Molenbeek a retrouvé son souffle. La commune ne se trouve

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Molenbeek a retrouvé son souffle. La commune ne se trouve
LE FOOT À MOLENBEEK
Molenbeek a retrouvé
son souffle. La commune
ne se trouve plus
dans la mire de
la presse étrangère.
Une promenade à travers
la cité nous révèle que le
ramadan et le désir d’un
site de fête au sein de la
communauté sont plus
importants que les
Diables Rouges.
PAR ALAIN ELIASY
PHOTOS BELGAIMAGE - CHRISTOPHE KETELS
Belgique-Irlande sur écran
géant au Stade Edmond
Machtens devant une belle
chambrée.
U
ne heure et demie avant le coup
dÕenvoi du match entre la Belgique
et lÕIrlande, le trafic est compl•tement ˆ lÕarr•t entre MolenbeekSaint-Jean et Bruxelles. M•me un samedi apr•s-midi, quand toute la Belgique
sÕarr•te pour suivre les Diables Rouges, la
Porte de Flandre est polluŽe par les gaz
dÕŽchappement. Autos, bus, vŽlos et vŽlomoteurs se faufilent sur les pavŽs afin
dÕ•tre les premiers ˆ sÕŽlancer quand le feu
passera au vert. Le tram 51 se fraie un che-
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min entre les piŽtons, qui surgissent de partout. Deux touristes irlandais, un maillot de
la Green Army sur les Žpaules, ne pr•tent
aucune attention au chaos qui les entoure
et franchissent le pont qui unit les deux
mondes.
DÕun c™tŽ du canal, il y a la rue Antoine Dansaert, o• le CafŽ Walvis et le Brussels Beer
Project attirent les Flamands. De lÕautre
c™tŽ, cÕest le dŽbut de la chaussŽe de Gand,
avec ses nombreuses boutiques de mode
et de chaussures, tenues par des Molen-
beekois de toutes origines. A hauteur de la
place communale, un vendeur de gaufres
tente en vain dÕattirer des clients. Une gaufre ne cožte quÕun demi-euro. CÕest bien
moins cher quÕˆ Bruxelles. Ç Que voulezvous : ici, vous •tes ˆ Molenbeek È, rit le
bonhomme, qui voit son chiffre dÕaffaires
diminuer ˆ cause du ramadan.
La pŽriode de ježne islamique semble
aussi •tre un frein ˆ lÕenthousiasme suscitŽ
par les Diables Rouges. Alors que tout le
pays vit sur un petit nuage, surfant sur un
MOLENBEEK
LA DIABOLIQUE
centre de Molenbeek est une zone vide de
Diables. Les maisons de thé, l’équivalent
de nos cafés, sont fermées et les trois drapeaux belges qui ornent les façades des petites maisons attirent l’attention. « Le Molenbeekois moyen ne ressent pas le besoin
de sortir des drapeaux », raconte Ahmed El
Khannouss, échevin des Sports à Molenbeek. « Il est moins expressif de ce point de
vue. Mais croyez-moi : il suit l’équipe nationale. »
tiellement habité par des personnes d’origine arabe ou maghrébine, les gens ont des
sentiments mitigés à l’égard des Diables
Rouges. Ils aimeraient ressentir le sentiment black-blanc-beur qu’a connu la France
après son titre mondial en 1998. Les jeunes
des banlieues étaient aussi descendus en
rue pour fêter le sacre. El Khannouss est sûr
de son affaire : le Molenbeekois veut faire
partie de quelque chose. « Supporter
l’équipe nationale, c’est le signe qu’on fait
s’intéressait aux Diables Rouges car
l’équipe n’était pas représentative de la population. C’est le cas depuis quelques années. Il suffit de regarder la photo de
l’équipe pour s’en rendre compte. Mais
qu’ai-je constaté après la défaite contre
l’Italie ? On a surtout démoli Romelu Lukaku. Les analystes dégoulinaient de mépris. Quand l’équipe gagne, Lukaku est un
bon Belge. Si elle perd, on rappelle ses origines. Ça énerve les jeunes. »
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LE FOOT À MOLENBEEK
ÉLAN DE PATRIOTISME
Quelques minutes après le premier coup
de sifflet à Bordeaux, l’ambiance est bonne,
rue de l’Ecole. Le boucher Mohamed Bouzarda a pendu un énorme drapeau belge à sa
façade et au bord du trottoir, sa voiture croule
sous les accessoires. Dès que d’autres automobilistes animés du même état d’esprit pénètrent dans la ruelle, c’est une cacophonie
de klaxons. « Hé Ayoub, c’est toujours 0-0? »
Ayoub Fares regarde et opine. Il suit le match
via un site arabe, sur son smartphone.
