RV divers temoignages du 1er jour de la creation d`Israel 29 nov

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RV divers temoignages du 1er jour de la creation d`Israel 29 nov
Le jour où l'onu a voté le partage de la palestine
Arabes et juifs, ils se souviennent...
Il y a soixante ans, ils étaient jeunes, certains à peine sortis de l'adolescence, parfois même
encore des enfants. Leurs souvenirs de ce jour historique sont souvent épars, imparfaits, voire
un peu faussés par le temps et l'émotion. Mais juifs ou arabes, ils sont les témoins et les acteurs
de ce 29 novembre 1947. Henri Guirchoun a recueilli leurs récits en Israël et en Cisjordanie
«Mieux valait ne pas sortir du quartier juif»
Aouva Reguev, 73 ans, institutrice
Tandis qu'on danse à l'ouest de Jérusalem, dans les rues de Jaffa ou King-George, les habitants
du quartier juif de la Vieille Ville, ghetto au coeur de la cité arabe, restent cloîtrés chez eux.
«Un ami arabe avait prévenu ma mère qu'il valait mieux ne pas sortir. Un grand rassemblement
était prévu devant la porte de Jaffa. Et comme lors de chaque manifestation arabe, les Anglais
disparaissaient.» Aouva habite la «rue aux juifs» dans une maison plus que modeste. Sa famille
est assez politisée, avec des cousins dans la Haganah, d'autres à l'Irgoun, le groupe clandestin
dirigé par Menahem Begin. «Pendant plusieurs jours, deux des auteurs de l'attentat contre le
quartier général anglais de l'hôtel King David se sont cachés dans l'école de garçons du quartier.
Les élèves ont fait le guet.»
Ce soir du 29 novembre, son père, qui travaille à l'ouest, ne peut rentrer à la maison. Le
lendemain matin, sa mère décide d'aller aux nouvelles. «Les ruelles étaient vides. A l'extérieur
de la Vieille Ville, les autobus ne fonctionnaient plus. Nous sommes allés à pied jusqu'au marché
de MahaneYehuda. C'est là que nous avons appris que les Arabes étaient en train d'incendier
toutes les maisons et les échoppes juives de la principale rue entre l'est et l'ouest de la ville.
Nous ne pouvions plus rentrer chez nous.» Après plusieurs heures de démarches, une escorte
britannique accepte de convoyer un autobus bondé de juifs de la Vieille Ville. Pour contourner la
porte de Jaffa, il doit faire un détour par la porte de Sion. Mais il est aussitôt bombardé de
pierres. La mère d' Aouva est légèrement blessée. «A partir de là, il n'a plus été possible
d'entrer ou de sortir sans escorte. Les Arabes nous attaquaient sans cesse. Il y avait chaque
jour des fusillades, des blessés.»
Un mois plus tard, avec ses plus jeunes enfants, sa mère décide de rejoindre son époux à
l'ouest. Aouva reste auprès d'une tante et de sa grand-mère. «Il y avait mes copines, l'école, où
presque toutes les institutrices étaient de la Haganah. Elles nous montraient leurs armes. Nous
n'étions pas vraiment conscientes du danger. Et puis, à l'ouest de la ville, la situation n'était
guère meilleure.» En mars 1948 cependant, elle part avec le dernier convoi sous escorte anglaise.
La reddition à la Légion arabe jordanienne du quartier juif de la Vieille Ville, l'une des rares
défaites israéliennes de cette guerre, interviendra peu après. Aouva ne reverra les ruelles de son
enfance qu'en juillet 1967, au lendemain de la guerre de Six-Jours. «J'étais émue, mais tout
avait beaucoup changé. Et ma maison n'existait plus.»
«C'était jour de fête à Jérusalem»
David Rubinger, 83 ans, photographe- Ce soir du 29 novembre 1947, il y a foule dans les rues
de Jérusalem. Assis sur les trottoirs, près des cafés, les gens écoutent la retransmission de la
session de l'Assemblée générale de l'ONU à New York en comptant et recomptant les votes,
comme pour se persuader de la réalité de ce qu'ils entendent. David Rubinger passe la soirée
chez lui, avec sa femme qui berce leur fille âgée de 11 jours. Puis ils sortent, se mêlent à la foule
de cette Jérusalem juive qui danse et chante jusqu'à l'aube. «Au coin de b rue King-George, ma
femme a voulu acheter un paquet de cigarettes Empire. Le vendeur le lui a offert en expliquant
que c'était un soir de fête, il ne voulait pas gagner d'argent.»
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C'est le 30 novembre au matin que David aperçoit un groupe de jeunes juifs radieux, hissés sur
un véhicule militaire britannique. Vision ahurissante : ils brandissent le drapeau blanc et bleu,
avec 1 l'étoile de David, et le soldat anglais au volant ne fait rien pour les déloger. David lève son
appareil et appuie sur le déclic. Sa photo sera publiée dans le monde entier. «J'étais magasinier
aux services vétérinaires de la ville pour 27 livres anglaises par mois, un très bon salaire d'alors.
Vivre de mes photos, ce n'était pas possible.»
Le jour suivant déjà, la joie s'efface comme au lendemain d'un rêve et la peur déchire la ville.
«En face de la porte de Jaffa, des groupes d'émeutiers arabes ont incendié toutes les boutiques
tenues par des juifs. Les jeunes de la Haganah qui ont voulu s'y rendre pour les protéger ont été
stoppés par la police britannique, qui a bloqué le passage.» Emeutes, combats de rue, attentats, la
guerre de Jérusalem a commencé.
Volontaire dans l'armée britannique en juillet 1942 - «mon numéro de matricule : Pal 32074» -,
David Rubinger a combattu àTobrouk et à Benghazi avant de rejoindre la Brigade juive formée en
1943 à la demande de l'Agence juive. Bari, Ravenne, la plaine du Pô, la campagne d'Italie dans la
VIIIe armée du général Montgomery le mèneront jusqu'à la frontière autrichienne. Drôle de
parcours pour ce juif des Jeunesses sionistes socialistes, parti de Vienne en 1939 pour un
kibboutz de la vallée du Jourdain. «A la gare de Vienne, dans l'excitation de ce départ en groupe,
j'avais à peine dit au revoir à ma mère. Elle a disparu dans un camp, sans doute en Ukraine.»
Démobilisé en 1946, il rentre en Palestine avec sa femme, une «DP», personne déplacée, c'est-àdire déportée : «Seules les épouses juives des anciens soldats sous uniforme britannique étaient
autorisées à émigrer en Palestine. Beaucoup d'entre nous ont ainsi contracté des mariages
fictifs. Mais le mien a duré cinquante-quatre ans...»
«Une minute plus tard, j'étais mort»
Khamis Tahan, 79 ans, agent de tourisme
A 19 ans, Khamis Tahan travaille pour un grossiste en vêtements de la Vieille Ville. Ce soir-là, il
traîne un peu dans les ruelles mais se tient à l'écart des rassemblements. «Je ne faisais pas de
politique et je me méfiais un peu des risques de dérapage. Tout le monde était triste et je
sentais la colère monter. Le monde ne venait-il pas d'accorder aux juifs une terre qui ne leur
appartenait pas ? Et nous devions accepter en silence cette injustice ?» En novembre 1947, deux
grandes familles rivales se disputent les suffrages des Arabes de Jérusalem. «Les Nashashibi,
plutôt favorables au partage de la Palestine et à une alliance avec la TransJordanie, et les
Husseini, absolument hostiles à toute idée de partition. Les Husseini étaient nettement les plus
puissants, et les gens les suivaient.»
Dans les tout premiers jours de décembre, les patrons de Khamis lui demandent de collecter les
achats des boutiques situées autour de la porte de Jaffa. Comme chaque matin, des dizaines de
colporteurs et de marchands de fruits et légumes sont adossés côte à côte à la muraille, à
l'extérieur de l'enceinte. Il en profite pour se faire cirer les souliers. Mais à peine at-il payé et
quitté les abords de la muraille qu'une terrible explosion retentit. «Une minute plus tard et
j'étais mort. J'ai vu des corps partout, des gens déchiquetés, les hurlements. Quelqu'un a juré
qu'il s'agissait d'un gros baril qui avait été descendu d'un camion militaire anglais. Allez savoir !»
Des le lendemain, comme tant d'autres négociants de la Vieille Ville, ses patrons partent en
Jordanie. Les incidents se multiplient. «Mon père s'interrogeait, mais ma mère ne voulait en
aucun cas quitter sa maison. Nous étions trois frères. Mon père avait deux femmes, ma mère
était la seconde épouse.» Quelques semaines plus tard, une salve d'obus de mortier s'abat sur
leur quartier, près de la porte des Lions. Les voisins font leur lessive dans la cour. La femme est
touchée par un éclat. «Personne n'avait le moindre brancard. Nous avons dû démonter une porte
de la maison pour la transporter au seul dispensaire du quartier. Et cette fois ma mère a hurlé
qu'elle voulait partir. Le lendemain, nous avons loué une voiture et nous avons pris la route de
Jéricho.»
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«Des armes sous les paniers à légumes»
Yaacov Yeffet, 76 ans, colonel à la retraite
«Ma famille est arrivée à pied et à dos d'âne du Yémen en 1907 pour s'installer à Silwan, le
premier noyau de repeuplement juif à Jérusalem. Mon père travaillait à l'hôpital Hadassah. Il
avait même quelque temps servi dans l'armée turque. Ca fait encore rire tout le monde. «En
novembre 1947, j'avais 16 ans et j'appartenais depuis déjà un an à la Gadna, les jeunes de la
Haganah, qu'on entraînait au maniement des armes et à l'autodéfense. Mon chef de l'époque
était le commandant Moshe Salomon, qui sera tué en 1 948 dans un convoi. C'est lui qui avait eu
l'idée de nous utiliser, nous, des enfants de 14 ou 16 ans, pour protéger les autobus juifs souvent
attaqués par des groupes d'Arabes. Quand la police ou l'armée anglaise arrivait sur les lieux d'un
incident, nous planquions aussitôt nos armes et personne ne prêtait la moindre attention à ces
enfants insoupçonnables. Comme je connaissais la ville comme ma poche, on m'avait confié une
mission des plus importantes. Contre quelques billets, un brave sergent anglais dénommé Smith
m'avaitfourni un faux permis de conduire les motos qui me vieillissait de trois ou quatre ans. Et
je passais mon temps à sillonner Jérusalem au guidon d'un vieux side-car pour transporter ici ou
là, en fonction des ordres, des armes clandestines dissimulées sous des paniers de légumes. Aux
barrages, les Anglais exigeaient simplement de voir mon permis, ils n'ont jamais fouillé la moto.
Alors le 29 novembre a été un très bon soir. Grâce à la pagaille en ville, j'ai pu effectuer
plusieurs livraisons dans la nuit.«Ensuite, j'ai participé aux escortes des convois vers le mont
Scopus et l'hôpital Hadassah pour assurer la relève des médecins et des infirmières souvent
victimes d'embuscades sur la route. Une fois, mon père était dans un convoi. Il n'en a pas cru ses
yeux de me voir en armes. Vous imaginez ma fierté.»
«On partait pour dix jours... ça fait soixante ans»
Fatine Khoury, 78 ans, aide-soignante
«Ce grand mûrier, au milieu du jardin, était la fierté de ma mère. Elle le soignait chaque semaine,
comme un enfant fragile. Il y avait aussi dans la cour un gros pilon à blé qui servait un peu à tout
le monde. Lété, mon père, qui était maçon, ne manquait jamais de travail; au contraire, il était
souvent débordé. Et l'hiver, il travaillait dans les vergers à la cueillette des oranges et des
citrons. Je sais bien qu'on dit toujours cela du passe mais, croyez -moi, la vie a Jaffa était
douce, facile, heureuse. On appelait Jaffa la perle de la Méditerranée. Au Moyen-Orient, tous
rêvaient de s'y installer.
«C'est vrai que, lorsque des visiteurs de Jordanie ou des marins venus du Golfe apercevaient ces
couples de jeunes juifs s'embrasser dans la rue, ils étaient interloqués. Nous, ça nous amusait, on
avait l'habitude. Chacun avait son coin de plage, les Anglais, les juifs, les Arabes. Mais dans mon
quartier c'était plutôt mélangé et on s'invitait les uns chez les autres, pour une fête juive chez
les voisins, ou un soir de ramadan chez nous. D'ailleurs, un jour, notre voisin, qui était un peu
voyou, a perdu sa maison aux cartes. Le juif qui l'avait gagnée l'a louée à une famille venue de
Pologne avec laquelle nous avons sympathisé.
«Puis le 29 novembre est arrivé : la fête à TelAviv, l'inquiétude et la colère à Jaffa. Et tout a
changé. Les coups de feu qu'on entendait de chez nous, surtout la nuit, les bagarres en pleine
rue, et surtout les rumeurs qui disaient tout et l'inverse. Mon père nous avait interdit de sortir :
on disait que des types de l'hgoun parcouraient la ville en violant toutes les jeunes Arabes qu'ils
croisaient. Un hiver vraiment pourri, et le printemps sera plus terrible encore. Les Anglais
n'avaient pas quitté le pays, mais c'était déjàla guerre. Et en avril il y a eu le massacre de Deir
Yassin (1), qui nous a tous épouvantés. Ainsi c'était vrai :ils voulaient tous nous tuer.
«Nos voisins polonais tentaient de nous rassurer. Mon père a commencé à entreposer des vivres
dans la maison, au cas où. Puis au début de l'été, fin mai ou début juin, le bruit a circulé qu'il
fallait partir, pour une dizaine de jours seulement, le temps que tout se calme. On partait pour
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dix jours. Ca fait soixante ans... Les uns descendaient vers le port pour monter sur les bateaux
en partance pour le Liban. Les autres prenaient la route, dans une pagaille totale. Même nos
voisins polonais ont pris peur et ont déménagé à Tel-Aviv.«Mon père a loué une camionnette qu'on
a chargée de sacs de vêtements, de quelques ustensiles de cuisine, de nourriture et de matelas.
On a laissé tous nos meubles, plus de place ! A la sortie de Jaffa, il y a eu des tirs sur la route,
une voiture s'est renversée. Par chance, nous avons pu nous faufiler dans un convoi escorté par
deux blindés anglais jusqu'à la sortie de Ramlé. Nous avons passé la nuit près de Taïbeh, puis nous
sommes arrivés à Ramallah. En vie, mais anéantis. Pas de travaillas de maison, pas de famille pour
nous aider. Dans la panique, mon père avait même laissé tous ses outils de maçon à la maison. De
toute façon, à Ramallah, il n'a pas trouvé de travail et a plongé dans la déprime. C'est ma soeur
aînée, une bonne couturière, qui a fait vivre toute la famille. Et l'aide de la Croix-Rouge aussi, qui
nous distribuait chaque semaine de la farine, de l'huile et de la poudre de hit. Plus jamais nous
n'avons eu de maison à nous dans la famille, pas même mes frères, qui sont encore locataires.
«En 1967, quand les Israéliens sont arrivés aussi à Ramallah, beaucoup sont partis en Jordanie,
pas nous. «Soit nous vivons, soit nous mourons ici», a décrété mon père. Et il en fut ainsi.»
(1) Le 9 avril 1948, 250 habitants du village de DeirYassin ont été tués par des combattants juifs
de l'Irgoun.
«Mon rêve était mort»
Ouri Avnery, 84 ans, journaliste
«Heureux, ce soir-là ? Non, triste, très triste, au contraire. Car mon rêve était mort. On
célébrait déjà l'avènement de l'Etat juif. L'autre Etat ne comptait pas, n'existait pas. Pas plus
qu'aujourd'hui.» La foule a envahi les rues de Haïfa mais lui reste couché dans sa chambre
d'hôtel. «J'étais venu de Tel-Aviv distribuer la nouvelle brochure de «Maavak», un petit
magazine non sioniste qui refusait la partition et provoquait à chaque parution un énorme
scandale.»
Pourtant, arrivé d'Allemagne en 1933, le jeune Avnery, qui travaille chez un avocat, est d'abord
séduit par l'activisme exalté de l'Irgoun, qui veut chasser les Anglais. «J'y suis resté quatre ans,
puis je suis parti car je ne partageais pas leur haine des Arabes.» Il pense même un moment
rejoindre le groupe Stern, issu d'une dissidence de l'Irgoun. «Eux, ils étaient presque favorables
à un rapprochement avec l'Allemagne contre l Angleterre. Pour moi, c était insupportable.» Et en
1946 il fonde avec quelques amis juifs et arabes Young Palestine, un mouvement politique qui
prône la fusion des nationalismes juif et arabe au sein d'un nouvel Etat. «Attention, il ne
s'agissait pas d'un Etat binational mais d'un nouveau pays, laïque, à forte valeur sociale, et qui
rassemblerait un seul peuple constitué, comme nous disions à l'époque, non pas de juifs et
d'Arabes, mais de Sémites.»
La guerre de 1 948, dans une unité commando de la Haganah, le fera renoncer à ces chimères
pour s'accrocher inlassablement, jusqu'à aujourd'hui, à la cause de deux Etats indépendants et
en paix. En 1982, il rend visite à Yasser Arafat dans Beyrouth assiégée. Il sera aussi présent à
Gaza lors du retour du chef de l'OLP en Palestine, après les accords d'Oslo.
«Les cheveux de mon frère ont blanchi d'un coup»
Samira Karaman, 75 ans, sans profession
«Toute une rue de boutiques, une laiterie, une ferme, une fabrique de tabac, des immeubles dans
la ville basse, plusieurs maisons en Cisjordanie et au Liban... Tout le monde admirait la réussite de
mon père. On le surnommait le roi de Haïfa, sans blague ! Et tout s'est écroulé comme un château
de cartes. Personne ne s'en est jamais remis.
«J'étais élève à l'école française Notre-Dame-de-Nazareth. Mon père, ça l'agaçait un peu qu'il
n'y ait pas une vraie bonne école arabe en ville. Haïfa était une ville mixte. On se côtoyait dans
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les rues, dans les commerces, mais on ne vivait pas vraiment ensemble. Les juifs résidaient plutôt
sur les hauteurs; les Arabes, près du port, dans la ville basse. Un jour de novembre 1947, ma
mère m'a demandé de courir chercher ma petite soeur qui jouait loin de la maison. Il y avait des
incidents et des coups de feu. Mais je crois que c'était plutôt le 2 novembre. Comme chaque
année, les Arabes manifestaient contre la déclaration Balfour de 1917. Je ne me souviens plus
très bien du soir du 29 novembre 1947. J'avais 15 ans. Il me revient seulement que, pendant
plusieurs soirées, mon père et ses amis ont discuté en examinant des cartes de la Palestine. Mais
dans mes souvenirs le reste a tout emporté.
«Des incidents quotidiens, d'incessantes rumeurs de massacres vrais ou faux ou de descentes
dans la ville basse :plus personne ne sortait dès la nuit tombée, et encore moins nous, les filles.
Assez vite, mon père a décidé de déménager toute la famille dans sa grande ferme d'Ebten, près
de Shfar'am, à l'exception d'un de mes frères, resté en ville pour surveiller nos biens. La nuit où
les juifs ont vraiment envahi la ville basse en brûlant plusieurs maisons proches de la nôtre, mon
frère a eu tellement peur que tous ses cheveux sont devenus gris d'un coup.
«En avril, à l'exception de mon père, nous sommes tous partis vers Beyrouth. La route était
bondée de camions surchargés, d'ânes, de voitures à bras. Affolés, hagards, les gens se
perdaient. Un véritable exode. A Beyrouth, ma mère était folle d'inquiétude : aucune nouvelle de
mon père. Il s'en était pourtant tiré. En 1949, il est même parvenu à nous obtenir un permis de
retour. Peut-être que certains juifs de Haïfa s'étaient souvenus qu'il s'était bien comporté à
leur égard au moment des émeutes arabes de 1936. Hélas, seules les femmes ont pu rentrer,
aucun des garçons de plus de 18 ans. Ensuite, c'était la loi martiale. Plus de commerces, plus de
travail. Nous avons tout de même gardé la ferme, une ou deux maisons en Jordanie, mais pas les
boutiques, ni les fabriques, qui ont été rasées. A la mort de mon père, selon une prétendue
nouvelle loi sur les héritages, près de la moitié de nos biens ont été confisqués. Plus grave encore,
notre famille était désormais éparpillée à travers le monde, au Liban, en Jordanie, dans le Golfe,
et même aux Etats-Unis. Certains de mes petits-neveux ne parlent même pas l'arabe.
Heureusement que mon père l'ignore.»
«Devenir étranger dans son pays ?»
Hanna Abou Hanna, 79 ans, professeur
«Je venais de terminer mes études au Collège arabe de Jérusalem.A la fin du mois de septembre
1947, à cause de la tension, j'avais renoncé à une bourse d'études en Angleterre et j'étais
rentré chez moi, à Rainih, un village à moins de cinq kilomètres de Nazareth où j'étais devenu
professeur. C'était ma première année d'enseignement dans ce lycée. J'ignorais que ce serait
aussi la dernière.
«Dans les premières semaines de novembre, il y avait eu plusieurs escarmouches à Saljareh, une
localité mixte, c'est-à-dire juive et arabe, des environs. Parfois, un dirigeant tenait une réunion
en ville pour nous expliquer à quel point le projet de partition était néfaste. Puis il repartait, et
c'était tout : aucune préparation politique, aucune organisation de défense, rien. Et les mokhtars
[notables municipaux traditionnels] se bornaient à faire ce qu'ils avaient toujours fait, c'est-àdire le simple lien entre l'administration britannique et les villageois.
«Evidemment, la grande majorité des gens étaient contre le projet de partition. Comment
accepter de devenir un étranger dans son propre pays ? Mais, naïvement, ils croyaient qu'il
suffirait de dire non et que le monde serait de notre côté. En ville, seul Suliba Khamis, le
secrétaire de la minuscule section locale du Parti communiste - qui deviendra plus tard un ami -,
militait en faveur du partage. Sur ordre de Moscou. Je me souviens qu'on écoutait à la radio les
délégués arabes à NewYork dénoncer ce qu'ils appelaient un faux jugement de Salomon. Mais
c'était fini.
«En avril 1948, des milliers de réfugiés arabes chassés de Tibériade sont arrivés en ville. les
Anglais avaient laissé faire, comme d'habitude. Puis Us ont levé le camp, en nous abandonnant à
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notre sort. Le massacre de Deir Yassin était dans tous les esprits. Et les gens ont commencé à
fuir vers le nord. Dans ma famille de onze personnes, le débat a fait rage pendant plusieurs jours.
Mon père était pour qu'on parte, pas mon grand-père, qui a finalement eu gain de cause. Nous
nous sommes réfugiés tous les onze dans une grotte sur une colline qui surplombait la ville. De là,
sur la route en contrebas, j'ai vu les blindés de «l'Armée de Libération arabe» sauter les uns
après les autres, et les survivants s'enfuir à travers champs. Puis j'ai vu les juifs entrer dans la
ville en mitraillant. La prise de Nazareth n'a pas duré plus d'une demi-heure.
Dans les mois qui ont suivi, l'armée israélienne a quadrillé la ville à la recherche des «infiltrés»,
en réalité les habitants qui cherchaient à rentrer chez eux. A la rentrée suivante, c'est un
certain M. Solomon, l'inspecteur d'éducation israélien, qui a réuni les enseignants afin de leur
donner leurs nouvelles directives. Peu après, je me suis fait renvoyer du lycée, comme presque
tout le monde.»
Un kibboutz sur le lac Majeur
Yehiel Kadichai, 84 ans, ancien de l'Irgoun
En 1947, la Villa Ferragina, dans la petite ville d'Arona, au bord du lac Majeur, est devenue le
kibboutz Betar. Trois cents futurs immigrants y reçoivent leur première préparation militaire,
dispensée par des instructeurs venus de Palestine. Membre de l'Irgoun clandestine depuis 1940,
ancien soldat de la Brigade juive, Yehiel Kadichai est chargé de sélectionner les jeunes gens les
plus motivés dans les camps de personnes déplacées (DP) en Italie. C'est là qu'il entend l'annonce
du vote de l'ONU et les reportages radio sur la joie de la population de Tel-Aviv où son père
tient un petit hôtel en bord de mer. «Nous étions tout à la fois heureux et inquiets. Certes, cette
résolution donnait naissance à l'Etat juif, mais la partition qui en découlait, sur ce territoire
exigu, avec ces couloirs étroits, Jérusalem internationalisée, nous apparaissait comme la source
de nouvelles et terribles difficultés. Mais c'est vrai, ce soir-là, c'était la fête. D'ailleurs, j'ai
aussitôt appelé à Paris le commandant de l'Irgoun en Europe pour le supplier de me laisser
rentrer. B m'a seulement répondu : bientôt, puis il a raccroché.» Son voeu ne se réalisera que
bien plus tard, en juin 1948, mais dans des conditions épouvantables.
Bravant la trêve négociée par l'ONU et l'interdiction d'importer de nouvelles armes en Palestine,
le bateau «Altalena» quitte Port-de-Bouc le 10 juin avec 930 jeunes à bord. Affrété par l'Irgoun,
il emporte aussi plusieurs tonnes d'armes et de munitions. A TelAviv, David Ben Gourion
soupçonne l'Irgoun de Menahem Begin de vouloir défier son autorité ou même de préparer un
coup d'Etat. Il ordonne à la Haganah de s'emparer du navire et de sa cargaison.
L'Irgoun refuse d'obtempérer : il y a plusieurs morts et de nombreux blessés. «Deux des jeunes
que j'avais formés en Italie sont morts devant moi sur la plage de Kfar Vitkin. J'étais anéanti.»
A peine un mois après sa naissance, Israël frôle la guerre civile.
«Ils ont tiré sur des rescapés d'Auschwitz»
Yossi Harel, 88 ans, commandant de l'«Exodus»
Un vent glacial balaie les quais blanchis de neige de Constanta, le grand port roumain en mer
Noire. A bord du bateau qu'ils rafistolent depuis plusieurs semaines, Yossi Harel et ses
compagnons écoutent en se congra-tulant le speaker de la BBC annoncer le résultat du vote à
New York. «Enfin, après toutes ces années de clandestinité, un Etat juif, au grand jour !» Arrivés
à Constanta via Prague et Bucarest, ils sont chargés d'aménager dans les plus brefs délais deux
bâtiments destinés à conduire 15 500 nouveaux immigrants en Palestine. Chaque jour, de Paris,
Shaul Avigur, chef de l'Alya B, l'immigration clandestine de l'Agence juive, les presse de hâter
les préparatifs de départ. «Vite, toujours plus vite. A la fin du mois de juillet, à peine évadé du
port de Haïfa au nez et à la barbe de la police britannique, grâce à un faux laissez-passer, on
m'avait aussitôt renvoyé en Europe. Pendant la guerre mondiale, avec leur Livre blanc, les Anglais,
comme d'ailleurs la plupart des pays, nous avaient interdit de sauver les juifs. En 1947, le blocus
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était impitoyable. Trois de nos bateaux avaient coulé, il y avait eu des centaines de morts en mer
Noire. A Chypre, des milliers de réfugiés et de rescapés des camps de la mort croupissaient
derrière les barbelés érigés par les Britanniques. Notre devoir était de leur montrer que notre
volonté était inébranlable.» Yossi Harel, 28 ans à l'époque, né à Jérusalem dans une famille
installée en Palestine depuis six générations, est un officier de la Haganah, pragmatique, malin,
audacieux. Et bel homme, même si soixante ans après toute allusion à l'acteur Paul Newman,
censé l'incarner dans le film d'Otto Preminger, le laisse encore de marbre. En juillet 1947, parti
de Port-de-Bouc avec à bord 1 282 femmes, 1 600 hommes et 1 672 enfants pour la plupart
rescapés des camps nazis, c'est lui qui commande le «Président Warfield», un vieux transport
côtier américain affrété par la Haganah, qui sera rebaptisé en haute mer «Exodus 1947».
Poursuivi par quatre navires de guerre britanniques, le bateau est arraisonné, puis investi par les
fusiliers marins anglais, à l'approche de Haïfa. «Mes ordres étaient formels : pas d'armes, une
résistance passive, nous devions tenter de nous laisser échouer à Bat Yam, une plage près de TelAviv. Mais en pleine nuit. Ils ont ouvert le feu à la mitrailleuse. Nous avons eu trois morts et six
ou sept blessés graves. C'était abominable. Comment ont-ils osé tirer sur des rescapés
d'Auschwitz ?» Tous les passagers sont embarqués de force à bord de trois navires-prisons qui
regagnent d'abord la France, son point de départ, puis le port de Hambourg, en Allemagne, où,
sous les yeux de centaines de journalistes, ils sont internés de force à la fin du mois d'août dans
des camps de réfugiés de la zone britannique.
Henri Guirchoun
Le Nouvel Observateur
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