Patates, pain, et lard salé valaient-ils mieux que céréales, bacon et
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CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Page 275 Patates, pain, et lard salé valaient-ils mieux que céréales, bacon et bœuf haché? La diète quotidienne et la santé au Québec, 1861–1941 CAROLINE DURAND Résumé. Cet article expose certains facteurs qui permettent l’amélioration de la diète et identifie des conditions qui nuisent à l’obtention d’une alimentation abondante et variée pour les ouvriers urbains et les paysans du Québec entre 1861 et 1941. Il décrit d’abord quelques défis méthodologiques qui rendent difficile la description de grandes tendances dans l’évolution de la diète et de la santé. Ensuite, il compare les aliments consommés dans trois ménages, selon les données fournies par deux enquêtes sociographiques menées dans Charlevoix en 1861 et à Québec en 1903, et par un article décrivant le travail d’une nutritionniste auprès d’une famille pauvre de Montréal, en 1941. Cette comparaison révèle que les conditions matérielles d’existence et les revenus déterminent grandement la diète quotidienne durant cette période marquée par l’industrialisation et l’urbanisation. Mots-clés. alimentation, santé, Québec, revenus Abstract. This paper explores and identifies certain conditions that allowed for the improvement of diets or hindered access to abundant and varied foods for urban workers and farmers of Quebec during the late 19th and early 20th centuries. First, it explains how the historical understanding of questions related to diet improvement or degradation remain obscured by certain methodological limits. Second, it compares the food comsumed by three households, using data from two sociographic studies conducted in the Charlevoix region in 1861 and in Quebec City in 1903, and an article describing the intervention of a dietician in a poor family in Montreal in 1941. This comparison reveals the great impact that income and material conditions had on daily diet during a period marked by industrialization and urbanization. Caroline Durand, Département d’histoire et Programme d’études canadiennes, Université Trent. CBMH/BCHM / Volume 32:2 2015 / p. 275-296 CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 276 Page 276 caroline durand Keywords. foodways, health , Quebec, income Depuis quelques décennies, la floraison de travaux académiques et d’histoires de mets populaires montre que la recherche sur l’histoire de l’alimentation est convoquée pour répondre à de multiples questions. Parmi celles-ci, une revient régulièrement chez les commentateurs de la diète occidentale contemporaine : la diète d’aujourd’hui est-elle meilleure ou pire que celle d’avant? Certains estiment qu’en général, le menu du passé était plus sain. D’ailleurs, l’idée que la diète moderne met la santé en péril ne date pas d’hier: des craintes concernant l’adultération et la contamination du lait, la viande avariée ou la perte de vitamines lors de la transformation des aliments sont apparues aux États-Unis presque aussitôt que les germes et les vitamines ont été découverts par les scientifiques1. Au Québec, le docteur Aurèle Nadeau qualifiait le pain blanc de « grande erreur » dès 19162 tandis qu’en 1930, la journaliste montréalaise Éva Circé-Côté attribuait la tuberculose à une mauvaise alimentation et croyait que le pot-au-feu, la saucisse et les beignes d’antan valaient mieux que les hot-dogs, la crème glacée, les barres de chocolat et les chop-suez suspects des restaurants chinois3. Mais d’autres ne s’ennuient guère de la diète d’autrefois4. Ils estiment que depuis quelques générations, la qualité et surtout, la variété de la nourriture s’est accrue de manière telle que les repas de leurs aïeux ne sont bons qu’à Noël ou lors d’une rare visite à la cabane à sucre. Il n’existe pas de réponse claire à ce type de questions: la subjectivité des qualificatifs utilisés pour décrire la diète exigerait d’abord d’analyser les discours pour comprendre ce qu’on entend par « bonne » ou « mauvaise » alimentation. En outre, la multiplicité des situations rencontrées dans une même société rend toute généralisation hasardeuse. Encore aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes, y compris une proportion croissante d’enfants et d’adultes comptant sur un petit salaire, des prestations d’assurance-emploi ou des pensions de vieillesse, dépendent des dons effectués par les banques alimentaires pour se nourrir, preuve que les inégalités sociales et économiques se manifestent à table5. Dans cet article, nous traiterons de l’alimentation des paysans et des ouvriers du Québec entre les années 1860 et 1940 pour exposer les défis méthodologiques qui rendent difficile la description de grandes tendances dans l’évolution de la diète et de la santé. Nous présenterons d’abord ce que les statistiques, les indicateurs de la santé publique et l’historiographie nous apprennent sur l’état de santé nutritionnelle de la population de Montréal entre la fin du xixe siècle et le milieu du vingtième. Ensuite, nous effectuerons une analyse comparative de trois diètes familiales, la première dans la région de Charlevoix en 1861, la seconde à Québec en 1903, et la troisième à Montréal en 1941, pour évaluer l’impact des conditions matérielles d’existence sur CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 277 277 l’alimentation et observer quelques changements. Nous proposerons ainsi quelques réflexions sur les difficultés de retracer l’évolution historique de la qualité de la diète et sur les circonstances qui ont permis d’accroître la quantité et la variété d’aliments consommés. ALIMENTATION ET SANTÉ À MONTRÉAL Les travaux de Donald Fyson sur l’alimentation à Montréal au début du xixe siècle et le budget des ouvriers montréalais du tournant des xixe et xxe siècles apportent quelques réponses à nos questions. À l’aide de livres de comptes, Fyson a montré que dans les années 1800 à 1820, le principal déterminant de la diète était la classe sociale, qui semble avoir davantage influencé les achats que l’appartenance ethnique. Entre 77 et 88 % de la valeur énergétique des aliments achetés par les ouvriers provenait des féculents et de la viande tandis que dans les foyers riches, les deux mêmes catégories comptaient pour environ 61 et 64 %6. Pour les années 1890 à 1930, les travaux de Terry Copp, Bettina Bradbury et Denyse Baillargeon ont dévoilé les difficiles conditions de vie des familles ouvrières et l’importance des stratégies liées à la production, l’achat et la transformation de la nourriture dans ces ménages7. Plusieurs études montrent qu’au Québec, l’urbanisation et l’industrialisation ont débuté par une phase au cours de laquelle les groupes sociaux les moins favorisés éprouvaient des difficultés à obtenir une diète abondante et variée. Les conséquences sur la santé étaient multiples et souvent fatales: naissance de bébés de faible poids, ravages causés par certaines maladies contagieuses dans les quartiers les plus pauvres de Montréal et diminution moyenne de la taille des hommes adultes du Canada convainquent que les premières générations d’ouvriers urbains étaient affaiblies par un ensemble de mauvaises conditions de vie qui incluaient une alimentation insuffisante8. Cette situation n’est pas exclusive au Canada et au Québec. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le même phénomène a été enregistré9. En constatant le remplacement du traditionnel porridge au lait par le pain blanc, le beurre, la confiture, le thé et le sucre chez les familles ouvrières d’Angleterre et d’Écosse, d’autres observateurs ont dessiné un sombre portrait des conséquences de l’industrialisation sur l’alimentation10. Toutefois, les carences possibles sont plus difficiles à évaluer que des indicateurs comme la taille moyenne des adultes ou la mortalité infantile. Quelle était, par exemple, la prévalence du scorbut ou de l’anémie dans la population? Jusque dans les années 1930, les statistiques vitales disponibles dans les rapports annuels du Conseil d’hygiène de la province de Québec fournissent peu de renseignements à ce sujet. Comme le souligne Jacques Bernier, l’évolution du vocabulaire médical et des moyens dont disposaient les médecins pour poser leur diagnostic fait en sorte que CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 278 Page 278 caroline durand plusieurs causes de décès recensées autrefois se comparent mal avec des données plus récentes. En outre, de nombreuses mortalités survenaient loin de toute intervention médicale11. Cela rend les statistiques vitales provinciales plutôt opaques si on les interroge sur les carences nutritionnelles. L’examen des archives hospitalières pourrait apporter un éclairage différent sur les maladies liées à la qualité de la diète. Par exemple, en 1888, l’Hôtel-Dieu de Montréal publie un recensement partiel des cas traités pour la période d’octobre 1887 à avril 1888. On a admis dix patients anémiques et un scorbutique. Mais ces données demeurent limitées, car l’hôpital ne compte que les personnes qui ont occupé un lit12. Ces chiffres excluent ceux et celles qui ne sont venus que pour une consultation et se sont soignés à la maison, de même que les populations n’ayant pas accès aux soins hospitaliers. Quant aux statistiques du Conseil d’hygiène, elles dénombrent peu de maladies de carence parce qu’elles ne comptent que les décès. Au début du xxe siècle, la nomenclature des causes de mortalité recensées inclut la pellagre, le béribéri, le rachitisme, le scorbut, l’empoisonnement par aliments et la faim. En 1918, les cas mortels de ces maladies se comptent pratiquement sur les doigts de la main même dans le populeux comté de Montréal, où l’on dénombre 11 cas mortels de rachitisme (des nourrissons et de très jeunes enfants), alors que le scorbut, l’empoisonnement et la faim font une victime chacun13. En 1929, le scorbut et le rachitisme ne causeraient aucun décès dans la province14. La petite taille des échantillons fournis par les rapports diminue leur portée. Que représentent ces quelques cas mortels sur une population de quelques dizaines ou centaines de milliers de personnes, dont une forte proportion n’avait qu’un accès limité aux soins médicaux? Les statistiques donnent l’impression que les carences alimentaires étaient rares et même, en voie de disparition. Mais les pertes de vie ne constituent que la pointe de l’iceberg. Comme la malnutrition affaiblit la résistance de l’organisme à une multitude de maladies, elle est sous-diagnostiquée, masquée par les dysfonctionnements qu’elle entraîne ou aggrave15. De plus, la malnutrition n’a été définie comme une maladie qu’après les avancées scientifiques de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Avant la découverte des vitamines, la nutrition était dominée par le modèle thermodynamique. Selon ce modèle, l’équilibre diététique dépendait de l’adéquation entre les calories ingérées et l’énergie dépensée. Il fallait aussi s’assurer d’un bon apport en protéines, en matières grasses et en hydrates de carbone16. Les vitamines ont changé la description et le diagnostic de ces états de santé déficitaires; paradoxalement, plusieurs maladies de carence sont aussi disparues des causes de mortalité inscrites dans les statistiques de la province. Il n’en demeure pas moins que plusieurs personnes ont pu souffrir d’avitaminoses diverses, de déficits de minéraux ou de sous-alimentation avant de décéder de la tuberculose, de la typhoïde ou de la grippe. CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 279 279 Que craignent alors les médecins pour ceux et celles qui ne se nourrissent pas selon leurs conseils? Mis à part l’affaiblissement de tout l’organisme, la tuberculose semble le principal danger guettant les sous-alimentés. Cette maladie, cause d’environ 10 % des décès totaux de la province au début du xxe siècle, a préoccupé bon nombre d’intervenants de la santé publique. En 1939, le docteur Sylvestre utilise toujours la fréquence de la tuberculose comme indice prouvant que le manque de lait constitue un risque réel nécessitant non seulement une meilleure éducation à la nutrition, mais peut-être même une aide directe de l’État aux familles nombreuses et pauvres, plus souvent en déficit de lait17. Au moins jusqu’aux années 1940 et 1950, le ministère de la Santé diffuse des conseils alimentaires sur l’importance de manger adéquatement pour diminuer les chances de contracter cette maladie18. Pourtant, dans ces recommandations, peu d’éléments nutritifs sont directement liés à la tuberculose. Seule la vitamine A, qui augmenterait le pouvoir de résistance aux infections respiratoires, est identifiée comme telle19. Même si la tuberculose est plutôt bien documentée, surtout entre les années 1910 et 1950, elle ne constitue pas un indicateur fiable de la santé nutritionnelle. Au milieu du vingtième siècle, la maladie est combattue avec un succès dont se félicitent les officiers de santé, mais leurs victoires s’expliquent par l’usage de nouvelles méthodes de détection, de prévention et de traitement, comme les rayons x, la vaccination, les antibiotiques et les cliniques antituberculose où des dizaines de milliers de personnes sont examinées chaque année20. Les liens de cause à effet entre la diète et les taux de mortalité par tuberculose ne semblent pas concluants, même si les médecins en affirmaient l’existence21. En somme, nos connaissances sur les liens entre diète et santé avant les années 1930 sont limitées parce que les experts de l’époque n’étaient pas aussi informés qu’on le souhaiterait et parce que les statistiques disponibles offrent très peu d’informations. La situation change seulement dans les années 1930, lorsque les écoliers de Montréal sont soumis à une inspection médicale scolaire plus systématique et lorsque le ministère de la Santé et du bien-être social du Québec, doté d’une division de la nutrition dirigée par le docteur Ernest Sylvestre, procède au même genre d’examens partout dans la province. Les unités sanitaires de comté surveillent alors le poids des enfants et prodiguent des leçons de nutrition à ceux trouvés trop maigres. À Montréal, le poids sert à déterminer lesquels auront droit gratuitement au lait distribué par les cantines scolaires, un critère que certains enseignants et directeurs jugent injuste22. Dans les années 1960, certains employés du ministère de la Santé estiment que les instructions sur l’inspection médicale des élèves, préparées par le docteur Sylvestre, sont dépassées. Par exemple, une femme médecin travaillant au ministère demande que ce livret soit retiré de la circulation, notamment parce que l’usage d’une balance-toise CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 280 Page 280 caroline durand munie d’une tige est une « mauvaise méthode » et que l’évaluation du poids selon une charte et des moyennes ne se fait plus ailleurs23. Même lorsque la malnutrition devient une préoccupation pour les autorités en santé, il faut considérer que les normes et les méthodes d’examens ont souvent été débattues et modifiées. Une proportion de mal nourris était identifiée comme telle d’après des critères considérés ensuite trop stricts. Comme d’autres chercheurs l’ont démontré, la définition et le diagnostic de la malnutrition étaient et demeurent une question de science et de technique, mais aussi de conceptions de la santé, d’idées politiques et d’influences économiques24. Les standards nutritionnels adoptés par les États et les médecins, utilisés pour identifier les cas potentiels de malnutrition, pouvaient aussi servir à promouvoir la consommation de certains produits pour soutenir l’agriculture et l’industrie locale, à encourager la population à suivre les règles sur la nourriture en temps de guerre ou encore, à justifier le versement de maigres secours directs25. L’analyse des premières enquêtes sur la nutrition et la santé en révèle plus sur la science d’une époque, les convictions et les objectifs des experts et des gouvernements qui s’en servent que sur la diète et la santé de la population. Les statistiques sur la santé de la population ne nous permettent pas de savoir si des problèmes diététiques majeurs se traduisaient en maladies. Le fait que très peu de gens meurent de carences ne dit à peu près rien de la prévalence réelle du manque de certains nutriments, alors que la diminution de la tuberculose et d’autres affections contagieuses ne peut pas être clairement reliée à une meilleure alimentation parce que trop de facteurs entrent en compte dans leur épidémiologie. Il faut regarder ailleurs pour savoir si la diète s’améliorait bel et bien en quantité et en variété, et pour apprendre dans quelles conditions des changements diététiques positifs avaient le plus de chances de survenir. TROIS DIÈTES COMPARÉES: 1861, 1903 ET 1941 Si l’on trouve plusieurs travaux décrivant la consommation alimentaire à des époques données, ces périodes sont souvent circonscrites à une, deux, ou trois décennies et les zones couvertes se trouvent surtout en ville. Ces recherches, fondées sur de larges échantillons, présentent plusieurs limites. D’abord, elles n’apparaissent au Québec que dans les années 1930, ce qui ne permet pas de décrire l’impact potentiel de