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Isabelle Drumez Liban je t'aime © Isabelle Drumez, 2015 ISBN numérique : 979-10-262-0264-6 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. I — Yalla Taïmour! hurla Antoine, Yalla! Taïmour se retourna, pantelant, et la contempla une dernière fois. Elle était presque belle sous la lumière de la lune; on aurait dit une dame étendue, entée sur la colline de sa résidence. La caserne, cette arène écarnée et cernée de cadavres rances… quel dam! C’est vrai qu’au départ il avait songé lui vouer sa vie. C’était lui d’ailleurs qui avait imploré sa mère pour y aller. Il aurait pu faire comme son cousin, Ghassan, et attendre quelques années encore, mais il avait voulu être quitte de cette obligation qu’il considérait comme une responsabilité et un honneur envers son pays. Il s’y était rapidement fait des camarades, Ahmed, Antoine, Shadi, Basel. Tous du même âge: 18 ans. Ils s’étaient rencontrés le premier jour, le 10 mars 1975, durant l’essayage des uniformes. Ahmed, le pitre de service, avait fait rire tout le monde: quoi qu’il fasse, il ressemblait à un clown vêtu d’un costume informe. Taïmour, lui, s’était immédiatement plu dans sa tenue. Il avait passé toute l’après-midi à s’admirer dans le petit miroir de ce qui leur faisait office de salle de bain et avait commencé à se convaincre que peut-être il pourrait tenter de faire carrière dans l’armée. Il avait fait part de cette suggestion à sa mère, six semaines plus tard, lors de sa première permission, mais cette dernière avait été formelle: — Habibi Taïmour, lui avait-elle dit en lui caressant affectueusement le visage, je ne veux pas que tu fasses carrière dans l’armée. Je ne veux pas passer le reste de ma vie à me morfondre et m’inquiéter pour toi. Tu n’as pas connu la guerre, c’est pour cela que tu parles de la sorte. Et puis je te connais. Tu n’oses même pas tirer sur les moineaux quand tu vas à la chasse avec ton cousin Hikmat, alors… — …………………. — Taïmour, regarde-moi. Tu es un garçon intelligent. Tu as un potentiel intellectuel qui peut te permettre d’aller loin. Je comprends tes rêves. C’est de ton âge au fond. Mais je pense qu’il serait plus sage que tu songes à entamer des études qui te permettront d’avoir une existence tranquille. Pourquoi aller taquiner la mort haïeti?????????? La vie est suffisamment courte, crois-moi! — …Mmmmmmmmmm…. Alors... je pourrais… faire de la politique!!!… — Taïmour, Taïmour, Taïmour… Même si tu es le plus habile tacticien, le plus compétent diplomate et le plus roué de tous les politiciens, même si tu es tout cela en même temps et que cela fait de toi la personne la plus apte à diriger ce pays, et bien tu ne pourras jamais, je dis bien JA-MAIS, accéder au poste que tu mérites. Tu sais bien qu’ici c’est la religion qui décide : le Président de la République, c’est toujours un chrétien maronite, le Premier ministre, c’est toujours un musulman sunnite, et le Président du Parlement c’est toujours un musulman chiite..... rien pour les druzes!!! Et toute la fonction publique est calquée sur le même modèle. Quelle ironie du sort: c’est nous qui avons fondé le Liban, mais le pouvoir politique et financier est entre les mains des autres…………………… haram !!! — …………………. — …………….. Au fait, tu es au courant de ce qui s’est passé dimanche dernier à 3aïn Remmaneh ??? — Oui… J’ai lu le journal au foyer de la caserne…. — Ya allah! Laïch? s’écria-t’elle en levant les bras au ciel. Pourquoi mon Dieu, pourquoi???…. — Des femmes, des enfants, des bébés… Massacrés sur place. Sans possibilité de se défendre…. haram, haram, haram…. Les chrétiens veulent régner sur le Liban Taïmour. Et pas seulement cela: ils veulent jeter dehors tous ceux qui ne sont pas chrétiens, en commençant par les Palestiniens qui en plus de n’être pas chrétiens ne sont pas Libanais non plus. Bientôt viendra notre tour. Ils veulent faire du Liban un Etat chrétien, le seul Etat chrétien du Moyen-Orient. Mais c’est nous, les druzes qui avons fondé ce pays, avec Fakhr al-Din II. C’est nous à l’époque qui avons donné l’asile aux chrétiens qui étaient persécutés. Pourquoi veulent-ils nous chasser maintenant? Pourquoi devrions-nous aller habiter ailleurs alors que nous sommes sur nos terres? Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre tous ensemble, unis, comme avant. La situation politique est très tendue Taïmour. Je ne sais pas comment tout cela va se terminer, mais je ne suis pas optimiste………… — …………… — ……………. Et je pense en tous cas en ce qui te concerne que tu devrais faire des études de médecine. C’est une profession libérale, donc pas de quotas religieux. Et on aura toujours besoin de médecins, ici ou ailleurs... — ….Ya mama je veux servir mon pays, la terre de mes ancêtres! — Taïmour, haïeti, les médecins aussi sont des héros tu sais. — …………………………….. — ……………………………… — Mais comment pourrais-je faire des études de médecine? Papa et toi travaillez du matin au soir tous les jours de la semaine pour réussir avec beaucoup de mal à nous nourrir. Qui va payer mes études, hein? Tu sais très bien que nous n’avons pas les moyens. Rien que l’inscription à l’université américaine ou française de Beyrouth, juste l’inscription, sans les livres et tout le reste... rien que l’inscription, c’est une somme énorme; plusieurs mois de travail! Alors, je ne vois vraiment pas comment… — Taïmour, l’interrompit-elle, Em’ Rami est venue au magasin la semaine dernière. Elle a raconté qu’il est possible de partir en Yougoslavie. Le régime de Tito offre des bourses d’études aux membres du Parti Socialiste Progressiste de Joumblatt. Il faut déposer son dossier auprès de Kamal Bey. Tu pourrais au moins essayer. S’il te plait haïeti... Essayer! — Mais maman.... toute la famille, mes tantes, mes oncles, mes cousins.... personne n’est membre de ce parti! — Et bien nous le deviendrons! — Mais! .............................................. — Taratata....... pas de mais!........................................ — Mais je ne veux pas aller en Yougoslavie moi ! C’est où d’abord? Et puis qu’est ce qu’ils parlent comme langue là-bas! Moi, je sais parler français... je veux aller en France! Tu crois que c’est possible, hein???? — Je ne sais pas!!! Il faut que j’aille parler avec le directeur de ton ancienne école. Tu as eu de très bon résultats au baccalauréat...... des résultats exceptionnels! Il doit bien être possible d’obtenir une bourse pour la France. Bon, je suppose que les chrétiens sont prioritaires, mais on peut toujours demander........... alors nous sommes d’accord???? —...............Je vais y réfléchir, mais d’abord je veux épouser Donia ! — Taïmour, habibi… Je sais que tu aimes Donia et qu’elle t’aime également, mais tu dois bien comprendre que ce n’est pas possible. Tu ne peux pas te marier maintenant. Tu n’as que 18 ans. Tu es trop jeune. Tu dois d’abord te faire une situation, avoir de l’argent, un logement confortablement meublé, des moyens pour subvenir aux besoins de ton épouse et de tes futurs enfants. Et puis je ne pense pas en toute franchise que ton oncle accepte de te donner la main de sa fille si tu ne peux pas lui garantir qu’elle vivra l’existence matérielle paisible qu’elle mérite. D’un autre côté, si tu t’en vas faire des études à l’étranger, tu seras parti au moins quatre ou cinq ans, voire plus encore si tu choisis de faire médecine. Tu ne peux pas lui demander de t’attendre, tu sais bien! Tu n’as pas le droit. Il faudrait peut-être que tu renonces à elle. — Jamais de la vie! C’est elle que je veux épouser. Nous nous aimons! — D’un amour pur j’espère!!! lui demanda- t’elle en fronçant les sourcils d’un air à la fois sévère et implorant. — Bien sûr maman! — Taïeb! lâcha-t-elle soulagée. Ecoute, finis ton service militaire, et on en reparlera quand tu seras entré à l’université. D’accord comme ça? — Mmmmmm…. — D’accord comme ça? — Yalla OK! 5alas ! — Allez viens ici que je t’embrasse. D’un geste puissant et assuré, elle attrapa la nuque de son fils et l’attira jusque ses lèvres. Elle lui écrasa alors sur la joue une série de ces baisers typiques des habitants du bassin méditerranéen: tonnants, généreux et emplis de sentiments. Taïmour savait qu’elle avait raison. C’était sa mère, celle qui lui avait donné la vie. Il savait qu’elle l’aimait et qu’elle ne voulait que son bien. — Yalla, Taïmour, Yalla! Taïmour s’engouffra dans le champ de vignes hautes. Il sentit ses rangers s’enfoncer dans le sol fangeux. Il avait peur. Pour la deuxième fois de sa vie, il ressentait la peur, la vraie, celle qui vous broie les boyaux, vous triture les entrailles et se plait à flétrir la fierté des fieffés. La première fois qu’il avait ressenti cette même peur, c’était trois mois auparavant, pendant l’automne. Le sergent était venu le chercher après le repas du soir, au foyer, alors qu’il était tout juste en train de défaire Shadi au flipper, et lui avait ordonné de se couvrir chaudement et de le suivre. Taïmour s’était exécuté sans poser de questions. Le sergent l’avait conduit jusqu’à un genre de hangar devant lequel il avait eu ordre de stationner pour vérifier les laissez-passer des chauffeurs des véhicules qui se présenteraient durant la nuit; quelqu’un viendrait prendre la relève vers six heures du matin et il aurait alors droit à deux jours de repos. Pas trop difficile! avait pensé Taïmour en ricanant. Environ dix minutes après le début de sa prise de garde, le premier véhicule s’était présenté, une