l`Education Sentimentale, extrait (Flaubert)

Transcription

l`Education Sentimentale, extrait (Flaubert)
Texte n°11 : Extrait de l’Education Sentimentale
Il existe trois types de focalisation, ou points de vue :
 La focalisation zéro, ou point de vue omniscient, ou point de vue de Dieu, ou point de vue de Sirius. Le
narrateur sait tout, passé présent et futur. Comme dans le premier paragraphe du texte.
 La focalisation interne, ou point de vue interne, ou point de vue du personnage. On se place au niveau d’un
personnage et on sent et ressent comme lui. Ex : « elle était assise toute seule, du moins il ne distingua
personne d’autre ».
 La focalisation externe. On est comme un élément du décor, on ne sait pas ce que sentent et ressentent les
personnages.
Contextualisation : quand Flaubert publie l’Education Sentimentale, en 1869n, il est déjà un écrivain très connu.
Auteur de Madame de Bovary, il fait partie des écrivains réalistes, c’est-à-dire des écrivains qui prennent la réalité
comme sujet d’exploration littéraire. Il est en rupture avec l’idéalisation qui encombre le roman traditionnel. Il se
montre ironique et pessimiste, et est le premier à faire interagir des personnages voués à l’échec, c’est-à-dire des
anti-héros. Ainsi Frédéric, protagoniste de l’Education Sentimentale, se montre-t-il au fil du récit en jeune homme
incapable de concrétiser ses rêves, de vivre sa passion amoureuse. Mais pour le moment, nous ne sommes qu’à
l’ouverture du roman, et nous avons affaire à un passage où Flaubert laisse rêver son personnage, son lecteur et
probablement lui-même.
Caractérisation : Frédéric, jeune homme de province, s’apprête à rentrer chez lui après un voyage pour récupérer
l’héritage de son oncle. Il veut prendre un coche pour aller à Nogent sur Seine, le « coche d’eau » qui remonte la
Sainte depuis Paris vers les villes situées en amont. C’est sur ce bateau qu’il voit pour la 1ère fois la femme qu’il
aimera toute sa vie (tiens, je connais ça aussi). C’est une scène de rencontre amoureuse que Flaubert va traiter à sa
manière et avec virtuosité, puisqu’un d’un côté il offre une version sincère et sérieuse du topos (une rencontre
élaborée et émouvante) mais en même temps il ne s’interdit pas de jouer avec les clichés du genre.
I – Une composition finale fondée sur le contraste
Le texte s’articule en deux parties distinctes, autour de la phrase « ce fut comme une apparition ». Cette phrase, par
sa position isolée et par son contenu, sert de rupture dans la continuité du texte. Avant, il y a une description des
passagers du bateau, et après tout se centre sur Madame.
A – La description de la foule des passagers
Le protagoniste, Frédéric, est sur le pont d’un bateau qui n’est pas des plus luxueux. Il se trouve mêlé à la foule de
seconde classe. Flaubert saisit ce prétexte pour décrire les circonstances de l’action (le cadre). On peut lire de 2
façons différentes la description : elle est à la fois réaliste et très précise, telle une photographie (c’est le sens
dénoté), et à la fois il s’agit d’orienter le contraste avec ce qui va suivre, par un sens implicite (c’est le sens connoté).
1) Le sens dénoté

Le rôle de l’imparfait : Les gens et les choses sont déjà installées, comme à l’ouverture du rideau au début
d’une pièce de théâtre : « c’était des ouvriers ». L’imparfait de description rencontre celui de narration, et
les actions sont liées dans la durée : « des pères de famille ouvraient de gros yeux en posant des
questions » ; « ils causaient ; d’autres dormaient ». On ne voit ces personnages ni commencer ni terminer
ces actions qui semblent s’éterniser (une caractéristique propre à l’imparfait)

Une scène collective : nous sommes en présence du point de vue omniscient. Le narrateur est soucieux
d’être exact et exhaustif. Il montre d’abord la foule entière : « c’était des ouvriers, des gens de boutique
avec leur femme et leurs enfants ». Puis description générique de la foule : d’abord des sous-groupes
(« deux ou trois gredins ») puis des silhouettes plus précises (« trois ébénistes » ; « un joueur de harpe » ;
« un capitaine » ; …)

L’importance accordée aux objets : ils concurrencent les êtres humains avec des changements fréquents
d’échelle
o
o
o
o
Il y a de nombreuses énumérations de termes placés en complément de tournures passives (« le pont
était sali ».
Asyndète : absence de mots de liaison. Ex : « le pont était Sali par des écales de noix […] ; trois ébénistes
en blouse […] ; un joueur de harpe en haillons se reposait […] »
Parataxe : liaison par les propositions coordonnées « et », « ou ». Ex hors-sujet : « […] et le capitaine, sur
la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre ».
Très gros plans sur des détails infimes (« des boutons sur les redingotes » ; « des épingles de
chrysocale ») comme avec l’énumération de déchets (« écales de noix, des bouts de cigare, des pelures
de poire, […] »
C’est donc une espèce d’enregistrement le plus complet possible, sans hiérarchie, des hommes jusqu’aux détritus. Il
s’agit de montrer le réel dans sa plénitude, jusqu’à un niveau maniaque.
2) Le sens connoté
Cette description n’est pas neutre. Flaubert cherche à suggérer des impressions :
 Impression d’hétérogénéité. Au niveau des hommes, l’auteur mélange des ébénistes, un joueur de harpe, …
Des catégories socioprofessionnelles très différentes et éloignées les unes des autres. Aussi les vêtements
sont mal assortis : on ne cherche pas l’harmonie, bien au contraire. Les déchets apparaissent désunis,
encombrants.
 Impression de laideur et de crasse. Adjectifs : « déteints », « râpés », « vielles », « usés », « tâché » + « en
haillons ».
 Impression de matière : la description est matérielle, les êtres sont réduits à des corps habillés avec des
vêtements sales (tâches de café, nourriture, déchets). La description porte sur les pieds, les bagages, les gens
accroupis, …
Ainsi cet univers inspire la trivialité et le dégoût, dans le but d’amorcer le contraste à venir.
B – La 2e partie du texte (dans la 1ère partie)
1) Circonstances secondaires, action principale
Au changement de lieu (« il poussa la grille des Premières »), il y a un changement de temps et d’action.
On passe au passé simple (« poussa » ; « dérangea » ; « ce fut » ; « il ne distingua personne »). La perception de
l’action est différente, car maintenant on a des étapes successives qui commencent et s’achèvent. En effet, la passé
simple nous donne l’impression, par sa fonction ponctuelle (et pas durative comme l’imparfait) que l’action
commence. Notons l’entrée en scène d’un personnage singularisé (« elle ») ; on passe d’ailleurs des différents noms
de métiers à un pronom personnel sujet. Cela nous fait savoir que l’inconnu va jouer un rôle.
2) Du chaos à l’harmonie
On passe du plein au vide, du chaos à l’harmonie, de la laideur à la beauté.



Mme. Arnoux se tient dans un endroit réservé (la 1ère classe), hors de la promiscuité du pont. On va voir
apparaître de nouveaux éléments :
o le haut de l’espace (chapeau de paille  idée du soleil)
o le vent
o le « fond d’herbe bleue sur le quel sa personne se découpe »
o « la lumière traversant la peau de ses doigts »
Cette aération de l’espace est retrouvée au niveau de la disposition du texte (paragraphes plus nombreux et
plus courts, avec plus d’alinéas, c’est moins compact).
La prolifération des objets diminue, sans disparaître : son ombrelle et son panier à ouvrage sont les seuls
objets autour de madame.
3) Changement de focalisation : le point de vue omniscient s’efface, tout comme le réalisme. Dès lors, il a une
montée en puissance de la focalisation interne par Frédérique (un point de vue subjectif et coloré par les émotions
du bonhomme).
II – Le topos de la rencontre, de la fidélité de Flaubert à ce topos
La rencontre amoureuse est une scène codifiée par son inscription dans un usage littéraire. Le lecteur s’attend à
retrouver ces codes, cette scène s’inscrivant régulièrement dans la littérature. L’auteur se doit de respecter ces
conventions s’il tient à la popularité, mais il peut aussi les modifier, améliorer, parodier. Ici Flaubert respecte ces
codes, mais avec une fidélité suspecte.
A – L’exclusivité
L’apparition de la figure aimée efface le reste du monde. Ici cet effet est augmenté par le fait que le narrateur avait
pris soin de remplir l’espace au maximum, afin de le vider d’un coup. Le regard de Frédérique va isoler son amour
(« ou du moins il ne distingua personne ») : il ne s’intéresse plus qu’à « elle ». L’environnement est alors constitué de
la servante de couleur noire, de la petite fille, … bref tout ce qui concerne l’entourage de Mme. Arnoux passionne le
narrateur.
B – Le coup de foudre


Un choc, une révélation intense et soudaine, une brusquerie : « ce fut comme une apparition ». « Jamais il
n’avait vu cette splendeur de peau brune ».
Il y a aussi une thématique de la lumière, Mme. Arnoux en étant nimbée : « la splendeur de sa peau »,
« l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux », « des doigts que la lumière traversait ».
C – Déstabilisation de l’amoureuse


Le narrateur n’est pas dans son état habituel, n’est pas habitué à ce genre d’émotions : « il fléchit
involontairement les épaules ».
Il veut passer inaperçu, même si on doute que cela fonctionne : « dissimuler sa manœuvre », « se planta
près de son ombrelle », « affectait d’observer une chaloupe ». Il s’agit d’une « curiosité douloureuse »
(l’auteur de ce polycopié confirme que c’est effectivement douloureux)
D – La prise de contact et son interruption




Frédérique se précipite sur l’objet qu’elle est sur le point de perdre. C’est là qu’on peut parler de parodie, car
c’est si peu original de ramasser un châle pour prétexter d’entrer en contact !
Présence d’un stéréotype : « leurs yeux se rencontrèrent ».
L’irruption du fâcheux : celui-ci se trouve être le mari de madame. C’est un cliché qui vient surement de la
comédie
A noter que le récit de la rencontre est aussi une moquerie de ce qu’a vécu Flaubert autrefois
Conclusion du II : Flaubert satisfait les lecteurs à propos du topos, au prix de quelques effets parodiques. Mais le
traitement de cette scène est sérieux, et comporte beaucoup d’enrichissements.
III – Les enrichissements apportés par Flaubert ; image picturale et image imaginée
A – Un portrait en forme de tableau

La description de Mme. Arnoux est organisée comme celle d’un tableau :
o la figure de madame est au milieu, et « se découpe sur le fond de l’air bleu »
o l’ombrelle et le panier à ouvrage sont deux objets soulignant la féminité et la classe sociale
o le visage correspond au canon de la figure classique : grands sourcils, figure ovale, nez droit (« la pointe
de ses grands sourcils » ; « l’ovale de sa figure » ; « son nez droit »)
o en plus des formes évoquées, de nombreuses couleurs : « rubans roses » ; « peau brune », « bandes
violettes »
o Flaubert réemploie des motifs picturaux identifiables : la servante noire près de sa maîtresse blanche est
un motif très employé, tout comme l’enfant et sa mère (on pense à la Petite Baigneuse (INGRES, 1838) et
à Olympia (MANET, 1863))

Références à la peinture impressionniste (voir cours de seconde
)
o Le « diaphane » (donc la lumière), le ruban, l’air bleu (donc la peinture de plein air). On pense
typiquement à Jardin à Sainte-Adresse (MONET, 1867).
o « Au milieu de la mer » ; « il allait tomber dans l’eau » + nous sommes sur un pont, lieu de sociabilité. On
pense à la Grenouillère (RENOIR, 1869) avec eau, reflets, chaloupe sur la rivière et lieu de sociabilité.
o La figure féminine : les impressionnistes sont plus intéressées par les couleurs que par la personnalité.
Frédérique voit la femme lumineuse car le décor est lumineux (elle en harmonie avec l’environnement).
o Les vêtements et accessoires sont réalistes, mais choisis : le chapeau de paille suggère un beau temps
En conclusion, on a de multiples références à la peinture qui crée pour le lecteur un enchantement pour les yeux (de
l’imagination). Cela transforme l’atmosphère sordide du 1er paragraphe (crasse et promiscuité) en un décor empli de
lumière, et dans lequel la présence humaine (Mme Arnoux) est le plus bel ornement du tableau.
B – Des projections imaginaires
Le personnage féminin est traité comme un élément concret et réaliste, mais d’un autre côté ce personnage est
rêvé, imaginé et idéalisé par Frédérique. En effet ce dernier projette sur cette figure inconnue à la fois sa soif d’idéal
et des stéréotypes qu’il a lu dans les romans. Flaubert se sert de Frédéric pour montrer une explication intérieure, un
désir d’absolu, et de l’autre côté il met en scène les clichés romantiques.
1) La femme idéale


Le mystère et la curiosité, se référant à l’identité réelle de Mme. Arnoux : La femme idéale entretient autour
d’elle mystère et curiosité, et d’ailleurs c’est de ce mystère que Mme. Arnoux tient une bonne partie de son
charme. Ex : le texte garde son anonymat jusqu’à la fin, en l’appelant par « elle », tout comme sa fille. Cela
déclenche une curiosité irrationnelle et excessive sur Frédérique. « Quels étaient son nom, sa demeure, sa
vie, son passé ? » ; « il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait
portées ».
L’idéal et le rêve d’absolu forment une identité irréelle de Mme. Arnoux : tout est transfiguré par le
personnage. Elle est banale (panier à ouvrage, elle garde sa fille, …), mais ces banalités sont idéalisées par
Frédéric :
o « Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire »
o « Frédérique se réjouissait d’entendre ces choses »
Ainsi la femme réelle s’efface par rapport à un être idéalisé. Il évoque ses doigts, ses accessoires, mais pas de
ses bras ou de ses pieds. L’inconnue est immatérialisée, on ne parle plus de la chair (« le désir de possession
physique même disparaissait »), le corps est sublimé (« finesse des doigts »). La femme apparaît ainsi comme
une divinité angélique, lumineuse.
2) Un personnage romanesque
Vers la fin du texte, l’imagination de Frédérique l’emporte, de sorte qu’il crée un environnement romanesque à
partir des mystères. Sa rêverie est inventée à partir de détails :
- Par sa peau brune, « il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être »
- Par sa servante, « elle avait ramené des îles cette négresse avec elle »
- Apogée de la rêverie : « Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en
envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! ». Ainsi Frédérique, à partir d’un bon sang de
châle violet, imagine de nombreux et longs voyages à travers vents et marrées. Il y a un rythme étudié
(chaque proposition compte respectivement 4, 3, 6, 7, 6, 4 syllabes, « s’en envelopper sa taille » formant
donc un point culminant »).
Conclusion : le texte est une variation majeure sur le topos de la rencontre amoureuse. Celle-ci est réaliste au
départ, puis rêvée à la fin. Ainsi Frédérique n’a pas de disposition pour la vraie vie, il est condamné.