l’urbanisation et de l’industrialisation avec précision. De plus, les premières études sur la nutrition donnent des moyennes globales peu représentatives des situations extrêmes. Le docteur Sylvestre le soulignait dans sa recherche sur la consommation de lait, effectuée entre 1937 et 1939. Lorsqu’il considère la moyenne établie à l’aide du total des participants, les gens disent boire 85 % de la quantité de lait jugée nécessaire par le CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 281 281 Conseil canadien de la nutrition, soit environ 20 onces par personne par jour (591ml). Le score moyen est en deçà du standard, mais pas dans une proportion qui alarme le docteur. Il émet toutefois des conclusions moins optimistes lorsqu’il analyse plus finement ses données. Dans les 236 familles où le lait abonde, les gens en boivent 136 % de la quantité conseillée, mais dans les 326 familles où on en manquerait, ce taux baisse à 57.77 %26. En outre, les études sur la consommation alimentaire comme celles du docteur Sylvestre et de ses collègues ne sont pas accompagnées d’un examen physique des participants27. On ignore donc si les diètes dites déficientes causaient effectivement les problèmes craints par les médecins et les nutritionnistes. D’autres enquêtes se fondent sur les statistiques de production agricole ou sur les ventes et les achats en gros et au détail (dont il faut déduire des pertes à diverses étapes de la distribution, de la transformation et de la préparation culinaire des aliments) ou sur des enquêtes de consommation menées parmi des groupes assez vastes de ménages choisis28. Les recherches menées sur les habitudes de larges échantillons de population peuvent être relativement représentatives, mais elles demeurent limitées par la distribution inégale des aliments dans la structure sociale et au sein d’un même ménage29. Pour mieux connaître les changements possibles dans les repas quotidiens sur une plus longue durée, dans un territoire qui inclut le monde rural et de manière plus précise, nous avons donc choisi d’analyser des études de cas qui concernent une seule famille chacune. Les études détaillées, qui fournissent des indications sur la consommation, le nombre de personnes dans le ménage, leur sexe, leur âge, leurs occupations, leur statut économique et leur état de santé sont rares et furent effectuées dans des objectifs et selon des modalités très différents. Les trois cas que nous avons retracés appartiennent à deux méthodes d’investigation distinctes. Les auteurs des travaux de 1861 et 1903, Charles-Henri Gauldrée-Boilleau et le père Stanislas-Alfred Lortie, veulent décrire l’existence et l’environnement matériel de familles représentatives de certains milieux sociaux dans un projet de sociographie comparative plutôt conservatrice et moralisatrice30. L’étude de 1861, Paysan de Saint-Irénée de Charlevoix en 1861 et 1862, a été effectuée par Gauldrée-Boilleau, consul de France. Guidé par le prêtre de la paroisse, il a visité les Gauthier, une famille canadienne-française rurale, patriarcale et catholique pratiquante. Elle lui semble assez prospère, car ses exploitations agricoles permettent de vendre des surplus31. Pour sa part, en 1903, le père Lortie s’est rendu chez les Drolet, une famille ouvrière plutôt bien pourvue, puisque le père est typographe et ses deux fils, dans la jeune vingtaine, ont chacun un emploi32. La méthodologie et la philosophie de ces deux enquêteurs appartiennent à l’école de Frédéric LePlay, un sociologue français qualifié de réformateur social catholique par certains33 et d’ultraconservateur CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 282 Page 282 caroline durand par d’autres34. La méthode leplaysienne est fondée sur une description méticuleuse du cadre géographique et économique du milieu, de la famille choisie, de ses moyens d’existence, de son habitation et de son contenu, de ses activités de subsistance et de loisirs. Elle fut employée pour la réalisation d’une centaine de monographies consacrées à des familles ouvrières et paysannes publiées dans la série Ouvriers des deux mondes entre les années 1850 et 1920. Ces monographies concernent surtout des familles françaises, mais l’école leplaysienne a aussi fait incursion ailleurs en Europe ainsi qu’en Amérique du Nord et en Afrique35. Ces études présentent certains problèmes. Dans les deux cas qui nous intéressent, le ton du discours varie entre la glorification des sujets de l’étude et la leçon de morale à ceux qui ne correspondent pas à ces modèles. Les auteurs ont sélectionné des familles comptant parmi les « meilleures » de leur type et ils les montrent comme des exemples à suivre, ce qui permet de douter de leur représentativité. De plus, Gauldrée-Boilleau et Lortie restent muets sur la méthode utilisée pour établir le budget annuel de leur exemple respectif, d’où nous avons tiré les listes et les quantités d’aliments consommés. Ils semblent l’avoir reconstitué en visitant les gens, en les interrogeant et en faisant l’inventaire de toutes leurs possessions, mais ils ne précisent pas si ces gens gardaient des livres de compte ni comment ils ont estimé les quantités de nourriture rapportées. Comme il semble impossible qu’au moment des enquêtes, les deux maisonnées aient possédé la totalité des denrées inscrites dans les budgets, il a fallu que les auteurs extrapolent, ce qui a pu causer des erreurs36. Malgré ces limites, ces deux sources sont précieuses et pertinentes : à notre connaissance, il s’agit des deux seules monographies sociographiques leplaysiennes réalisées au Canada, et pour les années 1860 à 1900, nous n’avons pas trouvé d’autres travaux semblables. Puisque ces deux recherches font partie d’une série d’enquêtes toutes faites selon le même modèle, elles pourraient permettre de multiplier les comparaisons internationales37. La troisième étude fut conduite en 1941 par Marion Harlow, une nutritionniste travaillant pour le Victorian Order of Nurses de Montréal (VON), un organisme de charité qui prodigue des soins de santé gratuitement à des gens démunis. Elle concerne une famille pauvre dont deux membres sont touchés par des maladies directement liées à la diète. La mère souffre d’anémie et un de ses enfants est allergique au blé. Le budget hebdomadaire consacré à l’alimentation (11.46$) est plus bas que celui recommandé pour une diète adéquate à cette époque par l’Association médicale canadienne (15.00$)38. Notons aussi que les enfants sont assez jeunes: ils ont entre 2 et 13 ans. Cette source n’est pas aussi unique que les deux autres. Il s’agit d’une étude publiée dans une revue médicale spécialisée qui constitue un exemple de ce que les expertes en nutrition pouvaient faire pour leurs patients et patientes. Les archives CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 283 283 du VON contiennent peut-être des centaines d’analyses diététiques similaires qui permettraient d’approfondir l’étude de l’alimentation des Montréalais et des Montréalaises, mais nous ne les avons pas explorées lors de nos recherches, qui couvraient plus le matériel publié que les documents d’archives. Les trois études diffèrent en ce qui concerne la forme et la nature des aliments comptabilisés, ce qui limite les comparaisons possibles. Les deux premiers enquêteurs ont calculé le poids des provisions pour une année complète, ce qui masque des différences entre les saisons. Ils trouvent peu ou pas de produits transformés, ce qui change les poids, mesures et formats listés pour certains items. La troisième analyse le budget d’une seule semaine et compte des articles dont le poids n’est pas toujours spécifié, comme des flocons de maïs et des conserves. Gauldré-Boilleau a considéré la quantité de céréales d’après le poids en grain; les deux autres ont compté le pain lui-même, qui comprend d’autres ingrédients que la farine, comme de l’eau, du sucre, un peu de matières grasses, et peut-être du lait ou des pommes de terre. Enfin, les enquêteurs n’ont pas porté le même degré d’attention à tous les types d’aliments. Même s’il sait que des carottes poussent dans la région39, Gauldrée-Boilleau ne parle pas du tout de ce légume dans son budget alimentaire de la famille. Il est aussi étrange d’y constater l’absence totale d’oignons, pourtant communs en cuisine. La nature de ces sources pose plusieurs limites à la comparaison des diètes dans le temps. D’abord, en entreprenant ces études, les trois auteurs poursuivaient des objectifs différents. Les deux premiers veulent vanter le mode d’existence de foyers qu’ils identifient comme exemplaires, mais typiques de leur groupe social. Ils présentent donc