'imaginaire jouent leurs jeux dans une existence humaine et qu'il faut
leur donner une juste place. Il sort de la raison mortifère pour entrer dans l'intelligence de la
vie.
Évidemment, il existe assez peu dans les institutions. Il ne peut y faire que des passages
rapides et conflictuels. Les institutions et leurs hommes (femmes) de pouvoir ne supportent
pas la contradiction ou l'éclairage de leurs blindages théoriques par le biais des rituels et des
idéologies.
L'homme existentiel est nécessairement tragique. Une partie de lui-même l'appelle vers un
dépassement des contradictions au sein de la transparence et une autre le retient dans des
fixations et des crispations relevant de l'homme fermé et du domaine de l'épaisseur77. Il
affronte quotidiennement ses conflits intérieurs. Il éprouve, souvent dans la difficulté, les
impérialismes habituels du désir de l'autre comme de son propre désir à l'égard d'autrui. Il
raisonne en terme de « projet », de « liberté », d'« engagement », de « choix », de
« responsabilité », d’« angoisse », mais il en connaît, en même temps, ou il en intuitionne
toute la relativité. Il a perdu le côté obtus, dichotomique, rassurant de l'homme fermé. Il lui
reste l'incertitude, le doute, la déroute de l'imprévu.
S'il plonge au fond de ce tragique, peut-être trouvera-t-il la voie vers l’« homme mythopoétique » ? Celui qui affirme avec le poète du Moyen-Àge Rutebeuf : « L’espérance des
lendemains, ce sont mes fêtes ».
L'homme de « la vie existentielle » possède le sens de la liberté et de la finitude. Il a rencontré
le désir de l'autre sans le nier et s'y est confronté. Il sait désormais qu'il n'a pas tous les
pouvoirs sur l'autre. Cet autre peut l'aimer ou/et le détruire. « J’ai vécu et ce mal a fait plus
d’un mort » affirmait le poète hongrois Attila Jozsef, qui avait tenté, dans un accès de délire,
de tuer sa psychanalyste.78
La société, par ses institutions, tente de circonscrire sans cesse le jeu de son désir et il sait
qu'il doit, à la fois respecter ses règles et les soumettre à la critique vigilante au nom de la
77
René Barbier, La transparence, l’épaisseur et l’être du milieu, (2008, oral) in Le journal des chercheurs,
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=893, page vue le 5 juin 2011
78
Jean Rousselot , Attila Jozsef (1906-1937). Sa vie, son oeuvre, Paris, Les Nouveaux Cahiers de Jeunesse,
1958, 120 p. et l’étude psychanalytique d’Eva Brabant « histoire d’une « réaction thérapeutique négative ». Le
coupable innocent (le poète Attila Jozsef et ses psychanalystes) », Le Coq-Héron, n°84, 1982, 66 p.
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liberté. Il se veut lucide, engagé, responsable et solidaire. Mais il est dans un conflit
permanent, gérant les contradictions internes et externes.
Contrairement à l'homme « fermé » il ne saurait s'aveugler avec des loisirs rassurants, des
gadgets sophistiqués, des institutions confortables. Il sait bien que rien ne sert de fuir car les
contradictions existentielles se déplacent avec lui et, de toute façon, le monde reste là, même
s'il ferme les yeux. L'homme existentiel est ainsi porteur d'une angoisse incontournable. C'est
un homme tragique qui vit souvent dans l'ambivalence, l'équivocité et la complexité, résolues
provisoirement par un sens du « projet », cette ultime vitamine illusoire de l'action. Ce qui ne
l'empêche pas d'avoir de l'humour dans le meilleur des cas et de savoir rire de son programme
au nom même de son projet. On reconnaîtra dans les figures humaines de Jean-Paul Sartre ou
d'Albert Camus des portraits exceptionnels de la « structure de vie existentielle ». C’est peutêtre l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, (1931-1989), si clairvoyant sur la mentalité de
son pays, comme des groupes humains en général, et si provocateur, que j’évoquerai pour
l’exemple. Évidemment, on le taxe facilement de penseur « négatif » alors qu’il n’est qu’un
écrivain tragique et lucide79. Je placerai également Sigmund Freud dans cette position
ontologique, pour son regard stoïque et compréhensif sur la souffrance, mais un peu voilé sur
le social-historique.80
Ce type de vie est troué en permanence par des flashes existentiels de plus ou moins haute
intensité. Ils le provoquent à aller de l'avant, à ne jamais s'arrêter et se routiniser.
Mais ils le mettent également « face à l'Abîme » comme dit Castoriadis. Tous ne peuvent
dépasser ce point incandescent de l'existence. A ce moment, il y a des moyens plus ou moins
ouatés pour tamponner la vie béante : la sexualité débridée, les voyages à l'infini, le filtrage
ou l'extinction des rêves par l'obsession professionnelle ou la cigarette, l'alcool, les drogues et
parfois la folie ou le suicide.
C'est souvent dans l'adolescence que l'on entre dans le style de vie existentielle, par la révolte
avec son milieu, avec la société « malade » d'injustice et les rêves d'une autre fraternité
possible. Mais l'adolescence est également le temps des plus hautes incertitudes quant à soi-
79
L’émission Océanique qui lui a été consacrée à la télévision sur FR3 le 29 Juillet 1991 était très éclairante à
cet égard . En 1968, lors de la remise d'un prix d'État autrichien pour la littérature, le ministre de l'Éducation et
tous les responsables quittent la salle lorsque Thomas Bernhard tient un court discours attaquant l'État, la culture
autrichienne et les Autrichiens. Le texte, qui est semble-t-il involontairement provocateur2, dit notamment :
Nous Autrichiens sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie. Le
ministre quitte la salle en lui lançant « Nous sommes fiers d'être autrichiens. ». Cf. Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Bernhard et le site web http://thomasbernhard.free.fr/
80
Max Schur , La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, Tel, 1982
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60
même, à son avenir, à son identité sexuelle81. C'est le temps des questionnements radicaux et
des réponses qui se veulent définitives. Plus que jamais à cette époque de la vie, une écoute
adulte et parentale doit être attentive et ouverte.
