Les Étonnants Voyageurs posent leur sac au Mali, par

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Les Étonnants Voyageurs posent leur sac au Mali, par
EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Les Étonnants Voyageurs posent leur sac au
Mali, par Nicolas Michel
Envoyé spécial Jeune Afrique à Bamako, publié le 23 novembre 2010
Du 22 au 28 novembre les festivités se dérouleront dans plusieurs villes du Mali. ©
www.etonnants-voyageurs.net
Pour le cinquantenaire des indépendances africaines, le Festival international du livre et du
film Étonnants Voyageurs fait honneur à l’Afrique. Entre Bamako et les autres provinces les
écrivains et artistes invités sont allés à la rencontre des richesses culturelles du Mali.
Pas de répit pour les écrivains invités à participer aux festivités d'Étonnants Voyageurs, au
Mali, du 22 au 28 novembre 2010. Alors que les « stars » de la littérature africaine comme
Alain Mabanckou, Florent Couao-Zotti, Cheikh Hamidou Kane, Emmanuel Dongala et bien
d'autres encore sont attendues à Bamako pour les conférences, rencontres et débats qui auront
lieu en fin de semaine, d'autres sont déjà à pied d'œuvre dans plusieurs villes de province.
À Kayes, Kita, Koulikouro, Ségou, Sikasso, Mopti et Kouakourou, des auteurs d'origines
diverses vont à la rencontre des lycéens avec un honorable objectif : promouvoir le livre et la
lecture auprès des plus jeunes. La romancière Léonora Miano donne une conférence à
Koulikouro en compagnie du slammeur Rouda. L'écrivain voyageur Yves Pinguilly intervient
à Kita tandis que l'auteur de polar gabonais Janis Otsiemi présente son travail à Mopti. À
Ségou, les élèves du Lycée Michel Allaire réservent un accueil dynamique à l'écrivain malien
Fodé Moussa Sidibé, à la journaliste et écrivaine Valérie Marin la Meslée ainsi qu'au
slammeur Aziz Siten'k du collectif Aslama.
Point de vue extérieur
Les questions fusent, directes. Certaines sont naïves. Pourquoi avez vous décider d'écrire ?
Pourquoi avez vous choisi ce titre pour votre livre ? Quelle est la différence entre la poésie et
le slam ? Tandis que d'autres le sont beaucoup moins. Ainsi, l'un des élèves du lycée insiste
pour savoir comment est perçu le système éducatif du Mali, de l'étranger. Un journaliste
malien tente de lui répondre, il est vertement écarté. Ce que le lycéen veut, c'est le point de
vue d'une personne extérieure au pays. Manière de dire son inquiétude quand au malaise de
l'éducation dans le pays...
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Au-delà de la polémique, Siten'k remporte un franc succès en parlant de slam. Cette poésie
urbaine née aux États-Unis et qui a essaimé avec succès en France – avec Grand Corps
Malade notamment – avant de séduire les Maliens. Rien de surprenant à vrai dire : la poésie
déclamée, contemporaine, ne pouvait que trouver une oreille attentive dans un pays où
l'oralité a joué et continue de jouer un rôle important. Au passage, on notera que le collectif
Aslama doit sa naissance à la venue, en 2005 et à l'instigation du Festival Etonnants
voyageurs, du slammeur français Rouda. Aujourd'hui, il est en quelque sorte devenu le parrain
de tous les slammeurs du pays. Et sans doute, de ceux qui viendront demain.
« Huit écrivains africains racontent
l’Afrique qui vient »
Dossier « Le Monde » publié le 10 décembre 2010.
Mais qui pouvait mieux raconter l’Afrique qui vient que les écrivains francophones ayant
participé au festival Etonnants Voyageurs de Bamako ? Le Monde a demandé des textes à huit
d’entre eux. Les voici dans leur intégralité.
Avant de donner la parole à huit auteurs africains, l’envoyé spécial à Bamako par Le
Monde, Frédéric Joignot, raconte le festival, ses enjeux, ses moments forts, ses
rencontres, mais nous parle aussi du présent, de l’avenir du continent et de l’émergence
d’un nouveau monde au cœur des grandes cités…
Frédéric Joignot :
"Tu commandes un poulet zoum zoum (à la sauce tomate), plutôt un poulet bicyclette (maigre
et musclé), ou un poulet télévision (grillant dans un étal de verre)." Ramsès, un des rappeurs
fameux de Bamako, une armoire en jeans XL, barbiche taillée en pointe, brillants aux oreilles,
chaînes d’argent battant sa poitrine, cherche des expressions afro-françaises savoureuses. Un
poulet aura suffi pour montrer combien on bouscule le français ici, au Mali, autant que dans
Mémoires de porc-épic (Seuil, 2006), du Congolais Alain Mabanckou.
Il faut encore entendre Ramsès rapper le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy avec son
compère le slameur Amkoullel, la colère et l’ironie qu’ils mettent en scandant : "L’homme
africain n’est pas assez entré dans l’histoire… Il ne connaît que l’éternel recommencement du
temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles." Un tel déni
fait enrager quand, comme Amkoullel, on est le petit-neveu d’Amadou Hampâté Bâ, le grand
romancier et ethnologue malien qui a écrit la saga millénaire de l’empire peul.
Ramsès et Amkoullel étaient invités au huitième festival Etonnants Voyageurs de Bamako, du
22 au 28 novembre, une manifestation qui a révélé aux journalistes la nouvelle génération des
écrivains africains francophones… Libar Fofana, Alain Mabanckou, Léonora Miano, Patrice
Nganang, Véronique Tadjo, Abdourahman Waberi pour les plus connus.
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COMBATS LITTÉRAIRES
Aprement débattu dans les conférences publiques du festival, essaimé dans plusieurs hauts
lieux de la terriblement polluée capitale malienne (le Musée national, le Centre culturel
français, le Palais de la culture), le thème de cette édition a été l’Afrique sous le signe du 50e
anniversaire des indépendances. Il faut avoir entendu Christiane Yandé Diop, la directrice aux
tempes blanches et à la pugnacité indestructible des éditions Présence africaine - et de la
fameuse librairie du même nom à Paris -, raconter combien elle et son mari, Alioune Diop,
ont dû se battre pour publier, dès les années 1950, les grands auteurs africains ou antillais
d’alors, Mongo Beti, Aimé Césaire, Jacques Rabemananjara, Bernard Dadié, Léopold Sédar
Senghor, Cheikh Anta Diop et beaucoup d’autres. L’indépendance africaine s’est aussi
conquise à travers ces combats littéraires et intellectuels, à une époque où, déjà, le pouvoir
français reniait l’histoire des colonisés.
La confiscation des mouvements d’indépendance par des leaders omnipotents et corrompus,
le pouvoir occulte de la Françafrique, la sanglante guerre du Rwanda, la découverte par les
Africains eux-mêmes qu’ils ne sont pas seulement des victimes de la colonisation mais qu’ils
peuvent s’autodétruire, tout cela aussi fut débattu, passionnément, douloureusement, par les
écrivains invités et des jeunes Maliens, lycéens, étudiants, intellectuels, venus en nombre
remplir les salles du festival.
Une actualité lourde faisait toile de fond à toutes ces discussions : l’imminente élection
présidentielle en Côte d’Ivoire, opposant l’insubmersible Laurent Gbagbo et l’ancien premier
ministre Alassane Ouattara. Un scrutin important pour l’avenir de l’Afrique de l’Ouest, ce que
nul n’ignore au Mali. Allait-il se dérouler sans violence, sans intimidations, sans fraude ? Le
vote populaire pourrait-il mettre fin à la violence politique qui déchire la Côte d’Ivoire depuis
2002 ? Les partisans de chacun des deux partis en lice accepteront-ils les résultats des urnes "autrement dit, la démocratie est-elle possible dans mon pays ?", demandait l’écrivain
Véronique Tadjo ? A l’approche du deuxième tour du scrutin, le 28 novembre, ces questions
inquiètes revenaient, chaque heure, chaque jour, au festival, mais aussi dans tout Bamako, où
vit une importante diaspora ivoirienne.
Deux exemples parmi d’autres de cette tension. Nous sommes dans un "maquis" (un
restaurant-bar dansant) à trois kilomètres du centre ville, le long du "goudron", une des
autoroutes irrespirables filant vers Bamako. Sous deux arbres poussiéreux, deux jeunes
Ivoiriennes, un papillon de tissu bariolé noué sur la tête, préparent bananes poêlées, manioc à
l’étouffée et brochettes de poulet. Elles écoutent les actualités à la radio.
Autour d’elles, quatre jeunes Maliens et Ivoiriens piochent dans une assiette de manioc
assaisonné. L’un, baskets montantes, tee-shirt glitter, MP3 à l’oreille, 25 ans, a dû quitter
Abidjan en catastrophe en 2005. Il s’est fait arrêter un soir par la police, a protesté, a aussitôt
été déclaré "rebelle", battu, menacé. Il a préféré partir pour Bamako, où il survit tant bien que
mal en faisant le DJ dans les maquis. "On est plus libre ici, dit-il, ce n’est pas la guerre larvée
comme là-bas." La cuisinière, elle, a quitté Yamoussoukro, la deuxième ville de Côte
d’Ivoire. Elle craint que la violence éclate après l’élection, surtout si les résultats sont serrés.
Pour les jeunes Maliens attablés, la grave crise politique et économique ivoirienne est une
calamité. Des grands frères, des cousins allaient régulièrement à Abidjan pour tenter de
gagner de l’argent, tant la Côte d’Ivoire a toujours été considérée ici comme le grand frère à
succès du Mali.
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Même tension dans le lobby de l’hôtel 3-étoiles où je suis descendu. Une dizaine d’employés
maliens font cercle autour d’une télévision, très attentifs au journal télévisé. Ils viennent
d’apprendre que deux militants d’Alassane Ouattara ont été tués à Daloa, au centre de la Côte
d’Ivoire. "Qu’est-ce qui se passe en Afrique ?, se lamente le caissier de l’hôtel. Nous sommes
incapables de nous gouverner ? Nous ne pouvons pas arriver à tenir des élections calmes ? Je
suis triste, si vous saviez ! " Ses collègues tiennent des propos tout aussi désolés, d’autant que,
jusqu’ici, la campagne électorale s’était déroulée dans le calme, et qu’au premier tour, le 31
octobre, 83% des Ivoiriens avaient voté. Une score historique.
"AFRICA IS THE FUTURE"
Au Festival Etonnants Voyageurs, écrivains et étudiants ont beaucoup discuté de la Côte
d’Ivoire, des drames de la démocratie africaine et des dirigeants autoritaires qui s’accrochent
au pouvoir. Alain Mabanckou n’a pas de mots assez durs pour qualifier ces derniers - lire son
texte "Les Soleils de ces indépendances". Le Béninois Florent Couao-Zotti, l’auteur de Si la
cour du mouton est sale, ce n’est pas au cochon de le dire (Le Serpent à Plumes, 202 p., 16 €),
préfère les railler avec un humour qu’il a aiguisé dans le journal satirique Le Canard du golfe :
"Pour huiler les rouages du système, écrit-il dans son blog L’Atelier-café, et lui permettre de
se perpétuer, on ’arrose à grande eau’. La prébende devient institutionnelle. Pas alors étonnant
que les organes de contrôle ne deviennent, en fin de compte, que des institutions cosmétiques.
Le peuple, pendant ce temps, continue de trimer."
Mais c’est de l’avenir de l’Afrique qu’ils préfèrent tous parler, et de pourquoi ils se sont
retrouvés à Bamako. Cette année n’a-t-elle pas été déclarée "L’année de l’Afrique" quand
l’Afrique du Sud accueillait la Coupe du monde de football et que plusieurs pays fêtaient le
cinquantenaire des indépendances ?
"Africa is the future" : l’écrivaine camerounaise Leonora Miano portait fièrement un tee-shirt
avec ce slogan le troisième jour du festival, et plusieurs conférences-débats ont tourné autour
de ce futur. Où se jouera-t-il sinon dans les grandes capitales francophones en voie de
mondialisation, Abidjan, Bamako, Dakar, Douala, Kinshasa, "ces villes monstrueuses,
hybrides, tentaculaires, métissées, multiculturelles, créolisées", comme l’écrivent Moussa
Konaté et Michel Le Bris, codirecteurs d’Etonnants Voyageurs à Bamako dans leur texte
d’appel aux écrivains ?
Ces villes qui, déjà, grâce au brassage d’Internet, à la multiplication des supports de
communication, à travers la mondialisation des économies et l’émergence d’un monde
multipolaire où chacun sait qu’un jour l’Afrique trouvera sa place, commencent à se faire
entendre - et à montrer leurs talents. Comme le dit Amkoullel, le slameur star de Bamako :
"Grâce à Internet, tout le monde existe, même l’Afrique et les pauvres Africains, affamés,
sous dictature ou autre malédiction divine. ’Je suis vu, donc je suis.’ Maintenant, l’Afrique a
la possibilité de raconter son histoire avec ses mots, et de se montrer comme elle se voit ou
souhaiterait être vue."
Mais qui pouvait mieux raconter l’Afrique qui vient que les écrivains francophones ayant
participé au festival Etonnants Voyageurs de Bamako ? Nous avons demandé des textes à huit
d’entre eux. Les voici dans leur intégralité. Cinq ont été publiés en même temps dans Le
Monde Magazine du 4 décembre, disponible dans les kiosques ce week-end. Frédéric Joignot
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1)Florent Couao-Zotti
Florent Couao-Zotti, béninois, 46 ans, est journaliste, rédacteur en chef du journal
satirique Abito, romancier, auteur de théâtre et scénariste. Figure de la nouvelle littérature
africaine, il a obtenu le prix Kourouma 2010 pour son dernier ouvrage, un polar, Si la cour
du mouton est sale, ce n'est pas au porc de le dire (Serpent à Plumes, 202 p., 16 €).
Robert, encore appelé "Mine Dure", adjudant de son armée, avait un regard sombre et froid.
Depuis ce matin, alors même qu'il soufflait ses cinquante bougies, des nouvelles qu'il avait
enfouies dans le secret de sa conscience étaient venues lui crever le moral.
Dès l'aube, il s'était lavé selon la vieille croyance qui veut qu'à son anniversaire, on se baigne
recto verso pour se débarrasser de toutes les crasses. Habillé de neuf, il s'était alors installé sur
sa terrasse pour le petit-déjeuner. Bien sûr, il l'avait usée jusqu'au matin, Joséphine, la garce
qu'il était allé ramasser dans un bordel. Bien sûr, il avait puisé dans la caisse commune que
ses confrères et lui alimentaient en rançonnant les automobilistes sans pièces. Bien entendu, il
avait cassé de l'opposant, des marcheurs qui, sous couvert de démocratie, voulaient montrer
muscles et virilité au président de la République. D'ailleurs, si Dieu est Juste, il recevrait de sa
hiérarchie des félicitations en sus de ce qu'il attendait de ses amis pour ses cinquante
lampions. Car, la tradition voudrait, depuis l'apparition des portables, qu'on vous souhaite les
Happy Birthday ! de loin. Et Robert, en bon bling-bling man, avait trois mobiles de trois
différents réseaux.
Quand le premier appareil sonna, il se raidit aussitôt.
"Oui, Robert, c'est moi, lui dit une voix de femme. C'est Madé. Vingt ans que je te cherchais.
Souviens-toi, j'étais la présidente de la Mutuelle des ressortissants de Katagon. On t'avait
confié la caisse de l'association et tu as disparu avec. Deux cent mille, qu'il y avait dedans.
Dieu a voulu que je te retrouve. Si on compte les intérêts depuis ce temps, tu nous dois…"
Robert coupa aussitôt la communication. Il aimerait l'avoir vis-à-vis, cette face de babouin :
pour sûr qu'il lui rabotera le groin. Il avait eu des problèmes, lui : on ne peut pas être issu d'un
polygame aux eaux dispersées et être bien éduqué. Cet argent lui avait servi à payer l'école et
le reste, le reste, eh bien… Ses tempes se mirent à battre la breloque, il se servit un café noir
qu'il avala derechef. Au même moment, le deuxième mobile retentit.
"Allô !, résonna à l'autre bout une voix d'homme. Robert, c'est moi Cyriaque !
– Cyriaque ?
– C'est moi, ton collègue ivoirien. On avait appartenu à un groupe de mercenaires mobilisés
par Charles Taylor au Liberia. Souviens-toi des cent civils qu'on a égorgés dans le comté de
Nimba. Le charnier a été découvert et Taylor, dont le procès est en cours, a sorti nos noms.
Comment peut-on faire pour échapper à la Cour pénale internationale ?"