ambulance. Taïmour s’était approché d’un pas altier, et, après avoir salué le chauffeur avec politesse, avait demandé à voir le laissez-passer. Tout était en règle; il avait levé la barrière, l’ambulance avait redémarré, et fait le tour du bâtiment pour y pénétrer. Après quelques heures de garde, et las de sautiller sur place pour se réchauffer, Taïmour s’était adossé contre le mur du baraquement afin de profiter de la chaleur émise par le moteur qui ronronnait par accès au-dessus de sa tête. Les véhicules s’étaient succédés toute la nuit: parfois des ambulances, parfois des jeeps, parfois des camionnettes, et il avait ainsi passé la nuit à faire la navette entre les véhicules et son mur chaud. Vers cinq heures du matin, une jeep de l’armée était arrivée. Le chauffeur avait montré le laissezpasser, puis avait garé son véhicule après la barrière pour aller s’entretenir avec un gradé. Le fusil à l’épaule, Taïmour avait fait le tour de la jeep... une fois, deux fois, trois fois, et succombant à la curiosité, il avait soulevé la toile refermant l’arrière de la voiture. Il s’était alors trouvé nez à nez avec un garçon acnéique aux yeux fixes et au teint blême; il était bouche bée, son ventre était un énorme trou ensanglanté, ses deux jambes étaient coupées, il lui manquait une main.... et il n’était pas seul. Taïmour avait terminé sa garde la peur au ventre, et dans le froid: il n’avait pas osé retourner vers le mur qui l’avait porté toute la nuit et qui occultait des enfants de son âge, massacrés. Ses pensées avaient virevolté dans la douleur que la mère de ce garçon allait ressentir ; puis il avait pensé à sa propre mère, comprenant enfin pourquoi elle refusait qu’il fasse carrière dans l’armée. C’était cette nuit-là qu’il était tombé adulte. A six heures sonnantes, un militaire qu’il ne connaissait pas était venu prendre la relève. Taïmour avait péniblement regagné sa chambre, s’était allongé, et avait en vain tenté de trouver le sommeil. A midi, comme il ne dormait toujours pas, il était allé rejoindre les autres au réfectoire ; et ce n’est que là, face à sa pitance assaisonnée au bromure qu’il s’était mis à pleurer. Ses camarades avaient tout de suite compris que quelque chose ne tournait pas rond. Taïmour était quelqu’un de gai et souriant, pas un geignard larmoyant. Ils avaient insisté pour savoir ce qui se passait. Alors, il leur avait expliqué. Ils avaient écouté avec attention et consternation; puis Shadi avait raconté que la veille, sa mère avait fait la route depuis Beyrouth pour venir voir s’il allait bien. Elle avait entendu dire, de bouche à oreille, que de jeunes militaires avaient été tués suite à des affrontements avec la population. La guerre civile s’était étendue à l’ensemble du Liban. Beyrouth était coupée en deux: une partie chrétienne et une partie nonchrétienne ; partout, sur toutes les routes, il y avait des barrages tenus par des milices religieuses armées n’hésitant pas à abattre de sang-froid celui qui ne portait pas le bon nom. Elle avait pris de gros risques et mis presque une journée pour faire le voyage depuis Beyrouth, alors qu’en temps normal, il faut à peine plus d’une heure et demie .... — Yalla Taïmour, Yalla! Il fallait fuir, coûte que coûte; c’était le caporal qui leur avait ordonné. Il les avait réveillés en pleine nuit, et leur avait dit d’un ton paternel: “Debout les jeunes, vite, dépêchez-vous ! C’est tout, c’est fini... La guerre civile a gagné l’armée. Ils sont en train de s’entretuer dans le troisième bâtiment. C’est une véritable boucherie. Sauvez-vous mes garcons! Désertez! Fuyez! Et avant que le conflit actuel et les récits des massacres commis n’emplissent vos coeurs d’une haine indomptable, je vous demande à tous les cinq de rester solidaires et de vous épauler durant votre fuite. C’est un ordre! Maintenant prenez votre arme et suivez moi, je vais vous faire sortir de la caserne; une fois dehors, il faudra courir jusqu’aux vignes hautes, les traverser et aller jusqu’au fossé ; ensuite, vous devrez longer le fossé jusqu’à la grand’route qui mène à Chtoura. Puis il faudra vous débrouiller pour vous rendre jusqu’à la mosquée de Ras-el3ain. Vous me retrouverez chez moi; j’habite à quelques centaines de mètres de la mosquée. Inutile de préciser que c’est en territoire musulman. Je compte donc sur vous Ahmed, Basel, Taïmour et Shadi pour protéger Antoine. Je vous donnerai des vêtements civils, je vous reprendrai vos armes, et je vous expliquerai comment rentrer chez vous. Mais vous devez me retrouver tous les cinq, c’est bien compris?” Ils avaient acquiescé. — Yalla Taïmour, Yalla! — Wwwwwouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii, wwwwwwouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii