Le Kama-sutra, lointain souvenir du désir

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Le Kama-sutra, lointain souvenir du désir
Le Kama-sutra, lointain souvenir du désir
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 13.11.2014 à 14h43 • Mis à jour le 14.11.2014 à 11h00 |
Par Frédéric Bobin (Udaipur (Rajasthan), envoyé spécial)
Les statues sont adossées aux murs crème baignant dans la pénombre. Elles figurent des
surasundari, ces beautés célestes indiennes. Elles ont le visage rond, parfois altéré par les
éléments, le collier de perles serpentant sur une poitrine généreuse, les hanches rebondies, les
cuisses dévoilées par une robe dénouée. Le port est audacieux et le geste lascif, cette griffe de
l’art indien inspirée du Kama-sutra. Il y a la surasundari en « position acrobatique », la
surasundari « dansant » ou la surasundari « dans l’acte d’écriture ».
Un colosse à l’épaisse barbe blanche
Dans cette salle de musée juchée sur une terrasse du palais d’Udaipur, haut lieu d’une
ancienne principauté rajpute du Rajasthan, les beautés célestes attendaient, fin juillet, d’être
empaquetées vers Paris. Depuis, elles sont venues enrichir la collection de pièces (sculptures,
peintures, miniatures…) rassemblées à la Pinacothèque pour une exposition intitulée « Le
Kama-sutra. Spiritualité et érotisme dans l’art indien ».
L’un des acteurs principaux de cette exposition est Arvind Singh Mewar, un colosse à
l’épaisse barbe blanche et à l’œil noir roulant sous une broussaille de sourcils. Il est assis à
son bureau gainé d’un tapis grenat. Dans la vaste pièce aux pilastres cannelés, des miroirs
géants réfléchissent la lumière du lustre de cristal ruisselant du plafond. Le palais d’Arvind
Singh Mewar est le joyau d’Udaipur. Ce labyrinthe de salons donne sur des terrasses, patios et
péristyles surmontés de tourelles à coupoles qui dominent, telle une falaise de marbre et de
granit, un lac gris bordé de collines touffues.
Langoureuses « surasundari »
Le maître des lieux se veut modeste. « Notre rôle politique est aujourd’hui limité », dit-il.
Titulaire du prestigieux titre de maharana – variante de celui de maharaja –, cet héritier de la
dynastie des Mewar d’Udaipur illustre la survivance d’un ordre désuet, cette aristocratie qui a
régné des siècles sur des micro-Etats princiers, jusqu’à ce que l’Inde indépendante les
dissolve en 1947. La descendance dut souvent se reconvertir dans la gestion hôtelière des
palais, notamment au Rajasthan, où les diverses principautés de Rajput (caste guerrière
devenue royale) furent particulièrement florissantes.
Arvind Singh n’est pas qu’hôtelier. Il est aussi mécène et c’est à ce titre qu’il a contribué à
l’exposition de la Pinacothèque. Ses langoureuses surasundari sont issues du temple Eklingji,
situé à l’orée d’Udaipur, où les sculptures à flanc de sanctuaires ont longtemps dépéri sous
l’action conjuguée de la mousson et de la rapine. « Beaucoup de ces objets d’art ont été
vandalisés, confie le maharana. Il nous a fallu les protéger. » Les mieux préservés ont trouvé
refuge au musée du palais. La spécialiste du Kama-sutra Alka Pande, qui est également la
commissaire de l’exposition de la Pinacothèque, a veillé au sauvetage. Là est la mission que
s’assigne l’héritier de la dynastie Mewar : « Nous devons faire preuve de compassion, nous
devons être au service des autres. » Parole de maharana bienveillant.
Mais entre la légende littéraire qui fascine l’étranger et le mécénat d’un Arvind Singh Mewar,
que reste-t-il du Kama-sutra dans l’Inde d’aujourd’hui ? Entre le mythe et le musée, quelle est
la résonance contemporaine de cet ouvrage unique, écrit en sanscrit au IVe siècle de notre ère
par le sage Vatsyayana ? Quel est l’héritage de ce traité d’érotisme qui prodigue ses conseils
autant sur les disciplines de l’esprit et les usages sociaux entourant l’amour que sur les
techniques de l’étreinte, du baiser, de la morsure, de la griffure et de toute autre position utile
aux amants ? Pour un chef-d’œuvre de la culture indienne, la réponse est étonnante. « Je ne
suis pas sûre que l’exposition de la Pinacothèque pourrait avoir lieu en l’état en Inde, affirme
Alka Pande. Le Kama-sutra y est vu comme un ouvrage salace. »
L’Inde, une société sexuellement réprimée
Le paradoxe est énorme. L’ironie stupéfiante. Si les beautés célestes d’Udaipur passent sans
doute inaperçues, pudiques finalement en dépit de leur hardiesse implicite, l’exhibition de
bien des pièces de la Pinacothèque, notamment celles qui mettent en scène l’accouplement,
risquent fort de nourrir le scandale public à New Delhi ou à Bombay. Tel est bien l’état
d’esprit dominant en Inde aujourd’hui. Le pays qui a enfanté l’érotisme enjoué, subtil et
décomplexé du Kama-sutra est devenu, plus de mille sept cents ans après, une société
sexuellement réprimée.