Robert éteignit aussitôt son téléphone. C'est vrai qu'il a eu plusieurs vies mais, pourquoi les
choses que vous avez faites hier sous le boubou vous sont aujourd'hui jetées à la face sous
prétexte qu'on veut rendre justice ? Taylor serait-il plus criminel que Prince Johnson qui a
découpé en rondelles Samuel K. Doe ? Au même moment, son troisième téléphone se mit à
pétiller. Cette fois-ci, c'était son chef.
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"Allô ! commandant ?
– Allô ! adjudant, garde-à-vous !"
Robert s'exécuta et mit la réception sur mains libres.
" Oui, adjudant, commença l'officier, il y a une association de femmes baptisée “Groupement
des victimes de Mine Dure”. Elles sont une cinquantaine et disent avoir été violées par toi
lors de tes opérations de ratissage en banlieues. Elles ont conçu chacune un enfant et sont
venues avec eux. Je ne peux que leur accorder du crédit parce qu'ils te ressemblent, avec leur
laideur !
– Rectificatif, commandant…
– Adjudant, si tu as envie de dire ton mot, tu dois venir au camp prouver que ton mangala
n'est pas aussi vicieux que ces dames le prétendent.
– Compris, commandant, mais est-ce que tout cela compromet ma présence au défilé militaire
du cinquantenaire de l'indépendance ? "
Et c'est là que le commandant explosa de rire. On devinait un gros gaillard à la mâchoire forte
et allongée. Il coupa le téléphone.
Robert se rassit aussitôt. Il ne sut quoi penser. En attendant de répondre un jour de toutes ces
accusations, il se rengorgea comme un dindon. La journée avait bel et bien commencé. Son
cinquantenaire aussi. Florent Couao-Zotti
2) Léonora Miano
Après avoir vécu à Douala, Léonora Miano vient en France en 1991 et se découvre
"afropéenne". Cette camerounaise âgée de 37 ans est l'auteure d'un roman triptyque sur le
destin de l'Afrique, L'Intérieur de la nuit, Contours du jour qui vient, Les Aubes
écarlates (Plon, 2005-2009). Elle vient de publier Blues pour Elise (Plon, 200 p., 18 €)
Identité frontalière. C'est par ce terme que je définis habituellement ma propre identité. Elle
est frontalière, ancrée, non pas dans un lieu de rupture, mais, au contraire, dans un espace
d'accolement permanent. La frontière est l'endroit où les mondes se touchent, inlassablement.
C'est le lieu de l'oscillation constante : d'un espace à l'autre, d'une sensibilité à l'autre, d'une
vision du monde à l'autre. C'est là où les langues se mêlent, pas forcément de manière
tonitruante, s'imprégnant naturellement les unes des autres, pour produire, sur la page blanche,
la représentation d'un univers composite, hybride.
La frontière évoque la relation. Elle dit que les peuples se sont rencontrés, quelquefois dans la
violence, la haine, le mépris, et qu'en dépit de cela, ils ont enfanté du sens.
Ma multi-appartenance est porteuse de sens. Elle rappelle à ceux qui croient en la fixité des
choses, des identités notamment, que non seulement la plante ne se réduit pas à ses racines,
mais que ces dernières peuvent être rempotées, s'épanouir dans un nouveau sol. Une plante
peut également croiser ses racines avec celles d'une autre, et engendrer un nouvel être vivant.
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Le monde auquel nous appartenons est d'abord celui que nous portons en nous. Née au
Cameroun, pays dont les langues officielles sont le français et l'anglais, avec des dizaines de
langues locales, j'ai grandi dans un environnement qu'on dira acculturé, puisqu'on n'y parlait
que le français. Pourtant, l'Afrique, terre puissante, extrême, n'a eu aucun mal à pénétrer cette
bulle, pour la marquer de son empreinte. Elle était dans la famille élargie qui avait souvent
conservé des usages anciens, dans les comptines que chantait ma grand-mère, dans l'odeur de
la terre, dans le mouvement des êtres et des choses, dans la qualité de la lumière, dans la
fureur des orages tropicaux, dans le tumulte des rues, dans les fleurs qui ne poussent que làbas, dans les jeux, dans le peigne qui crissait dans mes cheveux lorsqu'on me les tressait, dans
les superstitions, dans l'alimentation, dans la langue que parlaient les adultes, lorsqu'ils ne
voulaient pas être compris des enfants. Ce continent a nourri mon imaginaire, autant que des
éléments venus d'ailleurs l'ont fait.
Si mes compatriotes m'ont toujours perçue comme étrange, étrangère, ils n'ont pas pu me faire
douter de mon africanité. Très tôt, ce qu'ils m'ont fait comprendre, c'était que leur monde
n'était qu'en partie le mien. Je suis, depuis toujours, une Afro-Occidentale parfaitement
assumée, refusant de choisir entre ma part africaine et ma part occidentale. Généralement,
lorsqu'on s'exprime ainsi, on est taxé de mal blanchi, de nègre complexé, honteux de ses
origines. Il me semble, cependant, que ce que j'affirme pour moi-même est bel et bien la
réalité actuelle de ma terre natale.
En effet, l'Afrique, telle que nous la connaissons aujourd'hui, est une construction européenne.
Ce sont les Européens qui l'ont baptisée, dessinée, créant des fractures au cœur d'ensembles
homogènes, imposant leur langue par des politiques d'assimilation, comme le firent les colons
français. Dans un pays comme le Cameroun, la diversité des langues locales a facilité
l'implantation des langues coloniales, les populations ne se comprenant pas d'une région à
l'autre, et aucune des langues du pays n'étant majoritaire. Ainsi, les Camerounais utilisent-ils
beaucoup le français et l'anglais pour communiquer entre eux. Bien sûr, ils parlent ces langues
à leur manière, y imprimant le rythme de leur accent, y diffusant des images propres à leur
culture. Néanmoins, quand on sait combien une langue structure le mental de ses locuteurs, il
est aisé de s'apercevoir que l'histoire a métissé les peuples africains.
Etre un Africain, de nos jours, c'est être un hybride culturel. C'est habiter la frontière. Le
reconnaître, c'est être honnête envers soi-même, regarder en face ses propres réalités, et être
capable de les infléchir. Il ne s'agit pas de chercher à valoriser l'une ou l'autre des
composantes de cette identité, mais de se dire qu'on a le privilège rare de pouvoir choisir le
meilleur de chaque culture. Qu'on y songe un peu. Les Européens n'ont pas cette possibilité.
Pour eux, qui ont cru dominer éternellement le monde, la multi-appartenance est vécue
comme une perte de repères.
C'est dans un tel contexte qu'apparaissent des aberrations comme le ministère français de
l'identité nationale. L'Europe n'a pas encore pénétré dans le monde que symbolise Barack
Obama. Un pays comme la France renâcle à s'ouvrir sur ses marges, et ne le fait que sous la
contrainte, lorsque les banlieues brûlent ou que l'outre-mer se soulève. Il tente d'imposer au
réel des notions dépassées, en exigeant, par la bouche des commentateurs de l'actualité, le
dessaisissement de soi que réclamait l'assimilation. Léonora Miano
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3) Véronique Tajdo
Née à Paris d'un couple mixte, Véronique Tajdo, ivoirienne, âgée de 55 ans, grandit en
Côte d'Ivoire. Romancière, elle raconte la tragédie du Rwanda (L'Ombre d'Imana, Actes
Sud, 2000), puis l'histoire de son pays (Reine Pokou, Actes Sud, 2005, Grand prix littéraire
de l'Afrique noire). Elle vit aujourd'hui à Johannesburg. Dernier ouvrage : Loin de mon
père (Actes Sud, 188 p., 18 €).
Avant, je pensais que la ville m'aimait. J'avais l'impression qu'elle donnait toujours un peu
plus, qu'elle distribuait des bonnes surprises sans attendre les jours de fêtes. Le matin, elle
s'alliait au soleil pour nous apporter des cadeaux plein les bras. Je la trouvais très belle avec
ses yeux pétillant d'avenir. Une vraie princesse, la perle des lagunes. J'ai toujours pensé que
j'avais de la chance d'habiter là, dans cette ville qui s'ouvrait au monde tout en gardant son air
bien à elle.
Certes, les rues du Plateau avaient déjà une mine trop sûre et Abidjan aimait à se comparer
aux plus belles capitales du monde, mais c'était sans méchanceté, sans grande rivalité. Le
matin se lève tôt à Abidjan et les buildings pointus brillent de mille feux. Mais quand la nuit
descend, les grillons enfantent l'obscurité et lui donnent cette douceur des temps passés. Ce
que j'aime aussi, ce sont les chauves-souris qui se dispersent dans le ciel comme des bancs de
poissons dans la mer.
Il y a des villes qui vous regardent en baissant les yeux, comme ça, parce qu'elles ont manqué
une occasion de bien faire et qu'elles savent qu'il aurait mieux valu y réfléchir à deux fois. Des
villes nostalgiques parce qu'elles se sentent délaissées, mais qui pourtant veulent encore y
croire, plus fort que jamais, tous ces espoirs qui semblent aller à la casse.
Je pense à nous. Lorsque je t'ai rencontré pour la première fois, je te connaissais déjà depuis
longtemps. La tendresse que tu me donnes vient de l'épaisseur du passé, de l'intensité de nos
soupirs. Je vois le creux de ta nuque et j'ai le souffle coupé. Tu m'offres une autre chance
d'aimer. Je ne sais plus quand notre histoire a commencé, le moment exact où tu as caressé
mes cheveux, tenu ma nuque entre tes mains. Le jour où tu m'as embrassée dans le jardin vert
clair. A côté de nous, des enfants mangeaient des mangues à pleine bouche. Avec tendresse,
tu as vaincu toutes mes incertitudes.
Je me souviens exactement du moment où mon corps est devenu mou. Ce jour-là, nous avons
traversé le quartier main dans la main et les vendeuses nous ont salués en riant. Dans ta
chambre, mes bras se sont refermés sur toi comme pour te boire. L'instant d'après, tu as décidé
d'inonder lentement mon être, de venir éclater dans ma tête en mille électrons libres. Depuis,
j'ai gardé le sel de ta peau et le goût de ta sueur sur ma langue.
Quand la guerre sera terminée, nous pourrons reconstruire, loin du capharnaüm de notre
désastre. Oui, nous réinvestirons la ville. Tu marcheras en te penchant légèrement en avant
comme tu le fais toujours. Tu avanceras à grands pas et je te demanderai de m'attendre. Alors,
tu me regarderas, surpris, et tu ralentiras.
Quand la guerre sera terminée, tout rentrera dans l'ordre. Nous irons au hasard de nos envies.
Nous nous arrêterons pour boire un verre par ici ou pour manger un morceau par là. De la
viande grillée, parfois de l'alocco qui brûle les doigts. Surtout remonter le rythme aisé du
temps, retrouver un peu de ces heures d'antan. Se perdre dans la ville, se laisser emporter par
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sa force. Avec toi, je sais que je retrouverai la beauté, qu'elle prendra de nouvelles formes. J'ai
besoin de ton regard neuf, de ton regard ancien.
Quand la guerre s'arrêtera, les blessures auront cicatrisé. Nous pourrons recommencer à
penser aux autres et non plus seulement à notre survie. Chaque visage, chaque nom, raconte
une histoire. Nos yeux se parlent, nos mains se rapprochent.
Quand la guerre s'arrêtera, je te demanderai de venir vivre avec moi. Nous n'aurons plus à
nous cacher, à mentir ou à voler des bribes de temps. J'ouvrirai très grand les portes et les
fenêtres de ma maison. Vois, comme j'ai fait réparer la toiture, comme j'ai changé la boiserie
mangée par les termites. Vois, comme j'ai repeint les murs pour qu'il fasse toujours frais. Les
fleurs auront de nouveau poussé dans le jardin et la pelouse sera épaisse. Je m'endormirai près
de toi sans peur de tout perdre. Ta peau me sera familière, ton corps bien calé contre le mien.
Mes réveils ne me sembleront plus stériles et les nuages ne resteront plus sales et délavés.
Il y a des villes, comme Abidjan, qui continuent à faire des promesses dans les moindres
détails, mais sans accumuler de preuves. La paix est un rêve exquis et chaud. Entre mer et
lagune, la ville se laissera caresser par l'haleine moite du pays. Véronique Tajdo
4) Amkoullel
Amkoullel, malien, slameur de Bamako. Son nom provient d'un roman du grand écrivain
malien Amadou Hampaté Bâ. Amkoullel a découvert le rap en 1993. Il a publié deux
albums assez confidentiels, Infaculté (2002) et Surafin (2003). Puis, en 2007, c'est Waati
Sera qui le rend célèbre avant, cette année, Ne Ka Mali !
*Les extraits de chanson proviennent de Waati Sera et de Ne Ka Mali !, disponibles en
téléchargement. Amkoullel est présent sur myspace, Facebook et des plates-formes en ligne.
L'Afrique de demain, plus forte, plus grande, c'est ensemble, c'est aujourd'hui, c'est
maintenant, c'est tout de suite ! L'Afrique qui vient a ouvert les yeux sur le fait qu'elle
participe à l'histoire et à l'économie mondiale, même si on a longtemps essayé de lui faire
croire qu'elle n'était qu'un navire en perdition que le reste du monde devrait éternellement
secourir : An tôguô tian nen don (On parle mal de nous) / Ou ko ka Farafina débé bè ko (Il
paraît que nous sommes ceux qui restent à la traîne) / Ko konguon kèlè minoguo dron de bè an
bara (Qu'il n'y a que guerre et famine chez nous) / O dé b'a to, n'ou t'an bogna (Voilà
pourquoi ils ne peuvent nous respecter). (Extrait de Fafarina*.)
L'Afrique d'aujourd'hui est déjà ce qu'elle sera demain. Regardez les adolescents africains des
capitales. Quelle réelle différence, en dehors du niveau de développement économique de sa
société, y a-t-il entre un adolescent de New York, de Paris ou de Bamako ? Ils regardent tous
Avatar (le film), écoutent du Lady Gaga, téléphonent avec les derniers iPhones, et surfent sur
SkyRock avec leur computeur portable ou pas, dernier cri ou pas, flambant neuf ou pas.
Ces adolescents ont certes des bases, cultures, valeurs, repères différents, mais ils
appartiennent à une nouvelle espèce de Terrien qui échappe aux affinités et aux capacités à
communier liées à la situation géographique ou au pouvoir économique. Tous parlent plus ou
moins la même langue. Grâce à Internet et aux nouvelles technologies, tout le monde existe,
même l'Afrique et les pauvres Africains, affamés, sous dictature ou autre malédiction divine.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
"Je suis vu, donc je suis." Maintenant, l'Afrique a la possibilité de raconter son histoire avec
ses mots, et de se montrer comme elle se voit ou souhaiterait être vue.
La télé, malheureusement, montre rarement l'Afrique sous son meilleur jour, ce qui, au-delà
de renforcer cette image de terre de désolation sans futur possible auprès des non-résidentssur-le-continent-africain, conditionne les autochtones eux-mêmes, qui se retrouvent
convaincus que tout est joué d'avance et que jamais nous ne nous en sortirons.
Soit c'est du mépris, ou pire de la pitié / Comment respecter des éternels assistés / Tellement
de préjugés, merci la télé. Lobotomisé, s'auto-dénigrer (Extrait de Fafarina*.)
Je pense à ces livres d'histoire qui regorgent d'"histoires" allant même parfois jusqu'à nous
dire que nous n'en avons pas. Tout cela déstabilise, installe le doute et tue le rêve. Tout
changement commence par un rêve. Du rêve, on passe à l'idée qu'il peut devenir réalité. Et
quand on a foi en cette idée, on fait ce qu'il faut pour lui donner vie. Les Africains veulent que
les choses bougent, et elles bougent forcément vu que les Africains ont eux-mêmes déjà
"bougé". Cela est un fait. Mais peu importe la direction que va prendre ce déplacement,
l'élément indispensable pour transformer ce mouvement en force est l'éducation,
l'alphabétisation, une bonne formation scolaire, gratuite et accessible au plus grand nombre.
Depuis 90, l'école malienne, glisse dans la crise / Les solutions proposées frisent le ridicule /
Des élèves et des étudiants que nul ne calcule / Voilà venir l'heure du pécule / Secteur privé,
oui développé, Education nationale, oubliée / Un pauvre n'a pas besoin d'instruction. Juste
appliquer les instructions (Extrait de Kalan)*.
L'Afrique d'aujourd'hui sait que personne ne viendra la sauver. On émigre de moins en moins
attiré par les lueurs d'un mirage de luxe et de société parfaite, mais de plus en plus parce que
ce n'est pas possible de rester sur place, on croit que c'est invivable.