« Nous vivons en Belgique. Je trouve donc
normal de supporter les Diables Rouges.
C’est notre équipe! Avant, il fallait être maso
pour suivre les matches des Belges en direct
à la télévision mais maintenant, j’ai vraiment
envie de les encourager. S’ils étaient champions d’Europe, nous ferions la fête dans les
rues de Molenbeek avant de rejoindre la
Bourse. Il y a deux ans, pendant la Coupe du
Monde, c’était la fête presque tous les jours
ici. Nous supportions la Belgique et l’Algérie. »
taires en patrouille, qui ne lâchent pas d’un
millimètre la gâchette de leur arme, rappellent à la population locale que Molenbeek
est encore en état de siège. La serveuse de
La Chope soupire: « Encore un reportage sur
Molenbeek? Revenez plus tard, quand le patron sera là. »
Les attentats ont fait des dégâts à Molenbeek. La commune a la plus forte concentration de maisons de quartier de Bruxelles
mais ça ne suffit pas à maintenir les jeunes
sur le droit chemin. A La Goutte dÕHuile,
chaussée de Gand, on voit défiler la misère
de la commune. « Le football est le sport par
excellence des jeunes Molenbeekois. N’essayez pas d’organiser un tournoi de volley ou
de basket ici, personne n’y viendra », raconte
Mouna Ghaoutti, qui a eu l’idée, avec ses collègues, de projeter le match Belgique-Irlande
dans la maison.
« Le football leur permet d’oublier leur
merde. Socialement, Molenbeek est une des
communes les plus mal en point de Bruxelles
mais l’image qu’on lui colle depuis quelques
La bourgmestre de Molenbeek, Françoise
Schepmans, fan des Diables.
Ce brusque élan de patriotisme a une
cause: la présence de Lukaku et Cie. « Je me
reconnais dans cette équipe. Lukaku, Kevin
De Bruyne, Eden Hazard: chaque joueur est
unique en son genre. Savez-vous que j’ai
joué contre Lukaku avec le FC Brussels? J’ai
malheureusement dû me rabattre sur la provinciale mais c’est un mal pour un bien. Lukaku joue pour Everton, maintenant, et moi
pour Anderlecht-Milan, en P4. En fait, il a réalisé le rêve de tout jeune Bruxellois. »
Au café La Chope, en face du commissariat
de la zone de police de Bruxelles-Ouest, on
ne s’intéresse pas du tout au deuxième
match de poule des Belges. Les deux mili-
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SORTIR DU GHETTO
On a craint que Molenbeek ne se replie
sur elle-même. Ici, les jeunes se vantent de
leur origine. C’est cool de dire qu’on vient
du 1080, le code postal de Molenbeek.
« C’est en effet un petit ghetto », opine
Ghaoutti. « Les gens ont du mal à quitter
leur commune. Pour eux, Evere, c’est déjà
l’étranger. Je remarque quand même que les
enfants ont envie de voir ce qui se passe audelà de leur commune. Nous aidons les enfants à sortir de leur ghetto social en leur ouvrant une fenêtre sur le monde. »
Molenbeek éprouve donc le même esprit
de clocher que beaucoup de villages wallons et flamands. El Khannouss: « Surtout
en bas, les gens ont l’habitude d’organiser
leur vie dans un rayon d’un kilomètre. On
habite rue Piers, on fréquente l’école du
coin et on se balade dans les environs avec
ses copains. Certains parents manquent de
réflexion. Il y a progrès mais il y a encore
beaucoup de travail pour démolir certains
murs. Paradoxalement, le tissu social n’est
La place communale, déserte
un après-midi d’Euro.
Le bas de Molenbeek, refuge des immigrés,
ne s’intéresse ni au football belge ni au RWDM.
années n’est pas conforme à la réalité. Après
les attentats de Paris et de Bruxelles, nous
étions pour ainsi dire sur un territoire en
guerre. Même la télévision thaïlandaise est
venue. Les enfants ont peur d’être catalogués. Promenez-vous dans Molenbeek et
vous entendrez souvent la même question:
où étaient les gens il y a dix ou quinze ans? »
pas assez solide pour éviter la radicalisation
d’un très petit groupe de jeunes. Mais les
parents ne sont pas les seuls fautifs. Si les
théories de l’IS séduisent les jeunes, c’est
aussi la faute des autorités et de leurs manquements en matière d’enseignement, de
logement et de chances sur le marché du
travail. »
L’épicentre de la passion des Diables se
trouve à deux kilomètres et demi de la maison communale, à l’ouest. Le stade Edmond
Machtens diffuse le match sur un écran
géant. 1.200 personnes s’y sont rassemblées: des gamins aux jeans troués à hauteur
des genoux, des hommes aux couvre-chefs
bien trop grands, avec des cornes, de vieilles
dames en perruque. La bourgmestre Fran•oise Schepmans est de la partie. Au menu:
hamburgers, frites, saucisses, kebab et un
bar à champagne. Il règne une ambiance de
kermesse à la sauce bruxelloise. La capitale
connaît ses classiques: « Waar is da feestje?
