E. Valette bilinguisme à Rome
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E. Valette bilinguisme à Rome
Introduction par Emmanuelle Valette-Cagnac à l’ouvrage collectif , Florence . Dupont et Emmanuelle Valette-Cagnac (dir.), Façons de parler grec à Rome, Belin, 2005 VTRAQUE LINGUA. Critique de la notion de bilinguisme. Rome eut, dès les débuts de son histoire, des contacts étroits et privilégiés avec le monde grec, et ce, bien avant la conquête de la Macédoine par Q. Caecilius Metellus en 147-146. Comme le rappelle P. Grimal dans son ouvrage sur le “ siècle des Scipions ”, finalement “ on ne peut isoler un moment de l'histoire de Rome où l'hellénisme ne soit présent ”1 et “ si les Romains ont réussi le tour de force de se créer une identité ethnique, linguistique et culturelle propre, ce fut toujours au prix d’un compromis avec le monde grec ”.2 Dès l'origine et jusqu'à la fin de l'Empire, Rome ne peut se penser indépendamment de la Grèce. Le bilinguisme gréco-latin est l'une des manifestations les plus évidentes de ces liens; phénomène marquant, durable, il apparaît même souvent aux yeux des historiens comme le principal fondement culturel sur lequel reposa l’unité de l’empire. Et de fait, depuis quelques années, un véritable déferlement bibliographique témoigne de l’importance accordée à ce phénomène.3 Pourtant, si le bilinguisme romain, entendu comme la capacité de maîtriser la langue grecque aussi bien que le latin, a toujours été reconnu comme un des traits essentiels de la civilisation romaine, il a pendant longtemps été abordé comme un simple effet de cette hellénisation de Rome produite par la conquête. La constatation du “ bilinguisme ” grécolatin, qui saute aux yeux dès qu’on aborde les œuvres les plus connues de la littérature latine – de Plaute jusqu'à Macrobe ou Saint-Jérôme-, permettait en outre de conforter une vision idéale et humaniste de l'Antiquité : le grec, perçu uniquement comme langue de culture, fut considéré comme le vecteur ayant permis la diffusion de la littérature et des valeurs du monde grec4. 1 Grimal, 1975, p.42. Même les historiens attachés à reconstituer une Rome des origines, “ authentiquement romaine ”, expliquent d’ailleurs que dès la fondation, au VIIIème siècle, les Romains sont en contact permanent avec des populations grecques. 2 Rochette, 1995, p. 83. 3 Voir le bilan synthétique de cette bibliographie dans Rochette, 1998. Celui-ci constate que cette inflation bibliographique contraste d'ailleurs singulièrement avec la rareté des travaux consacrés aux autres types de multilinguisme dans le monde ancien : “ A ce jour, seule la confrontation permanente du grec et du latin a attiré l'attention des chercheurs, alors qu'il faudrait parler de “ bilinguismes ”, au pluriel : “ la partie orientale de l'Empire en particulier est une zone de contacts linguistiques divers (le grec et le latin y côtoient l'égyptien, l'araméen, le copte, les langues du Caucase…), pour lesquels le travail reste entièrement à faire ”. 4 Le début du siècle vit naître des études vagues sur la diffusion du grec chez les “ hommes cultivés ” Voir par exemple l'article de A Meillet et A. Sauvageot sur “ le bilinguisme des hommes cultivés ”, in Confér. de l’Institut de Linguistique de l’Univ. Paris, 2, 1934, pp.5-14. Chez P. Boyancé (1956, p. 111), les Romains apparaissent comme les précurseurs d’une éducation fondée sur les “ humanités gréco-latines ”. Ainsi, jusqu'aux années trente, l’étude du bilinguisme ne sert qu'à illustrer la définition, courante depuis Th. Mommsen et surtout Henri-Irénée Marrou, d'un monde romain “ culturellement mixte ”, où se mêlent indissociablement deux langues et deux cultures5. Les rares travaux consacrés au sujet ne s'intéressent au bilinguisme que parce qu'il est le signe de cette symbiose réussie et participent d'une définition très large du phénomène de l'hellénisation, ou bien au contraire ne portent que sur des points très précis –c'est le cas par exemple de l'article de Rose sur les hellénismes de Cicéron6, simple répertoire, par ordre alphabétique, de tous les mots grecs recensés dans l'œuvre de l’orateur- sans vraiment circonscrire les spécificités, ni même les conséquences de ce bilinguisme. “ Langues en contact ” , “ choix de langue ” : la “ qualité ” du bilinguisme romain L'apport des premiers travaux sur les “ langues en contact ”, dans les années cinquante amorce un véritable tournant dans la bibliographie ; dans le sillage des études de sociolinguistique, et en particulier à partir du livre fondamental de U. Weinreich7, s’est élaborée, avec un certain temps de retard, une véritable réflexion sur les spécificités du bilinguisme dans le monde antique. En fournissant aux chercheurs de nouveaux outils d'analyse, les études théoriques ont à la fois stimulé et orienté la réflexion sur le bilinguisme gréco-latin. Elles lui ont d'abord apporté des typologies. Et parmi ces typologies, celle qui distingue trois sortes de bilinguisme : un bilinguisme individuel; un bilinguisme social et un bilinguisme stylistique. Les études anciennes ont plutôt privilégié les deux premiers types de bilinguisme. Le bilinguisme individuel, consistant dans la maîtrise et l'utilisation active par un individu, d'une double compétence linguistique, a intéressé les historiens du monde antique à travers l'étude de cas qui sont en même temps des figures représentatives d'un certain milieu, à une époque donnée.8 Le bilinguisme social, impliquant l'usage de deux langues par un ensemble d'individus dans une aire géographique déterminée, a également fait l'objet de nombreux travaux. Bilinguisme des milieux aristocratiques ou populaires, bilinguisme dans l'armée, bilinguisme au niveau des cités, des provinces, en Egypte par exemple9 : de façon systématique, ces micro-bilans permettent de dresser, à l’échelle des groupes sociaux, un 5 H.-I. Marrou a contribué à accréditer cette idée d'un monde “ gréco-romain ”, bilingue, dans la plupart de ses ouvrages, notamment l'Histoire de l'éducation dans le monde antique, Paris, 1948, p.329 : “ Il n’y a pas d’un côté une civilisation hellénistique, de l’autre une civilisation latine, mais une hellenistisch-römische Kultur. S’il demeure légitime de parler d’une culture latine, c’est en tant que faciès secondaire, variété particulière de cette civilisation unique ”. 6 Rose, 1921. 7 L'ouvrage fondateur, à l’origine de la réflexion moderne sur le sujet, est celui de U. Weinreich, Languages in Contact : Findings and Problems, New-York, 1953. A la suite de ce livre, se sont développées une multitude d'études générales portant sur le bilinguisme en tant que phénomène socio-linguistique dont fait état la Bibliographie internationale sur le bilinguisme, publiée s. dir. de W.F. Mackey, Québec, 1972. 8 On pense par exemple à la multitude d'articles consacrés au bilinguisme de Cicéron, parmi lesquels on peut citer : Boyancé, 1956 ; Dubuisson, 1992; et sur la correspondance, Steele, 1900 ; Rowland, 1972 ; Baldwin, 1992. Le bilinguisme des empereurs julio-claudiens a également fait l'objet de nombreuses études. Voir par exemple Best, 1977. 9 Sur tous ces travaux, voir Rochette, 1998. tableau contrasté des niveaux de bilinguisme dans l'ensemble de l'Empire romain. Enfin, le bilinguisme dit “ stylistique ”, signifiant que deux formes de la même langue sont parlées dans un même groupe social, avec leur propre sphère d'emploi, s'attache à la fois au statut respectif de chacune des deux langues dans un même groupe linguistique et aux effets du bilinguisme pour une société donnée. Ce type de regard, novateur et stimulant , est aussi le domaine dans lequel les études théoriques ont livré le plus de concepts. Les travaux modernes montrent par exemple que dans les sociétés où plus d'une langue est en usage, le statut et le prestige relatif de chacune de ces langues sont différents : chaque langue n'est pas affectée de la même valeur selon son contexte d'énonciation10. La notion d'“ interférences linguistiques ” a également suscité de nombreux travaux, attentifs aux conséquences pratiques (culturelles, psychologiques…) d'une vie quotidienne s'appuyant sur l’usage conjoint de deux langues et sur les implications politiques, sociologiques ou tout simplement linguistiques de ces contacts. Le concept de “ diglossie ” notamment est au centre d’une multitude d’études consacrées aux effets linguistiques des contacts entre la langue grecque et la langue latine, effets qui apparaissent à tous les niveaux de la double articulation : phonologique, lexical, morphologique, syntaxique11. Etudes fort savantes pour la plupart, cherchant à débusquer et à expliquer toute forme d’emprunt, d’influence, de calque, du grec vers le latin, ou même, plus rarement, du latin vers le grec.12 Les études théoriques ont aussi développé tout un système d'oppositions, qui permettent de distinguer différents “ types ” de bilinguisme. A un “ bilinguisme actif ” (volontaire et socialement valorisé) est ainsi opposé un “ bilinguisme passif ” (plus ou moins inconscient). Ces catégories d'analyse ont notamment été utilisées pour opposer le bilinguisme déployé par les membres de la classe supérieure romaine, tel Cicéron, au bilinguisme passif des spectateurs de Plaute. Elles distinguent également le bilinguisme “ primaire ”, dans lequel l'apprentissage conjoint des deux langues est forcé par les circonstances, du bilinguisme “ secondaire ”, acquis au terme d'un enseignement et dans lequel subsiste une différence de statut entre la langue maternelle et la langue apprise. Mais c'est probablement la notion de “ choix de langue ” (language choice) qui dans ce cadre théorique a exercé le plus d'influence sur la façon dont a été abordé le bilinguisme ancien. Cette notion présuppose en effet que dans toute société bilingue, l'individu comme la communauté est toujours confronté à un choix, celui d'employer l'une ou l'autre langue selon le contexte ou plutôt la situation de discours. Ou, plus exactement, que les pratiques linguistiques sont affectées à des espaces ou à des fonctions particulières. Cette théorie a ainsi 10 On peut ainsi placer sur un axe, allant de la plus faible polarité (low) jusqu’à la plus haute (high), la valeur associée à chaque langue, dans une culture ou un domaine donnés. 11 L’étude de Giacomelli (1983) utilise le concept de diglossie pour montrer le rôle du grec dans la formation du latin. Voir aussi, sur l’influence du grec sur la syntaxe latine, Coleman, 1975 ; sur la notion de “ calque ” dans le domaine gréco-latin, voir Nicolas, 1996 et tous les travaux de Frédérique Biville (en particulier 1989) ; sur l’influence du grec sur la formation des langues romanes, Coseriu, 1971. 12 Voir par exemple Dubuisson, 1985. permis d'analyser le bilinguisme ancien à partir des oppositions qui structurent la culture romaine, et notamment l’une des plus importantes d’entre elles, la distinction entre espace public et espace privé. L'ouvrage de J. Kaimio13, The Romans and the Greek Language, paru en 1979, témoigne bien de cette utilisation de la notion de “ choix de langue ” et de son application au bilinguisme romain. Il tente en effet de répondre à deux questions: pour quels types d'œuvres ou de documents le grec est-il utilisé de préférence au latin? Et pourquoi cette langue a-t-elle été retenue plutôt que la “ langue du Latium ” ? Pour ce faire, il divise son étude en trois champs privilégiés : 1 “ la vie officielle ”, 2 “ l'usage privé quotidien ” et 3 “ la culture ”. L'étude des documents épigraphiques notamment lui permet de montrer que, même dans la zone d'influence du grec -la partie orientale de l'Empire-, le latin reste la langue dominante dans la vie officielle (miliaires, travaux publics, armée), tandis que le recours au grec paraît plus familier dans la sphère privée. Bilinguisme, acculturation, hellénisation. L’ouvrage de J. Kaimio et, dans son sillage, les travaux plus récents de M. Dubuisson ou de B. Rochette, ont ainsi orienté les études sur le bilinguisme ancien vers une démarche plus qualitative14. Mais leur principal apport est d’avoir suscité de nouvelles interrogations. S'est par exemple posée la question du caractère représentatif des sources dont nous disposons. Dans quelle mesure le bilinguisme de Cicéron est-il significatif d'un milieu social, l'aristocratie sénatoriale, ou d'une époque, le milieu du 1er siècle avant notre ère? Les travaux récents ont également montré la nécessité de faire des distinctions entre différentes pratiques et divers niveaux de bilinguisme. Dans le sillage des études sur l'alphabétisation15, certains travaux ont par exemple tenté de tracer les limites du bilinguisme16 et rappelé notamment qu'on pouvait savoir parler le grec sans savoir l'écrire ou citer de mémoire un vers d'Homère appris à l'école, sans pour autant le comprendre. Ces études peuvent toutefois susciter deux principales critiques. La première est d'ordre méthodologique : il s’agit du problème posé par le transfert des catégories d'une culture à l'autre. Finalement, tous ces travaux restent très extérieurs à la civilisation romaine et manient des typologies, des concepts qui ont été créés pour l'étude du bilinguisme moderne, mais qui, nous aurons l'occasion de le constater17, ne sont pas toujours pertinents dans le contexte antique. Ainsi, qu’est-ce qu’une “ langue maternelle ” dans une culture où l’éducation passe par le paterfamilias ? L’utilisation de ces catégories est en outre d'autant plus pernicieuse que 13 Kaimio, 1979. Ce souci qualitatif apparaît dans le titre même des derniers articles parus sur le sujet. Voir par exemple Dubuisson 1992. 15 Voir à ce sujet les travaux de Harris, 1991 et ceux de Youtie, 1971 et 1975. Voir aussi Valette- Cagnac, 1993, pp. 17-18. 16 Voir par exemple Horsfall, 1979. 17 Voir par exemple dans ce livre la critique des catégories de bilinguisme primaire/secondaire (p.000), celle des notions de calque (p.000), d’imitation (p.000) et de traduction (p.000). 14 la réflexion sur le bilinguisme a souvent un arrière-plan idéologique. Ce n’est probablement pas un hasard si la plupart des chercheurs travaillant sur le sujet sont originaires de pays multilingues -la Belgique, le Canada-, dans lesquels le comportement linguistique est en même temps un acte identitaire et où l'usage des langues a un réel enjeu politique. Peut-on, sans anachronisme, transposer ces enjeux dans le monde romain? Faut-il même, comme le fait P. Veyne dans un article fameux sur la notion d’acculturation18, lire le bilinguisme ancien en termes politiques et établir des liens logiques aussi systématiques entre l'impérialisme romain, les questions identitaires et les comportements linguistiques? Cette question soulève le problème du rapport exact entre Rome et la Grèce. Comme le rappelle P. Veyne lui-même, Rome est “ grecque ” depuis bien avant la conquête19 ; jamais il n’y eut dans le monde romain de véritable “ conflit linguistique ” entre les populations latinophones et hellénophones, ni même, comme le rappelle J. Kaimio, de frontière linguistique aisément repérable20. Dans ce contexte, peut-on à juste titre parler de “ manifestation de nationalisme ” 21 ou même de “ politique linguistique ” dans l'empire romain22 ? Certainement pas, tout au moins, au sens où nous l’entendons habituellement, dans la mesure où jamais l’Etat romain, par des mesures volontaires, ne semble avoir encouragé la romanisation des populations intégrées à l’empire ; la plupart du temps, cette romanisation procède d’initiatives spontanées. En revanche, la coutume des anciens, le mos majorum, est sans cesse invoquée à la fin de la République pour justifier l’usage du latin dans certains contextes, lorsqu’un magistrat parle en public ou lors des réunions du sénat par exemple23. Cette référence à un passé idéalisé, non daté, permet de définir un domaine réservé et d’affirmer, au moins sur le plan symbolique, la primauté du latin. Elle est encore brandie par l’empereur Tibère dans ses accès bien connus de “ purisme linguistique ”24. Comment d’ailleurs interpréter ces sursauts? est-ce un geste politique, une volonté farouche de protectionnisme à un moment où Rome se sent menacée? une simple toquade25? ou encore un élément convenu du portrait d'empereur?26 18 Veyne, 1979. Soucieux de redéfinir le terme d’acculturation (qui n’implique pas nécessairement de rapport de forces, ni d’originalité nationale), P. Veyne montre la spécificité du monde romain qui “ s’acculture ” tout en étant du côté des vainqueurs. En même temps, et très curieusement, il établit de constants parallèles entre le “ bilinguisme ” des élites romaines et l’occidentalisation des Japonais d’après-guerre ou celle des peuples du tiers-monde de l’époque post-coloniale. 19 Veyne, 1979, p. 6 : “ La question n’est pas de savoir quand a commencé l’hellénisation de Rome, qui a toujours fait partie des franges de l’hellénisme ”. 20 Kaimio, 1979. 21 Dubuisson, 1981, p. 43. 22 Voir sur ce sujet Dubuisson, 1982 et Opelt, 1969. 23 La référence essentielle sur ce point est le texte de Valère-Maxime, Faits et dits mémorables, II.2.2-3. Voir Dubuisson, 1982, montrant qu’aucun texte officiel, loi, édit ou senatus-consulte, ne vint réglementer cet usage. Toutefois, M. Dubuisson rappelle aussi que bien des éléments de la “ constitution romaine ” n’ont de la même façon d’autre base que le mos majorum ; une attitude aussi constante parmi les magistrats et au sénat permet donc selon lui de parler d’une “ politique linguistique romaine ”, apparaissant vers 200 av. J.C. et disparaissant vers la fin du règne d’Auguste, malgré les efforts de restauration de Tibère et de Claude. 24 Voir à ce sujet l'article de Dubuisson, 1986 (bibliographie, p. 113, note 13). 