Même si les Africains ont muté, il manque un élément indispensable. Il faudrait plus de
Nelson Mandela, plus de Thomas Sankara pour faire revivre la flamme et le rêve avec la force
d'y croire. Pour le moment, c'est l'envie d'y croire qui est la plus répandue. Mais peu sont ceux
qui y croient réellement. Moi j'y crois, je sais que l'Afrique à venir est déjà là, et j'aime ce que
je vois même si tout est perfectible.
Bamako, novembre 2010. Amkoullel
5) Patrice Nganang
Romancier, essayiste, poète camerounais, Patrice Nganang, 41 ans, vit aux Etats-Unis, où
il enseigne la littérature à l'Université de New York. L'un des romans, Temps de chien
(Serpent à plumes, 2001), a reçu le prix Marguerite-Yourcenar 2002 et le Grand prix de la
littérature d'Afrique noire 2003. Il publie aussi des essais, dont Manifeste d'une nouvelle
littérature africaine (Homnisphères, 2007). A paraître au début de 2011, un roman, Mont
Plaisant (éd. Philippe Rey).
Le malheur de l'écrivain, de tout écrivain, ce n'est pas que ses textes ne soient pas lus. C'est de
voir les pages de son roman être utilisées comme papier hygiénique.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Mais nos enfants sont éduqués à être des lecteurs respectueux, heureusement, eux à qui dès le
jeune âge déjà il est enseigné qu'un livre ne se lit pas avec des mains huileuses ; qu'il se
maintient le plus longtemps quand sa couverture est protégée ; que surtout il n'est pas convenu
de déchirer ses pages, ni d'en faire du feu ou des petits avions. Gestes minimaux, délicats,
préemptifs pourtant, parce que, dès le bas âge, ils préludent dans la précaution à la survie de
toute notre civilisation.
Après tout, si transformer les pages de bouquins ou de journaux en emballage de beignets est
encore si banal dans les rues africaines, jeter des livres au feu demeure le visage le plus
indiscutable de la barbarie. "Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les
hommes", nous avait mis en garde le poète allemand Heinrich Heine. Telle catastrophe
pourtant est évitée déjà par le respect qu'on donne aux textes.
Ces derniers vingt ans ont été en Afrique un véritable festival de textes et de littératures. Dès
les années 1990, les Conférences nationales avaient produit des milliers de pages qui, ici et là,
ont abouti à des Constitutions. La Constitution du Bénin, née de leurs actes, a fondé les bases
d'une république qui tient encore. Les commissions Vérité et réconciliation leur ont pris le
pas, qui, des expériences uniques comme les gacaca [des tribunaux populaires] au Rwanda à
d'autres plus singulières comme le procès de Charles Taylor au Liberia, ont montré combien
l'Afrique d'aujourd'hui est aussi le terrain du progrès de la loi.
Les témoignages de toutes ces manifestations de la parole ont résonné de manière unique dans
la littérature africaine : les récits des enfants soldats, par exemple, ont empli autant les
archives des tribunaux locaux et internationaux, que produit des livres comme Le Chemin
parcouru [Presses de la Cité, 2008], le témoignage d'Ishmael Beah, ou inspiré des romans,
comme Johnny chien méchant [Le Serpent à plumes, 2002], de Dongala, et L'Autre Moitié du
soleil [Gallimard, 2008], d'Adichie. Mais ils ont aussi fourni le nœud de définition d'un
nouveau crime contre l'humanité : l'utilisation des enfants dans des champs de bataille. Jamais
textes littéraires et de loi ne se sont réciproquement influencés autant en Afrique
qu'aujourd'hui. Jamais.
Dans le pacte de respect qui lie le lecteur au texte tant de loi que littéraire, les germes du futur
du continent sont plantés. Or le coup d'Etat, cela va de soi, c'est la manifestation la plus
violente du manque de respect aux textes. Du premier coup de l'histoire africaine qui eut lieu
au Togo le 13 janvier 1963, au quarantième qui eut lieu il y a quelques mois au Niger, en
passant par ceux qui commencèrent la guerre du Biafra, le génocide des Tutsi rwandais, la
guerre en Côte d'Ivoire, le conflit au Darfour, au Liberia ou ailleurs encore, les millions de
morts entassés dans les cinquante ans de l'histoire africaine auraient dû montrer déjà à quel
prix, sur le continent, se paye le manque de respect aux textes.
Ces soldats qui, ici et là, déchirent la Constitution de leur pays en griffonnant des déclarations
d'intention, savent-ils seulement qu'à chaque fois, sur le continent, ils ouvrent les portes de
l'enfer ? Au Cameroun, au Tchad, ces présidents qui, avec violence, ont imposé à la
Constitution de leur pays des clauses qui rendraient leur pouvoir impuni et illimité savent-ils à
quel jeu macabre ils jouent ? Et ceux-là qui, au Gabon, au Togo et ailleurs en Afrique,
transforment les républiques que fondent des Constitutions en démocraties monarchiques
savent-ils le prix de leur tripatouillage des textes fondamentaux de leurs pays ?
Les pays occidentaux qui leur ouvrent les portes de la béatification auraient-ils accepté telle
forfaiture chez eux ? Et puis, surtout, ronronneraient-ils s'il arrivait un coup d'Etat à l'Elysée ?
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Ah, très peu de continents ont payé aussi chèrement que l'Afrique le fait d'être dirigé par de si
mauvais lecteurs ! Même si, à l'exception de Wole Soyinka, les écrivains ont été beaucoup
moins impliqués dans la fabrication de la réalité contemporaine africaine que les hommes
d'Eglise – qui, de Desmond Tutu à monseigneur Monsengwo, auront présidé aux instances les
plus marquantes pour le futur du continent, les Conférences nationales, mais surtout les
commissions Vérité et réconciliation –, il n'en demeure pas moins que le présent africain ne
pourra plus être défini en faisant fi des textes et de leur interprétation.
La citoyenneté, cette signature évidente de tout Africain d'aujourd'hui, est la marque de la
protection que donnent à celui-ci les textes de la loi. Il n'est pas d'acquis qui sépare aussi
radicalement la présente génération d'Africains de ses grands-parents que la primauté des
textes. Voilà pourquoi les écrivains, par l'expérience bien unique qui les relie aux lecteurs de
leurs œuvres, ouvrent à l'Afrique les portes de l'avenir. Car la particularité de la relation qui
unit le lecteur à l'écrivain est qu'elle est une intimité d'étrangers. Or cette intimité est
également au cœur de la citoyenneté.
Couché dans son sofa, assis dans un bus ou alors sur un banc d'écolier, le lecteur est touché
dans son intelligence, dans son intimité donc, par une histoire que lui raconte un individu qui
lui échappera toujours, un individu qui pour lui est donc un étranger. Pourtant, lecteur et
écrivain sont liés par un pacte de respect des textes qui fait d'eux plus que des compagnons ou
les complices d'un instant. Ce respect les transforme en ferments d'une république encore
invisible. Celle de demain. Patrice Nganang
6) Alain Mabanckou
Alain Mabanckou, congolais, 44 ans. Poète, romancier, il multiplie les prix littéraires
depuis dix ans. Grand prix littéraire d'Afrique noire 1999 pour Bleu, blanc rouge
(Présence africaine), prix Etonnants Voyageurs 2005 pour Verre Cassé (Seuil), prix
Renaudot 2006 pour Mémoires de porc-épic (Seuil). Il vient de publier Demain j'aurai
vingt ans (Gallimard, 382 p., 21€).
Un être indépendant est d'abord et avant tout celui qui a choisi de se définir lui-même et, par
voie de conséquence, d'assumer cette définition. Or, au sujet des indépendances africaines, on
trouve plus de malades que de guéris, plus de pays fantômes que de nations organisées. La
panacée se trouve quelque part. Toutes les potions prétendument magiques ont contribué à
l'aliénation de l'ancien colonisé, et par ricochet, de sa descendance. Et même lorsque les plus
enthousiastes font vibrer la corde du militantisme et de l'intégrité d'une Afrique souveraine,
c'est sous le vertige des dommages collatéraux de la colonisation que cette musique jaillit.
Quand la conscience est habitée par un fait historique, notre comportement se réfugie dans le
mythe, et entre le mythe et la mythomanie, le pas est très vite franchi.
La fin des années 1950, le début des années 1960, annonçaient une autre ère. Les Blancs
décampaient de gré ou de force. Déjà, en 1947, les Malgaches se soulèvent, perdent dans leur
désir d'émancipation plus de cent mille âmes. Il ne s'agit pas d'une volonté du colon de
reconnaître une autonomie à un peuple. Le colon ne veut pas perdre un seul mètre carré du
territoire qu'il a envahi. Pendant ce temps, les autres pays dominés "attrapent" la fièvre des
soleils des indépendances : en 1954, les Algériens se lancent dans une insurrection tandis que
les Tunisiens accèdent à leur indépendance deux ans plus tard. La fièvre devenant très élevée,
en 1959 on compte presque une dizaine de pays africains indépendants, et en 1960, ce chiffre
dépasse le double. Qu'à cela ne tienne, les colonisateurs ne sont pas dupes. Ils avaient un
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"plan B" : ils avaient "formé" quelques hommes, mais à leur image. Des hommes qui auraient
la peau noire et un masque blanc.
Les indépendances, c'est aussi le face-à-face entre le monde traditionnel et le monde moderne.
C'est le début d'une "aventure ambiguë". Et, dans une certaine mesure, nous ne sommes plus
loin de l'univers des Soleils des indépendances, d'Ahmadou Kourouma (Seuil, 1968), où le
personnage Fama, prince malinké nostalgique de la grandeur de sa lignée, doit faire face au
nouveau mode de vie, et surtout à l'avènement du parti unique. La confusion de Fama dans ce
monde de chaos illustre l'état dans lequel l'ancien colonisé a été secoué.
Si, sur le papier, nos nations ont été décolonisées, la "colonisation de la conscience", sans
doute la plus dévastatrice, rongeait chaque individu. Et nos dirigeants n'ont jamais axé leur
politique sur la conscience du colonisé. Ils ont plutôt recopié le modèle occidental de la
gouvernance. Certains des chefs d'Etat, piqués par le culte de la personnalité, nous ont
gratifiés des personnages les plus cocasses, mais aussi les plus tragiques de notre histoire : Idi
Amin Dada, Jean Bédel Bokassa, Mobutu Sese Seko.
La prolifération des conflits ethniques, les assassinats politiques, les "coups d'Etat
permanents" deviennent la marque de fabrique de l'Afrique. La démocratie semble le mot le
plus banni du vocabulaire de nos dirigeants. La pauvreté attribuée au continent tranche avec
l'inventaire des richesses du sous-sol, richesses laissées à l'exploitation de ceux-là mêmes qui
furent jadis nos dominateurs. Et lorsqu'un pays a la hardiesse de remettre les pendules à
l'heure, l'ancienne puissance se tourne vers un opposant fabriqué de toutes pièces. On lui
donne les armes et on l'accompagne dans sa conquête du pouvoir.
Pendant que les armes crépitent, les contrats se signent sous les tentes. Peu importe qu'un
monarque s'installe pendant quarante ans au pouvoir ou que, à sa mort, son fils accède au
pouvoir. Oui, c'est certainement le nouveau visage de la gouvernance en Afrique : de père en
fils. Et les fils des anciens dictateurs pérennisent le bilan calamiteux de leur géniteur…
Nous n'avons pas su trancher le nœud gordien et assumer notre maturité. Par notre silence, par
notre inertie, nous avons permis l'émergence des pantins qui entraînent les populations dans le
gouffre avec pour point culminant le dernier génocide du XXe siècle, celui qui s'est déroulé
sous nos yeux au Rwanda. Il s'y est déroulé parce que nous avons intégré l'image que
l'Occident se faisait de nous. Hutus : traits grossiers, barbarie, imbécillité. Tutsis : traits fins,
intelligence, proximité avec le monde civilisé. Et lorsque ces "deux camps" s'entretuaient,
l'Occident déployait en cachette son armée sous le prétexte fallacieux de la protection de ses
nationaux. Sur le plan international, à l'ONU, où on discutait longuement de la sémantique :
génocide ou pas génocide ? Pendant ce temps, les massacres se poursuivaient puisque,
finalement, la définition des mots sera toujours plus importante que l'extermination de
peuples…
En réalité – et c'est ce que je retiens de ce demi-siècle funeste de notre prétendue autonomie –,
nous ne sommes pas les enfants des soleils des indépendances, nous sommes les enfants de
l'après-génocide du Rwanda. Un génocide qui a eu lieu parce que la colonisation se perpétue
jusqu'à nos jours par des moyens détournés.
Au fond, plus de cinquante ans après, l'Afrique n'a jamais été aussi tributaire de ses anciens
maîtres. Pour le grand malheur de ses populations…Alain Mabanckou
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7) Achille Mbembe
Achille Mbembe, camerounais, 53 ans, docteur en histoire, a été formé à Paris. Il est
considéré comme l'un des théoriciens majeurs du post-colonialisme et a écrit De la
postcolonie (Karthala, 2000). Invité dans de prestigieuses universités comme Berkeley et
Columbia, aux Etats-Unis, il est aujourd'hui chercheur au Witwatersrand Institute in
Social and Economic Research de Johannesburg, en Afrique du Sud. Il a contribué en
2008 au livre L'Afrique de Sarkozy, un déni d'histoire (Karthala, 2008). Dernier
ouvrage : Sortir de la grande nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée (La Découverte, 244 p.,
17 €.)
L'Afrique précoloniale était pour l'essentiel une civilisation rurale. Les dieux, les cultes et
rituels, les systèmes de pouvoir et d'autorité, les agencements familiaux, voire la vie
domestique répondaient avant tout à une éthique agraire. Plus que de villages, le tissu social
était fait de réseaux. Bien que locaux, ces réseaux villageois n'étaient jamais fermés sur euxmêmes. Ils formaient toujours des chaînes qui, s'enchevêtrant les unes dans les autres, se
superposant les unes aux autres, dessinaient une concaténation des mondes toujours reliés à
un Ailleurs – le lointain, la longue distance.
Les formes urbaines n'étaient pas inconnues. On en trouvait, éparpillées ici et là, aussi bien
dans le désert, dans le Sahel, que sur les côtes. De manière générale, les villes formaient des
nœuds centraux d'une géographie du lointain. Elles remplissaient plusieurs fonctions
politiques, commerciales, religieuses et imaginaires. Elles servaient surtout d'entrepôts, de
comptoirs et de garnisons.
A cette triple structure venait s'ajouter une autre. A côté des villes sédentaires, il s'agissait,
pour la plupart, de villes-nomades ou saisonnières, qui se déplaçaient sans cesse, sur le
modèle de la caravane. Au sein de cette économie caravanière, les courtiers et entremetteurs
de toutes sortes jouaient un rôle étendu. Lettrés, prédicateurs, devins et guérisseurs, artistes,
marchands, guerriers étaient les maîtres du trafic social, toujours convertissant une expertise
(ou encore une capacité) en une autre et mettant en lien des mondes en apparence séparés et
étrangers l'un à l'autre.
Des métropoles caravanes.
Cette structure caravanière de la ville a survécu à la colonisation. C'est elle, et l'imaginaire qui
la sous-tendait, qui aujourd'hui renaît dans des conditions fort singulières dans les grandes
métropoles d'Afrique. Dans ce modèle, tout se déplace. La ville se ruralise et le village
s'urbanise. Les gens vont et viennent, ils traversent constamment toutes sortes de frontières.
Tout est mis en circulation.
La logique du marché partout s'étend. Tout ou presque peut être vendu ou acheté. Tout
s'échange. Tout est provisoire. Tout peut être rafistolé et recyclé. Rien n'est perdu pour de
bon, et de déchet en tant que tel, il n'en existe point. Tout est négociable et les choses vont
dans toutes les directions à la fois, à des rythmes et vitesses elles aussi multiples. L'une des
illustrations les plus vives de cette multiplicité des formes et de cette radicale ouverture est le
trafic.
Souvent, ce sont des métropoles sans cartes physiques. La différence entre la rue et le trottoir
est des plus minces. Les coupures intermittentes d'électricité aidant, les feux de signalisation
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
sont rares. Toutes sortes de véhicules sillonnent les rues que se disputent piétons,
motocyclistes, vendeurs ambulants, voire parfois volaille et animaux domestiques.
Cohabitation, frictions, collisions et flux vont ensemble, souvent en l'absence de toute
régulation.Là où existent un minimum de règles, celles-ci font sans cesse l'objet de torsion,
surtout lorsqu'elles entravent le mouvement. Tout est donc subordonné à l'impératif de la
circulation.