5.1.3 L’homme mytho-poétique
D'autres réussissent à passer le cap vers l'existence poétique parce qu'ils éprouvent un besoin
absolu de créer et d'imaginer activement. J'ai nommé cette troisième phase la structure de vie
poétique parce que ce terme est porteur de plusieurs significations intéressantes à l'heure
actuelle. Il est d'abord très large. Tout devient poétique aujourd'hui dès lors qu'il s'agit de faire
croire à l'existence d'un univers un peu différent de la morosité ou de la banalisation
spectaculaire de la vie quotidienne. La publicité fait un usage gourmand de ce vocable, parfois
avec des réussites sur le plan symbolique et mythique82. Naguère, dans mes cours à
l'Université sur l'écoute mythopoétique en sciences de l'éducation, j'ai tenté de préciser ces
diverses connotations, c'est-à-dire les significations annexes et connexes attribuées par la
société au terme « poésie » pris au sens strict.
Je distingue ainsi la poésie du poétique (au masculin) et de « la poétique » (au féminin). La
poésie est strictement le résultat du travail d'un poète et le cours, le processus de ce travail sur
le langage. Le poète écrit des poèmes, oeuvres qui peuvent être dites et parfois chantées. Mais
le poème est le fruit d'une lutte avec les mots et les images, les rythmes et les sonorités, pour
tenter de traduire une vision pénétrante du monde, de ses flashes existentiels, d'une façon
toujours insatisfaisante et inadéquate. Un collègue de mon université Henri Meschonnic, qui
est également un poète, pense même que la recherche du rythme est un trait majeur de la
modernité en poésie83. Le poète est un écrivain exigeant, mais ce n'est pas un faiseur de vers,
un versificateur, un professeur de grammaire déguisé en poète. « Mouriez-vous de ne pas
écrire ? » C’est ainsi que le poète Rainer-Maria Rilke interroge un jeune écrivain hésitant
(Franz Xaver Kappus) avec lequel il correspond. Un poète authentique, en effet, ne peut
s'empêcher d'écrire des poèmes malgré le peu d'importance accordée à ce genre de littérature
dans nos sociétés modernes (mis à part les pays de l'Europe de l'Est dont les ressortissants
possèdent, dans cette aptitude poétique, une façon de « voir » le monde qu’ils nous feront,
81
Sur ce point Françoise Dolto dans La cause des adolescents, Paris, R.Laffont, 1988, nous propose une écoute
sensible à partir du propos qu’elle tenait souvent « La naissance est mort, la mort est naissance ».
82
Anne Sauvageot , Figures de la publicité, figures du monde, Paris, PUF, 1987, 200 p. qui reprend les
catégories de pensée de Gilbert Durand pour les appliquer, d’une façon magistrale, au phénomène publicitaire.
83
Henri Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982
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61
peut-être, partager ?).
Le poétique c'est toute la dimension « esthétique » de l'existence humaine, une certaine
manière de créer de la beauté étonnante autour de soi. Toutes les autres formes d'art y
contribuent : la musique, la peinture, la sculpture, la danse, l'architecture, etc. lesquelles ont
aussi leur propre langage inventé par l'homme. Mais c'est également une activité de
reconnaissance quotidienne et banale du monde dans lequel et par lequel on vit, car chaque
personne est le monde : une façon de « voir » dans un sens créateur, c'est-à-dire comme pour
une première fois, la moindre chose, le moindre objet, la plus petite parcelle de vie comme
faisant partie d'un ensemble porteur de sens. Cette dimension de l’existence humaine va de
pair avec ce que Michel Maffesoli nomme pertinemment « une raison sensible »84.
Lorsqu’une personne cultive son jardin, taille des rosiers, hume l'odeur du gazon fraîchement
coupé et contemple son parterre de fleurs, elle est dans ce que je nomme « le poétique ».
Comme l'ébéniste qui vient de fabriquer un meuble difficile à ajuster ou le professeur qui
termine son cours au milieu d’une richesse de questions de ses élèves manifestant leur intérêt
pour le sens de ce qu’il expose. Toute activité humaine peut ainsi s'inscrire dans une
perspective du poétique. Il s'agit d'une sorte d'élargissement de la conscience d'être relié aux
autres et au monde, au sein d'une activité créatrice. Dire à ma petite fille de deux ans, le matin
dans le jardin, « écoute Lou, le chant des oiseaux... » ou filer simplement le coton sur son
rouet comme Gandhi, possédent cette valeur souveraine.
La poétique est, en quelque sorte, l'activité d'un poète, au sens entendu précédemment, qui a
touché et exceptionnellement s'est immergé, dans le Sans-Fond de ce qui est. Le sage Jiddu
Krishnamurti éprouve ainsi le besoin d'écrire des poèmes après son illumination. On connaît
les poèmes du grand mystique chrétien Saint-Jean de la Croix :
« J'entrai, mais point ne sus où j'entrais, Et je restai sans savoir, Transcendant toute
science. »85
Je pourrais citer de nombreux poètes proches de cette attitude, car la poésie, est « un exercice
spirituel » comme on l’écrivait dans la revue Fontaine vers les années 194086. Il faut signaler
que ce qu'on appelait « poésie » depuis la Grèce antique jusqu'à une époque préindustrielle
(Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Hölderlin), était la réalisation banale d'une telle attitude
« du poétique » de la vie, le plus souvent dans des chants et des danses et des écrits qui
84
Michel Maffesoli, Eloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996
Saint-Jean de la Croix, La Nuit obscure de l'âme, Paris, Tchou, 1966
86
Fontaine, la poésie comme exercice spirituel, Alger, 1942
85
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62
n'étaient pas considérés, contrairement à notre époque, comme de la littérature. Mais
aujourd'hui encore des poètes s'inscrivent dans cette ligne d'existence, envers et contre tout,
tel le poète argentin Roberto Juarroz ou le poète français Daniel Pons tout à fait sensibles à la
perspective de la Connaissance mystique.87
Tout poète est-il un mystique ? Non, pas vraiment, car il faut bien comprendre la quatrième
phase de la structure de la Connaissance de soi que j'appelle « la structure de vie spirituelle
ou noétique ». Revenons à la structure précédente, de l'existence contradictoire et de la liberté
mais relativement angoissée. Dans cette manière de vivre, la personne s’ouvre, en quelques
moments exceptionnels, à des « flashes » intérieurs qui la métamorphosent. Ce ne sont plus
des éclairs questionnant et approfondissant son état d'existence présent mais un authentique
éclairement de la racine de l'être incarné. Une lumière sur ce que Carl Gustav Jung, suivant en
cela la tradition orientale, mais selon sa propre conception, nomme le Soi, c'est-à-dire la
conscience évidente de la non-dualité de ce qui est dont ont parlé tant de mystiques88.