des ménages confortables sans être très riches. Si la maladie les a frappés, les auteurs n’en font pas mention. La troisième parle d’un ménage pauvre, qui vit une situation assez difficile pour demander la charité. Marion Harlow tente d’aider la mère à améliorer sa santé sans augmenter le prix de l’épicerie. En tant que nutritionniste, elle souhaite montrer la valeur de son travail, mais elle expose aussi les limites de son intervention en affirmant que le manque de revenus nuit à l’obtention d’une saine diète, même avec ses conseils. Nous comparons donc ici des familles prospères, considérées comme des modèles, avec un ménage démuni dont deux membres sur huit sont malades. Si cela peut sembler assez bancal, l’écart entre les situations économiques permet de constater l’impact de l’aisance et de la pauvreté sur la diète. La différence de composition des ménages et des activités quotidiennes de leurs membres doit aussi être soulignée. Nous avons calculé la quantité moyenne d’aliments disponibles par personne par jour en considérant chaque personne de manière égale, ce qui est inexact. Le ménage de 1903 ne compte que des adultes, tandis que ceux de 1861 CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 284 Page 284 caroline durand et 1941 ont tous deux six enfants d’âge variés. Des différences dans le mode de vie, le travail et la dépense énergétique existent également, ce qui complexifie la comparaison. Les Gauthier de Saint-Irénée vivent de l’agriculture ; au quotidien, plusieurs d’entre eux, y compris les enfants, accomplissent de nombreux travaux physiques. D’ailleurs, lors des moissons, le père embauche deux ouvriers agricoles40, ce qui montre que la ferme dépend surtout d’efforts musculaires qui se traduisent en une demande calorique qui pourrait expliquer, par exemple, l’importance des corps gras dans la diète. Les Drolet de Québec ont des métiers différents : le père est typographe, ses deux fils, commis de magasin et apprenti mécanicien, tandis que la mère demeure au foyer. Quoiqu’il soit difficile d’évaluer la dépense énergétique de chacun en l’absence de données précises (taille et poids des individus, nombre d’heures travaillées, tâches effectuées, mode de transport), il est clair que les besoins alimentaires individuels varient beaucoup. Il faut donc voir les quantités calculées ci-dessous non pas comme une manière de représenter les repas avec exactitude, mais plutôt comme une façon d’estimer l’abondance ou la rareté de certains aliments ou encore, le caractère routinier ou exceptionnel de leur apparition à table. Par exemple, les six grammes de pois quotidiens des Drolet de Québec pouvaient être servis de temps en temps dans une soupe aux pois, tandis que les 161 grammes trouvés chez les Gauthier signifient que ce met devait revenir au menu plusieurs fois par semaine. Dans la famille de « Mme A » de Montréal, on achète plutôt des pois en conserve ; la soupe aux pois n’y est peut-être jamais cuisinée. Dans le tableau suivant, nous avons utilisé les données fournies par les enquêtes pour créer un indicateur permettant de comparer les trois diètes en quantité. À partir de chaque budget41, nous avons calculé la quantité de nourriture théoriquement disponible par jour, par personne. Nous l’exprimons en grammes, sauf pour quelques exceptions, signalées dans le tableau et expliquées dans les notes. Ces moyennes ne tiennent pas compte de l’âge et du sexe des membres de la famille, ni des variations entre les jours de la semaine42. Les différences saisonnières n’y sont pas considérées non plus, et nous n’avons pas déduit de pertes même si nous savons que la présence d’aliments avariés, de parties impropres à la consommation et de déchets de table est pratiquement inévitable. Pour chaque catégorie, nous avons également inclus une liste d’aliments, aussi exhaustive que les sources le permettent, afin de comparer les diètes en variété43. Comparativement aux deux autres familles, les Gauthier semblent favorisés sur plusieurs aspects et ont certainement assez de nourriture pour maintenir la vigueur de tous. Selon les quantités moyennes comptabilisées chez d’autres ménages étudiés dans la série Ouvriers des deux mondes, ils disposent d’une quantité d’aliments supérieure à la moyenne CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Page 285 Patates, pain et lard salé 285 Tableau 1 Comparaison de trois diètes Famille Gauthier, 1861 Saint-Irénée (Charlevoix) 8 personnes : deux adultes et six enfants de 6 à 14 ans. Famille Drolet, 1903 Québec 4 personnes : 4 adultes. Famille de « Mme A », 1941 Montréal 8 personnes : deux adultes et six enfants de 2 à 13 ans. 991 g 519 g 232 g * Cette quantité représente 80 % du poids de grain de froment et de seigle calculé dans le budget alimentairea * Poids en pain, blé seulement ; inclus aussi des biscuits, de la farine, du riz, de l’orge et du macaroni. * Poids en pain blanc, en flocons de maïs, avoine roulée et craquelins de seigle. 103 g 68 g 40 g Saindoux, lard et beurre. Beurre, saindoux et suif de boeuf. Beurre et lard. C) Lait et produits laitiers 322 g 157 g 278 g Valeur exprimée en kilos de lait dans la source. Inclus du lait, de la crème et du fromage. Inclus du lait frais, du lait évaporé en conserve (avec calcul de la dilution) et du fromage. D) oeufs 1 œuf par personne, par semaineb. 5 œufs par personne, par semaine. 1 à 2 œufs par personne, par semaine. E) Viandes et poissons 258 g 300 g 73 g En ordre d’importance : porc, sardines salées, hareng et autres poissons, oies, bœuf, brebis, dindes, poules, poulets. En ordre d’importance : bœuf, porc, poulet, morue, mouton, veau, anguille, autres poissons, saumon, dinde. En ordre d’importance : jambon, veau, bœuf haché, bacon, saumon en conserve. F) Pois verts et secs 161 g 6g Deux conserves de pois verts G) Pommes de terre 557 g 225 g 121 g H) Sucre 27 g 98 g 57 g A) Céréales B) Corps gras (format non spécifié). I) Autres légumes et légumineuses (excluant pois et pommes de terre) Sucre d’érable et mélasse. Sucre blanc, cassonade, sucre d’érable, sirop d’érable, mélasse. Sucre blanc et confitures. Rien n’est rapporté dans la source. 116 g 53 g Navets, carottes, maïs en épi, chou, oignons, fèves, poireaux. Carottes, chou, oignon, tomates, laitue et deux boîtes de fèves au lard (format non spécifié). Tableau 1, suite et fin CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Page 286 286 caroline durand Tableau 1, suite et fin Famille Gauthier, 1861 Saint-Irénée (Charlevoix) 8 personnes : deux adultes et six enfants de 6 à 14 ans. J) Fruits Rien n’est rapporté dans la source Famille Drolet, 1903 Québec 4 personnes : 4 adultes. Famille de « Mme A », 1941 Montréal 8 personnes : deux adultes et six enfants de 2 à 13 ans. 135 g 94 g Pommes, raisins frais, bananes, oranges, framboises et fraises, pêches, pruneaux, raisins secs. Oranges, pommes, bananes, abricots. a Gauldrée-Boilleau ne nous dit pas comment était moulu le grain des Gauthier. Nous avons choisi de calculer le poids de la farine obtenue en utilisant une proportion de 80 % : cela donne une farine brune. La farine blanche ordinaire retient entre 68 et 72 % du poids du blé. Durant la Deuxième Guerre mondiale, la farine « Approuvée-Canada » conserve à peu près 76 à 78 % du blé. Lorsque le pourcentage dépasse 78 %, il s’agit de farine brune. Archives de l’Université de Montréal, Fonds E55, Institut de Diététique est mal écrit et de nutrition, contenant 4841, dossier « Ligue de la santé », document d’information intitulé « Le pain et la farine au Canada », avril 1945, p. 3. Voir aussi Nadeau, La grande erreur du pain blanc, p. 9, qui recommande de garder de 78 à 85 % du poids du blé dans la farine moulue et qui affirme que la farine produite avant l’industrialisation de la minoterie suivait ces proportions. b Dans leurs études, Gauldrée-Boilleau et Lortie donnent le poids des œufs, et non leur nombre (en unités ou en douzaines). Le calcul à partir du poids mène à des quantités dérisoires pour les Gauthier (six dizième de gramme d’œufs par jour par personne) qui se traduisent difficilement dans un usage culinaire. Nous avons référé au guide de Santé Canada, Nutrient value of some common foods, Health Canada, 2008, p. 26, qui précise que les œufs pèsent, en moyenne, cinquante grammes. Cette estimation est peut-être trop élevée en raison des changements survenus dans les méthodes de production agricole, mais nous l’avons quand même employée pour convertir le poids d’œuf en nombre d’œufs, et calculer de combien d’œufs, en moyenne, pouvait disposer chaque membre de ces deux premiers ménages. française dans pratiquement toutes les catégories, et