Lagos, Kinshasa, Johannesburg
Trois grandes métropoles caravanières dessinent, en pointillés, trois futurs possibles de la ville
africaine. Il s'agit de Lagos, Kinshasa et Johannesburg. Ces trois méga-agglomérations
comptent chacune des dizaines de millions d'habitants. Elles écrasent chacune leur arrièrepays et forment la dorsale de ce qui, progressivement, apparaît comme une constellation, une
sphère urbaine transcontinentale.
Bien qu'ayant des histoires différentes, leur avenir est désormais lié. Il suffit de prendre l'un
des vols quotidiens reliant Johannesburg et Lagos pour se rendre compte de la vitalité des
échanges entre ces deux mégapoles. Tout y passe – des hommes et des femmes, des
marchandises, des idées, des formes.
L'on observe les mêmes dynamiques entre Johannesburg et Kinshasa. A partir de leur quartier
général dans le Gauteng, les grandes chaînes commerciales sud-africaines ont entrepris leur
conquête de l'hinterland. Woolworths, Pick and Pay disposent de filiales dans la plupart des
capitales. MTN, Vodacom, les deux géants de la téléphonie ne sont pas en reste. DSTV et la
télévision câblée redessinent la géographie africaine et proposent des programmes (tels que le
Big Brother africain ou la retransmission des championnats sportifs nationaux et
continentaux) qui sollicitent des audiences panafricaines et suscitent des débats
transcontinentaux. Que dire des grands conglomérats miniers, dont les investissements dans
les gisements d'or ou de diamants rivalisent avec le capital chinois ?
En retour, des pans entiers de Johannesburg sont colonisés par des migrants venus du CongoKinshasa. Ils y tiennent leurs restaurants et leurs églises. Une bonne partie de la bourgeoisie
congolaise achète d'énormes propriétés dans les quartiers huppés et dépose une partie de ses
avoirs dans les banques sud-africaines. Chaque année, des milliers d'étudiants congolais
affluent dans les universités et centres de recherche, tandis qu'une immigration haut de
gamme, faite de banquiers, d'avocats ou d'experts financiers travaillant dans les
multinationales, lentement fait son nid hors du pays d'origine, mais en Afrique.
Bientôt, Johannesburg deviendra la capitale de la production musicale congolaise. A travers
ces formes nouvelles de reconnexion, l'Afrique urbaine se constitue comme sa force propre,
son propre centre. Au détour de ces reconnexions, elle invente une culture éminemment
créole, une forme de cosmopolitisme qui marie allègrement apports externes et créations
endogènes. C'est ce mouvement auquel il nous faut donner un nom : afropolitanisme.
Achille Mbembe
8) Abdourahman A. Waberi
Abdourahman A. Waberi, djiboutien, 45 ans, a reçu le Grand Prix littéraire de l'Afrique
noire pour son recueil de nouvelles Cahier nomade (Serpent à plumes, 1996). Il a écrit un
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roman sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (Serpent à plumes, 2000). Dernier
ouvrage paru : Passage des larmes (Lattès, 2009).
Depuis l'été dernier, tout le monde connaît l'histoire de K'Naan car tout le monde a fredonné
sa chanson, Wavin' Flag, élevée au rang d'hymne officiel de cette première Coupe du monde
organisée en terre africaine. K'Naan, c'est une belle histoire, toute de courage, comme on les
aime sous tous les cieux. C'est l'histoire d'un petit réfugié sauvé par les dieux du hip-hop. Un
gamin de Mogadiscio devenu une vedette planétaire par la force de son talent et par un de ces
tours de passe-passe dont le destin est prodigue. Celui qui s'appelle encore Keynaan
("voyageur" en somali, quel sceau du sort !) naît en 1978, dans les années des braises, au plus
fort de la dictature somalienne sous la férule du sinistre général Siyad Barre.
Tout jeune, K'Naan aime les mots, la musique, le pays et le continent qui l'ont vu naître. En
1991, après la chute du régime de Siyad Barre, la Somalie s'enfonce dans le chaos et la guerre
civile. Des centaines de milliers de Somaliens fuient leur pays. A 13 ans seulement, il
embarque à bord du dernier vol commercial pour New York avec sa mère, ses frères et ses
sœurs. Ils rejoignent le père, parti y travailler comme chauffeur de taxi.
La famille s'installe quelques mois à Harlem avant de partir pour Toronto, à Rexdale, un
quartier réputé pour sa violence. Tout en s'escrimant avec la langue de Shakespeare et de
Chinua Achebe, le petit réfugié n'oublie pas la tradition poétique des pâtres somalis. En 2001,
lors d'un concert pour l'anniversaire du Haut Commissariat aux réfugiés, il déclame un slam
au siège de l'ONU. Il y est repéré par le chanteur sénégalais Youssou N'Dour, qui le prend
sous son aile.
La suite est connue. Avec quatre disques en six ans (My Life is A Movie, 2004, The Dusty
Foot Philosopher, 2005, The Dusty Foot on the Road, 2007, Troubadour, 2009), Keynaan
Warsame s'est mû en K'Naan : l'icône de l'Afrique jeune, conquérante, cosmopolite et
décomplexée. Ses chansons parlent d'exil, d'amour et de retour au pays sans démission ni
pathos. Lui regarde l'Afrique avec les yeux de demain.
Née le 11 mai 1972, Maria Concepción Balboa Buika a tout pour être la sœur aînée idéale de
K'Naan. Et pour ne rien vous cacher, je donnerais tout pour qu'elle devienne aussi ma petite
sœur si c'est encore possible. Concha Buika. Buika. Une femme de feu et de glace ? Une diva
du flamenco ? Une Gitane d'Afrique ? Une déesse, une harpie ? La réincarnation de Tina
Turner et toute la mélancolie de Billie Holiday ? Elle est tout cela et plus encore, mais
commençons par le commencement.
Pour qui l'entend pour la première fois, Buika c'est d'abord une voix. Le pouvoir d'une voix
qui vous ravage sur-le-champ. Qui vous hante des jours et des nuits emmêlés. Buika, ce sont
les inflexions rauques de la grande diva du jazz, la flamme du flamenco, la générosité des
gitans, la saudade et les mystères du pays de ses parents sans oublier le souffle éternel des
ancêtres tatoués sur ses avant-bras.
Derrière cette voix envoûtante se cachent une personnalité forte et un itinéraire hors du
commun. Maria Concepción Buika a vu le jour non pas à Malabo mais à Palma de Majorque,
dans l'archipel des Baléares. Ses parents ont fui leur pays, la Guinée équatoriale, ancienne
colonie espagnole d'Afrique, alors sous la férule du simiesque satrape Francisco Macias
Nguema qui n'avait rien à envier à Idi Amin Dada.
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L'exil est une maladie inguérissable. Son père, poète et mathématicien, quitte un jour la
famille pour ne plus revenir. Buika a 9 ans. Le répertoire le plus déchirant du flamenco passe
en boucle dans le salon tandis que la nombreuse fratrie grandit dans le quartier le plus
déshérité de Palma, le barrio chino, au milieu des putes et des junkies. Spleen. Marge et
dérives. Dans une ville colonisée par les touristes allemands, elle fait ses premiers pas dans les
cafés en chantant des standards jazz ou soul. De Londres à Las Vegas, un parcours initiatique
pavé d'embûches et d'ordalies. Le temps de trouver sa voie.
A présent, elle a trouvé le chemin de la grâce. Mieux, elle s'est faite merveille. Six disques
divins en témoignent à ce jour (Mestizüo, 2000, New Afro Spanish Generation, 2004, Buika,
2005, Mi niña Lola, 2006, Niña de Fuego, 2008, El Ultimo Trago, avec le pianiste havanais
Chucho Valdés, 2009).
Dis Buika, m'accepteras-tu comme un de tes frères ?
Claremont, CA, le samedi 13 novembre 2010. Abdourahman A. Waberi
Martin Page : "Je me suis senti bien à
Bamako"
Article publié le 20 décembre 2010 sur le site EVA.
On m’a beaucoup demandé ce que je pensais du Mali, et de l’Afrique. Je n’ai passé que cinq
jours à Bamako, je ne sais pas si c’est suffisant pour donner un avis avec un peu d’épaisseur.
J’ai aimé cette ville, parce que les gens que j’y ai rencontrés y étaient chaleureux et gentils, je
m’y suis senti bien, à l’aise, et, pour tout dire, pas dépaysé (et c’est cette sensation de
familiarité est peut-être paradoxalement ce qui a été dépaysant). Je ne me suis pas senti à
l’étranger, je ne me suis pas senti loin de chez moi. Rien ne m’a semblé exotique ou vraiment
différent. L’exotique et le différent, je les rencontre chez moi, à Paris, c’est ce qui devrait
m’être évident qui me semble étrange. L’aventure inquiétante commence quand je sors de
chez moi, quand je vais faire mes courses, que je prends le métro, que je parle à des gens dans
une soirée. La géographie donne une idée fausse du monde. Je crois que nous vivions selon
une géographie sentimentale qui déjoue les frontières. Les nationalités sont des éthiques plutôt
que des points sur une carte. Je ne crois pas à l’étranger, je ne crois pas qu’"ailleurs" existe.
Je me suis senti plus détendu à Bamako qu’à Paris. Moins effrayé, alors qu’à Paris tant de
choses me font peur. Cela tient sans doute au fait que j’étais invité, et donc choyé ; et j’ai
pensé qu’on devrait aussi avoir ce statut d’invité là où on vit, dans notre ville, et qu’on devrait
considérer les autres comme des invités, la société serait plus douce. Les habitants de Bamako
que j’ai croisés, avec qui j’ai discuté, m’ont fait penser à des gens que je connais, et avec qui
je suis bien. Les professeurs qui m’ont accueilli étaient très semblables aux professeurs de
Romans et de Metz dont j’ai visité les classes dernièrement.
Je ne souffre pas de fétichisme à l’égard des villes et des continents. Je suis bien là où la
douceur et la bienveillance, la curiosité et l’humour existent. J’espère ne pas décevoir en
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disant cela, mais je ne pense pas quelque chose de particulier de Bamako. J’y ai aimé les gens,
la musique, la nourriture, comme celle d’autres lieux. Je m’y suis senti bien, et les individus
que j’y ai rencontré, les auteurs, les professeurs, les élèves, sont uniques, passionnants et
généreux, grâce à eux, parce qu’ils se sont inventés ainsi, et non pas en raison de leur
nationalité. Chaque voyage pour un pays lointain me rappelle notre proximité, et dans le
même temps l’éloignement qui me sépare des gens qui vivent dans ma propre ville. C’est pour
cela que partir est important. Pour ce que l’on ramène, c’est-à-dire la parenté réelle que nous
partageons tous, et que nous oublions quand nous sommes voisins. Du Mali c’est cet
enseignement que j’ai tiré ; et c’est une belle leçon que je n’oublierai pas et qui restera
attachée dans mon esprit à ces cinq belles journées. Martin Page
Ousmane Diarra : un festival de la jeunesse
Article publié le 20 décembre 2010 sur le site EVA
L’édition du festival ? Il me manque des mots pour exprimer mes émotions. Ce qui m’a le
plus ravi, c’est la mobilisation exceptionnelle des jeunes. Ils étaient en attente. Attente d’aller
à la rencontre d’autres idées, d’autres façons de vivre la vie. Attente de s’exprimer dans une
société où le monopole tombe dangereusement entre les mains des plus sots, qui étouffent de
leurs bêtises éléphantesques toute autre aspiration. Oui, cette édition m’a comblé. Une bouffée
d’air frais pour mon esprit, pour la jeunesse lettrée.
Ah Michel Le Bris, cela faisait si longtemps que je n’avais pas croisé sa gueule aérienne de
Breton rebelle jusqu’à la moelle des os ! L’insoumis, le Bambara des océans, mon frère
marin. Ce fut un réel plaisir de le retrouver, même brièvement. Ah ! Comme j’aurais voulu lui
relater ma première sortie en mer, au large de La Rochelle, en août dernier, où notre voilier
s’est abîmé à plus de cinquante mètre au fond de la mer. Je lui aurais raconté un bout de
tempête, de mer furieuse que pour la première fois, le Sahélien a affronté... Et la venue de
l’hélicoptère et de la vedette des gardes côte pour nous sauver in extremis. Tout cela, je
l’aurais raconté à mon Michel pour le convaincre que moi aussi, j’ai fait la mer, et que la mer,
ce n’est pas seulement breton !
Il m’a manqué quand même. Oui, il m’a manqué la gueule magnifique de Danny Laferrière,
mon frère du bout du monde, mon frère ami comme on dit chez nous. Comme j’aurais voulu
le revoir au bord du Niger. Heureusement, Alain était là, cet autre frère de Pointe-Noire, avec
son humour flambant ! Chaque rencontre avec lui est un vrai bonheur intellectuel, une
lévitation intellectuelle. Je fus heureux de le revoir au bord du fleuve Djoliba.
Ah ! Abdourahman Waberi ! Waberi mon Waberi ! Ou était-il passé, celui-là ? Il n’avait pas
le temps. Dommage ! Il était tant attendu à Bamako ! Mais Florent était, à la fois aérien et
terrestre, sérieux et drôle. Bonjour Florent ! Est-ce que tu m’entends bien ? Non, la
communication passe mal entre Cotonou et Bamako. Je vais rappeler plus tard. Ou c’est toi
qui va me rappeler !
Cheick Hamidou Kane, ma fierté, ma plus grande fierté ! Le voir à Bamako, que les milliers
de Maliens qui l’ont lu, des générations qui l’ont lu, le voient enfin ! En chair et en os, comme
on dit ! Ah ! le baobab, je l’avais rencontré une première fois à Lille. Mais je voulais que des
milliers de Maliens qui ont étudié son aventure le voient et partagent cette chance avec moi.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Ce fut fait. Ils en furent ravis. Seydou Badian devait être à ses côtés. Quelles belles
retrouvailles on aurait reçues !
Moussa et moi, nous sommes allés chez lui le voir. Hélas, il était souffrant. Le soir même, il
devait prendre l’avion.
Christian Diop. Présence Africaine. Des générations de Maliens avaient lu, au bas de la
couverture des générations d’écrivains africains :"Présence africaine" ! Au point que nombre
d’entre nous pensaient que c’était un poème. Oui, un poème ou une devise en deux mots.
Présence Africaine ! On a pu entendre l’histoire cette illustre maison, et de la personne qui, au
plus chaud des luttes d’indépendance, l’a implantée au cœur de Paris !
Et Véronique Tadjo avec qui j’ai travaillé sur "Néné et la chenille !" Cela faisait si longtemps
qu’on ne s’étaient pas vus ! Juste brièvement aperçu à Göteberg, en Suède. Avec elle, j’aurais
voulu poursuivre le débat sur les indépendances. Parce que j’étais d’accord avec elle qu’une
nation, ce n’est pas une tribu, et qu’une identité étriquée, pour est un fléau plus méchant et
destructeur plus que la peste elle-même !
Yves Pinguilly et "Sa soupe au pili-pili" ! Je fus heureux de le retrouver. On ne s’était pas
revu depuis 1998 ! On va fignoler des projets ensemble, d’animation autour du livre jeunesse,
autour de la lecture ! Mon frère Ibrahima Aya ! Ces idiots qui pensent que nous sommes
"ennemis" ! Nous avons des divergences mais on est loin d’être des ennemis. La preuve, on
s’est embrassé après nos débats tendres ! Bref ces rencontres doivent se poursuivre pour le
bonheur des jeunes, pour leur ouverture d’esprit. Car, par Allah, "la littérature griottique" et la
vraie littérature font deux. Car, c’est quand les hommes et les femmes de culture se
rencontrent, il y a toujours la lumière pour les générations à venir. Ousmane Diarra
"Afrique : l’écriture affranchie", un
reportage de F. Roussel
Publié dans « Libération » le 17 décembre 2010.
C’était à la mi-novembre. Une jeune Sénégalaise a tué son mari à l’arme blanche. Puis elle l’a
découpé, a emballé les morceaux et mis le tout sur la place publique. Aidée par son amant.
« Comment en est-on arrivé là à Bamako ? Une atmosphère de peur semble planer sur la ville.
Et l’ombre d’Al-Qaeda en plus, qui ne facilite pas les choses. Mais un écrivain peut tenter de
comprendre la psychologie de cette meurtrière. Je pense à ça. A ce fait divers qui m’apparaît
nouveau ici, et aussi à toutes les inepties qui plombent la société malienne. » Au Centre
culturel français, le longiligne Birama Konaré, 28 ans, a posé sur la table des clés de voiture,
un iPhone et son deuxième livre publié par la maison d’édition locale Jamana. Membre de la
jeune génération d’écrivains maliens, Birama est de ceux qui tentent de dire tout haut ce qui
ne va pas en Afrique. Chaque mois, il livre un point de vue engagé dans le journal les Echos,
intitulé « la Chronique d’Iba ».