En général le poète est presque toujours à la frontière introuvable entre la structure de vie
existentielle, la structure de vie poétique et celle de la vie noétique. De fait, le poème unifie
les modes d'existence en faisant à la fois apparaître la profondeur tragique du premier tout en
l'atténuant par la sublimation de l'écriture poétique et la métanoïa du troisième mode.
Au bout de la nuit de l'homme existentiel, s'ouvre une certaine clarté : celle de la création, du
mythe et du symbole poétique.
Habiter poétiquement sur terre, comme le voulait Hölderlin, ce n'est pas seulement écrire des
poèmes ou réciter par coeur les grandes épopées de la mythologie humaine. C'est déstructurer
et restructurer sa vision du monde en réconciliant l'enracinement et le surgissement du mode
d'être de soi-même dans le vivre-ensemble au sein de son environnement. L'énergie qui se
déploie à ce moment est torrentielle. L'imagination active fomente, sans cesse, de nouvelles
formes symboliques qui « relient » l'être humain au passé et à l'avenir.
L'intuition du devenir devient extrêmement sensible. La symbolique poétique intègre
l'imprévu du réel inconnu dans le processus continuel de l'improvisation. La reconnaissance
du passé et de son effet toujours actuel, fait partie de la lucidité de l'homme mytho-poétique.
87
Roberto Juarroz, Poésie verticale, Paris, Fayard et Daniel Pons, le Fou et le Créateur, Paris, Albin Michel et
Jean Mouttapa, Daniel Pons. Le chant d’un homme présent, Paris, La Table Ronde, 1990, 209 p
88
Véronique Loiseleur, Anthologie de la non-dualité, opus cit.
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63
Il échafaude ainsi sa vie entre l'émergence du toujours neuf et la « terrestreté » (G. Amar)89 du
toujours enraciné.
En cela, l'homme mytho-poétique n'est plus un être de la fermeture et de l'épaisseur, ni un être
de l'ouverture totale de la transparence, tout en dépassant, malgré tout, le risque
d'enfermement dans le monde des désirs toujours insatisfaisants parce que jamais satisfaits
dans la réalité du monde. L'homme mytho-poétique assume ainsi la lenteur face à
l'omnipotence de la vitesse contemporaine, la contemplation face au clignotement et au
zapping de la modernité, la simplicité face à la spectacularisation tonitruante de notre société,
la gravité face à la pseudo responsabilité, « responsables mais non coupables » comme disent
les tenants du pouvoir pris en flagrant délit de destruction ou d'accaparement du bien
commun.
5.1.4 L’homme noétique
Peu à peu, l'homme de la création réelle et non factice, l'homme mytho-poétique, s'ouvre à
l'accueil de la transparence. Il fait du silence en lui-même. Il ouvre des brèches par où le
surplus des choses insignifiantes de la modernité peut dégouliner de sa conscience.
L'homme noétique est l'être humain qui sait être tangentiel à la Profondeur. La transparence
est la luminosité de celle-ci, sans commencement ni fin. En tant qu'être tangentiel, il connaît
cette Profondeur d'une manière sensuelle et intuitive, à l'intérieur même de son existence
concrète. Mais il se gardera bien de dire qu'il « sait » ou qu'il peut nommer la nature de celleci.
La Profondeur et sa transparence font partie de son être qui rayonne littéralement.
Psychologiquement, il ne sent plus de distance entre lui et les êtres qui l'entourent. Il peut,
évidemment, opérer une distinction entre les éléments du monde sans, pour autant, figer ceuxci dans une objectivation séparatrice. L'homme noétique est l'être de la reliance par
excellence. C'est, du même coup, l'être de la joie, du « clair-joyeux » réalisé, et, parce qu'il
n'est plus dans la souffrance, l'homme noétique est l'être de l'amour accompli, au-delà du Bien
et du Mal. En termes philosophiques, nous dirons que c'est le sage, celui dont, justement, la
philosophie (grecque) du Logos a entériné la mort, comme le remarquent Gilles Deleuze et
89
Georges
Amar,
Du
surréallisme
à
la
géopoétique,
2e
http://www.geopoetique.net/archipel_fr/institut/cahiers/cah3_ga2.html - 11, page vue le 5 juin 2011
partie,
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64
Félix Guattari dans leur ouvrage « Qu'est-ce que la philosophie ? ».
Le destin d'un être humain n'est-il pas de cheminer vers la vérité ? « Ce pays sans chemin »
dont nous parle Krishnamurti, parce qu'intérieur à soi-même, déjà-là de toute éternité, prêt à
advenir à la conscience, pour peu que la personne lui laisse une place vacante ?
La personne devient alors cet individu (qu'on ne peut plus diviser) totalement intégré au cours
du monde, de telle sorte qu'il n'y a plus, chez lui, « personne » à nommer.
