Intervention de M. Régis Debray

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Intervention de M. Régis Debray
 Intervention de M. Régis Debray
Régis Debray est membre de l’Académie Goncourt depuis 2011. Normalien, agrégé de
philosophie, auteur de plus de cinquante ouvrages, il a notamment été chargé de mission
pour les relations internationales auprès du Président de la République et est Président
d’Honneur de l’Institut européen en sciences des religions.
Il n’était pas prévu par nos maîtres-penseurs que le supposé « village global » du 21e siècle
pût voir tant de villageois s’entretuer, tant de quartiers en venir aux mains. La diffusion du
savoir, des bibliothèques, du télégraphe et des machines à vapeur était supposée mettre fin
à la tour de Babel. C’était le crédo de base des Lumières, ce que nous avaient annoncé
Voltaire et Victor Hugo, et dans la foulée les prophètes du management et du
désenchantement du monde (Karl Marx ou Marx Weber, Jean Monnet ou Jean-Jacques
Servan Schreiber). « Le livre détruira l’échafaud, la guerre et la famine » (Victor Hugo). Le
livre ou les mathématiques ou l’ordinateur ou le container ou le satellite de diffusion directe
ou la révolution numérique… L’histoire du progressiste bon teint, gauche ou droite, se
découpait entre un avant superstitieux, tribal, régionaliste et croyant, et un après instruit,
œcuménique, pacifique et sécularisé. L’idée d’une marche inéluctable de l’Humanité portée
par la science et l’alphabétisation, vers un bonheur bonhomme et terre-à-terre rend
proprement impensable le fait que des décombres de l’URSS athée, puisse renaître une
Russie officiellement orthodoxe, que le sionisme laïque des fondateurs de l’État hébreu
puisse accoucher d’un pays sans autre Constitution que la Thora, tandis que l’organisation
de libération de la Palestine, où coexistaient chrétiens, marxistes et musulmans, cèderait la
place au djihad islamiste. Pour s’en tenir à quelques exemples d’actualité d’une marche à
contre-sens du sens commun occidental et démocratique.
Où est la surprise ? Dans le fait qu’à la mondialisation techno-économique correspond une
balkanisation politico-culturelle, porteuse d’insurrections identitaires où la sacralité a changé
de signe. Le défoulement, le déferlement des arriérés historiques peut s’entendre comme la
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conséquence même de l’uniformisation technique de la planète. Le surinvestissement des
singularités locales compensant le nivellement des outillages, la carte bleue fait ressortir la
carte d’identité et l’appétence de racines. Comme si le déficit d’appartenance appelait une
surenchère compensatoire. Et l’affaissement des repères civiques (la Nation, l’État, la
Classe), un affairement communautaire faisant feu de tout bois. Il nous faut appréhender la
mondialisation sous son double aspect de repliement micro et de redéploiement macro, de
perte et d’invention des traditions. La production de localismes avec leur recherche de
signes discriminants ne nie pas la globalisation, elle est produite par elle. Chaque
déracinement physique ou mental libère un contre-enracinement fantasmatique, légendaire
ou ritualiste. Il y aurait ainsi à l’œuvre comme un thermostat de l’appartenance, qui viendrait
corriger par un intégrisme mental les atteintes portées à l’intégrité physique du groupe
traditionnel. Disons que l’élévation quantitative des facteurs de « progrès » augmente
l’intensité qualitative des « régressions ». La dialectique Coca-Cola/Ayatollah est renforcée
par les intrusions occidentales et un droit d’ingérence impérial qui « talibanise » l’occupé et
le bombardé. La pulsion de morcellement qui a disloqué l’URSS et menace le Nigeria,
n’épargne pas les plus « civilisés » des pays européens, pensons à la Belgique et à
l’Espagne, au sein même de l’Union européenne. Malraux n’a peut-être pas dit que le XXIe
siècle sera religieux, ou ne sera pas. Ce dont on est sûr en revanche c’est qu’il ne sera pas
œcuménique.