Birama Konare
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Les grands oubliés
Son parcours sort du commun. Fils de l’ex-Président Alpha Oumar Konaré, Iba a fait des
études en « Occident », comme on dit ici. L’internat près de Paris, un bachelor à Columbia,
aux Etats-Unis, et un master de communication en France. Huit ans loin de sa ville. Il en
frissonne encore. « C’est physique, je ne pourrais jamais vivre en Occident. » Revenu au pays,
celui qui se sent un enfant de Bamako a créé une société de conseil en publicité en 2006. Il a
vécu avec douleur les dix années de pouvoir de son père, de 1992 à 2002, dans le palais de
Koulouba. Après vingt-trois ans de dictature, ces premières années de transition démocratique
étaient difficiles. L’adolescent a souffert de l’absence de son père et des ricanements de ses
camarades de classe qui attribuaient son succès scolaire à son statut social. Alors il a tenu un
journal pour calmer son tourment et exorciser son mal-être.
Sa mère, Adame Ba, historienne réputée, lui tendait souvent un stylo et une feuille de papier
pour l’inciter à écrire. Un jour, elle a lu son journal et lui a conseillé : « C’est bien écrit, tu
devrais le publier. » Ce récit autobiographique, la Colline sur la tête, a été publié en 2003 par
la maison d’édition de sa sœur, Cauris Editions. En septembre, il a publié les Marguerites ne
poussent pas dans le désert, des portraits de femmes, victimes de la société malienne. Birama
ne se considère pas comme un écrivain mais comme une espèce de sorcier, qui cherche à
restituer les émotions humaines dans leur véracité. « Je voulais leur donner la parole,
dénoncer l’injustice sociale, le mariage forcé, les violences conjugales, la pauvreté. » Les
milliards gaspillés pour les fêtes de l’indépendance auraient pu servir, selon lui, à d’autres
priorités.
L’heure de l’Afrique, celle du Cinquantenaire, était un thème majeur du festival international
du livre Etonnants Voyageurs, du 24 au 28 novembre, à Bamako. La jeune génération, comme
Birama, et aussi l’ancienne, en ont largement débattu au Palais de la culture AmadouHampaté-Bâ et au Centre culturel français. Navette entre passé et présent, entre colonisation
et espoir déçu : cinquante ans après, où en est-on ? C’était le sujet des textes commandés par
le directeur de la collection « Lettres africaines » des éditions Actes Sud, Bernard Magnier, à
une trentaine d’auteurs africains pour composer l’anthologie African Renaissances Africaines
(Silvana Editoriale). « Ils sont épouvantablement critiques sur le bilan », constate-t-il,
soulignant que les cinquante dernières années ont connu une créativité incontestable du point
de vue littéraire. « J’ai l’impression que nous continuons à creuser et à ne pas trouver le bout
du tunnel, estime Véronique Tadjo, poétesse et romancière ivoirienne. Nous avons tendance à
ne pas nous libérer d’un malheur que, quelque part, nous créons nous-mêmes. Cherchons en
nous-mêmes ce qui va nous sortir de la dépendance. » C’est toute la désillusion peinte dans le
roman du Malien Fodé Moussa Sidibé, la Révolte de Zangué l’ancien combattant (La
Sahélienne). Les anciens combattants attendaient beaucoup de l’indépendance, et en furent
pourtant les grands oubliés. Pour l’auteur, « passer par la fiction permet de dire certaines
choses qu’il serait difficile d’écrire dans un journal ».
« Avoir, sur le même plateau, Christiane Yandé Diop et Cheikh Hamidou Kane représente un
moment historique que je ne reverrai probablement jamais », se félicite Bernard Magnier. A
82 ans, Christiane Yandé Diop continue d’œuvrer en Occident pour la reconnaissance de
l’Afrique et de sa littérature avec sa maison d’édition Présences africaines, fondée par son
mari en 1947. Elle rappelle « le congrès des écrivains nègres » tenu en 1956 à la Sorbonne et
souligne, émue, qu’elle a publié nombre d’auteurs, comme Alain Mabanckou, qu’elle « a vu
débuter comme un enfant ». Du même âge, Cheikh Hamidou Kane, figure de l’indépendance
sénégalaise, a écrit, il y a pile cinquante ans, le célèbre l’Aventure ambiguë.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
L’éloge de l’autre
L’histoire de Samba Diallo est celle du peuple africain soumis à l’acculturation, pris entre
deux feux. « Il faut tourner la page de l’influence européenne mais ne pas revenir à un passé
mythique, avance le Français Roland Colin, autre acteur majeur de la décolonisation au
Sénégal. Il faut rejeter, et en même temps s’égaler à celui qui nous domine. » Logiquement, le
discours est amer dans la production littéraire. Le héros du Malien Ibrahima Aya dans
Querelle autour d’un âge, à 50 ans, régresse dans l’enfance. « Cinquante ans, c’est l’âge
auquel on se demande ce qu’on laisse à sa descendance, dit-il. C’est l’autre qui nous a raconté
jusque-là, mais on a l’impression qu’on est encore plus incapable d’exprimer cette
indépendance. » Moussa Konaté, codirecteur avec Michel Le Bris du Festival de Bamako, et
auteur de l’Afrique est-elle maudite ? (Fayard), n’est pas plus optimiste. « En 1958, j’avais 7
ans, et il y avait de l’espoir. Aujourd’hui, ce n’est pas évident. Je n’ai pas encore trouvé un
auteur qui propose un modèle de société aux Africains. Si l’Afrique ne s’éveille pas
maintenant, elle sera de nouveau colonisée. Même si c’est autrement. »
N’Fana Diakité
Il est 17 heures, l’heure où N’Fana Diakité saute sur sa moto et s’enfonce dans la circulation
de plus en plus dense et poussiéreuse de Bamako. Professeur de français depuis sept ans dans
le collège privé dirigé par son père, il habite dans le quartier de Konaté Bougou-Djoumazana
aux confins d’une ville qui prend ses aises de part et d’autre du fleuve Niger, où le bitume des
rues principales laisse la place à la terre battue sur laquelle les motos tressautent. Il va comme
tous les jours à son « grain », manière de désigner les groupes d’amis qui se retrouvent dans la
rue, sur des chaises au soleil déclinant de la fin de la journée. Un rituel, plus agréable que
l’obligation de prière quotidienne avec son père qui a 22 autres enfants de ses 4 femmes. Au
« grain », N’Fana aime bavarder pendant des heures, jouer à la belote en buvant du thé. A la
malienne, un thé servi en trois fois, d’abord très fort, plus doux et enfin léger. C’est au
« grain » que N’Fana a rodé ses premières nouvelles, feuilles et stylo posés sur les genoux.
L’affiche placardée au Centre culturel français appelait les jeunes plumes à imaginer un texte
sur l’éloge de l’autre. Depuis 2002, écrire le démangeait. Il a parlé du concours à ses frères du
« grain ». Deux d’entre eux y ont participé, 55 textes au total ont été envoyés. Ses nouvelles,
avec celles de trois autres jeunes écrivains, ont été éditées en recueil et N’Fana a reçu le
premier prix de la nouvelle de langue française avec Monsieur Bleu-Clair qui donne le titre au
livre (L’Harmattan). Il y fait l’éloge d’un élève à son maître baptisé « Bleu-Clair » en raison
de son vêtement.
Lire demande un effort
La petite histoire de N’Fana, le Malinké, né dans la ville ivoirienne d’Adzope en 1977,
coïncide avec celle du Mali. Emigré en Côte-d’Ivoire, originaire de Mopti, son père rentre à
Bamako en 1992 quand celui de Birama accède au pouvoir. N’Fana est récupéré trois ans plus
tard par son père, parce que « les femmes ici ne doivent pas élever les garçons ». Mais la
séparation d’avec sa tante, qui l’a élevé depuis l’âge de 6 mois, est douloureuse. « Pendant
cinq ans, tous les mois, elle m’écrivait et mettait chaque fois un billet de 1 000 francs CFA
dans l’enveloppe. Fier, je lui répondais, maladroitement au début. Mon goût pour l’écriture
vient peut-être de là. » Sociable et volontaire, il devient président de club de RFI et monte des
émissions culturelles. Il a coordonné Un livre pour demain, résultat d’ateliers de slams et
d’échanges entre son collège et un établissement de Montreuil. La littérature, il l’enseigne à
l’ancienne à ses trois classes de 7e, 8e et 9e, avec des poésies de Lamartine et de Victor Hugo,
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
les fables de La Fontaine et des grands Africains comme les Sénégalais Cheikh HamidouKane et Léopold Sédar Senghor ou l’Ivoirien Bernard Dadié. Dans le deux-pièces qu’il loue
depuis trois mois pour plus de la moitié de son salaire, en attendant son mariage avec la belle
Sonraï Nana Cissé, les livres, trop chers, sont rares. Il n’en a acheté qu’un seul, Douceurs du
bercail d’Aminata Sow Fall. Lire dans une société de tradition orale, où la solitude n’existe
pas, demande un effort. Mais N’Fana apprécie ses rencontres régulières avec l’écrivain et
homme politique Seydou Badian, ami depuis quatre ans. Dans Monsieur Bleu-Clair, il a fait
une allusion à l’auteur de l’hymne national, et de Sous l’orage, enseigné dans toute l’Afrique
subsaharienne.
La tête haute
Lycée Kankou-Moussa, non loin du palais de la Culture érigé en 1996, sur la rive droite du
Niger. Dans le bureau aux murs bleus est inscrit « Succession des proviseurs ». Elégant dans
un boubou crème, Baïsso Poudiougou, troisième et dernier proviseur, préside aux destinées du
lycée depuis 2005. Ce matin-là, il râle un peu de n’avoir pas reçu les livres de l’écrivain
malien Ousmane Diarra, conteur et bibliothécaire du Centre culturel français, justement assis
en face de lui. Bientôt, tous les professeurs de français de cet établissement de 2 000 élèves se
serrent dans son bureau pour un conciliabule. Aucun n’a lu Vieux Lézard, ni Pagne de femme
(Gallimard « Continents noirs »), deux romans d’Ousmane Diarra. Mohamadou Maïga,
enseignant depuis trente-deux ans, a inscrit l’œuvre à son programme. « Vos livres parlent de
l’effritement de la tradition. Ça tombe bien. Je viens de donner comme sujet à mes élèves :
"Vous assistez à une cérémonie dans votre communauté. Racontez." »
Après la récréation, plus de cinquante adolescents s’entassent sur les bancs dans une salle de
classe pour écouter Ousmane Diarra. « Je ne vous demande pas d’acheter mes livres car vous
n’avez pas d’argent pour cela », commence-t-il, en leur livrant un résumé. Sur le tableau,
Mohamadou Maïga inscrit au fur et à mesure, à la craie, les quelques idées clés de l’exposé :
« Conflit de cultures/Islam≠d’animisme/Gardien de la tradition authentique. » Le message
d’Ousmane Diarra, né à Bassala dans la brousse malienne, tient ce matin en deux idées :
conserver ce qu’il y a de bon dans la tradition, et ne pas prendre pour argent comptant ce qui
se raconte, notamment par la voix des griots. Ousmane incite à la confiance en soi :
« L’ignorance de nous-mêmes explique les incohérences d’aujourd’hui. C’est en assumant la
tradition et ses évolutions qu’on pourra sortir la tête haute, en fondant notre identité
culturelle. » Le même auteur, à une table ronde organisée au Palais de la culture, réitère sa
conviction d’un Mali respectueux de son histoire. « Les prénoms traditionnels avaient un sens
dans nos cultures. Si nous les perdons, nous perdons une bonne partie de nos rêves, et on ne
peut pas se projeter dans le futur avec des rêves. »
Dans le quartier du sud de Bamako, deux télévisions sont allumées. Au rez-de-chaussée d’une
maison collective meublée uniquement d’un canapé et de nattes à même le sol, la belle-mère
de N’Fana Diakité regarde un programme de la chaîne malienne. A 70 ans, elle ne parle que le
bambara, et ne comprend pas un mot de ce qui se trame sur l’écran. Une rue plus loin, dans
l’appartement de N’Fana Diakité, la télé - chinoise, comme sa moto - diffuse un dessin animé
sur l’histoire du Mali réalisé pour le Cinquantenaire de l’indépendance du pays. « Avec toutes
ces célébrations, beaucoup de péripéties méconnues sont remontées, même s’il n’y a pas eu
vraiment de débats », constate-t-il. Un jour, sur la route de Koulikoro, au bord du fleuve,
l’écrivain débutant est tombé en arrêt devant un baobab du XIIe siècle. « J’ai imaginé que cet
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
arbre séculaire avait assisté à tout un pan d’événements vécus par le Mali. S’il pouvait
parler… » N’Fana Diakité tressera sans doute son parcours dans la tradition des raconteurs
d’histoires.
Dans sa maison familiale sur la même route de Koulikoro, Birama Konaré trempe sa plume
dans la réalité sociale. « Depuis près de vingt ans, le pays est stable et incite les investisseurs à
venir au Mali. Nous devons créer de l’emploi pour les jeunes. Partir est un risque qu’il ne faut
pas courir », lance-t-il. A Bamako, dont il connaît le moindre recoin, dans la Cité-du-Niger,
« notre Neuilly-sur-Seine », ou dans le quartier populaire de Banconi, il scrute les signes d’un
réveil. « Les valeurs ne progressent pas, or la société doit savoir évoluer », ajoute-t-il. Avec
passion, il évoque le projet de nouveau code de la famille, auquel le Président a renoncé,
devant les protestations des religieux. « La femme doit toujours demander l’autorisation à son
mari pour travailler, et à sa belle-mère ! », s’indigne-t-il. L’avenir lui paraît pourtant
prometteur :« La nouvelle génération est allée à l’école et le pays regorge de ressources
naturelles. » Son prochain livre évoquera son expérience de jeune chef d’entreprise à Bamako,
où il faut verser 1 000 francs CFA pour qu’un dossier d’installation de ligne téléphonique
arrive en tête sur la pile. Ecrire, pour Iba, le fils de l’ex-président, est aussi un devoir. Il cite
l’historien burkinabe Joseph Ki-Zerbo, « Na Dara, an Sara » : « Mieux vaut mourir debout
que de vivre assis ».
Fin d’une édition placée sous le signe du
cinquantenaire
le 17 décembre 2010.
8e Etonnants voyageurs au Mali : Fin d’une édition placée sous le signe du cinquantenaire Par
Hawa SEMEGA - 29/11/2010 Durant une semaine, Bamako était la capitale de l’art et de la
culture littéraire. Echanges, ateliers d’écritures ont ponctués une édition riche en partage.
Qu’est-ce que "Etonnants voyageurs" ? Etonnants voyageurs a été créé en 1991 par l’écrivain
et éditeur français Michel le Bris à Saint-Malo. Soucieux de défendre la littérature dans tous
ses états, Michel le Bris initie cette fabuleuse aventure. Ainsi pendant plus dizaine d’années,
le festival initialement dénommé ‘voyageurs étonnés’, pendra finalement le nom d’
« étonnants voyageurs » et se délocalisera pour la première fois à Bamako (Mali) au début des
années 2000. Cette venue au Mali a été possible grâce à l’écrivain malien Moussa Konaté,
codirecteur du festival. Ainsi tous les deux ans, le pays reçoit des milliers d’écrivains venant
des quatre coins du globe. Lors de ses éditions, il n’est pas question que de littérature
cependant. Place est donnée au théâtre, à la danse, à la musique, au slam qui est une autre
manière d’expression littéraire. Etonnants voyageurs ne concerne pas que Bamako il faut le
dire. Les auteurs vont dans pratiquement toutes les régions du pays afin de donner la chance
aux élèves de l’intérieur du pays, de voir, rencontrer et discuter avec les écrivains qu’ils n’ont
pas souvent la chance d’approcher. Que du bonheur donc pour ces jeunes là. Cette année, le
festival s’est délocalisé à Kayes, Koulikoro, Ségou, Kita, Mopti et Sikasso.
© étonnantsvoyageurs Le public a pu échanger avec les auteurs Sous le signe du
cinquantenaire Le codirecteur du festival, Moussa Konaté explique que cette 8e édition a été
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
placée sous le signe du cinquantenaire des indépendances africaines. Il explique que dès le
début des indépendances, la littérature avait pour but, de transformer l’esprit des peuples. En
ce qui concerne la réussite de cette volonté littéraire, sa réponse reste assez mitigé. Il estime
que « c’est vrai qu’on peut dire qu’il n’y pas plusieurs africains qui sont allés à l’école mais,
je ne pense pas qu’il y ait eut un changement fondamental. Parce ce que le livre ne s’est pas
encore bien implanté dans les cultures africaines » Cela dit, l’ouvrage qui reste le plus célèbre
au lendemain des indépendances, c’est bien « le soleil des indépendances » de l’ivoirien
Amadou Kourouma. Concernant le pessimiste exprimé dans cet ouvrage par rapport aux
indépendances, Moussa Konaté affirme ne pas être aussi pessimiste sur la question. « On ne
peut pas dire qu’il n’y a rien non. Il y eut quand même la venue de l’école ce qui n’est pas
rien. Même si celle-ci est entrain de se dégrader, elle a quand même eut son utilité parce
qu’ayant formé des gens qui pensent et réfléchissent aux problèmes de nos pays. En plus
l’Afrique d’aujourd’hui, ce n’est pas l’Afrique d’il y a 50 ans parce que les choses ont
changées. Je pense que nous aurions pu faire beaucoup plus et beaucoup mieux que ce que
nous sommes entrain de faire. » Le romancier déplore le fait qu’après 50 ans, les mentalités
n’ont pas encore changé. Il faut à son avis, du temps et s’y employer fortement pour que les
choses évoluent. « Notre tord, c’est de toujours imiter, de ne jamais créer, de ne jamais
inventer. Si nous continuons à prendre ce qui est à l’extérieur pour le plaquer sur nos réalités,
nous ne nous en sortirons jamais. »
L’Afrique n’a pas de projet de société Moussa Konaté explique que l’Afrique a besoin de
penser pour réaliser parce que « nous n’avons pas de projets de société. Il est temps que nous
pensions à ce que nous voulons faire à partir de nos valeurs et essayer de construire notre
société que d’autres pourraient nous envier d’ailleurs. » Il estime que le problème se pose au
niveau des intellectuels africains parce que ce sont eux qui devraient donner le signal et après,
cela se concrétisera dans les faits. « Le développement c’est bien, mais si nous n’arrivons pas
construire l’homme africain nouveau, nous ne verrons jamais le bout du tonnelle. Cet homme
là serait respectueux des valeurs qui régissent nos sociétés, solidaire et savoir prendre ce qu’il
y a ailleurs qui puisse nous aider à avancer. En gros, un monde où l’argent ne sera pas roi. »
La nouvelle indépendance selon lui, serait une Afrique qui se construira sur ses valeurs mais
restera ouverte sur le monde. Et les écrivains ont contribués et continuent de contribuer à
l’éveil des consciences. Rendez vous dans deux ans pour la prochaine édition du festival
étonnants voyageurs au Mali.
Salle comble à Bamako pour la projection
de "Star et immigré"
EVA, le 17 décembre 2010.
La salle de spectacle du Centre culturel français de Bamako a refusé du monde, le vendredi 26
novembre 2010, à l’occasion de la projection en avant-première du film " Star et immigré ",
un documentaire de 52 minutes sur le parcours de l’un des plus grands comédiens de notre
pays, Habib Dembélé dit Guimba national. Ce film a été réalisé par Nomade production, dont
les responsables, David Helf et sa femme Eva Santamaria, étaient présents dans la salle tout
comme notre Guimba national. La projection de ’’Star et immigré’’ est une avant-première à
Bamako. Elle s’inscrit dans le cadre du Festival Etonnants voyageurs. ’’ Star et immigré’’ est
le portrait de Habib Dembélé, artiste malien et acteur de la troupe de Peter Brook. D’après
Eva Santamaria, réalisatrice du film trois raisons ont poussé à faire ce film.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
" La première, c’était de montrer aux Maliens ce que fait Habib quand il n’est pas au Mali. La
deuxième, c’était que les pays du nord découvrent à travers Habib les valeurs du Mali, les
grandes familles, etc. La troisième raison est la question que nous nous posions nous même :
d’où Habib tire-t-il sa force personnelle ? Maintenant on sait qu’il tient sa force de sa grande
famille.". Cela est d’autant plus claire qu’Habib, dans le film, montre comment il est venu au
monde, à travers sa famille paternelle à San, une grande cour où vivent plus de 50 personnes.
Mieux, les cérémonies religieuses que la famille organise chaque année pour ses morts sont
pilotées par Habib, notamment avec les lectures de Coran et les bénédictions faites pour les
morts. Chaque année, Habib vient à San et rencontre tous les membres de cette grande
famille. D’après le comédien, il lui est facile d’imiter ces gens-là avec qui il vit et on y
retrouve toutes les générations. Dans le documentaire, Peter Brook fait savoir que Habib a une
force innée de faire de la comédie : " Il a une qualité qui lui permet d’imiter en une fraction de
seconde plusieurs personnages. Cela n’est pas donné à tous les comédiens, c’est sa force ".
Son complice éternel, Michel, pense que " Guimba a un défaut-qualité, parce qu’il croit en
tout le monde, peu importe le reste ".
Quant à Cheick Oumar Sissoko, ex-ministre de la Culture et réalisateur qui a beaucoup
travaillé avec Guimba dans ses films, il affirme que, pour lui, Guimba est plus qu’un acteur
sur un plateau de tournage : " Il fait son rôle, mais nous aide au moment du tournage ".
Fantani Touré, l’épouse de Guimba, avoue que la bonté de son mari la dépasse : " Quelqu’un
qui peut donner son prix de condiments au premier venu, sans chercher à comprendre, cela me
dépasse ". Dans le film, il y a aussi les témoignages des mères et oncles, ainsi que des extraits
des spectacles de Guimba tournés dans le monde, ses activités à Paris, surtout son combat "
immigration ". En cela, il dit dans le film : " Est-ce que dans la mer il y a des poissons flics
européens qui empêchent les poissons africains de venir en Europe ? Je ne sais pas et je ne
comprends pas les frontières entre le nord et le sud, les barrières, les contraintes et les
difficultés auxquelles nous sommes confrontées". " Star et immigré " est une invite à la
découverte aussi bien d’un homme et de son éducation que d’un pays et d’une culture.
Souvent comparé au grand comédien français Coluche à cause de son humour et de son
engagement, Guimba pousse à réfléchir au rôle de l’acteur face aux questions d’actualité
comme l’avenir des familles africaines, l’immigration ou les relations Nord-Sud.
David Helf a fait savoir à la fin du film que la réalisation a duré plus de trois semaines.
Beaucoup d’images n’ont pas pu être utilisées pour des raisons de montage, mais le DVD du
film sera bientôt sur le marché. Ce documentaire sera aussi programmé sur l’ORTM et TV5
en décembre de cette année. D’après Guimba, sa collaboration avec Nomade production ne
date pas d’aujourd’hui car cette maison l’a aidé dans le film " Les aventures de Sékou ". Et
Guimba d’ajouter : "Ceux qui ont fait le film sont des français, très honnêtes, que j’appelle
mes frères car ils ont cherché à me connaître, ils sont allés jusque dans ma famille, voir où je
suis né et m’ont suivi partout ".
Kassim TRAORE
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Etonnants Voyageurs à Ségou : étonnante
étape
EVA, le 17 décembre 2010.
La main vissée sur le micro, Ousmane Diarra, élève de terminales sciences, « bombarde » de
questions les auteurs en face de lui sans tenir compte de ses camarades visiblement impatients
face à ce temps de parole ainsi monopolisé.
« Comprenez moi, on n’a pas tous les jours à Ségou ces grands écrivains, alors autant en
profiter pleinement pour éclairer nos lanternes » lance timidement à l’assistance l’orateur
impénitent en guise d’excuse. Cet intérêt marqué des élèves du lycée Michel Allaire de Ségou
donne raison aux organisateurs du festival Etonnants voyageurs d’avoir décentralisé cette
manifestation littéraire. C’est dans ce contexte favorable que les auteurs ont sillonné la région
de Ségou du 22 au 25 novembre dernier pour échanger, partager leurs expériences d’écrivains
avec des hommes de culture, des enseignants et scolaires à travers des conférences débats, des
ateliers d’écriture. Etaient du voyage, l’auteur malien Fodé Moussa Sidibé, la Française
Valérie Marin La Meslée et Aziz Koné de l’Association des slameurs du Mali (ASLMA). Les
sociétaires des lycées Michel Allaire, Mandiouma Keïta et Cabral de Ségou ont pleinement
profité de cette rencontre avec les auteurs pour apprendre sur les genres littéraires, les
techniques d’écriture et aussi sur la vie et les productions des auteurs présents à Ségou. Le
roman de Fodé Moussa Sidibé intitulé « La Révolte de Zangue » paru aux éditions « La
Sahélienne » a été largement expliqué et commenté par l’auteur qui s’est félicité de l’intérêt
porté par le public à son ouvrage. Dans un style simple, Fodé Moussa Sidibé, qui est à son
deuxième roman, fait montre d’une grande maîtrise en racontant l’histoire d’une révolte
d’anciens combattants du village de Diabougou contre le commandant pour le non
reversement de leur pension de guerre. Il aborde avec de beaucoup de finesse un sujet aussi
poignant découlant de l’injustice dont ont été longtemps victimes les anciens combattants
africains. L’ancien combattant et chasseur, Zangue, le personnage principal du roman et ses
compagnons, aidés par les maîtres chasseurs montent avec beaucoup d’assurance à l’assaut
d’une injustice qui les prive de leurs droits. La romancière française Valérie Marin La Meslée,
elle, se souviendra certainement de ce voyage dans la Cité des balanzans où elle a fait l’objet
d’une grande sollicitation des scolaires. Son ouvrage « Novembre à Bamako » est un essai
littéraire que l’auteur considère comme un carnet de voyage personnel, sensible et réfléchi sur
l’Afrique d’aujourd’hui observée à travers le portrait d’artistes majeurs. « En novembre,
constate-t-elle, Bamako prend des allures de capitale culturelle internationale : la biennale de
la photographie africaine, la biennale de la danse et le festival Etonnants voyageurs mettent en
lumière la vie artistique de la capitale du Mali ». Toutefois, le livre n’en pose pas moins une
interrogation sur le quotidien des artistes maliens sur les 365 jours de l’année. L’autre temps
de fort de l’étape ségovienne a résonné des prestations et les séries d’initiations des scolaires
au slam, un genre poétique, dynamique et rythmé né aux Etats Unis dans les années 80, dont
l’association des slameurs du Mali se fait le chantre auprès des jeunes. Les prestations du
jeune slameur Aziz Koné ont séduit le public scolaire. Espace d’échanges et de promotion
littéraire, le voyage de Ségou l’a été à plusieurs titres car les hôtes n’ont pas moins étonné les
visiteurs. Au lycée Michel Allaire tout comme au lycée Mandiouna Keïta, les auteurs ont
admirés les sketches présentés par les élèves sur l’importance de la lecture dans la formation
scolaire. Ce qui augure un bel avenir car le festival « Etonnants voyageurs » a apporté un
appui substantiel aux bibliothèques scolaires du Mali à travers la donation de 25000 livres. La
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
conférence-débat au centre culturel Malick Coulibaly sur le thème « La littérature au Mali de
1960 à nos jours » animée par Amadou Kassoum Touré, professeur de lettres et conseiller
pédagogique, a mis fin à l’étape de Ségou.
« Étonnants Voyageurs : les ambassadeurs
de la culture face aux lycéens de Ségou »
par N.Michel
Publié par Jeune Afrique, le 24 novembre 2010
La caravane Étonnants Voyageurs est composée d'auteurs et d'artistes africains et étrangers. ©
Deuxième journée de rencontres pour la caravane du festival Étonnants Voyageurs qui
arpente le Mali pour sa huitième édition, du 22 au 28 novembre 2010. Portraits de deux
ambassadeurs de la culture à Ségou : Fodé Moussa Sidibé et Aziz Siten'k.
Après le lycée Michel Allaire, les artistes de la caravane du festival Étonnants Voyageurs ont
été reçus à Ségou. Ainsi, l'écrivain malien Fodé Moussa Sidibé, la journaliste française
Valérie Marin La Meslée et le slammeur ivoirien d'origine malienne Aziz Siten'k sont allés à
la rencontre des élèves de deux lycées ségoviens, Mandiouma Keïta et Cabral.
Perte d’identité
D'un côté, Fodé Moussa Sidibé incarne la culture malienne ancestrale. Ce docteur ès lettres
passé par l'université de la Sorbonne (Paris, France) est un spécialiste reconnu de la confrérie
des maîtres chasseurs Donso. Il a notamment traduit certains de leurs chants et de leurs récits
– et a mis son savoir au service d'un roman : La révolte de Zangué, l'ancien combattant,
publié par les éditions La Sahélienne.
Actuellement, il est professeur à l'Institut supérieur de management et d'entrepreneuriat de
Bamako. Sa présence parmi les lycéens suscite une intense curiosité : comment devient-on
chasseur? Que reste-t-il de la culture des chasseurs dans le Mali d'aujourd'hui ? Qu'est-ce qui
menace nos traditions? Les questions sont nombreuses et, en professeur habitué des salles de
cours, Fodé Moussa Sidibé y répond avec science. « La première menace qui pèse sur nos
traditions, c'est nous-mêmes, dit-il. Nous nous sommes affranchis de nombre d'entre elles
pour devenir des hommes du monde. Pour autant, nous ne devons pas perdre notre identité. »
Pédagogue, il explique que plus de 60 % des chansons d'Oumou Sangaré viennent aujourd'hui
du répertoire de Toumani Koné, c'est à dire directement de la tradition des chasseurs.
Clouant au pilori les pères fouettards de la culture, il se fait le promoteur de l'écrit, même
quand c'est aux dépens de l'orthographe ou de la syntaxe. « Les manuscrits de Tombouctou
sont écrits avec des caractères arabes, mais dans nos langues ! Alors n'hésitez pas : si vous
avez quelque chose à raconter, une histoire de votre grand-mère ou n'importe quoi d'autre,
allez-y, utilisez l'alphabet français. Plus tard, vous corrigerez les fautes ou vous trouverez
quelqu'un qui vous aidera à mettre en forme votre texte. Le fond sera là : c'est le principal ! »
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Poésie spectacle
Face à lui, Aziz Siten'k représente une jeunesse qui a trouvé un nouveau moyen d'expression
pour sa culture, en l'occurrence le slam. Cette façon de déclamer popularisée en France par
Grand Corps Malade, il l'a découverte en 2006 en écoutant un artiste béninois sur Radio
France internationale (RFI). « Déjà, à l'école, je récitais des poésies et j'étais passionné par
l'écriture, raconte-t-il. Dans le slam, j'ai retrouvé tout cela, mais c'était encore plus vivant, la
poésie devenait spectacle. » Et sous le soleil de Ségou, le spectacle prend.
Aziz Siten'k raconte les origines du slam, et sa naissance au Mali au travers du collectif
Aslama qu'il a rejoint. Ils sont cinq comme lui à, aujourd'hui, tenter de faire vivre le slam en
terre malienne. Kalire, Stepho, Bouba Chaman, Jazz, tous se démènent pour communiquer
leur passion... tout en tentant de sortir leurs albums, pour la plupart finalisés sur leurs
ordinateurs. Là n'est pas la tâche la plus aisée. Aziz Siten'k a déjà 16 titres en réserve mêlant
zouglou, R'n'B et slam.
Mais de cela il ne parle pas face aux lycéens : ce qu'il souhaite avant tout, c'est les faire
participer. Malheureusement, les quelques aléas de l'organisation ne permettent pas la tenue
d'ateliers créatifs. Ce sera pour une autre fois...
Les ambassadeurs de la culture vont maintenant quitter Ségou pour rejoindre Bamako, où
l'écrit sera célébré quatre jours durant. Mais une idée reste, insistante : quand est-ce que le
slammeur écrira un texte sur les chasseurs du Mali ? Bientôt, sans doute.
C. Hamidou Kane, un star de 82 ans ! par
N. Michel
Publié par « Jeune Afrique », le 17 décembre 2010.
Un article de Nicolas Michel, pour Jeune Afrique, depuis Bamako, le 25 novembre.
L’auteur de "L’aventure ambigüe", le Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, était l’invité jeudi
d’une causerie littéraire organisée dans le cadre du festival Étonnants voyageurs, à Bamako.
La huitième édition du festival Étonnants voyageurs qui se tient à Bamako du 22 au 28
novembre 2010 est marquée par la présence d’une star incontestée.
Le premier est né à l’heure des indépendances, le second quelque trente années plus tard. Le
premier s’appelle L’aventure ambiguë, le second Les Gardiens du temple. Leur auteur, le
Sénégalais Cheikh Hamidou Kane est un homme grand et mince que le temps ne semble pas
avoir attaqué. Pour certains, sa présence est un véritable miracle : « Cela nous semble
totalement incroyable que vous soyez là », lui dit le proviseur du lycée Fily Dabo Sissoko,
visiblement ému. Dans l’établissement où l’ancien directeur de cabinet du ministre du Plan et
des affaires économiques de Senghor est venu participer à une courte causerie littéraire,
jeunes et moins jeunes se précipitent pour l’approcher. Il est filmé, photographié et enregistré
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
sous toutes les coutures à l’aide de téléphones portables et d’appareils photos. Tous ici
connaissent l’histoire de Samba Diallo, ce jeune croyant partagé entre sa culture et celle du
colonisateur, celui qui peut « vaincre sans avoir raison ».