5.2. Le développement dynamique de la conscience noétique
Le développement de la conscience noétique requise pour la pleine conscience éthique
implique une dialogique entre deux voies d’intériorité : une voie centripète, introvertie, (des
quatre S), centrée sur le plus intime du sujet concerné et une voie centrifuge, extravertie, (des
quatre R) qui part ce son être intime pour aller vers le monde.
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Schéma des 4S et des 4R, (© René Barbier 2011)
5.2.1. La voie introvertie des quatre S
La conscience noétique par laquelle l’expérience concrète de la dimension éthique va pouvoir
se manifester passe par quatre pôles : le silence, la solitude, le secret et la sécurité.
L’interaction entre ces quatre pôles détermine quatre processus : de recueillement,
d’approfondissement, de développement d’une force intérieure au sujet et de sérénité en fin de
compte.
Le silence
C’est la voie exigeante de toute sagesse. Il s’agit avant tout de faire silence à l’intérieur de soi.
Arrêter le flux des pensées, des concepts, des images. Mais aussi des distractions, des
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échappatoires que nous offre la société pour nous empêcher d’entrer dans cette région
d’existence. Souvent nous en profitons parce que ce type de silence nous fait peur. Nous
savons qu’en faire l’expérience réellement, c’est risquer de nous transformer en profondeur.
Le silence est, par excellence, celui de la méditation sans objet. Dans cet espace mental, seule
la présence au monde, aux autres et à soi-même se vit d’instant en instant, dans une durée qui
semble se tisser en continu et dans une ouverture improvisée. Le silence va de pair avec
l’attention vigilante mais sans concentration et le non-attachement. Dans le silence la
personne ne cherche rien, ne veut rien, ne maîtrise rien. Elle s’ouvre et elle accueille. On
imagine que cette attitude implique une grande confiance dans la vie.
La solitude
Le silence repose souvent sur la solitude. Imagine-t-on être dans un silence intérieur au milieu
d’une foule hurlante et gesticulante ?
Les personnes qui ont été le plus loin dans l’expérience du silence en sont parfois capables.
Mais, en général, il nous faut un espace tranquille. On y repose seul ou, dans des lieux
appropriés, en compagnie d’autres personnes recherchant l’expérience du silence intérieur.
Peu ou pas de parole ni de distractions même artistiques et musicales. Mais un panorama qui
peut être naturel (une montagne, un cours d’eau, une forêt). En ville ce sera un espace
aménagé dans son appartement. Il s’agit bien d’entrer dans la plénitude de la solitude.
Ressentir l’abîme où nous plonge la solitude vécue. C’est le sentiment d’être « jeté là »
comme dit J.P. Sartre, dans l’univers et sans aucun garant métasocial. Etre seul, ici et
maintenant, sans rien, de rien, par rien et pour rien. Expérience des sommets, expérience des
grands fonds90.
Le secret
C’est dans la continuité silence-solitude que l’on fait l’expérience du secret de soi-même.
L’être se découvre « autre » et même « tout autre » comme dirait Rudolf Otto. Il se reconnaît
comme étranger, ou plutôt il fait l’épreuve de son étrangeté singulière à nulle autre pareille.
90
Je ressens exactement ce sentiment de solitude lorsque je marche seul, à 8 heures du matin, dans le vaste
cimetière du Père Lachaise qui vient d’ouvrir ses portes.
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Au fur et à mesure qu’il entre dans le silence et la solitude il approfondit son secret, « son
mystère d’exister » comme l’écrit René Char. Il parcourt l’univers de ses désirs les plus fous,
de ses appels vers autre chose, de ses attentes impossibles, de ses échecs retentissants et
inéluctables. Mais, en même temps, un espace d’être se dégage en lui, une « prairie
d’innocence » comme l’a dit Krishnamurti. Peut-être est-ce ce retour à l’enfant qui joue le Jeu
du monde chez Héraclite ? Nous avons tous rencontré des êtres dont le visage laisse
transparaître la luminosité du secret. Ils séduisent par l’esquisse de la Profondeur que nous
sentons en eux. Mais ils nous questionnent d’autant plus que leur secret ne sera jamais percé.
Sans doute, comme le pense Levinas, est-ce là ce qui nous relie à eux, au-delà de leur
apparence physique, et ce qui nous oblige à nous sentir responsable à la fois de leur étrangeté
et de la nôtre en retentissement ?
La sécurité
La sécurité dont je parle ici est celle qui concerne la dynamique de l’être même. Elle ne nie
pas la sécurité physique, matérielle. Certes, commençons par cette sécurité-là ! Ne
méconnaissons pas les besoins fondamentaux de l’être humain, en particulier les besoins
vitaux : se nourrir, se vêtir, se loger, respirer, boire, être reconnu, humainement dans une
société donnée. Aujourd’hui, en France (et pas seulement dans les pays pauvres du Sud) des
mères de famille sont obligées de voler de la nourriture dans les grands magasins pour
survivre avec leurs enfants. Comment peut-on en arriver là ? De quelle société s’agit-il ?
Stéphane Hessel a raison : il faut s’indigner sans perdre une minute et agir91.
La sécurité ontologique est d’une autre nature92. C’est Ronald Laing (1927-1989),
91
On vole aussi pour manger. Les vols en magasin sont en hausse, et l'effet de la crise se fait sentir : à côté du
textile et de l'électronique, les vols de nourriture augmentent. in TF1 News (D'après agence) le 10 novembre
2009 à 07:44. « Si les vols de nourriture ne représentent pas la plus grande partie des vols à l'étalage dans les
magasins français, leur proportion a nettement augmenté au cours des derniers mois, dans un contexte de
flambée des petits larcins : entre juillet 2008 et juin 2009, les vols ont représenté 1,42% du chiffre d'affaires des
enseignes, contre 1,37% un an plus tôt, soit une hausse de 3,6%, selon une étude du Centre de recherche dans la
distribution (Center for Retail Research, installé en Angleterre) commandée par Checkpoint Systems. C'est près
de 5 milliards d'euros de marchandises qui sont ainsi parties dans des poches indélicates. Et sur ces 5 milliards,
chiffre déjà en hausse, « les vols de produits alimentaires chers », comme le lait maternisé ou la viande, « ont
tendance à remonter dans la liste », concède Matthieu le Taillandier.»