ils se retrouvent parmi les familles les mieux pourvues44. Ces agriculteurs mangent beaucoup de pain, de matières grasses, de lait, de viande et de pommes de terre. Par contre, les œufs sont relativement rares, et le sucre, moins abondant qu’ailleurs: les 27 grammes de sucre quotidiens équivalent à un peu moins de 10 kilos par personne pour l’année, tandis que les Britanniques de la même époque disposent de près de 18 kilos par personne par an45. Pour cette denrée, les Gauthier s’approvisionnent à deux sources bien distinctes : sucre d’érable local et mélasse importée. L’absence de fruits et de légumes paraît, de prime abord, catastrophique au plan de l’apport en vitamines, mais il faut nuancer. Cette omission totale peut masquer une consommation non remarquée de plusieurs légumes et fruits en saison. Comme l’auteur de l’étude n’explique pas son oubli, on ne peut qu’émettre des suppositions sur le sujet. Il a pu visiter les Gauthier à un temps de l’année où ces produits n’étaient pas disponibles ou encore, il était influencé par les experts en nutrition de son époque, qui accordaient peu de valeur aux légumes et aux fruits. Si Gauldrée-Boilleau connaissait les théories du chimiste allemand Justus von Liebig46, par exemple, il devait croire que les végétaux ne constituaient pas une nourriture importante parce qu’ils procuraient CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 287 287 peu d’hydrates de carbone, de matières grasses et de protéines. Si les légumes frais ne faisaient pas l’objet d’échanges commerciaux fréquents à Saint-Irénée, l’auteur a pu en négliger la valeur économique et conclure que leur rôle budgétaire était insignifiant. Ajoutons que la forte consommation de pommes de terre fournit du potassium, du magnésium, du phosphore et de la vitamine C, ce qui peut remédier en partie au manque d’autres végétaux. Gauldrée-Boilleau ne révèle pas comment cette masse d’aliments était transformée en repas. Un seul élément du budget suggère des pratiques particulières: les Gauthier achètent 210 kilos de sel par année, ce qui indique qu’ils devaient saler de la viande et du poisson pour les conserver. Une partie de ce sel servait peut-être aussi à faire du fromage. Cette diète est donc marquée par l’autoproduction, l’abondance et la transformation possible de produits à la ferme. Si elle peut sembler monotone et plutôt grasse pour un observateur d’aujourd’hui, elle n’est pas décrite négativement dans la source. Au contraire, monsieur Gauthier se vante de faire bonne chère pendant que des bourgeois de la ville se privent, et Gauldrée-Boilleau ne le contredit pas47. La diète des Gauthier possède plusieurs caractéristiques typiques des alimentations rurales occidentales du passé : la préférence pour le porc, l’abondance de pain et d’autres féculents, la consommation assez grande de pois secs et la quantité relativement faible de sucre sont des éléments qu’on retrouve aussi chez les ruraux des États-Unis et de la France à la fin du xixe siècle48. Toutefois, les Gauthier se distinguent de leurs cousins français par leur grande consommation de pommes de terre, ce qui étonne d’ailleurs Gauldrée-Boilleau. Alors qu’ils disposent, en moyenne, de 557 grammes de pommes de terre par personne par jour, les Français en ont, en moyenne, 286 (quoiqu’on trouve là des extrêmes marqués, les plus faibles quantités étant de 27 grammes et les plus importantes, de 845 grammes par personne par jour)49. La famille Drolet de Québec jouit également d’une table très bien garnie. Ils mangent moins de pain, certes, et celui-ci est blanc ; ils disposent aussi de moins de lait. Comme ils n’ont pas de vache, que le ménage ne compte pas d’enfants, et que la promotion du lait comme une boisson saine et nécessaire pour tous n’a pas encore débuté en 1903, le père Lortie n’avait aucune raison de s’en inquiéter. Ils se procurent beaucoup d’œufs, une bonne quantité de viande et des fruits et des légumes assez diversifiés, incluant des agrumes. Comme la plupart de leurs contemporains habitant les villes occidentales, ils mangent beaucoup de sucre et semblent préférer le boeuf au porc, marque des sociétés urbaines et industrielles d’alors50. Avec leurs 109.5 kilos de viande disponibles par personne par année, ils se comparent aux ménages américains les mieux nantis de cette époque, tandis que leurs 35.7 kilos de sucre les rapprochent des Britanniques, qui en mangent environ 36.6 kilos vers CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 288 Page 288 caroline durand 1900–190951. Leur diète se distingue aussi de l’exemple précédant par sa plus grande variété. La catégorie des céréales se décline en six produits différents; on trouve quatre types de corps gras, trois sortes de laitages, dix variétés de viande, six déclinaisons du sucre, sept légumes (en plus des pommes de terre et des pois), et neuf fruits. Cette variété est permise par le milieu de vie urbain, qui donne accès à une panoplie de produits supérieure, en fait, à ce que le père Lortie rapporte. Elle est aussi le résultat de l’aisance dans laquelle ce foyer vit. Comme les paysans de Saint-Irénée, ils sont à l’abri du manque. La famille anonyme de Montréal, visitée par Marion Harlow en 1941, se compare désavantageusement aux deux autres pour tous les groupes d’aliments répertoriés. La faiblesse des quantités frappe : la famille de Montréal dispose de moins de pain, de matières grasses, de viande, de pois, de pommes de terre, de fruits, et de légumes. La seule exception est le lait: la mère en achète plus que les Drolet de Québec. La promotion dont ce breuvage est désormais l’objet et l’âge de ses enfants peuvent la motiver52. Mais même pour des items relativement abordables, comme les pommes de terre et le sucre, les quantités sont bien moindres que pour les deux autres cas. Ce régime alimentaire ressemble à celui retrouvé à Paris ou à New York vers le milieu du vingtième siècle et comme dans ces deux grandes villes, il est marqué par l’industrialisation et l’urbanisation. Pain blanc, sucre raffiné, conserves et viandes transformées ou semi-transformées, comme le jambon, le bacon et le bœuf haché, sont des éléments dont la hausse de popularité a été remarquée ailleurs, alors que la quasi-disparition des pois secs distingue aussi les régimes ruraux et urbains en France53. Les conséquences de cette diète sont visibles dans l’anémie dont souffre la mère. Le fait que cette famille bénéficie de l’aide du Victorian Order of Nurses montre bien que sa santé est jugée à risque; Marion Harlow mentionne d’ailleurs ses craintes quant aux déficiences en vitamines et en autres nutriments pour tous les membres du ménage. Compte tenu des propos parfois alarmistes tenus par les médecins canadiens de l’époque, on s’étonne presque de ne pas trouver plus de signes physiques de malnutrition chez les patients de Marion Harlow. Le jeune âge des enfants l’explique en partie; ceux qui vont à l’école y recevaient peut-être gratuitement du lait par les cantines scolaires. Le fait que ce soit la mère qui souffre d’anémie suggère aussi qu’elle puisse se priver pour distribuer des portions plus généreuses aux autres, une pratique documentée par Denyse Baillargeon au sujet de certaines ménagères dans les années 193054. De plus, son ouverture à l’intervention de la nutritionniste montre son désir de faire des efforts culinaires qui ont pu faire une différence. Dans les deux cas précédents, les observateurs ne signalent pas de maladies chroniques. La bonne santé de leurs sujets a d’ailleurs pu influencer leur décision de les étudier, et ils ne soulignent CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 289 289 pas le besoin de réformer les régimes décrits (ce qui, de toute manière, serait étrange pour des familles soi-disant exemplaires). Marion Harlow rapporte les modifications qu’elle suggère à sa patiente pour augmenter la diète de sa famille sans grever son budget55. À peu près tous les changements qu’elle propose impliquent d’accroître les quantités. Pour y parvenir, elle préconise la combinaison de deux types de stratégies. D’abord, la ménagère doit substituer certains produits relativement dispendieux pour des articles moins chers. La nutritionniste suggère à sa patiente de remplacer les pois en conserve, la confiture et le saumon en boîte par des aliments qui se trouvaient souvent sur la table des Gauthier de Saint-Irénée : les pois secs, la mélasse et les sardines. Sans faire l’apologie du régime des ruraux d’autrefois, la nutritionniste lui reconnaît, peut-être de manière involontaire, une certaine supériorité. À l’aide des économies réalisées par ces substitutions, la