25 L'histoire politique récente ne manque pas d'exemples pour illustrer ces fréquents sursauts de protectionnisme linguistique qui se traduisent par des mesures ponctuelles, restant sans lendemain. On pense par exemple aux Cet exemple d'interprétation du comportement linguistique de Tibère amène la formulation d’une seconde réserve : l’un des aspects les plus spécifiques du bilinguisme antique -son ambivalence- est ici gommé. En effet, le bilinguisme gréco-latin est, à Rome, à la fois objet de fascination et de répulsion. Et, ce qui frappe, quand on étudie les discours romains sur les rapports entre le grec et le latin, c’est leur aspect contradictoire : le grec est toujours en même temps pensé comme intérieur et extérieur à la culture ; la Grèce est avec Rome dans un double rapport d’identité et d’altérité27. Ce paradoxe n'est pas résorbable. Pourtant, la plupart des travaux sur le bilinguisme s'efforcent de réduire la contradiction, en utilisant divers artifices. Le premier de ces procédés est un effort de chronologie ou d’historicisation : les comportements linguistiques sont entièrement justifiés et expliqués par les péripéties de la conquête28. Globalement, l'argumentation est à peu près celle-ci : tant que Rome se sent faible, elle rejette l’hellénisme ; puis quand, au début du second siècle, la conquête militaire transforme les Romains en vainqueurs, ils acceptent, non sans mal, la culture des vaincus. Le “ complexe d'infériorité ” des Romains vis-à-vis des Grecs, dont témoignerait en particulier l’usage proverbial du fameux thème de “ la pauvreté de la langue latine ” (patrii sermonis egestas) face à la richesse de la langue grecque29, se transforme progressivement en “ complexe de supériorité ”, quand les Romains vainqueurs décident de s’approprier la langue grecque et d’en faire consciemment leur langue de culture.30 efforts de M. Toubon pour éliminer le franglais à la télévision et sur les ondes en se focalisant médiatiquement sur quelques mots d’usage courant, comme walkman, remplacé par “ baladeur ”. 26 Les travaux de F. Millar (1977) ont en effet montré le caractère stéréotypé des discours sur l’empereur et le rôle essentiel de la “ parole ” de l’empereur dans les constructions d’historiens. 27 Voir Valette-Cagnac, 2003 et Dupont, 2002. 28 Dubuisson, 1989, p. 315 : “ Au début du second siècle av. notre ère, Rome, cité des marches du monde grec et baignant depuis ses origines dans un hellénisme dilué qu’elle ne ressent plus comme étranger, s’engage en Orient dans une politique interventionniste, voire impérialiste. A l’entrée rapide des Etats grecs dans la zone d’influence romaine correspond chez le conquérant un effort délibéré d’adaptation non moins rapide à la culture des pays conquis ”. 29 Employée pour la première fois par Lucrèce (De natura rerum I, 139 et 832 ; III.260), cette expression serait devenue proverbiale et fut reprise par des auteurs aussi divers que Cicéron, Sénèque, Pline le Jeune etc…Voir Dubuisson, 1981, p.29 ; Marouzeau, 1947 ; Rochette, 1996, pp. 110-112. Et contre cette opinion, cf. infra pp. 000 et Auvray-Assayas, 000. 30 Voir en particulier Dubuisson, 1981, pp. 28-36 ; Opelt, 1969, p. 21 ; et Crawford, 1978, p. 202. P. Veyne, (1979, p. 9), parle même de “ souffrance secrète ” pour décrire les réactions romaines face à la suprématie culturelle de la Grèce. Les Romains auraient peu à peu trouvé divers types de justification pour concilier leur “ orgueil national ” et les défauts de leur langue. 31 Employée pour la première fois par Lucrèce (De natura rerum I, 139 et 832 ; III.260), cette expression serait devenue proverbiale et fut reprise par des auteurs aussi divers que Cicéron, Sénèque, Pline le Jeune etc…Voir Dubuisson, 1981, p.29 ; Marouzeau, 1947 ; Rochette, 1996, pp. 110-112. Et contre cette opinion, cf. infra pp. 000 et Auvray-Assayas, 000. 32 Voir en particulier Dubuisson, 1981, pp. 28-36 ; Opelt, 1969, p. 21 ; et Crawford, 1978, p. 202. P. Veyne, (1979, p. 9), parle même de “ souffrance secrète ” pour décrire les réactions romaines face à la suprématie culturelle de la Grèce. Les Romains auraient peu à peu trouvé divers types de justification pour concilier leur “ orgueil national ” et les défauts de leur langue. M. Dubuisson33 souligne à juste titre la “ naïveté ” de ces analyses qui présentent l’apprentissage du grec par les Romains, comme un “ tribut payé à la supériorité de cette langue ” et un “ effort de leur part pour se cultiver ”. Il ne sort pas pour autant de ce schéma évolutionniste, où l’hellénisation de Rome est décrite en termes psychologiques, psychanalytiques même. Pour éliminer ou plutôt surmonter leur “ sentiment d’infériorité ”, les Romains auraient eu à l’égard du grec deux réactions de défense successives : à un protectionnisme fort manifesté par des mesures à l’encontre de l’emploi du grec, aurait succédé un moment de plus grande tolérance aux emprunts, une certaine souplesse. Ce moment d’ouverture coïnciderait aussi avec la naissance d’une littérature en langue latine capable de rivaliser avec les chefs d’œuvre en langue grecque.34 Deux personnages, dont l’histoire a fait des figures antagonistes vis-à-vis de l’hellénisme35, sont à la charnière de ces deux “ phases ”36 : Caton l’Ancien représente l’attitude conservatrice d’une Rome qui résiste à l’hellénisation forcée, tandis que Scipion et ceux qui l’entourent37 sont exemplaires d’une génération ouverte aux apports culturels grecs38. Une scène fondatrice permet également de fixer l’instant où Rome change d’attitude vis-à-vis de l’hellénisme : il s’agit de l’épisode fameux de l’arrivée à Rome, en 155 av. notre ère, des trois philosophes grecs Carnéade, Diogène et Critolaos et de leur introduction au sénat pour y régler une affaire diplomatique. Ce moment-clé dans l’histoire de l’hellénisation de Rome, rapporté par Plutarque et AuluGelle39, permet à la fois de montrer l’introduction dans Rome de “ Grecs ” qui parlent grec et se présentent comme tels, et de souligner le maintien au sénat de la langue latine puisque les propos des philosophes sont traduits en latin par des interprètes. Cette reconstitution historique se double souvent d’une perspective sociologique, avec l’idée qu’il y aurait eu à Rome une extension progressive de l’usage du grec, ou plutôt un 33 Dubuisson, 1981, p.27. Voir en particulier les analyses de M. Dubuisson et de M. Crawford. 35 Caton fut en réalité aussi “ hellénisé ” que Scipion (il reçut une éducation grecque, enseigna les lettres grecques à son fils etc). Son “ refus ” du grec est un effet de l’historiographie (les historiens modernes relayant et accusant l’image qu’en a donnée Plutarque). Voir sur ce sujet, Veyne, 1979, p. 17. 36 Ces deux phases ont été explicitement mises en évidence par P. Veyne (1979), puis reprises par M. Dubuisson (1989). La première vague d’hellénisation remonterait au VIème siècle au moins ; elle s’explique par les contacts établis entre Rome et les populations de Grande-Grèce et par le legs étrusque. P. Veyne parle pour définir la seconde phase, qui seule d’après lui mérite le nom d’acculturation, d’ “ hellénisation forcée ”, “ consciente ” et “ sélective ” (pp. 6-10). Il la présente comme la seule solution politique possible pour qui voulait réussir à s’imposer dans un monde dominé depuis la conquête d’Alexandre par la civilisation grecque. 37 Sur le fameux “ cercle des Scipions ”, voir Grimal, 1975. Cette désignation (inventée par les Modernes pour désigner un groupe aux contours flous, dont le rôle est surestimé) est critiquée par Crawford, 1978. 38 L’hostilité au grec a également une dimension sociale, qui se manifeste à travers l’affaire de l’école du populaire P. Gallus, interdite par Crassus, censeur de 92, et à travers les prises de position de Marius et de Sylla. Voir infra, p. 000 et suiv. 39 Plutarque, Vies Parallèles, Caton l’Ancien 22 et Aulu-Gelle, Nuits Attiques, VI.14.8. 40 Sur le fameux “ cercle des Scipions ”, voir Grimal, 1975. Cette désignation (inventée par les Modernes pour désigner un groupe aux contours flous, dont le rôle est surestimé) est critiquée par Crawford, 1978. 41 L’hostilité au grec a également une dimension sociale, qui se manifeste à travers l’affaire de l’école du populaire P. Gallus, interdite par Crassus, censeur de 92, et à travers les prises de position de Marius et de Sylla. Voir infra, p. 000 et suiv. 42 Plutarque, Vies Parallèles, Caton l’Ancien 22 et Aulu-Gelle, Nuits Attiques, VI.14.8. 34 changement qualitatif : le passage, au moment de la conquête, d’une hellénisation “ diffuse et inconsciente ” à une hellénisation “ consciente et volontaire ”. A l’hellénisme des masses, de la plèbe urbaine de Rome, en contact depuis toujours avec la masse d’étrangers peuplant l’Vrbs, s’ajoute au second siècle, l’hellénisme de l’aristocratie, qui fait désormais partie du programme d’éducation des élites romaines et qui s’affirme comme signe identitaire43. Au grec de Plaute, qui “ utilise des recettes grecques, sans avoir le dessein de s’helléniser ” succèderait le grec de Cicéron, érudit et raffiné.44 Enfin, la dernière façon de réduire la contradiction ou plutôt l’ambivalence liée au statut du grec dans la culture romaine est le recours systématique aux “ espaces linguistiques ”. Au terme de la “ seconde hellénisation ”, la situation du bilinguisme gréco-romain semble se stabiliser et même se figer dans une sorte d’équilibre dissymétrique : à chaque langue est désormais assigné un espace particulier. Tandis qu’en privé, on peut parler grec, puisque c'est un signe de culture et un élément de reconnaissance à l’intérieur de l’aristocratie cultivée, en public, au Sénat en particulier, on devrait s’en abstenir, la langue du pouvoir restant le latin. Un exemple venant illustrer cette règle ? Tandis que le Grec Arrien rédige en latin ses rapports officiels à Hadrien, le Romain Marc-Aurèle écrit ses Pensées en grec. Pourtant, dans ces reconstructions, les historiens se heurtent souvent à la difficulté de comprendre le statut de la langue grecque, qui apparaît à la fois comme la “ langue de prestige de l'intelligentsia ” et la langue parlée par “ une grande partie de la population servile immigrée ”45. Et, de fait, on se demande comment concilier l'usage savant que fait Cicéron des citations grecques et le “ parler grec ” des affranchis de Pétrone qui précisément signale leur basse extraction46. Comment interpréter le raffinement des jeux de mots bilingues dans le théâtre de Plaute, théâtre ancien et populaire? ou les troublants témoignages de l'épigraphie47, qui montrent la complexité des usages du grec dans le monde romain et la difficulté d'expliquer le “ choix de langue ” par la date ou le contexte : ni l’emplacement, ni le contenu de l'inscription, ni même l’origine ethnique ou sociale du scripteur ne permettent toujours de comprendre pourquoi le grec a été préféré au latin. Le bilinguisme de Cicéron 43 Veyne, 1979, p.11 : “ A côté de cette hellénisation populaire, deux nouvelles motivations font leur apparition. Comme corps politique, Rome veut entrer dans la culture internationale ; comme société, elle subit l’attrait des valeurs helléniques ”. 44 Veyne, 1979, p. 9. 45 Rochette, 1998. C. Nicolas (1996, p.50) souligne aussi la difficulté d’analyser dans les mêmes termes le bilinguisme des Grecs de Rome et celui des couches aristocratiques de la population romaine. J. Kaimio (1979, p. 21 sq.), essayant d’estimer le taux de population grecque établie à Rome, ne donne pas de chiffre exact, mais la juge “ considérable ” et ne rejette pas certains pourcentages extrêmes de l’ordre de 60%. Il précise en outre que d’un point de vue sociologique ces étrangers appartenaient dans leur grande majorité aux plus basses classes de la société : esclaves, affranchis, fils d’affranchis, petits commerçants. 46 Voir Boyce, 1991. 47 Voir les inscriptions rassemblées par L. Moretti, Inscriptiones Graecae Urbis Romae, Rome, 1968-1990 et les récents travaux d’épigraphie consacrés aux pratiques de bilinguisme. Cf. infra, p. 00, note 00. Deux exemples précis montrent la fragilité de ces constructions et la nécessité de se résoudre à accepter ce paradoxe d’une langue à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la culture. Tout d'abord, la question du bilinguisme de Cicéron. Tous les auteurs qui ont traité du “ cas Cicéron ” ont essayé d'expliquer la diversité et l'apparente contradiction des positions tenues par l'orateur sur la langue grecque en s'abritant derrière des classifications48. Pour justifier ses choix de langue, on a souvent invoqué des raisons liées au genre : tandis que Cicéron recourt volontiers au grec dans ses lettres, il semble éviter la plupart du temps d’employer cette langue dans ses discours oratoires. Mais ce critère de distinction ne suffit manifestement pas à expliquer l’usage cicéronien du grec et, à l'intérieur même du genre épistolaire, il semble encore nécessaire de tenir compte du contenu de la lettre (les sujets sérieux, severum et grave, s'opposant aux lettres plus légères), de son destinataire (Cicéron adoptant un comportement linguistique différent selon le degré de familiarité des interlocuteurs) ou même du lieu d'émission de la lettre. Or, si ces réflexions montrent bien la nécessité de prendre en compte le contexte d'énonciation pour saisir la logique du choix de langue, elles soulignent aussi les limites de ces typologies fonctionnelles49, qui induisent une spécialisation à outrance et la fabrication de catégories de plus en plus fines pour rendre compte de pratiques singulières. Ces tentatives de classifications finissent donc par perdre toute pertinence et le lecteur de Cicéron est bien souvent obligé d'admettre le caractère apparemment contradictoire de positions tantôt favorables, tantôt défavorables au grec, souvent même à l’intérieur d’un même texte50. Ce phénomène d’attirance et de répulsion, caractéristique du 1er siècle av. notre ère, ne témoigne pas tant d’un prétendu “ complexe d’infériorité romain ” que de la particularité des rapports entretenus alors entre Rome et la Grèce. Philhéllenisme ? purisme ? L’ “ inconséquence ” des empereurs romains. Un autre exemple du statut ambivalent de la langue grecque est la place que lui donne Suétone dans les Vies des Douze Césars. En effet, l'attitude de l'empereur vis-à-vis de la langue et de la culture grecques fait partie du portrait traditionnel51. Or, cette attitude est toujours double : la plupart des empereurs sont présentés par l’historien comme des philhellènes, tout en étant de farouches défenseurs du latin. 48 Cf. bibliographie supra, p. 00, note 9. Un autre exemple de recours à la logique de classification fonctionnelle pour expliquer l'usage du grec est l'article de Pabon, 1939. Constatant que le recours à la citation et, de façon plus générale, au grec correspond chez Cicéron à un ton spécifique dans la lettre : la bonne humeur, la confidence, l'intimité particulière que partage l'écrivain avec son destinataire, Pabon fait du grec la “ langue de l'intimité entre les Romains ”, celle “ qui vient du cœur. ” 50 Cette ambivalence du grec chez Cicéron est parfois si déroutante que l'on a même pu dire que Cicéron aimait le grec, mais pas les Grecs! 51 Voir Kaimio, 1979, p.130 sq. 49 Suétone consacre par exemple un long passage aux goûts littéraires d'Auguste et à ses manies langagières. Le biographe précise que l’empereur s'est lui-même essayé dans tous les genres littéraires et qu'il a lu ses œuvres devant un public choisi. Doté d'une vraie culture grecque, formé par des rhéteurs et des philosophes, Auguste n'a pourtant, d'après Suétone52, jamais parlé couramment, ni écrit en grec; toujours, il a fait traduire ses discours. En même temps, ce texte n’établit aucune différence de statut entre les lectures grecques et les lectures latines d’Auguste : dans les unes comme dans les autres, l’empereur recherche des “ exemples à imiter ”. L'empereur Tibère53 est également présenté par Suétone comme un amateur de lettres grecques et latines (liberales artes utriusque generis), auteur de poèmes en grec, imitant les poètes grecs dont il fait ses délices (delectatus) et dont il place les portraits dans les bibliothèques publiques. Mais Tibère est aussi connu pour son “ purisme ” et Suétone rapporte plusieurs anecdotes montrant l’empereur soucieux d'éliminer toute trace de grec dans l’espace politique : au sénat, où il fait la chasse aux hellénismes (monopolium, emblema)54, dans l’armée, où il interdit à un soldat originaire de la moitié orientale de l’empire de répondre autrement qu’en latin55. Pour M. Dubuisson56, cette contradiction dans le comportement de Tibère signale un trait de caractère du personnage : son “ inconséquence ”, sa “ mesquinerie ”, son aspect “ maniaque et pointilleux ”. Cette lecture psychologique du texte de Suétone permet en réalité de sortir d’une explication purement politique : M. Dubuisson entend montrer que l’attitude de l’empereur ne témoigne pas d’une “ réelle politique linguistique ”. Mais ne faut-il pas plutôt saisir dans ces portraits l'une des caractéristiques essentielles du bilinguisme romain, son irréductible ambivalence ? L’exemple de Cicéron comme celui de l’empereur Tibère montrent la difficulté d’expliquer les pratiques individuelles en fonction d’une évolution chronologique facilement repérable ou même d’assigner à chaque langue des espaces spécifiques. S’il existe indéniablement des constantes dans le rôle dévolu à chaque langue de l’époque républicaine jusqu’à la fin de l’Empire, et si l’on peut repérer une évolution de l’attitude de l’Etat romain vis-à-vis des populations de langue grecque, dans le sens d’une plus grande ouverture57, on 52 Suétone, Vie d'Auguste, 89. Voir par exemple Tacite, Annales, III.65.3 : c'est en grec qu’il exprime son irritation contre la servilité des sénateurs ; VI.26.20.3 : en grec qu’il prophétise l’avènement de Galba. Cf. encore IV.52.7. 54 Suétone, Vie de Tibère, 71.1 : “Il parlait le grec en général spontanément et aisément (promptus et facilis) ; il ne s’en servait cependant pas en toute circonstance et évitait surtout de le faire au sénat, au point qu’il s’excusait même au préalable, quand il s'apprêtait à mentionner un “ monopole ”, d’être contraint de recourir à un mot étranger. Qui plus est, entendant un jour le mot “ emblema ” lu dans un décret du sénat, il fut d’avis de le changer et d’en chercher un des nôtres pour remplacer le mot étranger, ou, si l’on n’en trouvait pas, d’aller jusqu’à exprimer la chose en plusieurs mots et par une périphrase ”. Sur l’usage latin du mot emblema, voir les analyses de Dubuisson, 1986, pp. 118-120. 55 Suétone, Tibère, 71.2 : “ Militem quoque Graece testimonium interrogatum nisi Latine respondere vetuit. ” 56 Dubuisson, 1986, pp.113-120. 57 Voir Kaimio, 1979 et Dubuisson, 1982. 53 constate aussi qu'il n'y eut pas, dans le domaine politique, de comportement défini et constant : jamais le latin n’eut le statut de langue officielle de l’Etat romain, pas plus que le grec58 ; aucune loi ne vint réglementer l’usage des deux langues. Si la norme est d’éviter l’emploi du grec au sénat et par les magistrats dans l’exercice de leurs fonctions, cette “ loi ” reste implicite et surtout n’empêche pas les progrès du grec, obligeant les empereurs à réagir par à-coups. De manière plus générale, on constate que l'attitude de l'élite romaine face au grec sur quatre siècles, du second siècle av. J.C. au second siècle ap. J.C., offre d'un individu à l'autre, et même d'un texte à l'autre, des comportements, des discours contradictoires, qui vont du grec comme meilleur moyen d'expression au protectionnisme linguistique le plus farouche. Aux accès de “ purisme ” succèdent des moments de plus grande tolérance. Mais, globalement, on constate peu d'évolutions dans les pratiques, et surtout, jamais il n'y eut “ de triomphe définitif d'une langue au profit de l'autre ”59. Vtraque lingua. Le “ mythe des deux langues ” Rester à l’intérieur de la culture ; prendre en compte le caractère paradoxal des discours romains sur la langue grecque ; il est possible de concilier ces deux impératifs si seulement on accepte de sortir de la problématique du bilinguisme, et si l’on renonce à l’emploi de catégories qui faussent l’analyse. En effet, comme le montre C. Nicolas60, toute définition du bilinguisme s’appuie sur un dualisme entre deux cultures, deux langues, qui ne correspond pas du tout aux rapports entretenus par le latin et le grec au sein du monde romain. De même, les notions de “ purisme ”, d’“ hellénisation ”, d’“ acculturation ”, de “ diglossie ” postulent l’existence de deux cultures pensées comme hétérogènes et autonomes et le but implicite de tous les discours qui les utilisent est de cerner par la différence avec l’Autre (la Grèce) la prétendue identité des Romains, dans une sorte de face à face ou de séparation mutuelle. Or, si les mots “ bilinguisme ” et “ diglossie ” sont bien des termes dérivés du latin pour le premier, du grec pour le second, jamais ils n’ont dans ces langues servi à désigner l’emploi du grec et du latin. En effet, comme l’a montré M . Dubuisson61, l’adjectif bilinguis n’a à l’époque classique que trois sens : un sens concret, il désigne alors un être pourvu de deux langues, comme le serpent par exemple; un sens poétique, dans lequel il signifie fourbe et rusé ; et un sens plus technique, où il peut désigner celui qui parle dans une langue mixte. Il faut attendre l’époque des scholiastes et de la glose médiévale pour que le terme puisse 58 Voir Kaimio, 1979, pp. 94-129 et Trahman, 1951, pp.51-53. Voir Ferrary, 1988 et Kaimio, 1979. 60 Voir par exemple la définition proposée par M. Van Overbeke, Introduction au problème du bilinguisme, Bruxelles/Paris, 1972 (p. 113) : “ l’aptitude, facultative ou indispensable, de communiquer avec les interlocuteurs de deux mondes (communautés et/ou régions) allophones, au moyen de deux idiomes présentant un taux de différence linguistique tel que la communication entre les deux en est affectée ou même exclue ”. Citée par C. Nicolas (1996, p. 25), cette définition, très générale, pose plusieurs problèmes : quel sera le taux de compétence requise pour le locuteur ? le taux de différenciation linguistique entre les deux idiomes ? la place des couples langue nationale/dialecte ? Mais elle est encore moins adaptée à la situation des langues dans le monde romain. 61 Dubuisson, 1983. 59 désigner simplement l’aptitude à parler deux langues ; et plus rare encore sera l’usage de ce terme pour signifier la connaissance du latin et du grec. Quant à diglossos62, terme grec sur lequel le latin a fabriqué bilinguis, il a bien servi à désigner la capacité à parler deux langues, mais il n’est pas non plus attesté pour désigner l’emploi du grec et du latin. Dans les textes classiques, est diglossos celui qui parle le grec et une langue barbare. Pour désigner le grec et le latin comme la capacité à maîtriser ces deux langues, les Romains utilisent en effet une expression spécifique : utraque lingua, forme de singulier/pluriel ou plutôt de duel, signifiant “ l’une et l’autre langues ”, “ chacune des deux langues ”. Quelle est l’origine de ce tour attesté pour la première fois chez Cicéron63 ? A t-il, comme M. Dubuisson en fait l’hypothèse, évolué à partir d’un emploi purement contextuel ? Ne servant d’abord qu’à désigner deux langues qui ont déjà été mentionnées (explication de type stylistique : on recourt à ce tour pour éviter une répétition), cette expression aurait progressivement pris un sens “ absolu ”, renvoyant, sans équivoque possible pour le lecteur, au latin et au grec64. Cette hypothèse peut convaincre. Elle n’explique cependant pas pourquoi, même dans les emplois contextuels, jamais utraque lingua ne sert à désigner une langue autre que le latin et le grec, jamais l’osque par exemple, ou l’étrusque, ou le punique. Beaucoup plus remarquables que son origine ou son évolution, sont le sens et surtout la portée de cette expression. En désignant le grec comme “ l’autre langue ”, ce tour pose un rapport d’exclusivité entre le latin et le grec ; il isole deux langues dans un rapport d’unité et de complémentarité, face à toutes les autres. Quel est le sens de cette association étroite ? Qu'implique l’usage de cette expression, ce “ mythe ” des “ deux langues ”65. Cette question paraît d’autant plus essentielle que l’expression est proprement romaine. En effet, non seulement on ne trouve dans la langue grecque aucun équivalent66, mais dans les rares textes où le tour est transposé, chez Plutarque ou Dion Cassius par exemple, il renvoie exclusivement à des Romains : Lucullus ou Hadrien sont ainsi loués pour leur “ égale capacité à maîtriser les deux langues ” (en ekatera th glossh).67 L’emploi de cette expression signale donc bien un point de vue romain sur le bilinguisme. Point de vue que l’on retrouve d’ailleurs tout au long de la latinité, puisque l’expression se fige au début de l’Empire68, devient ensuite d’emploi courant et reste encore d'actualité au Ve siècle de notre ère69. 62 Dubuisson, ibid. L’expression n’est pas véritablement fixée à l’époque de Cicéron ; même si on peut lui en attribuer la paternité, il l’emploie encore de manière contextuelle. En revanche, elle devient un tour banal à l’époque 2 impériale. Voir sur cette expression le riche article de Dubuisson, 1981 . 2 64 Dubuisson, 1981 , pp. 275-278. 65 Desbordes, 1989, p.47. 66 L’adjectif diglossos peut être employé au sens de “ bilingue ”. Comme bilinguis, il peut avoir une nuance péjorative, mais jamais il n’est applicable au bilinguisme gréco-latin. Voir Dubuisson, 1983. 67 Dion Cassius, Histoire, 69.3.1. Voir également Plutarque, Lucullus, 1.4 et Philostrate, Vie des Sophistes, II.105 [589]. 68 Elle se fige, ou plutôt son emploi se fige, car l'adjectif uterque peut être accolé à divers substantifs et ainsi renvoyer à différentes pratiques de bilinguisme, qu'il s'agisse de l'aptitude à tenir une conversation dans les deux langues (uterque sermo), à fabriquer et à prononcer des discours en public en grec et en latin (utraque oratio) ou à faire étalage de sa familiarité avec les deux littératures (utraeque litterae). Dans chacun de ces emplois, 63 Or, ce n’est pas du côté des institutions ni des réalités juridiques qu’il faudra chercher le sens de cette expression70. Certes, utraque lingua apparaît bien dans les inscriptions épigraphiques ; le fait qu’on puisse la transposer en grec ou qu’elle apparaisse dans les Novelles de Justinien pourrait faire référence à une espèce de “ statut officiel ” réservé aux deux principales langues de l’empire. Mais c’est oublier que jamais il n’y eut à l’époque romaine de mise à égalité du latin et du grec dans le domaine politique. Jamais, même si on réserva au grec une place privilégiée, le latin ne partagea son statut de “ langue du pouvoir ”. D’ailleurs, n’oublions pas que la qualité même de citoyen romain est longtemps subordonnée à la connaissance de la langue latine, désignée, en plein Vème siècle par l’expression patrios phoné (langue des pères). Faut-il alors voir dans cette formule l’expression d’une vision purement ethnocentriste? L’absence de curiosité pour les autres langues semble, de fait, caractériser l’antiquité classique et le terme barbaros71 désigne d’abord en grec ceux qui ne possèdent pas de langage articulé, civilisé. Le latin et le grec seraient pour les Romains les deux seules langues dignes de ce nom72 ? Cette lecture est trop simpliste. Il existe dans le monde romain, diverses allusions aux langues étrangères. Certains personnages se distinguent même par leur aptitude à parler plusieurs langues ou plusieurs dialectes73. Par cette expression, les Romains ne manifestent donc pas simplement leur ignorance des faits linguistiques. Et si le “ mythe de l’autre langue ” s’expliquait alors par des motivations idéologiques ? Si l’expression utraque lingua n’avait pas pour fonction de rapprocher le grec du latin, mais au contraire en plaçant le latin du côté du grec, de mieux l’opposer aux langues barbares ?74 Pour M. Dubuisson par exemple, cette vision unilatérale du bilinguisme ne peut être qu’une réaction de défense des Romains, soucieux de paraître aux yeux des Grecs comme infiniment plus respectables que les barbares.75 Pour B. Rochette, elle est également le fruit d’un uterque souligne le caractère indissociable des deux langues. Beaucoup plus constant en revanche est le contexte dans lequel apparaît cette expression : généralement employée dans les portraits de Romains cultivés, elle montre le lien étroit existant à Rome entre bilinguisme et enseignement. Cette expression sert ainsi à désigner la compétence linguistique d’un professeur de rhétorique, d’un poète, d’un écrivain, mais jamais celle d’un interprète professionnel ou d’un commerçant. Elle unit compétence linguistique et culture littéraire. 69 Même si son sens paraît s’obscurcir puisque saint Augustin (Cité de Dieu, VIII, 12 ) est obligée de la gloser : “ in utraque autem lingua, id est graeca et latina, Apuleius Afer extitit Platonicus nobilis ”. Cette glose peut aussi simplement avoir pour but d’insister sur le prestige des deux langues censées apporter aux Africains l’accès au monde civilisé et à l’ascension sociale. 2 70 Dubuisson, 1981 , p. 279. 71 Voir notamment Baldry, 1961, p. 69 et Rochette, 1997. 2 72 Dubuisson, 1981 , p. 280. 73 Voir infra, p. 00 74 2 Dubuisson, 1981 , p. 283 : “ Elle n’oppose pas seulement le latin et le grec aux autres langues : par la force des choses, elle les associe l’une à l’autre et les place sur un pied d’égalité ” 75 2 M. Dubuisson (1981 , p. 283) parle également d’ “alibi psychologique ”. L’auteur établit un parallèle entre l’emploi de cette expression et l’usage dans l’Allemagne du XVIIIème d’un tour semblable pour désigner les deux langues dignes de ce nom, le français et l’allemand, “ die beiden Sprachen ”, usage que les Allemands justifient alors en s’autorisant de Cicéron. Voir Dubuisson, loc. cit.,, p. 286 et L. Réau, L’Europe française au siècle des Lumières (Paris 1938, réimpr. 1971, pp. 47-54). “ compromis avec le monde grec ”, une “ collaboration ” dont l’aboutissement permet à Rome d’être “ reconnue par les Grecs, en pleine époque impériale, comme point de référence de l’oikouméné ”. Un texte de Macrobe paraît d’ailleurs aller dans ce sens : “ Alors que la nature ou le besoin de parler ont diversifié de multiples façons les langues des peuples, s'ils ont permis aux autres peuples de s'exprimer par souffle ou sifflement, ils n'ont donné qu'au grec et au latin l'agrément de la sonorité et la discipline de la grammaire et, au sein même de cette douceur d'expression, un même degré de raffinement et la plus étroite affinité. ” 76 Cependant, comme le rappelle F. Desbordes77, il ne faut pas perdre de vue le contexte dans lequel ce passage est inséré. Il ne s’agit pas d’un manifeste politique mais d’un discours grammatical. Macrobe met en place une construction imaginaire qui a pour effet de rendre le latin et le grec indissociables. S’inscrivant dans une tradition, cette construction s’élabore à partir de la description formelle des ressemblances entre les deux langues et par l’affirmation d’une origine commune entre le grec et le latin. L’une des principales originalités du discours romain sur le “ bilinguisme ” est en effet cette intrication constante entre le discours grammatical et le discours des historiens. L'idée qu'il existe des ressemblances formelles entre la langue grecque et la langue latine apparaît dans les considérations grammaticales78 dès l'époque de Varron : “ Ne voit-on pas que les Grecs ont tout comme nous quatre catégories de mots, ceux qui ont des cas, ceux qui ont des temps, ceux qui n'ont ni cas ni temps et ceux qui ont cas et temps? Ignore-t-on qu'ils ont des mots définis et des mots indéfinis exactement comme nous? On aura aussi remarqué, je n'en doute pas, une foule d'autres ressemblances entre nos deux 79 langues, comme les trois temps ou les trois personnes du verbe... ” . Utilisant des catégories qui ont été mises au point pour décrire la grammaire grecque, Varron constate, sans réellement s’en étonner, que “ ça marche ”. Comme l’explique F. Desbordes80, cette communauté des catégories devait être une évidence pour quiconque allait à l’école et y apprenait conjointement les deux grammaires81 et s’il faut absolument trouver une origine à l’emploi de l’expression utraque lingua, c’est, d’après elle, dans “ cet alignement du grec et du latin au titre de la grammaire ” qu’il faut la chercher82. 76 Macrobe, in Keil, Grammatici Latini, 5, 631. F. Desbordes, 1989, p. 36. 78 Voir F. Desbordes, dans Said, 1989, pp. 33-48. 79 Varron, De Lingua latina, IX.31. 80 Voir Desbordes, 1989, p. 36. 81 La comparaison des traités de Denys le Thrace et de Donat est à ce titre très éclairante : il s’agit dans les deux traités d’une même “ grammaire générale ”, avec des exemples grecs d’un côté, latins de l’autre. 82 Desbordes, 1989, p. 37. 77 En renfort de cette démonstration de type grammatical, s’élabore un discours historique sur l’origine grecque de la langue latine ; discours souvent vague et susceptible de variations selon les auteurs, mais dans lequel toute similitude entre les deux langues s’explique par une communauté d’origine. Le latin est conçu tantôt comme une déformation du grec, tantôt comme un dialecte grec83, tantôt même comme un mélange d'éléments grecs et non-grecs. De cette dernière hypothèse témoigne un célèbre passage de Denys d'Halicarnasse: “ Les Romains parlent une langue qui n'est ni tout à fait barbare ni complètement grecque, mais un mélange des deux (mikthn de tina e amfoin), dont la dominante est éolienne. La seule conséquence qu'ils aient subie des ces nombreux mélanges est de ne pas prononcer correctement tous les sons articulés, mais tous les autres traits, qui indiquent une origine grecque, ils les ont conservés comme aucune autre colonie ne l'a fait <…> en vivant, de tout temps, dès l'époque du synoecisme, à la manière grecque. ” 84 Cette théorie, apparue très tôt85, permet ponctuellement de légitimer certaines pratiques, comme la lecture d'auteurs grecs ou l'apprentissage du grec par l'orateur. Quintilien par exemple reprend le lieu commun d’un latin issu du grec pour justifier l’habitude de faire apprendre le grec aux enfants avant de leur inculquer les rudiments du latin86. Et chez Macrobe, au IVème siècle de notre ère, cette proximité est ressentie de façon encore si forte qu'on trouve cette affirmation étonnante selon laquelle l'apprentissage d'une des deux langues suffit à assurer la connaissance de l'autre.87 Les discours sur la ressemblance et sur l’origine ne cessent de s’alimenter et de se justifier mutuellement. La formule utraque lingua représente en quelque sorte l’aboutissement extrême de cet imaginaire88. Le “ mythe de l'une et l'autre langue ” ne reflète donc pas un problème politique de “ parité entre le latin et le grec ” ; il met en place une représentation qui souligne le caractère indissociable de ces langues et les fait apparaître comme les deux facettes d’un même. L’usage de cette expression permet, du point de vue romain, de définir le grec comme 83 Voir les textes rassemblés par Gabba, 1963, pp. 188-194. Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines I.90. Sur ce texte, voir F. Hartog, “ Rome et la Grèce: les choix de Denys d'Halicarnasse ”, dans Saïd, 1989, pp.149-168, et, du même auteur, la préface à l'édition française des Antiquités romaines livre I, coll. La Roue à Livres, Belles Lettres, 1990, pp. VII-XIX. 85 F. Desbordes met en relation ce discours sur les origines grecques de la langue romaine avec l’usage, par les premiers historiens de Rome (les Annalistes), d’un modèle grec de l’histoire de l’alphabet. 