92
Insécurité ontologique Théorie phénoménologique de la schizophrénie. Notion introduite par R. D. Laing en
1959 et qui serait le trouble fondamental de la psychose schizophrénique. « L’individu, écrit Laing, dans les
circonstances ordinaires de la vie, peut se sentir plus irréel que réel ; plus mort que vivant, au sens littéral ;
précairement différencié du reste du monde, de telle sorte que son identité et son autonomie sont toujours
remises en question. Il peut ne pas avoir le sentiment de sa continuité temporelle. Il peut ne pas posséder un sens
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l’antipsychiatre anglais qui, en son temps, en a parlé dans son ouvrage sur « Le moi divisé »93.
Sous l’angle philosophique, l’insécurité ontologique demeure radicale tant que la question de
la mort n’a pas été perlaborée94 par le sujet. La sagesse, sur ce plan, consiste à passer d’une
angoisse de mort à un sentiment de la mort. L’angoisse terrasse et obstrue, le sentiment de la
mort ouvre sur l’instantanéité de la vie. Ce processus ne peut se réaliser que dans une zone de
silence et de solitude intérieure en contact avec la réalité concrètement appréhendée. Elle peut
avoir besoin de l’aide d’autrui, mais, dans tous les cas, c’est la personne singulière qui fait
l’épreuve de la réalité et lui donne du sens. Ce que comprend l’analyste dans la cure, bien
qu’éclairant parfois pour l’analysant, sera toujours « autre » que ce que vit son patient et
réciproquement. C’est la raison pour laquelle l’analyste « ne guérit pas » mais simplement
permet à l’analysant de trouver sa propre voie pour « faire avec » sa souffrance. Le véritable
sage ne dit pas autre chose à l’égard de son disciple angoissé. Il donnera une réponse toujours
singulière à chacun, ou restera en silence, en fonction du contexte et de la personnalité, ce qui
ne manque pas d’interpeller ceux qui ne comprennent pas cette diversité des réponses
possibles au questionnement psychologique. La sagesse chinoise, sur ce point, est souvent
éloquente.
La sécurité ontologique surgit lorsque la personne se sent suffisamment assurée pour accepter
l’imprévu et le caractère éphémère de la vie. La personne en sécurité sort de la peur de vivre
et entre dans la joie de vivre. Elle ne dit rien sur la mort et sur l’au-delà, mais elle dit tout sur
la vie dans un présent réanimé. Elle comprend de l’intérieur le sens de l’« advenir » dont parle
Danis Bois95. Elle se sent libre parce qu’elle sait qu’aucune institution, aucun rituel, aucune
autorité extérieure à elle-même, ne sauraient déterminer sa ligne de conduite intérieure. Elle
est même libre à l’égard de Dieu pour le croyant dans la mesure où, par la sécurité
profond de sa consistance personnelle, se sentir dépourvu de substance et incapable de croire que la matière dont
il est fait est authentique, de bonne qualité. Et il peut sentir son moi partiellement séparé de son corps. » Cette
précarité, dont Laing fait état dans l’insécurité ontologique, correspond à un trouble axiologique majeur, dans la
mesure où, si l’être est vécu comme précaire, aucune valeur constante, aucune consistance ne peuvent être
échafaudées : la dévalorisation du langage s’intègre ainsi à la précarité ou à la réification en tant que mode
d’être. Pour Laing, un être qui peut sentir son moi partiellement séparé de son corps « ne se sent pas plus en
sécurité dans le monde qu’en lui-même ». Un être qui se trouve face à la précarité comme règle, forme et mesure
de la vie cherchera la préservation plutôt que la satisfaction car « les circonstances ordinaires de la vie menacent
son seuil de sécurité, qui est bas ». in http://dicopsy.free.fr/PATHO/i1.html - A
93
Ronald David Laing, Le moi divisé, De la santé mentale à la folie. Paris, Stock, 1970, 184 pages
94
La perlaboration, néologisme inventé et traduit de l’allemand (Durcharbeitung) est un travail psychique
menant à la compréhension du symptôme en psychanalyse.
95
Danis Bois, L’advenir, à la croisée des temporalités : analyse biographique du processus d’émergence du
concept de l’advenir, p. 6 à 15, in Advenir et démarche du sens, revue Réciprocités, n°3, mai 2009, ed. Point
d’appui
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ontologique, elle est devenue une part indissociable du divin.
La sécurité ontologique féconde, à chaque instant, le silence de l’être. Elle sert de tremplin à
l’être « silenciaire » (Nicolas Go)96. Réciproquement le silence rétroagit sur la sécurité
ontologique pour l’approfondir sans cesse.
5.2.2. La voie extravertie des quatre R
Cette voie va activer quatre pôles à partir de la personne vers l’extérieur : la reliance, la
révolution, la réflexion et la réforme (voir schéma plus haut).
Il s’ensuivra quatre processus : de défi, de mise en perspective, de médiation et de
participation.