ménagère est censée augmenter les montants consacrés aux produits laitiers, aux fruits et aux légumes. Par exemple, la quantité de pommes de terre devrait passer de 15 à 25 livres par semaine56. Selon l’auteure, il est clair que la piètre situation diététique de cette famille nécessiterait, idéalement, de meilleurs revenus ; en attendant, elle apporte de l’aide sous forme de conseils précis et adaptés. Ces trois études ne peuvent pas conduire à des généralisations sur l’évolution de l’alimentation au Québec entre les années 1860 et 1941. La comparaison de nos deux premières diètes pourrait même contredire nos propos du début sur les effets néfastes de la première phase d’industrialisation. Les Drolet de Québec ne semblent pas du tout en avoir souffert. Il faut néanmoins insister sur le problème de la représentativité de chacun de nos exemples et souligner que les Drolet paraissent très privilégiés pour des ouvriers. Cette situation provient, d’une part, du métier spécialisé du père57, et d’autre part, de l’âge moyen et du sexe des membres de ce ménage, qui comporte trois hommes adultes occupant un emploi. Mais si l’on considère que les ouvriers d’alors travaillent souvent à des salaires si bas qu’ils couvrent difficilement les besoins de base en logement et en nourriture, surtout pour les familles nombreuses comptant des enfants en bas âge58, nos exemples ne contredisent pas vraiment l’impression rendue par l’historiographie. La modernisation du Québec semble avoir, dans un premier temps, dégradé la diète d’une large portion de la population. Pour les gens disposant de faibles revenus, cette situation a perduré au moins jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, comme le suggère notre exemple montréalais. Mais pour les ouvriers les plus qualifiés, les marchands et les petits bourgeois, les conséquences de ce mouvement n’étaient pas aussi négatives que pour la famille de Montréal de 1941. Le cas des Drolet de Québec montre qu’avec de bons salaires, un petit ménage pouvait accéder à une diète à la fois abondante et variée, qui permettait sans doute de maintenir une CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 290 Page 290 caroline durand santé adéquate et de l’améliorer. L’analyse de cas comparables à celui de la patiente de Marion Harlow, peut-être disponibles dans les archives du Victorian Order of Nurses, du Dispensaire diététique de Montréal, ou chez les organismes de charité embauchant des travailleuses sociales permettrait d’obtenir un portrait plus précis du phénomène au vingtième siècle, mais pour le dix-neuvième, il faudra recourir à d’autres types de sources sur la consommation et le niveau de vie. Nous avons envisagé de pousser plus loin la comparaison, en détaillant davantage la consommation de chaque aliment et en calculant les nutriments qu’on y trouve, selon les connaissances actuelles. Nous pourrions ainsi évaluer avec plus de précision les apports en calories, en matières grasses, en sucres, en fibres, en vitamines et en minéraux. Outre le fait que cela demanderait un espace dont nous ne disposons pas ici, l’exercice ne nous paraît pas susceptible de mener à des conclusions convaincantes. D’abord, aucun des trois cas explorés ne donne suffisamment d’informations au sujet de la conservation et de la préparation des aliments. Même un item pour lequel le calcul de la valeur nutritive semble simple, comme les pommes de terre, amène des questions sur la méthode de cuisson. Si elles sont cuites au four avec leur pelure, elles donnent un rendement nutritionnel nettement supérieur que si elles sont pelées et bouillies59. La catégorie des céréales érige d’autres obstacles. Dans le premier exemple, l’auteur a inscrit le poids du grain alors que dans les deux autres, on liste le pain, les pâtes alimentaires, des biscuits, et d’autres produits qui ont une valeur tout autre que celle du grain de blé. Pour en estimer la valeur nutritive, il nous faudrait des informations beaucoup plus précises sur les recettes ainsi que sur les méthodes de mouture employées, qui modifient beaucoup la composition de la farine60. La manière dont les aliments sont conservés et cuisinés peut aussi causer des pertes difficiles à calculer. Est-ce que toutes les pommes de terre récoltées par les Gauthier pouvaient effectivement être mangées, ou est-ce que certaines devaient être jetées parce qu’elles pourrissaient? Enfin, les analyses nutritionnelles d’aujourd’hui sont effectuées en utilisant les aliments d’aujourd’hui, ce qui pourrait fausser les données davantage. Par exemple, le porc issu de l’élevage industriel moderne est moins gras que celui de jadis61. De même, le lait de vache n’avait pas une composition identique pour chaque race, sur chaque ferme et lors de toutes les traites62. Enfin, des connaissances plus complètes sur les méthodes agricoles et leurs effets sur la nature et la composition des aliments seraient utiles pour bien comparer les diètes dans le temps. L’industrialisation de l’agriculture, son intensification, l’usage d’engrais chimique, les changements apportés dans les soins donnés aux animaux et les pratiques d’hybridation utilisées pour créer des espèces convenant aux grandes monocultures ont changé les aliments au cours de la deuxième moitié du CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 291 291 vingtième siècle.63 Selon certaines études, la production agricole industrielle aurait fait diminuer la teneur en vitamines et en minéraux d’une foule de fruits, de légumes et de viandes. Par exemple, le bœuf vendu aujourd’hui en Grande-Bretagne contiendrait 54 % moins de fer que celui de 1940 tandis qu’un échantillon de 43 plantes cultivées aux ÉtatsUnis contiendrait, en moyenne, 20 % moins de vitamine C que dans les années 195064. Le nombre de variétés des différents fruits et légumes a considérablement diminué en raison de l’uniformisation des produits exigée par l’agriculture intensive moderne65. Comparer la nourriture de 1861, 1903 et 1941 avec celle de notre époque semble donc risqué. L’étude de l’histoire de la production alimentaire dans une perspective environnementale aiderait à avoir plus de détails sur la valeur nutritive potentielle des diètes d’autrefois. Croiser ce type d’études avec l’analyse des pratiques culinaires étofferait les comparaisons. En dépit de questions qui semblent, pour le moment, irrésolues, et de sources qui restent à explorer, la mise en parallèle des trois diètes familiales autorise quelques conclusions. D’abord, le passage du mode de vie agraire à l’univers urbain a rendu possible la diversification de la diète pour ceux disposant de revenus suffisants, un aspect aujourd’hui considéré comme un avantage pour la santé. Toutefois, il faut se garder de présumer que la santé constituait bel et bien une motivation à manger autrement. Les oranges, les céréales à déjeuner, les bananes ou le poisson en conserve pouvaient très bien être adoptés pour combler des aspirations liées au goût, à l’appartenance à une classe sociale, à une culture urbaine et moderne, ou pour des raisons pratiques. Une chose semble constante, au moins entre le début du xixe siècle et les années 1940 : les conditions économiques déterminent en grande partie la diète. Les deux ménages favorisés jouissent, pour le premier, d’une exploitation agricole prospère et, pour le second, de trois salaires : c’est ce qui les distingue le plus du troisième cas. La connaissance de la science de la nutrition, sa diffusion, et son usage par certains organismes de charité pouvaient jouer un rôle dans la modification des habitudes alimentaires. La patiente de Marion Harlow semble prête à changer bien des choses dans sa cuisine pour acheter plus de lait en dépit de la faiblesse des montants qu’elle peut dépenser à l’épicerie. Un meilleur accès aux soins de santé, dû ici à un organisme de charité, et le diagnostic de deux maladies liées directement à l’alimentation rendent probablement cette personne assez réceptive aux conseils prodigués par Harlow. Néanmoins, cela ne signifie pas que dans les années 1940, la science de la nutrition a permis de diminuer l’écart entre les riches et les pauvres pour la quantité et la qualité de leur alimentation. L’intervention effectuée par la nutritionniste Marion Harlow est personnalisée, adaptée à cette patiente et à sa famille et dure plusieurs semaines. La diffusion des connaissances nutritionnelles par le biais, par exemple, des cours CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 292 Page 292 caroline durand d’enseignement ménagers ou des Règles alimentaires du Canada, n’avait pas nécessairement un effet comparable. Ce dernier cas montre aussi qu’au-delà des différences entre les niveaux de revenus, d’autres facteurs, dont le sexe, expliquent que certaines personnes ne mangeaient pas suffisamment d’aliments nécessaires à leur santé. Même au sein d’une seule famille, tous ne sont pas égaux à table. L’étude de ces inégalités nous semble essentielle pour éviter de démoniser ou d’idéaliser les régimes alimentaires du passé. NOTES 1 Harvey Levenstein, Fear of Food. A History of Why We Worry about What We Eat (Chicago, London : The University of Chicago Press, 2012), 5–25, 43–60, 79–93. 