Hier is da feestje! È Ambiance garantie.
Le contraste entre l’atmosphère sereine
du centre de Molenbeek et la party sauvage
du stade est marquant mais pas illogique.
On peut diviser la commune en deux parties:
Molenbeek-Bas avec ses quartiers populaires et paupérisés, et Molenbeek-Haut, où
se sont établies la bourgeoisie et la classe
moyenne. La ligne de métro 2, qui relie la
gare à Simonis, forme une frontière offi-
LES RWDM GIRLS, LA
NOUVELLE TENDANCE
Les Molenbeek girls, rebaptisées les
RWDM girls, sont l’arme secrète de la
commune dans sa lutte contre l’exclusion sociale et des modes de vie archaïques. Ce qui a commencé à petite
échelle en 2011 est devenu un succès.
La saison passée, 120 dames et demoiselles se sont inscrites dans la première équipe féminine de football de
Molenbeek.
« Les débuts ont été difficiles », reconnaît Ramzi Bouhlel, une des chevilles ouvrières du club. « Les parents
avaient la tête pleine de clichés sur le
football féminin comme, par exemple,
que leurs filles allaient devenir lesbiennes. Avec le temps, ils ont réalisé
que le football pouvait être un moteur
à épanouissement personnel de leurs
enfants. »
Belgitude dans
un quartier à
forte population
immigrée.
cieuse entre les deux parties. Cette ligne de
rupture est visible en football aussi.
La ville basse, qui a toujours exercé une
forte attraction sur les migrations successives, s’intéresse peu au football belge.
C’est pour ça qu’on y parle rarement du
RWDM. La discrimination n’a pas fait de bien
au club, champion de Belgique à une reprise
mais renvoyé fréquemment depuis dans les
divisions inférieures. « A la fin des années
70 et au début des années 80, il fallait être
blond ou porter un nom belge pour pouvoir
intégrer les équipes d’âge du RWDM », estime El Khannouss. « Et si par hasard vous
vous étiez faufilé dans le club, vous faisiez
banquette le week-end. Il fallait être un fameux talent pour que les entraîneurs changent d’avis. »
HELLHOLE
Le hellhole dont a parlé le candidat républicain Donald Trump après les attentats de
Paris est en pleine reconversion. Le Meininger Hotel Brussels City Center, situé dans les
anciennes usines Belle-Vue, quai du Hainaut, en est le meilleur exemple. L’hôtel trois
étoiles doit attirer des touristes sac à dos,
des aventuriers et des étudiants à Molenbeek, loin des sentiers battus qui mènent à
Manneken Pis et à la Grand-Place.
« Le foot permet aux
jeunes d’oublier leur
merde »
MOUNA GHAOUTTI
A gauche, Ayoub Fares.
L’homme au smartphone
est Mohamed Bouzarda.
Les maux de croissance sont passés
mais le mois dernier, le club a été
confronté aux suites des attentats terroristes de Paris et de Bruxelles. « En
mai, nous organisons un tournoi qui
réunit les meilleures équipes belges.
Cette année, 26 équipes flamandes se
sont décommandées, par peur de venir
à Molenbeek. Seul Zulte Waregem s’est
finalement présenté. Je viens de devoir annuler l’affiliation de douze filles
wallonnes et flamandes. Depuis les attentats, tous ceux qui habitent en dehors de la capitale ont peur de venir
jouer au football à Molenbeek. »
Les habitants ont besoin d’un nouvel élan.
Émancipation, ouverture et chauvinisme sont
les mots-clefs. De là, il n’y a qu’un petit pas à
une affiliation naturelle au club des Diables
Rouges. Les volontaires de La Goutte d’Huile
lancent en tout cas un appel chaleureux à la
fédération. « Ne serait-il pas formidable d’accueillir un Diable Rouge à Molenbeek? Comment s’appelle ce joueur à la coiffure afro?
Marouane Fellaini, oui. Eden Hazard est le
bienvenu aussi, notez. Après tout, il est le capitaine des Diables Rouges. Si un international venait, la salle serait trop petite pour accueillir tout le monde. Les enfants seraient
prêts à camper pour avoir une place. » ■
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