La reliance
C’est la prise de conscience de l’être au monde qui a fait l’expérience intime de son unité
avec la nature et le vivant. Elle résulte d’une dialogique avec la sphère introvertie. Elle
correspond en quelque sorte à la dimension d’extériorisation, de contact avec l’autre et le
monde de la conscience. C’est le sentiment vécu que tout se tient dans la vie et l’univers, que
rien n’est à proprement parlé isolé, mais que tout est en interaction et en relation. Non
seulement dans ce qui apparaît comme matériel, physique, mais aussi ce qui est plus du
registre psychologique et social. Il s’agit du véritable sentiment de « fraternité », non de
combat comme le suggère Régis Debray, mais d’empathie innée. D’aucuns pourront penser
que nous parlons alors de vue mystique. Ils se trompent. C’est un fait réel pour ceux qui la
vivent en profondeur, et les sciences cognitives contemporaines démontrent de plus en plus la
pertinence de cette aptitude de l’être humain à « retentir » à l’existence d’autrui. Pour ma part
le sentiment de reliance fait intégralement partie de la spiritualité laïque. Bien qu’elle soit
étayée par la culture, toujours relative en fonction des rapports de force et de sens entre
groupes et fractions de classe sociale dans une société donnée, elle la dépasse par son
caractère inné, inscrit dans le développement du potentiel humain. Un film récent, primé au
festival de Cannes de 2011, des frères Dardenne, « Le gamin au vélo », le montre bien, dans la
figure de cette jeune femme qui se prend d’affection pour ce petit garçon un tantinet révolté et
délaissé par son père. Les journaux ne parlent guère de ce sentiment. Ils préfèrent les mises en
scène spectaculaires et dramatiques qui font vendre. Il suffit pourtant d’ouvrir les yeux sur la
quotidienneté, au jour le jour, notamment dans les milieux les plus modestes, pour s’en rendre
96
Nicolas Go, Les printemps du silence, Paris, Buchet-Chastel, 2008, 192 pages
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compte. Le sens de la solidarité et de la réciprocité, par exemple, est très vif encore dans ces
milieux. Les chercheurs qui ont travaillé sur la grande pauvreté le savent bien97. J’ai relaté en
son temps l’intérêt exemplaire de cette recherche-action sur les formes de socialités de la
grande pauvreté pour l’université98. Sur le plan neurobiologique on a pu démontrer que la
sélection naturelle a favorisé l'apparition de neurones miroirs permettant de se mettre à la
place d'autrui et d'apprendre par imitation99. Sur le plan éthique, l’altruisme et l’empathie sont
à mettre en perspective avec la notion de « désintéressement » développée par la réflexion de
John Elster sur les formes de rationalités au Collège de France100.
La révolution
L’aboutissement de la négation de la reliance et de l’exploitation de l’homme par l’homme
s’ouvre sur un désir de révolution sociale, qui commence par un refus et par un sentiment
d’indignation à l’égard de ce que l’on constate comme inégalité et injustice en ce monde.
L’esprit révolutionnaire, si présent dans la jeunesse, est nécessaire pour qu’une dynamique
positive que je tente de décrire ici puisse s’ensuivre. C’est l’esprit du rebelle de Michel
Onfray et le « indignez-vous » et « engagez-vous » de ce jeune homme de 93 ans Stéphane
Hessel101.
Sans doute, les personnes lucides et au courant de l’histoire des peuples, savent bien que la
révolution conduit trop souvent, si ce n’est toujours, à la dictature et au totalitarisme.
Cependant, savoir dire non m’apparaît comme un acte courageux et indispensable face aux
barbaries quotidiennes dans tous les lieux et dans tous les milieux.
La réflexion
L’usage de la pensée critique n’est pas réservé à l’autre, à l’extérieur de son propre monde.
Lorsque le révolutionnaire sort de son Weltanschaung, de sa vision du monde toujours un peu
dogmatique, par l’acceptation de la réfutation possible de son jugement, il évolue et atténue
97
ATD-Quart Monde, Le croisement des savoirs et des pratiques, Groupes de recherches Quart MondeUniversité et Quart Monde Partenaire ISBN 978-2-7082-4037-7 - 2e édition - 2008 – 704 pages – 16 x 22.,
Éditions Quart Monde 33, rue Bergère 75009 Paris
98
René Barbier, Enseigner les croisement des savoirs à l’université, in Revue Quart-Monde, Passion
d’apprendre, n°174, 2000
99
cf l’article « neurone miroir » http://fr.wikipedia.org/wiki/Neurone_miroir
100
John
Elster,
le
désintéressement,
http://www.college-defrance.fr/default/EN/all/rat_soc/searchresult_default.jsp?more=%28+SITENAME%3A"college"+AND+NOT+%
28TYPE%3A"AGENDA"%29+%29&index=0&prompt=&fulltextdefault=+Recherche&fulltext=désintéresseme
nt
101
à noter que le mouvement des jeunes sur la proposition « indignez-vous » fait tache d’huile en Europe en
2011 : à partir des pays arabes, en Espagne, en France, en Grèce, etc.
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ses prises de position à l’emporte pièce. C’est le rôle de la pensée « adulte » si tant est qu’elle
puisse exister réellement sans un trucage illusoire sur soi-même et les relations sociales102.
En tout cas, c’est le propre de l’éducation de tenter de faire réfléchir d’une façon critique tous
les « s’éduquant » plus ou moins enfermés dans leurs certitudes. C’est ainsi que ce que j’ai
nommé « l’homme existentiel » peut advenir par la rencontre du désir de l’autre et de son
univers de différences.
Sur ce plan, cette phase de « réflexion » est toujours un drame de l’esprit pour les jeunes
militants de tout bord (et parfois de moins jeunes !). Revenir sur ses fondements, ses
engagements, les réexaminer à l’aune d’une réalité plus complexe qu’on le croyait, est
difficile à accepter. Beaucoup préfèrent demeurer dans le cocon de « l’entre-nous » qui tourne
vite à la secte avec tous ses dangers jusqu’au moment où l’autocritique puisse réellement se
faire jour comme le montrent les exemples célèbres de Claude Roy ou d’Edgar Morin.