2 Aurèle Nadeau, La grande erreur du pain blanc (Québec : ministère de l’Agriculture, 1916). 3 Éva Circé-Côté, « Mangeons bien, nous vivrons mieux ! », Le monde ouvrier (Montréal), 31 mai 1930. 4 Pour une vision anti nostalgique de l’histoire de l’alimentation, lire Rachel Laudan, « A Plea for Culinary Modernism : Why We Should Love New, Fast, Processed Food », Gastronomica : The Journal of Food Culture 1, no. 1 (hiver 2001) : 36–44. Voir également Marie Marquis, « The Cookbooks Quebecers Prefer : More Than Just Recipes », dans What’s to Eat ? Entrées in Canadian Food History, dir. Nathalie Cooke (Montréal, Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2009), 213–27. Si ils affirment aimer les livres de recettes en lien avec la famille ou le passé, les Québécois et Québécoises de 2004 cherchent aussi des recettes inspirées des cuisines exotiques, faciles à exécuter, fournissant des informations sur la valeur nutritive des aliments et reliées à des célébrités du monde de la gastronomie. 5 Banques alimentaires du Canada, Bilan-faim 2012, 4, 7. http://www.banquesalimen tairescanada.ca/Renseignez-vous-sur-la-faim/Publications/Recherches.aspx, dernière consultation 15 mai 2014. 6 Donald Fyson, « Eating in the City : Diet and Provisioning in Early Nineteenth-Century Montreal » (mémoire de maîtrise, histoire, Université McGill, 1989) et « Du pain au madère : l’alimentation à Montréal au début du xixe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française 46, no. 1 (1992) : 74–84. 7 Terry Copp, The Anatomy of Poverty. The Conditions of the Working-Class in Montreal, 1897–1929 (Toronto : McClelland and Stewart, 1974) ; Bettina Bradbury, Working Families. Age, Gender, and Daily Survival in Industrializing Montreal (Toronto : University of Toronto Press, 1993); Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise (Montréal : Les éditions du remue-ménage, 1993). 8 W. Peter Ward et Patricia Ward, « Infant Birth Weight and Nutrition in Industrializing Montreal », The American Historical Review 89, no. 2 (1984) : 324–54 ; John Cranfield et Kris Inwood, « The Great Transformation : A Long-Run Perspective on Physical WellBeing in Canada », Economics and Human Biology 5 (2007) : 204–28 ; Martin Tétreault, « Les maladies de la misère. Aspects de la santé publique à Montréal, 1880–1914 », Revue d’histoire de l’Amérique française 36, no. 4 (1983) : 507–26. 9 Roderick Floud, Kenneth Wacher et Annabel Gregory, Height, Health and History. Nutritional Status in the United Kingdom, 1750–1980 (Cambridge : Cambridge University Press, 1990) ; Michael R. Haines, « Growing Incomes, Shinking People—Can Economic Development Be Hazardous to Your Health ? Historical Evidence from the United States, England and the Netherlands in the Nineteenth Century », Social Science History 28, no. 2 (2004) : 249–70 ; Harvey Levenstein, Revolution at the Table. The CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 293 293 Transformation of the American Diet (New York : Oxford University Press, 1988; reprint Berkeley : University of California Press , 2003), 23–29. 10 Anthony Winson, The Industrial Diet. The Degradation of Food and the Struggle for Healthy Eating (Vancouver, Toronto : UBC Press, 2013), 90. 11 Jacques Bernier, « Les causes de décès au Québec au xixe siècle : Le problème des sources », Canadian Bulletin of Medical History /Bulletin canadien d’histoire de la médecine (CBMH/ BCHM) 9 (1992) : 245–46. 12 Guilbault, « Statistique partielle », La gazette médicale de Montréal 2, no. 9 (1888) : 397–404. 13 Vingt-cinquième rapport annuel du Conseil d’hygiène de la province de Québec (Conseil d’hygiène de la province de Québec, 1919). 14 Huitième rapport annuel du service provincial d’hygiène pour l’année 1929–1930 et de la démographie pour l’année 1929. (Service provincial d’hygiène, 1930), tableau 113. 15 Ces limites méthodologiques ont aussi été soulevées par Maurice Aymard dans « Pour l’histoire de l’alimentation : Quelques remarques de méthode », Annales. Histoire, Sciences Sociales 30, no. 2/3 (mars-juin 1975) : 439–42. 16 Levenstein, Revolution at the Table, 109–120, 147–150 ; James Vernon, Hunger. A Modern History (Cambridge, London : The Belknap Press of Harvard University Press, 2007), 81–117. 17 J. Ernest Sylvestre, La consommation du lait dans certains comtés de la province d’après les renseignements fournis par une enquête faite en 1937, 11–17, dossier « Enquêtes effectuées par le docteur Sylvestre », Fonds E 8, ministère de la Santé et des services sociaux (1869–2008), contenant E8 1960-01-484/678, Archives nationales du Québec, centre de conservation de Québec (ANQQ). 18 L’alimentation des enfants. Un moyen de défense contre la tuberculose (Québec : ministère de la Santé et du bien-être social, 1941), 3. 19 Ministère de la Santé, L’alimentation des enfants, 12. 20 Catherine McCuaig, The Weariness, the Fever, and the Fret. The Campaign against Tuberculosis in Canada, 1900–1950 (Montréal, Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1999), 186–202 ; François Rousseau, « L’hygiène publique au Québec de 1887 à 1939 : centralisation, normalisation et médicalisation », Recherches Sociographiques 37, no. 2 (1996) : 217–19, 223. 21 Le bacille de Koch a été découvert en 1882, et les médecins québécois savent au moins depuis le tournant du siècle que la tuberculose pulmonaire se transmet surtout par la salive, les crachats ou le mucus. McCuaig, The Weariness, the Fever, and the Fret, 4–11. 22 Caroline Durand, « Le laboratoire domestique de la machine humaine : La nutrition, la modernité et l’État québécois, 1860–1945 », (Thèse de doctorat, histoire, Université McGill, 2011), 301–6. 23 Document L’examen médical à l’école (Manuel à l’usage du personnel des unités sanitaires), 1965, feuillet manuscrit non paginé et p. 16, dossier « Bureau du sous-ministre— Hygiène scolaire », Fonds E 8, contenant E8, S2 1960-01-580/141, ANQQ. 24 La plupart de ces recherches s’inscrivent dans le courant des études culturelles sur la nutrition. Charlotte Biltekoff en effectue un bilan historiographique dans « Critical Nutrition Studies », dans The Oxford Handbook of Food History, dir. Jeffrey Pilcher (Oxford, New York : Oxford University Press, 2012), 172–190. Citons à titre d’exemples Marion Nestlé, Food Politics. How the Food Industry Influences Nutrition and Health (Berkeley : University of California Press, 2002) ; Charlotte Biltekoff, Eating Right in America. The Cultural Politics of Food and Health (Durham, London : Duke University Press, 2013) ; John Coveney, Food, Morals and Meanings. The Pleasure and Anxiety of Eating (London, New York : Routledge, 2000) et la quasi-totalité des textes colligés par Harmke Kamminga et Andrew Cunningham dans The Science and Culture of Nutrition, 1840–1940 (Amsterdam, Atlanta : Rodopi, 1995). CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 294 Page 294 caroline durand 25 Ian Mosby, « Making and Breaking Canada’s Food Rules : Science, the State, and the Government of Nutrition, 1942–1949 » dans Edible Histories, Cultural Politics. Towards a Canadian Food History, dir. Franca Iacovetta, Valerie J. Korinek et Marlene Epp (Toronto : University of Toronto Press, 2012), 412–18 ; James Struthers, « How Much is Enough? Creating a Social Minimum in Ontario, 1930–1944 », Canadian Historical Review 72, no. 1 (1991) : 39–83. 26 J. Ernest Sylvestre, La consommation du lait dans certains comtés de la province d’après les renseignements fournis par une enquête faite en 1937, p. 3, dossier « Enquêtes effectuées par le docteur Sylvestre », Fonds E8, contenant E8 1960-01-484/678, ANQQ. 27 La série de quatre études sur la consommation alimentaire à Halifax, Québec, Toronto et Edmonton, effectuées par les docteurs Young, Sylvestre, Nadeau, Patterson, McHenry, Hunter et Pett a été publiée dans le Canadian Public Health Journal 32, no. 5 (mai 1941) : 236–65. 28 Dominion Bureau of Statistics, Family Income and Expenditure in Canada 1937–1938. A Study of Urban Wage-Earner Families, including Data on Physical Attributes (Ottawa, 1941) et Minister of National Health and Welfare, A Report on Nutrition and the Production and Distribution of Food (Ottawa, 1946), constituent les premiers exemples canadiens de ce type d’études sur la consommation et l’alimentation. 29 Aymard, « Pour l’histoire de l’alimentation », 433. 30 Charles-Henri-Philippe Gauldrée-Boilleau et Stanilas Lortie, Paysans et ouvriers québécois d’autrefois. Paysans de Saint-Irénée de Charlevoix en 1861 et 1862 et Compositeur typographe de Québec en 1903 (Québec : Les Presses de l’Université Laval, Les cahiers de l’Institut d’histoire, vol. 11, 1968). Cette édition de 1968 reproduit intégralement les deux études originales, incluant la pagination. Dans la suite du texte, nous réfèrerons aux deux études séparément en utilisant la pagination d’origine. 31 Gauldrée-Boilleau, Paysans de Saint-Irénée, 83–85. 32 Lortie, Compositeur-typographe de Québec en 1903, 72–73. 33 Luigi Tomasi, « La doctrine sociale de Pierre Guillaume Frédéric Le Play », dans Le catholicisme social de Pierre Guillaume Frédéric Le Play, dir. Renzo Gubert et Luigi Tomasi (Milan : FrancoAngeli, 1994), 11–22. 34 Cécile Dauphin et Pierette Pézerat, « Les consommations populaires dans la seconde moitié du xixe siècle à travers les monographies de l’école de Le Play », Annales. Histoire, Sciences sociales 30 ième année, no. 2/3 (mars-juin 1975) : 537. 35 Toute la collection est disponible en ligne via la Bibliothèque nationale de France : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32830863r/date, dernière consultation: 8 mai 2014. 36 On peut croire que Gauldrée-Boilleau surestimait la quantité de nourriture consommée par la famille en lui attribuant des aliments qui pourraient être destinés aux animaux, comme les pommes de terre. Mais puisque le détail des comptes de la ferme mentionne aussi la nourriture des animaux (Paysans de Saint-Irénée, 83–85), nous croyons qu’il a dû séparer correctement les provisions. 37 Étant donné l’ampleur du corpus et la complexité des données qu’on y recense, une telle étude comparative devra faire l’objet de recherches plus approfondies que ne le permet le présent article. 38 Marion Harlow, « Improving Nutrition via the Family Budget », Canadian Public Health Journal 32, no. 9 (1941) : 460–61. 39 Gauldrée-Boilleau, Paysan de Saint-Irénée, 53. 40 Gauldrée-Boilleau, Paysan de Saint-Irénée, 83. Précisons que ces deux ouvriers agricoles, désignés comme des faucheurs et des moissonneurs, sont nourris à partir des provisions de la famille. Astreints à un lourd travail, ils devaient exiger des repas copieux. Mais comme ils ne sont présents que deux semaines sur cinquante-deux, nous n’avons pas soustrait de nourriture des quantités moyennes calculées dans le tableau comparatif, car leur présence à table nous semble trop limitée pour affecter notre comparaison d’une manière déterminante. CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 Patates, pain et lard salé Page 295 295 41 Gauldrée-Boilleau, Paysan de Saint-Irénée, 80–81 ; Lortie, Compositeur typographe, 86–87 ; et Harlow, « Improving Nutrition » , 461. 42 Toutes les quantités ont été divisées par sept, même si ces ménages respectaient presque assurément les règles religieuses concernant les jours maigres. 43 Les sources donnent des quantités précises pour chaque item inclus dans les grandes catégories d’aliments ; nous avons préféré les regrouper pour plus de concision. 44 Dauphin et Pézerat, « Les consommations populaires », 542–46. 45 Winson, The Industrial Diet, 88. 46 Justis von Liebig (1803–1873) fut un des pionniers du modèle thermodynamique de la nutrition. Ses travaux sur la chimie des aliments, publiés en 1847, ont exercé une grande influence sur la médecine et la cuisine en Europe et ont beaucoup contribué à établir la valeur nutritive de la viande. Mark R. Finlay, « Early Marketing of the Theory of Nutrition : The Science and Culture of Liebig’s Extract of Meat», dans The Science and Culture of Nutrition, 1840–1940, dir. Harmke Kamminga et Andrew Cunningham (Amsterdam, Atlanta : Rodopi, 1995), 49–53. 47 Gauldrée-Boilleau, Paysan de Saint-Irénée, 68, 73. 48 Roger Horowitz, Putting Meat on the American Table. Taste, Technology, Transformation (Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2006), 44–46 ; Dauphin et Pézerat, « Les consommations populaires », 542–46. 49 Dauphin et Pézerat, « Les consommations populaire », 544. 50 Sidney Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History (New York : Penguin Books, 1986; première édition, 1985), 158–82, 195 ; Horowitz, Putting Meat, 18–42. 51 Horowitz, Putting Meat, 14; Winson, The Industrial Diet, 88. 52 Cette promotion accrue du lait se manifeste, par exemple, par la publication de brochures comme celle d’Helen MacMurchy, Canadiens, buvez du lait ! (Ottawa : ministère des Pensions et de la Santé nationale, 1929). Sur la promotion du lait à l’école, voir Durand, « Le laboratoire domestique de la machine humaine », 293–300, 306–10. Le numéro thématique de la revue Cap-aux-Diamants 71 (2002), entièrement consacré à l’histoire du lait, est également pertinent sur cette question. 53 Mintz, Sweetness and Power, 158–82 ; Horowitz, Putting Meat, 71 ; Martin Bruegel, « How the French Learned to Eat Canned Food, 1809–1930s », dans Food Nations. Selling Taste in Consumer Societies, dir. Warren Belasco et Philip Scranton (New York, London : Routledge, 2002), 113–30 ; Dauphin et Pézerat, « Les consommations populaires », 546. 54 Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise (Montréal : les éditions du remue-ménage, 1993), 191–92. 55 Durand, « Le laboratoire domestique de la machine humaine », 314. 56 Harlow, « Improving Nutrition », 461. 57 Les typographes ont été parmi les premiers ouvriers à fonder des syndicats ; Jacques Rouillard, Histoire du syndicalisme québécois (Montréal : Boréal, 1989), 17. En décrivant certaines stratégies économiques des familles ouvrières, Bettina Bradbury souligne que l’épouse d’un typographe pouvait acheter une meilleure diète que la moyenne des ménagères. Voir Working Families,163. 58 Copp, The Anatomy of Poverty, 30–43 ; Bradbury, Working Families, 80–117 et en particlier, 93. 59 Nutrient value of some common foods, (Health Canada, 2008), 16. Pour une seule pomme de terre, on estime que le premier mode de cuisson donne 45 calories de plus que le second ; on perd aussi 7mg de vitamine C en faisant bouillir une pomme de terre pelée. 60 Dans La grande erreur du pain blanc, le docteur Aurèle Nadeau fustigeait la meunerie moderne, répandue dans les grandes minoteries dans les années 1880, transformant la farine avec des cylindres de d’acier, de fer, ou de porcelaine pour la rendre la plus CBMH 32.2_Durand Nov 04 2015 08:33:16 296 Page 296 caroline durand blanche possible et allonger sa durée de conservation (3–10). La meunerie traditionnelle, faite avec des meules de pierre, conservait le germe de blé, ce qui faisait rancir la farine, mais la rendait aussi plus nourrissante. Voir également Michael Pollan, In Defense of Food. An Eater’s Manifesto (New York : The Penguin Press, 2008), 107–10. Selon toute vraisemblance, les Gauthier devaient manger du pain fait de grain moulu sur pierre ; les Drolet, un pain blanc plutôt appauvri ; quant à la famille de Montréal, son pain pouvait être plus riche en raison des mesures créées par le gouvernement canadien durant la guerre concernant la farine. 61 J.L. Anderson, « Lard to Lean : Making the Meat-Type Hog in Post-World War II America », dans Food Chains. From Farmyard to Shopping Cart, dir. Warren Belasco et Roger Horowitz (Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2009), 29–46. 62 Amélie DesRoches, Hygiène de l’alimentation et propriétés chimiques des aliments, suivi d’un cours théorique sur l’art culinaire (Neuville, s.n., 1912), 9. 63 On peut entendre le professeur à la retraite Jacques Goulet (sciences et technologies des aliments, Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation, Université Laval) sur ce sujet lors de son passage à l’émission Bien dans son assiette lundi le 6 mai 2013 (disponible en ligne http://www.radio-canada.ca/emissions/bien_dans_ son_assiette/2012-2013/chronique.asp?idChronique=290656), dernière consultation : 15 mai 2014. Voir également Anne-Marie Meyer, « Historical Changes in the Mineral Content of Fruits and Vegetables », British Food Journal 99, no. 6 (1997) : 207–11; Michael Pollan, In Defense of Food, 118–124. 64 Robert Albritton, Let Them Eat Junk. How Capitalism Creates Hunger and Obesity (Winnipeg : Arbeiter Ring Publishing, 2009), 117 ; Pollan, In Defense of Food, 118. 65 Winson, The Industrial Diet, 156–66.