En quel sens la mondialisation travaille-t-elle à son insu pour les religions ? Au sens où la
science dépouillant le monde de sa Providence, fabriquant à ce titre du réel insupportable,
du réel brut sans valeur ajoutée – appelle le triomphe du sens caché sur le fait patent, de
l’illusion réparatrice sur l’intolérable psychique. Mais aussi parce que la bombe diasporique
met du frottement là où il n’y en avait pas. Quand l’espace s’unifie au point devenir tout
entier zone-frontière, alors le monde entier devient une zone irritable et les lignes de contact
des lignes de front. On dit : « les franges extrémistes » et on a bien raison. Les lisières sont
plus fanatiques que les centres. La défense immunitaire du fanatisme, allergie quasiphysiologique au contact et plus encore à la greffe, revient au premier plan. Et tout le drame
est là : une société se heurtant de plein fouet aux migrations de masse et à l’urbanisation
accélérée, peut se boucher les oreilles et le nez, elle ne peut pas soustraire son épiderme au
contact. Si le fondamentalisme affecte nos sociétés comme une maladie de peau, les plus
mystérieuses et rebelles au traitement, le « dialogue des civilisations » devrait être confié
aux dermatologues. Ce qui est à craindre, c’est que les mouvements de population et la
nomadisation portent en eux l’inflammation identitaire comme la greffe, le rejet.
Sans doute le portable et l’avion peuvent-ils dédramatiser la dispersion démographique, qui
n’est plus vécue comme un arrachement ou un exil. Rome n’est plus dans Rome, ni La
Mecque à la Mecque, ni le Mormon en Utah. On peut désormais se sentir chez soi hors de
chez soi, mais une communauté religieuse en vadrouille ou à claire-voie, sans protection
institutionnelle ou territoriale, n’est pas une communauté laxiste (c’est à Londres qu’on a
brûlé le livre de Salman Rushdie). Une religion qui se délocalise se sanctuarise du même
coup par des signes extérieurs d’appartenance. Plus le contenu doctrinal s’estompe, plus on
a besoin d’exhiber son imaginaire. C’est le ressort du néo-fondamentalisme sectaire,
d’autant plus culturaliste qu’inculte. Sa fonction : positiver à peu de frais, intellectuellement
s’entend, une négation ou une déperdition identitaire.
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La modernisation s’avère donc archaïsante et le jeu à somme nulle postulé par les enfants
de Victor Hugo – plus de savoir, moins de croyance, plus d’école, moins de mosquées, de
synagogues et de temples – fait à présent sourire. Les communistes en 1950 étaient sûrs de
mettre la religion au musée, c’est la religion, en 2000, qui les a mis au musée. Faut-il
rappeler ce qui devenait évident dès les années 1970 : les cadres intégristes provenaient
des facultés de sciences et des instituts de technologie. Les informaticiens de Bombay font
de très bons hindouistes. Les cadres d’Al Quaida, née en Bosnie sous l’égide et à l’ombre de
nos croisades humanitaires, sont des enfants du numérique (comme Khomeiny, des
audiocassettes) et le cyber-djihad est aussi une forme de mondialisation. Cela est banal,
mais il y a vingt ans, quand vous disiez cela, on vous riait au nez. Le transnational, cela fait
fort bien l’affaire du bouddhiste radical, du salafiste sans programme territorial, du néoévangélique en Asie centrale… Le désenchantement du monde n’est donc pas un obstacle
au feu sacré : c’est son combustible. Il est troublant de voir que les mouvements religieux qui
attirent le plus sont ceux qui résistent le mieux, ou qui s’adaptent le moins bien, à la
modernité.
Qu’il y ait au cœur de la mondialisation en cours une machine à remonter le temps a sa
traduction géopolitique, sous forme d’un déboîtement entre le découpage politique et le
découpage culturel de la planète. L’atlas des États-nations juxtapose des territoires
souverains aux frontières récentes mais bien délimitées. L’atlas culturel juxtapose ou
entremêle des groupements ou des mouvances d’ordre religieux mais aussi linguistique,
ethnique ou tribal qui précédaient la constitution des États contemporains. L’atlas
géopolitique est moderne, le géoculturel est pré-moderne. « Sykes-Picot » a du plomb dans
l’aile au Proche-Orient. Mais en Europe, la ligne Riga-Split, qui remonte au 11e siècle, fend
l’Ukraine en deux.
Les guerres en cours pour le contrôle de l’espace, terrestre ou maritime sont aussi des
conflits de mémoire, où le temps long mais sous-jacent des loyautés et appartenances
ancestrales affronte le temps court des allégeances citoyennes ou nationales. Dans cette
tectonique des plaques, l’ébranlement des fédérateurs idéologiques et politiques du 20e
siècle (État, nation, citoyenneté, droit) fait remonter à la surface des communautés infra et
supraétatiques, par nature transfrontières, mobilisant l’imaginaire collectif et aux assises plus
archaïques et donc plus solides. La carte des religions et des langues ne respecte pas plus
les traités diplomatiques que les principes souverainistes de la Charte des Nations-Unies.
Dans les moments de recul du politique, l’instance religieuse devient ou redevient
l’organisateur collectif des laissés pour compte, leur dernière assurance vie, en leur offrant à
la fois sécurité, protection, entraide sociale, estime de soi et dignité. Cette vicariance se voit
partout. Istiglal, Néo-destour, nasserisme, Baath irakien et syrien, travaillisme israélien,
Congrès indien, Pancasila indonésien, etc. : l’érosion des mouvements laïcs et progressistes
qui ont présidé à la décolonisation de l’après-guerre et à la destruction ou au discrédit
desquels les occidentaux, dans leur proverbial, colonial et faussement universaliste
aveuglement n’ont pas peu contribué, de Suez à Kaboul, de Bagdad à Tripoli, a précipité le
retour offensif du refoulé. Le nationalisme change de monture, et de génération. La reprise
de flambeau se fait ici et là de la gauche vers la droite. Beaucoup de petits-enfants vont à la
mosquée, à la synagogue ou au temple, quand les grands parents s’en fichaient royalement.
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C’était méconnaître la nature de l’animal symbolique, autant que l’incomplétude des collectifs
(pas d’inter sans méta) que de s’imaginer que le sacré social partirait avec l’institution
religieuse, et qu’une fois envolés les mythes majuscules de l’Occident sécularisé (Nation,
révolution, progrès, Classe, Émancipation, etc.), nos sociétés allaient enfin toucher terre, en
alignant le politique sur l’économique, sans illusions ni valeurs ajoutées. Plus la promesse
politique se déleste de ses anciennes connotations messianiques, et même désormais de
tout grand dessein, plus voit-on la promesse religieuse se recharger d’exubérances
politiques. C’est, à l’échelle de la planète, un jeu de vases communicants, auquel un neurophysiologiste ne trouvera rien d’étonnant. Les personnalités collectives sont le fruit d’une
superposition sédimentaire de strates, tout comme les personnalités individuelles. La famille,
le clan, la tribu comme marqueurs généalogiques, puis l’inscription religieuse, rituelle ou
coutumière, et enfin l’inscription civique ou politique, - État-nation, empire, idéologie, Parti.
Les neuropsychiatres savent que la dissolution des fonctions nerveuses, chez un individu en
crise ou sénescent, s’opère en remontant le cours de l’évolution. Les fonctions s’inscrivent et
se hiérarchisent par ordre d’apparition, mais les plus récentes sont les plus fragiles. Le
cortex est plus vulnérable que le rhinencéphale, et c’est le premier qui se désorganise en
cas de malheur. La maladie ne crée pas. Elle libère des instances affectives et instinctives
plus ou moins refoulées par des connexions neuronales plus tardives. Ainsi de la mémoire,
où les premiers souvenirs à disparaître sont ceux qui ont été le plus récemment fixés (on
perd d’abord la mémoire de ce qu’on a fait hier mais on garde une sensation d’enfance). Oui,
il faut avoir une vision dynamique, donc historique, des cultures et des civilisations, mais
cette dynamique, pardon Darwin, peut être aussi celle d’une involution qui fait remonter en
cas d’accident climatique, épidémique ou politique, du plus complexe vers le plus simple, du
plus élaboré vers le plus élémentaire, soit du mou vers le dur. Fragile est le moderne, solide
est l’archaïque. Archè, en grec, c’est à la fois l’archaïque et l’archonte, ce qui commence et
donc ce qui commande.
Les modernisateurs qui se moquent des archaïsmes et des vieilles lunes auraient tout
intérêt, me semble-t-il, à faire un peu d’étymologie. Pour mieux prévenir certains coups de
pied au cul que le passé qu’ils dédaignent pourrait bien à l’avenir leur et nous réserver.
Régis Debray
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