La réforme
Le terme est lâché : la réforme, terme qui possède un relent de frustration par rapport à la
« pureté » du mot « révolution ». En effet, c’est toujours l’aboutissement de l’opération de
médiation entre un principe de plaisir omnipotent et un principe de réalité inéluctable. Tout
n’est jamais possible socialement parlant en un seul instant. Il faut du temps, de l’implication
collective, de la fermeté et de la persévérance. La temporalité entraîne nécessairement de la
rencontre et de l’altération. Ce qui adviendra ne sera jamais ce qui a été imaginé de « pur » à
un moment donné. Sur le plan collectif et social, la mutation n’est pas de l’ordre de
l’instantané comme cela peut être sur le plan individuel et spirituel.
Un être humain peut changer radicalement de point de vue sur le monde, s’éveiller à un autre
regard, par un insight spirituel subitement et sans préparation. C’est le propre du satori
(bouddhisme zen), du samadhi (hindouisme), de la grâce (christianisme), mais aussi sur un
plan plus laïque de l’ « eurêka » du scientifique inventif (Archimède) ou le flash créatif du
poète et de l’artiste.
Dans le domaine du social, il n’en va pas de même. L’innovation a besoin de temps, de
répondant, de relation, de diffusion, de soutien, etc. Le mystique qui vient de découvrir une
réalité « autre » dans son psychisme devient alors un fondateur de religion, avec ses disciples,
102
Georges Lapassade a toujours critiqué cette croyance, à partir de la notion d’inachèvement et de néoténie
héritée de Bolk dans son livre majeur sur « l’entrée dans la vie, essais sur l’inachèvement de l’homme », Paris,
Antropos (rééed), 1997 ; 219 pages. S'inspirant de Marx et de Heidegger, de Bolk et de Freud, de Trotsky et de
Moreno, G. Lapassade nous convie à découvrir que, tout comme le Dieu de Nietzsche, l'adulte, ou son modèle,
est mort. L'enfance humaine demeure interminable et inachevable. l'auteur nous invite ici à une nouvelle prise de
conscience l'entrée dans la vie n'est qu'une présence-absence. - Traduit en plusieurs langues, ce livre est devenu
un classique. Il continue à inspirer les éducateurs, mais aussi les philosophes, les psychologues, les sociologues.
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ses rituels, des organisations sacerdotales, ses livres sacrés. Sa vision du monde
révolutionnaire au départ, bouleversante, s’enlise dans l’organisationnel et la « réalité » plus
ou moins médiocre de la vie collective. De nos jours, la bureaucratie croissante l’attend au
tournant, avec sa kyrielle d’inanités sonores et de chemins en impasse. Il faudra toujours de
nombreux « dissidents », « rebelles », « minorités actives », pour empêcher que l’esprit
nouveau ne sombre dans le règne de l’insignifiance. C’est la raison pour laquelle un système
social ouvert doit garder et protéger la parole rebelle, même et surtout si cela lui coûte
beaucoup. C’est toujours dans la marge que la vérité se fait jour, celle que l’on cherche à
cacher au nom de la raison omnipotente. Pour reprendre la terminologie d’Edgar Morin
l’homo sapiens doit sans cesse faire avec l’homo demens et l’homo mythologicus pour éviter
les enfermements dans la pensée unique et le rationalisme morbide.
5.2.3. La dialogique nécessaire des deux ensembles introverti et extraverti
On aura compris que le développement harmonieux de la conscience noétique ouverte à la
constitution d’une vie éthique passe par la dialogique des deux ensembles.
Je dis bien dialogique et pas seulement dialectique car la synthèse hégélienne du dépassement
n’est pas nécessaire. Il s’agit plutôt de faire vivre ensemble dans un processus à la fois
d’actualisation et de potentialisation suivant les moments et les lieux de la sphère de
l’introversion et de la sphère de l’extraversion. Mais à condition que l’une n’annule jamais
l’autre, un peu comme dans la figure symbolique du Tai ji (deux poissons tête bêche) dans la
pensée chinoise le Yang n’élimine jamais le Yin et réciproquement.
La dynamique qui a ma préférence est celle de Stéphane Lupasco, en termes d’actualisation et
de potentialisation103.
Ainsi lorsque l’un de ces ensembles s’actualise, l’autre se potentialise et réciproquement.
Dans un cas l’être actualise son intériorité, il réfléchit beaucoup, entre en silence, agit peu,
voire se coupe un peu des autres et de la société. Il recherche des lieux tranquilles, des
moments de paix. Dans l’autre cas, il actualise au contraire son extériorité, ses relations au
monde et aux autres. Il est l’homme d’action plus que de contemplation ou d’étude. Il se sent
concerné par l’être ensemble, l’agir collectif, la responsabilité qui en découle. Il sait
s’indigner. Il est tenté par la voie révolutionnaire mais sa lucidité réflexive le fait aller plutôt
vers la mise en perspective et l’influence du contexte. Il est plutôt réformiste.
103
Stéphane Lupasco, Les trois matières, Paris, 10/18, Julliard, 1970
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Les deux ensembles sont en dialogique permanente. Trop d’intériorité et la personne sombre
dans la séparation mystique ou philosophique, le jeu de moi-je dans les cas les plus
individualistes. Trop d’extériorité et c’est le risque de se couper de l’émotion, de l’autre en
tant que personne, de l’action pour l’action au dépit des valeurs humanistes et de sombrer
dans un réformisme qui ne représente que la face cachée du conservatisme.
Comme le propose Stéphane Lupasco dans l’équilibre de ses trois matières, la troisième est
celle qui conjugue nature et culture, biologique et social et qui tente un équilibre entre une miactualisation et une mi-potentialisation. Lupasco l’appelle état T dans sa conception du
monde. C’est ce que je retiens comme équilibre dynamique entre les deux ensembles : une
intériorisation de l’extériorité et une extériorisation de l’intériorité que Bourdieu avait
d’ailleurs déjà formulée, d’une certaine façon, en fonction de sa théorie sociologique.
L’éthique éducative prend appui sur cet état T spécifique à la conscience noétique de l’être au
monde. Elle met en jeu et engendre sans cesse trois types de valeurs104.
D’abord les valeurs de croissance, de développement et de reconnaissance du potentiel
humain. Imaginer que l’être humain, dès son commencement, est un être qui ne cherche que
son plaisir sans se soucier d’autrui n’est pas une bonne direction pour comprendre le sens de
l’être ensemble. Non que la psychanalyse freudienne soit à ignorer (avec sa conception de
l’enfant considéré d’emblée comme un « pervers polymorphe ») mais à relativiser par les
dernières recherches en neurophysiologie sur l’altruisme et les innombrables cas de sacrifice
pour autrui dans l’histoire humaine. Le besoin de reconnaissance105 en particulier, qui a fait
l’objet d’un intérêt récent, demande l’assomption de valeurs spécifiques de compréhension de
l’altérité et du mystère de l’existant.
Les valeurs de sécurité à la fois physiques, matérielles, mais aussi psychologiques et
sociales, sont à sauvegarder à tout prix dans l’éthique éducative. On remarquera tout de suite
que ces valeurs nous imposent une conscience de l’être ensemble au niveau planétaire et une
critique politique et économique de nos rapports Nord-Sud.
Les valeurs de dépassement enfin qui mettent en avant le fait que l’être humain est inachevé
et en recherche d’un plus être qu’il porte en lui comme une graine cherchant son soleil. Ces
104
Sur l’importance de la notion de « valeur » dans la question de l’éthique, cf René Barbier, cours sur
« questions d’éducation », université Paris 8, 2009, en ligne, ch.4, http://www.barbierrd.nom.fr/ClarolineOfficialCampus/4.ethiqueeduc.html page vue le 1 juin 2011
105
Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 (traduction française de l’édition allemande de
1992, seconde édition allemande complétée en 2003). La Société du mépris, La Découverte, 2006. La
Réification : petit traité de théorie critique, Gallimard, 2007.. Voir le n° spécial de la revue Sciences
Humaines, « La lutte pour la reconnaissance » http://www.scienceshumaines.com/la-lutte-pour-lareconnaissance_fr_258.htm
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valeurs animent les artistes, les poètes, les créateurs. Mais aussi les mystiques, les chercheurs
de vérité. Elles débouchent sur la question de notre étrangeté dans ce monde et dans le
« faire avec » d’Edgar Morin, en reconnaissant les aléas de notre complexité. Elles s’ouvrent
sur la tolérance lucide et critique à l’égard de toutes les manifestations et constructions
symboliques – les religions en particulier - qui tentent de proposer une voie de salut pour
notre être mortel que notre inconscient ne peut pas admettre.
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TABLE DES MATIÈRES
L'ÉTHIQUE ÉDUCATIVE, une problématisation
Introduction
p.1
1. De la morale et de l'éthique
p.3
1. L'éthique et les imaginaires
1.1. La pluralité des imaginaires
p.4
Les imaginaires de l'individu à la société
p.6
L’imaginaire de groupe et l’imaginaire social
Chez Gilbert Durand
L’imaginaire de Michel Maffesoli
p.9
Un imaginaire kaléidoscopique ?
p.10
1.2. de l'imaginaire à l'éthique
p.13
2. De la morale à l'éthique
p.14
2.1. Histoire de la philosophie et système de valeurs
Le temps du Cosmos
Le temps judéo-chrétien
p.15
Le temps du premier humanisme
p.16
Le blocage hégélien
p.18
Kant, son chien et l’éthique écologique
p.23
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La fougue déconstructiviste du Progrès
et des grands garants métasociaux
p.26
3. Vers la conscience éthique au singulier
p.28
3.1. La crise des valeurs
p.29
3.2. l'éthique au carrefour de trois instances
p.30
Schéma
p.30
La Profondeur
p.31
La Reliance
p.34
La Gravité
p.36
La joie en plus
p.36
3.3. Le sens de l’éducation
p.37
* La direction,
* La signification
p.38
* La sensation
p.38
Et l’éducation dans tout cela ?
p.38
De la compréhension multiréférentielle et transversale
p.38
*La compréhension complexe de Morin
p.39
*La compréhension multiréférentielle et transversale
*Une ouverture vers la pluralité des besoins humains multiples
L’éthique éducative se précise maintenant.
p.40
4. La question du vivre ensemble
p.41
4.1. La fraternité de reliance
p.42
4.2. Vers un vivre ensemble pour notre temps
p.44
- Le vivre ensemble suppose la prise en considération du vécu,
p.44
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du vivable et du vivant.
p.44
- « Vivre ensemble », c’est d’abord vivre, et vivre est en rapport
avec le vivant , le vécu et le vivable.
p.45
- Alors, qu’est-ce que « l’être ensemble » ?
p.47
- L’être ensemble est très différent de la communauté
p.48
5. Vers la pleine conscience éthique
p.49
5.1. Les évolutions des structures de vie et la conscience noétique
5.1.1 L’homme fermé
p.50
- L’homme fermé ou l’être de la soumission à la violence symbolique selon Pierre Bourdieu
p.51
- Définition de la violence symbolique
p.52
- L'habitus
p.53
5.1.2. L’homme existentiel
p.56
5.1.3. L’homme mytho-poétique
p.60
- La poésie et le poétique
p.60
5.1.4. L’homme noétique
p.63
5.2. Le développement dynamique de la conscience noétique
p.64
schéma
p.65
5.2.1. La voie introvertie des quatre S
p.65
Le silence
p.65
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La solitude
p.66
Le secret
p.66
La sécurité
p.67
5.2.2. La voie extravertie des quatre R
p.69
La reliance
La révolution
La réflexion
La réforme
p.70
p.70
p.71
5.2.3. La dialogique nécessaire des deux ensembles
introverti et extraverti
p.72
Table des matières
p.75

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