La communauté juive de France en 1905 : « religion et patrie »
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La communauté juive de France en 1905 : « religion et patrie »
La communauté juive de France en 1905 : « religion et patrie » par Jean-Yves Camus Au cœur de la tourmente de l’affaire Dreyfus, la communauté juive reste paradoxalement mal connue en 1905. La loi de Séparation parachèvera son émancipation. En 1872 a lieu le dernier recensement qui mentionne la confession religieuse des citoyens. La communauté juive de France compte alors 49 439 personnes en France métropolitaine. Même si, lors de l’annexion de l’AlsaceLorraine par l’Allemagne, nombre de juifs ont rejoint la France « de l’intérieur », voire l’Algérie, d’autres sont devenus allemands. Moins de juifs habitent donc la France des débuts de la IIIè République que sous l’Empire, qui en comptait environ 89 000. Outre la capitale, qui compte avec sa banlieue 24319 juifs, ceux-ci habitent principalement les villes du sud-ouest comme Bordeaux et Bayonne ; celles de l’ancien Comtat Venaissin dans le Vaucluse ; et dans les grandes villes de la moitié sud, comme Lyon, Nice et Marseille. Ailleurs, personne ou presque :le recensement de 1872 décompte, dans le Morbihan, 23 juifs sur une population de 490 352 habitants. Un événement important intervient alors en Algérie, où le décret Crémieux, promulgué le 24 octobre 1870, a donné la nationalité française à 37 000 juifs. La démographie juive enregistre aussi entre 1881, date de l’assassinat du tsar Alexandre II, et la Grande Guerre, un autre apport : celui de 25 000 immigrés d’Europe centrale et orientale fuyant les pogroms et la misère, de sorte que la France, au moment de la loi de séparation, devait compter environ 80 000 juifs, dont 50 000 à Paris. Cette première vague d’immigration, assez religieuse, mais comprenant une forte minorité socialiste ou « bundiste » était organisée autour des sociétés d’originaires (Landsmannschaften) à vocation d’entraide, qui purent éclore en profitant de la loi de 1901 sur les associations et servirent de sas d’insertion dans la société française. L’époque des « israélites » A la date où intervient la séparation des cultes et de l’Etat, domine parmi les juifs l’attitude de l’israélite français, que résume bien la devise du Consistoire Central : « religion et Patrie ». L’idée prévalante est celle de l’intégration complète à la société française, la judéité étant considérée comme une religion, confinée à la sphère privée. Ce modèle résulte de l’attitude même du Consistoire, qui jusque en 1905 est le seul représentant légal de la communauté juive, celle-ci ne s’étant pas encore dotée d’un organisme de représentation politique ( le CRIF fut fondé en 1944). La création du Consistoire a été imposée en 1808 par Napoléon Ier, afin de réduire le fait juif à sa composante confessionnelle et d’obtenir ( en vain) des rabbins qu’ils cautionnent de leur autorité le processus d’assimilation complète qui devait, dans l’esprit de l’Empereur, aboutir à l’éradication de tout particularisme, notamment en multipliant, contre la loi juive, les mariages exogames. Or le Consistoire réussit à promouvoir une attitude du « juste milieu » entre le libéralisme du judaïsme réformé et l’ultra- orthodoxie, ce qu’on peut appeler une « orthodoxie laxiste ». Celle-ci considérait les juifs français comme redevables à la République de leur avoir accordé la citoyenneté et communiait dans le culte patriotique, mais restait attachée au rituel, avec quelques entorses. C’est ce modèle alliant modernité et tradition, culture profane et juive, qu’allait promouvoir dans toute l’Afrique du Nord, dans les Balkans, au Moyen-Orient et jusque en Perse et en Ethiopie, l’Alliance Israélite Universelle, fondée en 1860, et qui gère en 1913, 183 écoles de par le monde. La communauté juive d’alors possède peu d’institutions. A Paris fonctionne une seule école juive, l’école Lucien de Hirsch, crée en septembre 1901 pour venir au secours des enfants juifs d'Europe de l'est victimes