Écrire pour la multitude
Docte et patient, Cheikh Hamidou Kane ne peut répondre qu’à quelques questions : presque
tous les doigts se lèvent lorsque l’on donne la parole à la salle. Et quand il répond, il prend le
temps de bien le faire, sans fausse modestie et avec application. Lorsqu’un professeur lui
affirme : « Je croyais que vous étiez malien. » Il avoue sa fierté : « C’est une remarque qui me
fait chaud au cœur. Je l’ai entendue en Afrique de l’Ouest, puisque nous partageons une
culture commune, mais aussi en Afrique de l’Est, en Afrique Centrale, du Congo jusqu’au
Kenya. On m’a toujours dit : on dirait que vous avez écrit pour nous. Et ce même en Turquie,
en 1983, où des jeunes se sont reconnus dans mon texte, parce qu’ils étaient musulmans sans
être Arabes et Européens sans être reliés à l’Europe. » Grand optimiste devant l’éternel,
Cheikh Hamidou Kane poursuit par ailleurs une croisade à laquelle beaucoup ont renoncé : il
prêche sans relâche pour une ouverture des frontières séparant les 53 pays du continent. Pas
sûr qu’il vive assez longtemps pour voir son vœu se réaliser, mais il est confiant. Et avant de
le laisser repartir, tous sans exception veulent poser à côté de celui qui avoue être « un grandpère pour tous ».
"OuLiPo à Bamako" par Nicolas Michel
Publié par « Jeune Afrique », le 16 décembre 2010.
Du 26 au 28 novembre, le rappeur d’origine malienne Oxmo Puccino a animé des ateliers
d’écriture, qui ont tourné parfois à la leçon de vie. Reportage.
« Ça va ? Vous avez tous du papier et un stylo ? Je vais d’abord vous donner une liste de
mots… » Ainsi a commencé le premier des trois ateliers d’écriture donnés à Bamako au Mali
par le rappeur malien (qui a grandi en France) Oxmo Puccino, à l’occasion du festival
Étonnants Voyageurs (22-28 novembre 2010). Géant débonnaire vêtu de noir, le natif de
Ségou s’est installé sous les eucalyptus du Palais de la culture en compagnie d’une quinzaine
de jeunes – aspirants poètes, rappeurs, curieux… – qui se sont prêtés au jeu de bonne grâce,
quoique avec un brin de timidité.
Le premier exercice semble spécialement conçu pour celui qui apprend à « devenir poète » :
Oxmo Puccino demande de composer un texte à partir d’une dizaine de mots tirés du poème
Spleen de Charles Baudelaire. Les exercices suivants sont du même ordre : créer un proverbe
avec les mots « argent » et « vérité », compléter un texte à trous, écrire deux phrases sur la
notion de voyage, rédiger un texte en commençant toutes les phrases par « Je me souviens… »
à la manière de l’écrivain français Georges Perec, etc. Ce faisant, Oxmo Puccino importe au
Mali les méthodes du groupe littéraire OuLiPo (pour « Ouvroir de littérature potentielle »),
rendu célèbre par Raymond Queneau et Georges Perec.
Chaque fois que les participants ont achevé leur texte, le rappeur les invite à lire à haute voix
et leur offre une critique à chaud – en général plutôt conciliante. « Sadat, tu écris trop premier
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
degré ! Réserve ça aux correspondances administratives, par exemple si tu as une
augmentation de salaire à demander ! » C’est dit avec le sourire, tout comme les fréquents
« C’est très fort, j’adore ça ! » ou les « C’est super, tu m’as donné des frissons ». Parfois,
l’atelier tourne à la leçon de vie. « Ce premier degré, j’appelle ça le traumatisme de
l’éducation, qui empêche de sortir des sentiers battus, de mélanger les images, qui impose des
barrières », poursuit Puccino. La chasse aux mots formels ou trop communs est ouverte – et
les sentiments que cachent certaines expressions affleurent. Et Oxmo de jouer avec les mots :
« Aimer l’amour ? Ce n’est pas possible ! Certaines personnes aiment l’amour, mais n’aiment
pas la personne… C’est dangereux ! » Au final, LM – lunettes de soleil sur le crâne et nuque
tatouée – est heureux : « Cet atelier m’a apporté de l’organisation, de la méthode, et une
certaine objectivité dans l’écriture que j’avais perdue. » Puccino, lui, semble satisfait : « Ces
ateliers m’apportent d’autres points de vue et me renseignent sur l’état d’esprit des gens.
Quand on écrit, on dit toujours plus que l’on ne voudrait. Du coup, ce sont des rencontres
fortes que l’on n’oublie pas. »
Un article paru sur le site de Jeune Afrique le 16 décembre 2010.
Yvon Le Men nous envoie un poème :
"Niger"
EVA, le 16 décembre 2010.
Niger I
Tendu entre le ciel et l’eau
le pêcheur bat la mesure
de la traversée
avec la rame et son corps ensemble.
Assis entre le ciel et l’eau
nous nous éloignons de la ville
nous nous rapprochons du silence.
Malgré la couleur de la terre
nous sommes comme sur la Manche
et comme la mer, le fleuve sauve le pays.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Si j’étais né à Bamako
chaque jour je retournerais sur le fleuve
observer de loin
le trop près des hommes
qui, s’ils ne souriaient pas, pleureraient de rage.
Niger II
De l’autre côté du fleuve
comme de l’autre côté de la mer
il y a un pays où vivent
de l’autre côté de nos vies
des hommes qui nous ressemblent.
Autrefois
ils habitaient dans les livres d’images
et dans nos peurs
comme ma voisine
la vieille Marie qui ne parlait que le breton
leur langue était pleine de sons
et manquaient de mots.
Ne disait-on pas à l’époque
que la vieille Marie baragouinait
causait avec du pain et du vin dans la bouche
comme si cela était possible
ne résumait-on pas les multiples langues de l’Afrique
à la seule expression de petit nègre
comme si tous les noirs était des enfants.
De l’autre côté du fleuve
vit la famille du bozo
du pêcheur qui par sa pirogue nous le fait traverser
et entre le bambara le français et le sourire
nous naviguons.
nous discutons
de la beauté du Niger où se baignent des enfants
dont les jeux nous remplissent de joie
d’où surgissent les oiseaux
dont les vols jaunes et bleus nous remplissent de lumière.
Les images précèdent les mots
les yeux précèdent les images
le regard est la première langue de toutes les langues.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
De l’autre côté du fleuve
derrière les roseaux
s’éloignent des silhouettes bleues
c’est une femme qui porte une bassine sur la tête
comme une couronne
c’est un homme qui conduit son troupeau
comme le pasteur dans un vieux poème Peul.
Il n’y a rien ici qui rappelle le siècle
si ce ne sont les cris d’une mobylette
et l’anglais d’une phrase cousue sur un ti -shirt de contrebande.
Mais entre le fleuve et le village
le chemin de l’eau est coupé.
Niger III
Dans la rue
j’ai suivi le poème de Senghor
Femme nue femme noire
jusqu’à voir s’éteindre le jaune
et qu’au milieu du vert
surgisse le bleu
sous le bleu du ciel.
Au bord du fleuve
j’ai regardé les femmes préparer les adjectifs
que l’on trouve dans le poème de Senghor
c’est un travail plus dur
de les préparer
que d’écrire le poème
pour que l’adjectif jaune
résiste
il faut battre la toile contre l’eau du fleuve
s’y mettre de tout son corps
même si le cœur ne suit pas.
A quoi rêvent les jeunes filles
dont les bras s’épuisent à cogner le jaune contre le gris du fleuve
à quoi pense cette jeune femme
dont le dos sert de cabane à l’enfant
et qui s’épuise à cogner le vert sous le bleu du ciel ?
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
J’ai traversé la mer et le désert
l’eau le sable et le manque d’eau
pour suivre dans les rues le poème de Senghor.
C’est aux pieds des vignes
que le vin explose.
Niger IV
Se confond
avec l’ombre de la case
la couleur de l’enfant.
Ses yeux noirs
plus noirs que sa peau
éclairent l’obscurité de la case.
Il n’a jamais vu d’homme blanc
ni le moindre de ses enfants
dont il aurait pu protéger les jeux
écouter les histoires
de nègres qui lui faisaient peur.
Il aurait pu alors
rire de la crainte qu’elles inspiraient
lui si petit
dont les yeux éclairaient seulement l’obscurité de la case
et le cœur de sa mère.
Il n’a jamais entendu d’homme blanc
dont les paroles aurait pu
comme celle de n’importe quel père
calmer l’inquiétude
que sa couleur inspirait.
Entre l’enfant et cet homme d’une autre couleur
ne reste que le sourire
et toutes les couleurs que sa lumière contient.
F. Couao-Zotti : "Etonnants Voyageurs à
Bamako, l’indépendance sans chacha"
EVA, le 16 décembre 2010.
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Ils sont de nationalités diverses, vivent sur trois continents, parcourent le monde, mais
habitent un même territoire de pensée et d’imaginaire : les écrivains. Cette année, Etonnants
Voyageurs escale Bamako, les a de nouveau réunis. Des quatre coins de l’Afrique, de la
France, des Etats-Unis, ils ont débarqué, les livres pleins les bagages, les yeux fixés sur Le
ciel sec et granuleux d’un Mali tout juste sorti de l’effervescence du cinquantenaire des
indépendances. Parmi eux, les habitués de la première heure : Michel Lebris bien sûr,
l’inusable Maëtte Chantrel, Romuald Fonkoua, Alain Mabanckou, Véronique Tadjo, Moussa
Konaté, Ousmane Diara…Il y a aussi les autres, arrivés pour la première fois… Leonora
Miano, Nafissatou Diallo, Janis Otsemi et le petit jeune béninois Gérôme Nouhouaï. Sans
compter Emmanuel Dongala, Roland Collin, Pascal Blanchard…Mais le plus émouvant, c’est
de voir trois des plus grandes figures de la littérature africaine présentes : Cheikh Amidou
Kane, l’auteur de l’incontournable l’Aventure Ambigüe, Seydou Badian signateur du
classique de Sous l’Orage et Christiane Diop, la mère courage des éditions Présence
Africaine.
Bamako, écrasé par la chaleur, est toujours accueillant. La ville porte encore dans ses vitrines
les confettis de la célébration du cinquantenaire de son indépendance. De nouvelles routes
sont tracées, un échangeur jouxte la nouvelle cité administrative, générosité bien voyante de
Mouhamar Kadhafi. Mais « nous sommes loin de la « ville-Tokyo » dont on affuble
Bamako », ironise Sophie Ekoué, journaliste à RFI.
Ce qui est certain, c’est que le Mali, comme les autres pays de l’Afrique francophone,
s’interroge sur le bilan de ses cinquante ans d’âge. Le sujet semble inépuisable. D’autant que
depuis le début de l’année, il est décliné sous tous les registres. Le rendez-vous de Bamako
n’y échappe pas. Le premier débat qui ouvre le bal est fort justement intitulé « l’indépendance
vue par les écrivains africains ». Puis suivra un autre « faire face à son histoire, le défi des
indépendances ». L’unanimité ici, est sans ambigüité : les indépendances, même si chacun
s’est essayé d’en rapporter des témoignages personnels au entendus de tiers, les
indépendances n’auraient été qu’un grand malentendu. Le sur-place des pays est à la mesure
des envies d’éternité des potentats qui trônent à la tête des Etats. il est loin le temps des
Kabassélé et consorts qui, l’espoir à fleur de guitare, pouvaient chanter “independance
chacha”. Aujourd’hui, cinquante harmanttans plus tard, cette chanson a été remplacée par le
« nous pas bouger » de Salif Kéita.
Mais à Bamako, on n’a pas que chanté les funérailles de “indépendance chacha”. Etonnants
Voyageurs, c’est aussi ces instants de retrouvailles, de complicités et de rires. Libar Fofana,
Marseillais d’origine guinéenne, par exemple, nous a raconté comment il s’est pris le pied
dans le tapis lors du débat « je est un autre ». « Ça me rendait dingue, ce sujet, plus je
réfléchissais là-dessus, plus je n’y comprenais rien. Lors du débat, quand mon tour de parole
est venu, j’ai senti des fourmis dans mes jambes, je dégoulinais de sueur. Christiane Diop qui
voyait ma torture m’a envoyé du crinex pour m’essuyer. On devrait créer l’association des
auteurs qui publient, mais qui ne parlent pas ». En se racontant, lui-même était littéralement
plié en deux.
L’autre surprise de la version 2010 d’Etonnants Voyageurs, c’est la soirée à Blomba, salle de
spectacle des Bamakois noctambules. Soirée offerte aux mots où les slameurs, les poètes, les
chanteurs ou les passeurs de mots viennent dire leurs espoirs et leurs déboires. La littérature
parlée et articulée trouve ici des raisons de rayonner par le savoir dire de tous ces griots
modernes. Note spéciale à Leonora Miano, gospel woman, à la voix grave et sensuelle qui
nous a projeté dans les cales de bateaux négriers. Les esclaves, plutôt que d’accepter le verdict
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
de la traversée sans retour, préfère s’abandonner à la mer pour un voyage plus digne. Un acapella qui nous a retourné les tripes…
Mais il y a une ombre qui a plané au-dessus de Etonnants voyageurs. Tout au long de la
manifestation, les élections en Côte d’Ivoire, pays voisin du Mali, ont hanté les conversations.
Chapelets et prières ont alterné avec les commentaires et analyses. L’avenir immédiat de ce
pays si cher aux africains n’a laissé personne indifférent. On imagine aujourd’hui les
déceptions…L’Afrique a décidément mal à ses enfants… Comme depuis le début de ces
indépendances…
Florent Couao-Zotti sur son blog, L’ATELIER-CAFE de Florent Coua-Zotti
« La joie des Etonnants Voyageurs à
Bamako" par H. Bertho
Publié par « Ouest France », le 13 décembre 2010.
Mah Thiam, N’Fana Diakité et Léonora Miano à Koulikoro
Le festival Étonnants Voyageurs anime les capitales régionales du Mali, et Bamako depuis
2001. Le gai savoir des livres a séduit le Sahel la semaine dernière.
Après deux années d’attente, le festival malouin Étonnants Voyageurs a fait escale au Mali la
semaine dernière, avec une cinquantaine d’invités venus d’Afrique, des Amériques et
d’Europe... La bande à Michel Le Bris a récolté de la joie, depuis Mopti (avec la complicité
du conseil général d’Ille-et-Vilaine) jusqu’à Kayes qui jouxte le Sénégal, avant de se poser à
Bamako. Le temps de rencontres croisées pour torturer de plaisir la langue française, lui faire
raconter le monde en marche et les mondes d’écrivains qui inventent le monde réel... Le tout
sous le regard des journalistes locaux, comme Mah Thiam pour L’Indépendant, ou Hassane
pour L’Essor, les deux principaux quotidiens du pays.
Provocauteur
Bernard Magnier, l’éditeur d’Actes Sud, s’est posé en « provocauteur ». Le slameur parisien
Rouda a fait vibrer les salles et ses ateliers d’écriture ont libéré bien des vocations. L’historien
Pascal Blanchard a déboulonné quelques mythes colonisateurs. On a découvert un auteur
malien, N’Fana Diakité, dont on reparlera par ailleurs.
Leonora Miana, qui a reçu le Goncourt des lycéens à Rennes, voici quatre ans, a fait entendre
sa différence camerounaise et sa voix parisienne. Le Congolais Emmanuel Dongala, qui
enseigne la chimie et la littérature aux USA, a fait pleurer au nom des souffrances de toutes
les femmes sur tous les continents. Le Guinéen Libar Fofana a donné une leçon d’humanité
qui montre que l’on peut surmonter le pire. Véronique Tadjo, l’Ivoirienne qui enseigne en
Afrique du sud, a séduit petits et grands avec ses textes qu’elle illustre elle-même.
Océans au Sahel
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
Et puis l’humour et la dérision de Martin Page (lauréat du Prix Ouest-France/Étonnants
Voyageurs) ont fait écho aux souvenirs d’enfance d’Alain Mabanckou (premier lauréat de ce
prix) dont les casquettes sont devenues des légendes aussi touchantes que sa prose habitée par
le souvenir de son enfance à Pointe-Noire.