86 Quintilien, Inst Or., I.1.12-14. Voir infra p.000 87 Macrobe, in Keil, Grammatici Latini, 5, 631 : “ Les mêmes parties du discours à l'exception de l'article, que la Grèce seule a reçu dans son lot et les mêmes règles pour chacune de ces parties, caractérisent l'une et l'autre langues et les figures de construction sont à peu près semblables dans l'une et l'autre, en sorte que, pour ainsi dire, qui aura étudié la grammaire de l'une ou de l'autre, connaîtra les deux. ” 88 Desbordes, 1989, p. 47 : “ <cette expression> réalise, concrétise, exprime de façon simple et synthétique le caractère indissociable des deux langues ”. F. Desbordes montre cependant que cet effort de rapprochement entre le latin et le grec fut suivi à partir de la fin du second siècle et surtout chez les grammairiens de l’antiquité tardive du mouvement inverse : la tentative de dissocier le latin et le grec, d’en isoler les particularismes en expulsant progressivement la référence au grec dans la description que la théorie grammaticale fait du latin. L’apparition de la catégorie de “ l’hellénisme ” témoigne du souci de marquer les mots importés. 84 faisant partie avec le latin d’un ensemble qui s’oppose au monde barbare, mais surtout il permet d’enclencher le processus d’inclusion de la langue grecque dans la culture romaine. Grec ? Romain ? Problèmes de définition et “ dilution des concepts ” L’un des principaux effets de cette association étroite entre la langue grecque et la langue latine est, comme le remarque F. Biville, un effet de “ dilution ”89. Comment, à partir de cette catégorie, continuer à parler du grec et du latin comme de deux entités autonomes ? démêler, dans ce singulier-pluriel, ce qui est proprement grec ou proprement romain ? Si la langue grecque peut en même temps être radicalement autre (aliena) et semblable au latin, étrangère (peregrina) et à l’origine du latin, il faut renoncer aux oppositions simples, binaires. L’expression utraque lingua montre qu’à Rome les réalités ethniques ou linguistiques se découpent autrement, qu’elles n’obéissent pas à une logique, où il faudrait choisir entre le même et l’autre. Les rapports entre la Grèce et Rome bousculent toutes nos conceptions identitaires. 90 Et de fait, quand on parle de Romain ou de Grec à l’époque de Cicéron ou sous l’Empire, que veut-on dire ? La majorité des citoyens de l’imperium, dès la fin de la République, du moins dans la partie orientale de la Méditerranée, ne sont pas issus de familles latinophones. Plutarque comme Ennius ou Archias sont “ Romains ”, pourtant ils parlent le grec. Flavius Josèphe lit en outre l’hébreu, parle l’araméen, Appien d’Alexandrie, l’égyptien. En corollaire, que doit-on entendre par “ Grecs de l’imperium ” ? Doit-on alors partir d’une définition civique ? (on est romain par la naissance ou par un droit acquis à l’âge adulte, la civitas), géographique ? (est “ romain ” tout citoyen habitant dans l’Vrbs, ou dans l’espace dominé par Rome) ou bien encore linguistique ? (sera défini comme romain celui qui considère le latin comme la langue de ses pères, “ patrius sermo ”). Selon le critère adopté, le même individu sera tantôt Grec tantôt Romain. Les Anciens eux-mêmes pouvaient, selon les contextes, avoir de la romanité une définition plus ou moins “ extensive ”. Cicéron dit ainsi des premiers pythagoriciens de Crotone, des Grecs, qu’ils sont “ presque des concitoyens ”91 Si cette attitude “ large ” peut sembler caractéristique de la position des élites sénatoriales vis-à-vis des intellectuels grecs installés à Rome92, elle montre aussi très bien le mécanisme d’inclusion/exclusion qui régit les rapports entre la Grèce et Rome. 89 Biville, 1993. La question des rapports entre la Grèce et Rome est ainsi au cœur des réflexions de M. Beard (1996, p.100) sur le mythe et sa transposition en image : “ Que peut-on considérer comme “ romain ” ? Comment Rome doitelle être définie, avec ou contre la Grèce ? ”. Son étude de l’Hercule Farnèse l’amène à montrer que “ la grécité est au cœur de toute chose romaine ”. Plus haut (p. 93), elle rappelait d’ailleurs que “ la culture romaine, la romanité, risquait toujours d’être confondue avec l’Autre. Rien à voir avec l’autochtonie athénienne, pas d’exclusivité ethnique, pas de garde-fous contre le mélange entre “ nous ” et “ eux ”. Etre Romain comportait toujours quelque chose d’étranger : Rome était troyenne, d’Asie, Rome était grecque, Rome était étrusque et le citoyen de la rue était tout, à ce qu’il paraît, sauf, “ romain ” ”. 91 Cato Major, 78 : “ incolas paene nostros ” 92 Voir Crawford, 1978. 90 Graecus, graeculus, Graius. Des Grecs imaginaires La terminologie latine relative aux Grecs et à la langue grecque n’est pas plus éclairante. Ou plutôt le lexique confirme bien que l’identité à Rome constitue un acte, ce que les Anglosaxons désignent par le terme de “ performance ”93. Plusieurs termes latins sont à l’origine du mot par lequel nous désignons aujourd’hui les Grecs et le grec. Le plus usité et le plus neutre est graecus94. Appliqué à la langue cet adjectif/substantif pose l’existence d’un grec commun à toutes les cités du monde grec. Cette construction ne prend en compte ni les variétés dialectales du monde grec ni l’histoire de la langue latine. En effet, quel grec existait dans le monde romain ? Chaque cité avait tenu à conserver son dialecte comme signe de sa liberté. Quelques témoignages dans les textes littéraires montrent que les Romains connaissaient cette variété dialectale. On cite souvent la réaction de Tibère lorsqu’il entend un Grec parler le dorien95 ou encore la capacité exceptionnelle qu’avait Crassus à maîtriser cinq dialectes.96 De même, dans le De Lingua latina97, Varron énumère les variations dialectales de certains mots grecs, différents chez les Attiques, chez les Sicules etc. Mais cette connaissance linguistique ne joue manifestement aucun rôle dans l’imaginaire romain. Sous l’appellation de “ graecum/graece ”, les Romains ne font pas pour autant allusion au grec basique, commun à toutes les populations de l’empire, que les Modernes ont l’habitude de désigner par le terme de “ grec koiné ”98. Cette notion fait depuis quelques années l’objet d’une forte critique : des travaux récents99, à travers de nombreux témoignages épigraphiques notamment, ont montré la complexité de ce lent processus d'unification linguistique100, qui implique non seulement la persistance des dialectes jusqu’à une date avancée, mais surtout la 93 Sur cette définition de l’identité “ en acte ” et son application au monde grec, voir Goldhill, 2001, pp.6-13. L’auteur souligne aussi dans la préface (p.13) qu’il existe pour les Romains d’époque impériale différentes “ modalités d’affiliation à la Grèce ”. 94 Tout le développement qui suit s’appuie sur l’étude consacrée par M. Dubuisson aux mots de la famille de graecus. (Dubuisson, 1989). En grec, il est intéressant de noter que la transcription de graecus, graikos, n’apparaît qu’avec Aristote, le premier auteur grec à avoir parlé de Rome. Cet adjectif finit par désigner, à l’époque hellénistique, les Grecs dans leur ensemble, au sens latin. Sinon, son emploi le plus fréquent est péjoratif. Voir M. Dubuisson, loc. cit., pp. 330-331. 95 Suétone, Tibère, 56. 96 Quintilien, Institution oratoire, XI.2.50 : “ Crassus ille dives, qui, cum Asiae praeerat, quinque Graeci sermonis differentias sic tenuit, ut qua quisque apud eum lingua postulasset, eadem jus sibi redditum ferret. ” (également rapporté par Valère-Maxime, Faits et dits mémorables, VIII.7.6). 97 Varron, De lingua latina, V. 175.4. 98 “ Langue commune, composite, formée sur des bases d’ionien et d’attique, qui, partant des principautés hellénistiques, servit de langue de prestige et de communication dans tout le monde grec, assurant un lien entre les différentes populations de l’empire ”. Cette définition de la “ koiné ” est empruntée à F. Biville, in Koiné I, 1993. 99 Sur le grec de la koiné, on pourra lire les trois ouvrages dirigés par C. Brixhe : La koiné grecque antique : I. une langue introuvable?, Presses Universitaires de Nancy, 1993 ; La koiné grecque antique, II. La concurrence, Etudes anciennes 14, Nancy-De Boccard, 1996 et La koiné grecque antique. III. Les contacts, Etudes anciennes 17, PUN-De Boccard, 1998. Voir en particulier les contributions de F. Biville. 100 Sur ces problèmes de définition du grec “ koiné ”, on pourra lire l’intéressant article de C. Brixhe et R. Hodot, dans Brixhe, 1993, pp. 7-21. réciprocité des interactions entre l’ionien, langue de culture, l’attique, langue de prestige liée à la suprématie d’Athènes dans le domaine politique, et même avec les langues auxquelles ce grec composite s’est peu à peu substitué. Le “ grec commun ” est le produit d’une élaboration lente, à laquelle le latin a d'ailleurs lui-même participé101. Quant au terme koiné, il n'est qu'une élaboration tardive : en latin, il apparaît pour la première fois chez Diomède (Ve siècle ap.J.C.) pour désigner l’une des cinq langues utilisées par les Grecs et figure sur le même plan que l'ionien, le dorien, l'attique et l'éolien102. Pour les Romains d’époque classique, le “ grec ” reste donc une pure abstraction, à la fois opposée et étroitement associée au latin. Lorsque le terme graecus ne fait plus référence à la langue, ses liens avec une quelconque réalité ethnique ou même géographique s’estompent encore davantage. En effet, cet adjectif est souvent utilisé pour désigner un usage romain pensé comme grec. Le meilleur exemple de ce type d’emploi est la définition par les Romains du ritus graecus. Comme l’a démontré J. Scheid103, cette appellation ne désigne pas du tout un rite d’origine grecque, mais un rite de la religion romaine que la culture désigne comme grec. L’usage du terme graeculus est encore plus significatif. Ce mot, formé à partir de graecus augmenté d’un suffixe (-ulus), a longtemps été considéré comme un élément clé par ceux qui ont abordé la question de l’hostilité des Romains face à l’hellénisation : interprété comme un diminutif à sens péjoratif (littér. “ petit Grec ”, “ grécaillon ”), cet adjectif a été rapproché de tous les stéréotypes négatifs associés aux Grecs : la levitas (légèreté), l’ineptia (la sottise), la luxuries (le luxe et l’intempérance)104. Pourtant, l’analyse des occurrences de ce terme105 montre non seulement que cet adjectif n’a pas toujours un sens péjoratif, mais surtout qu’il fait très rarement référence aux Grecs. Dans la langue de Cicéron en particulier, il permet de repérer et de stigmatiser le comportement blâmable de certains Romains, de ceux qui, comme Verrès ou Pison, se conduisent “ comme des Grecs ”. Graecus comme Graeculus sont donc des adjectifs catégoriels : ils ne prennent sens qu’en contexte et sont la plupart du temps utilisés en opposition à un autre terme. Enfin, la langue latine dispose pour désigner les Grecs d’un autre ensemble de termes : les noms/adjectifs Graii ou Achivi. Mais là encore, il s’agit d’une construction purement imaginaire : ces mots font référence aux Grecs d’autrefois, situés dans un passé à la fois révolu et idéalisé, les Grecs mythiques de la Grèce héroïque, qui servent de modèles aux Romains. Cette valeur apparaît notamment dans un passage de la Satire XV de Juvénal106 : les termes Grai et noster y sont utilisés moins pour opposer la Grèce (Grai) et Rome (noster) que 101 Comme le montre F. Biville, Quintilien lui-même évoque la réciprocité des échanges entre la langue latine et la langue grecque (Institution oratoire, I.5.58). 102 Diomède, in Keil, Grammatici Latini, 1, 440, 4-26 : “ Au nombre de cinq sont les langues des Grecs : l’ionien, le dorien, l’attique, l’éolien, la koiné <…> La koiné est la langue commune, qui nous permet de tous nous comprendre. ” 103 Scheid, 1995 et 1998. 104 Voir Trouard, 1942, p. 62 . 105 Dubuisson, 1989, p. 327. 106 Juvénal, Satires, XV, 110. pour confronter un passé idéalisé à un présent décrié, un autrefois mythique dans lequel Athènes était à sa place et l’Empire de Dioclétien dans lequel Rome apparaît comme corrompue. Il s’agit donc d’une opposition plus temporelle que spatiale, et moins d’une question d’identité que d’un certain rapport à l’histoire. Le vocabulaire montre donc la construction par les Romains d’une Grèce imaginaire, dont les contours n’ont pas grand chose à voir avec l’espace délimité par des frontières géographiques, ou même avec les réalités linguistiques de leur époque. De la “ littérature latine ” aux “ façons romaines de parler grec ” Ces considérations lexicales et les problèmes de définitions qu’elles posent se compliquent encore lorsqu’on déplace l’analyse sur le terrain de l’histoire littéraire. En effet, qu’appelle t-on la “ littérature latine ” ? Doit-on sous ce terme englober la littérature écrite en latin ? Ou bien celle qui émane de citoyens romains ? La plupart du temps, c’est le critère de langue, le plus commode, qui est adopté. Mais la littérature du monde romain est d’emblée entre deux et dévoile d’étranges paradoxes. Ainsi qui sont les premiers écrivains en langue latine ? Des semigraeci, des Grecs venus de Tarente ou de Messapie107. Inversement, les premiers historiens romains, ceux qu’on appelle les Annalistes et qui donnent au genre historique ses lettres de noblesse en retraçant l’histoire de Rome depuis ses origines, le fameux Fabius Pictor par exemple ou les sénateurs L. Cincius Alimentus et C. Acilius … écrivent en grec ! De même, certaines figures résistent aux classements. Ainsi pourrait-on, sans remords, faire figurer Marc-Aurèle, empereur romain, parmi les auteurs grecs, sous prétexte qu’il a choisi cette langue pour écrire ses Pensées ? Mais si c’est un auteur “ latin ”, alors que dire de Plutarque ? ou de Dion Cassius ? L’un des enjeux de cette étude sera d’explorer et d’expliquer les phénomènes d’entre deux, de montrer que ni la problématique du choix de langue108 ni celle des “ espaces linguistiques ” ne permettent de rendre compte des spécificités du bilinguisme romain. Nous verrons ainsi, au cours des sept chapitres qui forment ce livre, qu'il existe bien des façons romaines de parler grec, y compris en parlant latin. Nous montrerons en effet tout d'abord que le grec utilisé par les Romains à aucun moment ne se confond avec le grec des Grecs. A travers l'élaboration d'une langue de culture (chap. 1), produit de l'éducation des élites, l'aristocratie romaine a pu concevoir le grec comme une 107 Livius Andronicus et Ennius. J. Kaimio (1979, p. 208) énumère ainsi trois types de facteurs pouvant influencer le choix de langue d’un écrivain : ceux qui concernent l’auteur lui-même (son origine ethnique, sa formation…), ceux qui concernent le public visé (le destinataire de l’œuvre), et ceux relatifs au genre de l’œuvre (le thème choisi, les sources utilisées). Ce faisceau de motifs est cependant encore trop réducteur. Il n’explique pas, par exemple, pourquoi aucune des œuvres écrites en grec par Cicéron ou Pline le Jeune n’a été conservée; ni comment une œuvre littéraire peut à Rome être écrite en latin, et se présenter comme grecque. 108 langue identitaire. Ensuite, le grec est aussi pour les Romains un réservoir de termes techniques, permettant de faire référence à des objets ou des pratiques d'origine grecque : les bains, la nudité, les gymnases ou les jeux athlétiques (chap.2). Mais à travers ce processus de dénomination, nous verrons que les Romains fabriquent de nouveaux objets, et que parler grec permet aussi d'inventer des pratiques spécifiquement romaines. Ce trajet, qui va des mots aux objets et, inversement, des objets aux mots, est également au cœur du chapitre 3, centré sur les pratiques verbales et scripturaires associées aux objets provenant du butin issu de la conquête : bronzes, statues, candélabres, qui deviennent “ grecs ”, dès qu'on les ramène à Rome et qui sont “ romains ” quand ils balisent l'espace d'une province dominée par Rome. Les chapitres 4 et 5 permettent, à travers deux domaines différents, l'éloquence et le théâtre, de comprendre ce qu'est la traduction à Rome. Cicéron comme Plaute produisent, dans le temps même de l'énonciation –le discours oratoire (oratio), la performance théâtrale (les ludi)- une traduction simultanée des auteurs grecs qu'ils utilisent : Cicéron faisant parler Démosthène en latin, le spectacle de comédie donnant à voir une version “ latine ” des pièces de Ménandre. Enfin, les chapitres 6 et 7, dans deux champs bien distincts, la philosophie et la poésie, analysent le processus de fabrication des monuments littéraires en latin; ils montrent que, chez Cicéron comme chez Horace, des dispositifs d'énonciation spécifiques -le dialogue philosophique, la signature poétique- servent à installer des fictions grecques, qui seules peuvent donner à l'écrivain son statut de “ primus auctor ”, qui seules, par conséquent, peuvent lui permettre d'écrire en latin des œuvres durables tout en initiant une tradition. Au-delà des problèmes purement linguistiques, cette forme singulière de bilinguisme que fixe la formule utraque lingua nous introduira à repenser les notions courantes d'identité linguistique, de littérature nationale. Plus largement encore, ce que nous découvrirons, à travers l’étude de ces diverses pratiques verbales romaines, depuis la simple dénomination jusqu'à la production de discours philosophiques et d’œuvres poétiques, c’est une culture qui ne pense pas son “ identité ” comme une essence originelle à conserver, à défendre ou retrouver : l'identité romaine, au contraire, apparaîtra comme une dynamique active109, qui produit simultanément deux composantes - latine et grecque - sans cesse construites et déconstruites. 109 Sur cette définition de l’identité culturelle comme dynamique, voir Goldhill, 2001, p. 21