des persécutions antisémites. Les rabbins sont formés au Séminaire Israélite de France, créé par arrêté ministériel du 21 août 1829. La vie cultuelle est régie par les Consistoires départementaux, notamment celui de Paris, mais elle est spartiate : cacherout peu développée, un seul bain rituel, rue Villehardouin, pour toute la capitale. Mutations culturelles C’est dans ce contexte qu’éclate en 1894 l’affaire Dreyfus, qui se termine juridiquement en 1906 par la réintégration du capitaine dans l’armée, après sa réhabilitation par la Cour de Cassation. L’affaire eut entre autres pour conséquence de convaincre le journaliste Theodor Herzl, alors en poste à Paris, de la nécessité du sionisme politique qu’il allait théoriser en 1896 dans son livre, « l’Etat juif ». Mais malgré l’ampleur de l’antisémitisme qui sévit alors, le sionisme fait peu d’adeptes parmi les juifs français. Les philanthropes comme le Baron Edmond de Rothschild, qui commence en 1883 à soutenir financièrement les localités juives en Palestine, et le baron Maurice de Hirsch, qui fonde en 1891 l'I.C.A. (Jewish Colonisation Association) pour aider à l'établissement de juifs en Argentine puis au Brésil, au Canada et en Palestine, ne songent pas à faire de cette dernière un Etat. Une exception notable est celle du grand-rabbin de France, Zadoc Kahn ( 1838-1905), qui soutient le mouvement sioniste Hibath Tsion (l'Amour de Sion), mais n’appelle jamais à la alya ( « montée » en Israël). Son optique reste celle de la fusion harmonieuse entre l’universalisme juif et l’esprit républicain, doublée par un rationalisme qui l’amène à favoriser l’étude scientifique du judaïsme, comme en témoignent la création de la Société des Etudes juives en 1880, et de son organe, la Revue des études juives, qui fait encore autorité. Le judaïsme orthodoxe dit « de stricte observance », lui, n’existe pratiquement qu’en Alsace-Lorraine. Paris est plus « tiède », au point qu’au milieu des années 1880, le fondateur de l’école orthodoxe du Moussar, rav Israël Salanter, vient de Lituanie dans la capitale pour exhorter ses coréligionaires à davantage de piété. L’orthodoxie ne domine guère que dans les villes alors allemandes qui sont des centres d’étude talmudique renommés ( Strasbourg ; Metz), mais aussi dans les bourgades de campagne, où vivent des communautés qui s’amenuiseront dès après 1918 sous les coups de l’exode rural, et disparaîtront définitivement avec la Shoah. Tandis que continue de fonctionner, à Bischeim, l’unique yéchiva ( école talmudique à plein temps) alsacienne, fondée au début du XIXè siècle, deux petits noyaux de juifs alsaciens et allemands fondent à Paris les synagogues de stricte observance qui existent toujours : la Hevrat ha Chass, rue Cadet ( dans les années 1890) et l’oratoire qui en dépend, situé d’abord rue Lalo dans le XVIè, puis rue de Montévidéo à partir de 1913. Ces communautés, fidèles à l’orientation néo-orthodoxe définie en Allemagne par le rav Samson Raphaël Hirsch ( 1808-1888), seront parmi les grandes bénéficiaires, en fait, de la loi de séparation, puisque celle-ci abolit le monopole du Consistoire et ouvre la voie à la création d’associations cultuelles indépendantes, comme celle qui rassemblera les juifs immigrés orthodoxes, surtout polonais, rue Pavée, à partir de 1913. A l’opposé du spectre des tendances religieuses, la loi de séparation permettra également, en 1907, la création de la synagogue de l’Union Libérale Israélite de France, située rue Copernic, à Paris. Ainsi, loin d’avoir affaibli le judaïsme français, la séparation des cultes et de l’Etat a permis la mise en place et l’épanouissement, des trois courants majeurs qui composent la communauté d’aujourd’hui, dans sa composante cultuelle. Et elle a permis aux autres, « juifs laïques » ou athées, d’organiser leur vie associative propre. Jean-Yves Camus, politologue ; co-auteur ( avec Annie-Paule Derczansky) de : « Le monde juif » ( éditions Milan, 2002) Paru dans le mensuel de la Ligue de l’enseignement « Idées en mouvement » N° 123 Novembre 2004