La projection du film Océans, au coeur du Sahel d’où l’on ne voit pas la mer, aura été un
grand moment de bravoure. Les débats autour des indépendances africaines, qui célèbrent leur
cinquantenaire, ont passionné des salles combles. Il n’aura manqué qu’un flot de livres au
plaisir des lecteurs maliens dont les bibliothèques restent bien faméliques.
Le festival devrait retrouver sa vocation de livreur des mots du bonheur de l’intelligence qui
libère et construit les personnalités : les 25 000 bouquins donnés par Leclerc en cinq ans
attendent une relève. Un autre pari attend le festival : il doit redevenir annuel pour éviter les
oublis et les hoquets du rythme biennal. Voilà bien des défis au nom de la générosité
humaniste et d’un monde à construire ensemble entre le Nord et le Sud. Aux bonnes volontés
d’ici de se faire entendre.
Hervé BERTHO.
"Dîtes, qu’avez-vous vu ?" par Yves
Pinguilly
EVA, le 13 décembre 2010.
Entre Saint Malo beau port de mer et Bamako marigot du caïman, la différence est grande !
On peut sérieusement rêver à Saint-Malo d’apercevoir une baleine blanche dans les vagues
alors qu’à Bamako on cherchera au milieu du Djoliba ou sur ses berges une famille
d’hippopotames. Mais, avec mille différences on peut faire une harmonie nous a appris Sony
Labou Tansi l’écrivain congolais et c’est peut être ce que tentent un peu les écrivains
voyageurs qui une fois de plus sont allés des portes océanes du bord de la Manche aux portes
du désert de l’ancien empire Mandé.
Dîtes, qu’avez-vous vu ?
Après Baudelaire on est en droit de poser la question à chacun tant il est vrai que celui qui
revient doit raconter, donner des nouvelles de l’ailleurs c’est une politesse, une obligation
quelquefois.
Il faudrait beaucoup de mots pour raconter les rencontres et débats publiques, les petites
palabres improvisées et le voyage que quelques uns de nous firent vers Mopti, Ségou,
Koulikoro, Kayes, Sikasso ou Kita.
Pour ma part, outre Bamako, c’est à Kita que je suis allé à la rencontre des lecteurs. Quelle
chance ! Le vieil africain que je suis, qui a un peu oublié le bambara du Mali pour parler le
sango de Centrafrique, ne connaissait pas encore cette ville des chasseurs et des griots.
J’étais donc heureux d’aller vers Kita, pour y découvrir la gare de chemin de fer de la ligne
Dakar-Niger que connut si bien dans son enfance l’écrivain Moussa Konaté qui aujourd’hui
est co-directeur avec Michel Le Bris du salon Etonnants Voyageurs de Bamako ; heureux
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EVA 2010 - DES MOTS D’AUTEURS & DES ARTICLES
d’aller dans la ville de l’écrivain Massa Makan Diabaté qui fut un des écrivains majeurs du
lendemain des indépendances. Quelle chance, à peine avais-je dans la ville évoqué son nom,
que l’on m’emmena là, à l’ombre de l’arbre où tenait salon Le coiffeur de Kita, là où vendait
sa viande Le boucher de Kita et aussi dans la rue où chacun se souvient encore du Lieutenant
de Kita. Dans cette ville presque chaque habitant a assez de mémoire pour chanter :
J’appelle ici Soundiata
Le fils de Sogolon la femme-buffle
J’appelle le fondateur de l’empire du Mali
Je chante celui qui a réuni dix royaumes
Depuis le fond du Soudan jusqu’à l’océan ……………………………………………
j’évoque l’histoire du valeureux guerrier
qui sut combattre, vaincre, puis pacifier
le plus vaste empire d’Afrique
Dans cette ville la mémoire est grande et les paroles du lointain passé sont toujours là, à
portée d’oreilles comme les écrits des écrivains d’aujourd’hui qui sont nés là vivent sous les
yeux des jeunes et des moins jeunes.
Le dernier jour passé à Kita, alors que j’allais parler devant une grande assemblée de
professeurs et d’étudiants, de l’histoire de l’écriture et de mon propre travail d’écrivain blanc
d’Afrique subsaharienne, j’eus la surprise et la joie de voir arriver dans la salle Fodé Diabaté
le chef des griots. J’étais ému et intimidé !
Mais, le barde que je suis par héritage et le griot que je suis devenu par métissage était là en
famille. Et, quand après la conférence nous partîmes ensemble main dans la main, je compris
que certainement quelque part au fin fond de nos généalogies nous avions des ancêtres
communs. Le soir, les deux doyens que nous étions se retrouvèrent avec d’autres autour d’un
plat de chevreau grillé et c’est en même temps que nous mîmes les premiers notre main dans
le plat.
Et puis et puis encore ?
Encore beaucoup, beaucoup de pages à noircir dans un prochain livre sans doute. Et puis
partir, aller vers ce bout du monde qui on le sait n’existe pas !
_ Yves Pinguilly,
en Bretagne, à Coadout par 48° 31’ 5’’ de latitude N et 3° 11’ 13’’ de longitude W.
"L’Afrique, un étonnant destin" par
Birama Konaré
Publié par « Les Echos » du Mali, le 6 décembre 2010.
Donné perdant de l’élection présidentielle du 28 novembre par la Commission électorale
indépendante, Laurent Gbagbo a été déclaré vainqueur avec 51 % des voix contre 49 % à la
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faveur de Alassane Ouattara et investi illico presto par le Conseil constitutionnel de la Côte
d’Ivoire.
Le dimanche 28 novembre, au moment où les Ivoiriens se rendaient aux urnes, j’ai eu
l’immense opportunité de participer au panel "pourquoi j’écris ?" dans le cadre de la 6e
édition du festival Etonnants voyageurs de Bamako. Voici ma réponse : j’écris parce que j’ai
une très belle plume et je suis terriblement atteint de nombrilisme. Je suis Africain, non ?
Pardon, j’essaye juste de vous distraire, car j’ai la nausée aujourd’hui. Dans ces moments, il
m’arrive de prendre un livre : "Désert" de Le Clezio, "l’Alchimiste" de Paulo Coelho...
La joie que ces récits me procurent, j’ai envie de la rendre en invitant mes lecteurs au voyage,
à la méditation, à la sagesse, à l’amour… Sauf que je n’y arrive pas. J’ai du mal à faire rire.
Mon style est grave. Mes personnages n’ont presque pas d’échappatoire. Ils ont un destin
tragique.
Un destin à l’image de mon continent. Ne disais-je pas dans ma dernière chronique, en parlant
de la Côte d’Ivoire : "Ensemble prions pour ce pays. Prions Allah, prions Jésus en baoulé, en
dioula, en nouchi… pour que l’éléphant évite d’entrer dans le magasin de porcelaine".
Pourtant, il y entra. Il a cassé les porcelaines, a brisé la vie d’innocents, a tenu des propos
inacceptables, a posé des actes arbitraires et humiliants pour l’Afrique. Devant les chaînes de
télévision internationales, un membre de la majorité présidentielle a empêché de manière
brutale l’un des responsables de la CEI de proclamer les résultats provisoires du 2e tour de la
présidentielle.
En arrachant les papiers, en les pliant, c’est le cœur de l’Afrique entière qui a été broyé. Face
à cette scène invraisemblable, nos cœurs ont saigné à nouveau. Les douleurs ont refait
surface : celles d’un continent fragile qui a de fausses prétentions et des airs hypocrites "nous
sommes fair-play, nous accepterons les résultats des urnes". Que du bluff !
Mais moi, je ne vais pas baisser les bras. Je ne serai jamais un afro-pessimiste. Je n’en ai pas
le droit sinon autant prendre le chemin de l’exil ou arrêter de vivre. En grande perdition, ma
pensée se tourne vers nos lumières. Je cogite sur Joseph Ki-Zerbo, sur ses pensées "nan lara,
an sara" (si l’on se couche, on est mort). Je me les approprie pour ensuite les partager avec
nous à travers ma plume de number one.
Laissez-moi vous distraire un peu. J’ai la tête lourde. Dans un recoin de nom âme où le soleil
brille ardemment, je me mets à rêver du futur. Je le positive et j’essaye de relativiser les maux
du continent et je n’oublie pas les quelques petits progrès : le respect du choix des électeurs au
Sénégal en 2000, le modèle démocratique ghanéen, la stabilité du Mali, la richesse de nos
sols, la jeunesse de notre population. Demain, ça ira Inch Allah ! Nous en voyons déjà les
prémices, non ? Même dans les élections, "bluffou te urne la" (l’urne ne ment pas).
Les putschistes auront beau s’accrocher au pouvoir mais tôt ou tard, ils s’en iront. Que cela se
fasse sans bain de sang, sans humiliation, c’est une supplique. Certains dirigeants africains
donnent l’impression d’être des dégénérés et d’aimer les fins tragiques. Ceux-là deviennent
des personnages tragiques qui vont au bout de leur destin.
Les sorts du général Guéï, de Mobutu… devraient édifier plus d’un et les ramener à raison
gardée. Qu’en pensent nos leaders ? J’écris, car je ne les entends pas. Si nous ne montons pas
en pointe, si nous ne réagissons pas, nous laissons la porte ouverte à toutes sortes de dérives.
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Je vous laisse. Je vais un peu me détendre, lire Mohamed de Razil Vladir. Je suis fatigué de
ces partis politiques devenus des bureaux de placement et des lieux de partage du gâteau. Je
suis fatigué de ces dirigeants qui ne pensent pas aux populations. Fatigué, je le suis de ces
politiciens qui n’accordent aucune valeur à la sacralité de la vie et de la dignité. Nos aînés
nous lèguent une bien triste tradition. Birama Konaré
Soirée : Autour d’Amkoullel, Souleymane
Diamanka et Rouda
EVA, le 10 décembre 2010.
Un grand merci à Amkoullel, Rouda et Souleymane Diamanka qui ont conçu cette belle soirée
en compagnie des invités du festival : Yvon Le Men (poète), Mohammed El Amraoui (poète),
Nafissatou Dia Diouf (écrivain), Léonora Miano (écrivain), Felwine Sarr (écrivain), Oxmo
Puccino (poète rappeur), le collectif Aslama (slam).
Et aussi : Interview de Janis Otsiemi sur Canal+
Dans un reportage de Canal+, le Gabonais Janis Otsiemi, auteur de La Bouche qui mange ne
parle pas chez Jigal, nous parle du "polar de la brousse", où comment le roman noir a trouvé
une voix à Libreville.
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En complément : interventions au FESAM, Festival des Arts Nègres,
Dakar déc 2010
KEN BUGUL, ECRIVAIN SÉNÉGALAISE : «La parité, c’est ce qui va
nous desservir»
Mardi, 21 Décembre 2010 14:48 Propos recueillis par Coumba THIAM
L’écrivain Sénégalaise Ken Bugul a, vendredi dernier lors d’un café littéraire, présenté
son livre «La rue Felix Faure». Dans cette matinée d’échanges, l’auteur est revenue sans
langue de bois, sur les problèmes sociaux du Sénégal, mais aussi sur la situation des femmes.
Elle survole dans cet entretien, ses convictions sur ces différentes thématiques. Non sans
regretter le peu de place accordé aux femmes dans les conférences-débats du troisième
Festival mondial des arts nègres. Le faite que vous dénonciez sans tabou les conditions de
vie des femmes africaines ne fait-elle pas de vous une marginalisée au sein de la société ?
Dès le départ, nous avions été marginalisées. Nous, les jeunes filles de ma génération qui
avaient eu la chance d’aller à l’école, avions été marginalisées par la société. Nous nous
sommes nous-mêmes marginalisées. Et nous le sommes encore dans plusieurs domaines. Je
suis la seule fille de ma famille à avoir été à l’école. Et cela a forcement des conséquences.
Vous savez, il y a beaucoup de névroses dans nos pays. Car, on nous impose un type de vie,
des comportements à tenir et je pense que tant que cela continuera, nous allons toujours
développer des névroses. Alors que les gens ont des névroses à cause de la société, ils disent
que c’est à cause des «farru rap» et autres. Mais en réalité, c’est la faute à une société
exigeante, qui est intolérable et qui exige des comportements aux hommes. D’ailleurs, c’est
pour cela que beaucoup de femmes développent ce genre de névroses et elles se considèrent
comme exclues. Nous avions d’ailleurs un projet sur cette question : La littérature féminine et
la névrose, la folie.
Vous parlez de la situation de la femme comme si elle n’avait pas du tout évoluée.
Pourtant le vote de loi sur la parité confère désormais à la femme une certaine
indépendance ?
(Catégorique) Jamais. Et je suis d’ailleurs contre la parité. Je suis pour les compétences. S’il
y a plus de femmes compétentes, on les prend pour les postes à pourvoir. Mais on ne doit pas
juste privilégier une femme pour une question de parité. S’il y a une femme et un homme et
l’homme est nul pourquoi le choisir ? De la même façon, pourquoi doit-on prendre forcément
la femme au nom de la parité même si elle n’est pas compétente ? La parité, c’est ce qui va
nous desservir.
On a l’impression qu’avec vos écrits et vos déclarations, vous ne faites que montrer les tares
de la société sénégalaise.
Pas du tout. J’attaque toutes les sociétés. Parce qu’on évolue. Et pour que l’on renaisse, il faut
forcément dénoncer certaines choses. Il faut que les gens en prennent conscience, comme le
disait l’écrivain Pelven San, qu’on soulève le débat mais sereinement pour évoluer et avancer.
C’est ce qui explique notre regard et nos analyses. Nous faisons ressortir les non-dits et les
tabous. Et là, je pense qu’il faut creuser l’abcès et qu’on en parle sereinement pour tout
simplement évoluer. D’ailleurs, le livre que je suis en train d’écrire actuellement et qui
s’appelle Cacophonie, va dénoncer. Mais dénoncer par rapport à des certitudes, par rapport à
des convictions. Les gens pensent avoir des certitudes, des convictions auxquelles ils ne
croient même pas. Et cela aussi pose un problème fondamental de l’être humain. J’y dénonce
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toutes les formes d’abus dont la manipulation et l’exploitation. La manipulation peut être
mentale, morale. En plus, il y a l’exploitation financière parce qu’elles donnent beaucoup
d’argent, des bijoux en or. Ainsi que l’exploitation physique qui passe par les rapports sexuels
que j’appelle viol.
Vous dénoncez toujours l’ostentatoire croyance en Dieu. Et cela est devenu un
phénomène réel au Sénégal ?
Cette ostentation va avec les valeurs prônées par les religions. Ce que Dieu demande que nous
fassions, n’est pas ce que nous faisons. On n’a pas besoin de porter des grands châles et des
perles ou des chapelets de mille perles pour montrer notre croyance en Dieu. Dieu n’est pas
aveugle. Il a un regard intérieur. «Bassirane». C’est cela le regard le regard intérieur de Dieu.
Et il dit lui-même, ce que vous faîtes je ne vois pas ça, c’est ce qui est dans votre cœur que je
vois. Donc nous devons travailler le cœur. Travaillons-le.
Vous êtes vous-même toujours en contentieux avec Dieu, n’avez-vous pas peur ?
(Sourire) Parce que je cherche Dieu ! Je suis dans une dynamique de quête de Dieu. Quand on
cherche quelque chose, il faut forcément le conflit, la confrontation. Je suis en permanence
24h sur 24h connectée à Dieu…
Quelle est votre opinion sur le thème de la Renaissance africaine, choisi pour ce
troisième Festival mondial des arts nègres ?
Pour ce Festival mondial des arts nègres, je crois qu’il fallait le faire seulement avec les
femmes. Il faut que les femmes trouvent leur place dans le festival. Le débat sur l’histoire de
l’Afrique, c’est bien. Je suis d’accord que l’on revienne sur l’Egypte pharaonique par
exemple. Mais nous sommes aussi dans une société contemporaine et pour cela, on doit se
projeter aujourd’hui, demain et après demain. Bien qu’on ait nos repères sur notre histoire, on
doit aussi être dans une dynamique d’avancer. Qu’est ce qui nous attend pour cette
renaissance par rapport à demain ? Dans toutes les sociétés, il y a des problèmes. Que cela soit
économique ou culturel… Et si un pays a des problèmes, c’est parce que les femmes de ce
pays ont des problèmes. C’est le problème des femmes qui crée des problèmes dans les pays.
On voit les femmes manipulées et exploitées au Sénégal et dans les pays développés. Pour
que cette manipulation cesse, il faut des débats sur la place des femmes dans nos sociétés
actuelles et le rôle des femmes dans nos sociétés à venir. Je trouve qu’il n’y a pas assez de
débats sur la Renaissance africaine par rapport aux femmes africaines. Et pourtant, elles sont
les gardiennes des valeurs. Si on laisse les femmes s’épanouir, je pense que l’Afrique va
renaître.
[email protected]
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