Une société où le puritanisme ambiant n’en finit pas de brider les élans créatifs. Une société
où des groupes intégristes religieux, s’autoproclamant police des mœurs, saccagent les
expositions jugées « obscènes » ou s’attaquent à la Saint-Valentin et aux bars fréquentés par
les filles, ces symboles de la « décadence occidentale ». Une société où des groupuscules issus
du Rashtriya Swayamsevak Sangh (Association des volontaires nationaux), la matrice
idéologique du nationalisme hindou, mènent des campagnes agressives contre l’éducation
sexuelle à l’école, jugée contraire aux « valeurs indiennes ». Au même moment pourtant, les
fameux temples de Kajuraho (Madhya Pradesh) ou Konarak (Orissa) exposent aux visiteurs
des scènes crues explicites. Et on vient du bout du monde les admirer. De quelle Inde parle-ton ?
Les milices de la « vertu »
La vérité est que l’Inde du Kama-sutra est aujourd’hui bel et bien révolue. L’héritage n’est
plus assumé par une élite politique et culturelle pétrie de pudibonderie et qui capitule souvent
devant les milices de la « vertu ». Comment en est-on arrivé là ? Nombre d’historiens
incriminent les invasions étrangères qui auraient corrodé au fil des siècles l’esprit du Kamasutra : la conquête des Moghols musulmans puis le colonialisme britannique, dont le
puritanisme victorien eut des effets dévastateurs. Le psychanalyste Sudhir Kakar, cotraducteur
du Kama-sutra en anglais avec l’indianiste américaine Wendy Doniger, reconnaît « une part
de vérité » à cette thèse de l’assaut extérieur. Mais elle est, à ses yeux, incomplète. « Un
facteur plus fondamental du rejet de l’érotisme, souligne-t-il, doit être trouvé au sein même de
la culture hindoue. »
Celle-ci, avance Sudhir Kakar, a en fait toujours été tiraillée par la « dualité entre érotisme et
ascétisme ».« Au moment même où le Kama-sutra était écrit, rappelle-t-il,d’autres textes
vantaient l’idéal ascétique et les vertus du célibat comme condition du progrès spirituel».
Cette culture de l’ascèse a tant imprégné les esprits hindous que Gandhi lui-même fit vœu de
chasteté à l’âge de 37 ans. Et il en poussa l’obsession jusqu’à éprouver sa résistance en
dormant aux côtés de jeunes femmes nues, puisant dans le triomphe purificateur sur le désir la
force spirituelle requise pour son combat politique. Une très vieille histoire de yogi continent.
« Pour vaincre le désir, il faut d’abord y avoir succombé »
Cependant, l’antagonisme entre ces deux pôles de la tradition est-il si clair ? Selon Alka
Pande, l’hindouisme n’a jamais frontalement opposé érotisme et ascétisme. « Pour vaincre le
désir, il faut d’abord y avoir succombé », dit-elle. Ainsi se dessine la figure du dieu Shiva, cet
« ascète érotique » décodé par Wendy Doniger dans un ouvrage (Siva. The Erotic Ascetic,
Oxford University Press, 1973) qui lui valut les foudres des nationalistes hindous. La
cohabitation des deux pôles n’est-elle d’ailleurs pas illustrée par l’auteur du Kama-sutra luimême, le sage Vatsyayana, qui était un chaste célibataire ? L’affaire n’a jamais vraiment été
comprise. Le malentendu s’est installé « chez les hindous eux-mêmes », note Alka Pande,
avant que le moralisme victorien ne triomphe et n’impose le divorce entre les deux branches
de la tradition. Et la diabolisation subséquente de Kama, l’Eros hindou.
Mais rien n’est figé. Tout évolue. Dans l’Inde de 2014, l’aspiration au plaisir se refait plus
conquérante. Bollywood a renoncé à la belle au sari mouillé d’eau de pluie ou de rivière,
habile métaphore, et met désormais en scène carrément des vamps, telle la femme fatale
incarnée par Vidya Balan dans The Dirty Picture (2011). A l’adresse de la nouvelle élite
urbaine, l’hebdomadaire India Today publie chaque année une « une » sur les nouvelles
pratiques sexuelles, avec des titres du genre : « Les femmes veulent plus ».
Machisme d’une partie de la classe politique
Le Kama-sutra serait-il donc de retour après des siècles de refoulement ? De nombreux
observateurs demeurent sceptiques, estimant que la vague tient davantage de la
marchandisation du corps que d’une réelle réhabilitation de l’érotisme. « Entre
l’hypersexualisation de certaines productions et la pruderie qui demeure dominante, la vraie
sensualité du type Kama-sutra n’a pas encore retrouvé sa place », regrette la romancière et
scénariste Advaita Kala. Sur fond de machisme d’une partie de la classe politique, les
violences sexuelles frappant les femmes témoignent d’une Inde qui ne s’est pas encore
réconciliée avec son Kama-sutra, ce texte prophétique qui appelait au respect des femmes en
ces termes : « Quand [l’homme] la séduit, il ne doit la forcer en aucune façon. »
À VOIR
« Le Kama-sutra. spiritualité et érotisme dans l’art indien », Pinacothèque, 28, place de
la Madeleine, Paris 8e. De 10 h 30 à 18 h 30, sauf le mardi, nocturnes mercredi et
vendredi jusqu’à 20 h 30. Gratuit (RSA, handicapés), 11 € et 13 €. Jusqu’au 11 janvier
2015.

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