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11 e RENCONTRES INTERNATIONALES
DU TEXTILE ET DE LA MODE
LE « PARF UM DE CRÉATEUR »,
ENTRE OPPORTUNISME ET TERR ITOIRE D’ EXPRESSION
dimanche 1er mai 2011 / 14h30
Anne-Sophie Breitwiller
Sémioticienne, sociologue chargée des enseignements de parfums et cosmétiques
Intervenants
Damir Doma, Créateur
Antoine Maisondieu, Parfumeur, Givaudan
Joël Palix, Président, Clarins Fragrance Group, Brand Président, Mugler Mode
Richard Pinabel, Directeur général, Designers Lab (L’Oréal) / (Viktor & Rolf, Martin
Margiela)
Ralph Toledano, Consultant en stratégie et développement international
Anne-S ophie Breitw iller
Avant de commencer, je tenais à préciser que nous sommes plusieurs à l’IFM à coordonner les
enseignements sur les parfums, dont Frédéric Walter avec qui j’ai préparé cette table ronde et que je
remercie. Il ne peut malheureusement pas être des nôtres aujourd’hui, mais s’associe à moi pour
remercier Didier Grumbach et les Rencontres de Hyères qui accueillent une table ronde consacrée aux
relations entre le parfum et la mode.
Je remercie également les cinq intervenants qui sont venus nous faire partager leur expérience.
Lors de l’élaboration de cette table ronde, nous avons travaillé sur la notion de designer’s perfume ou,
en français, de parfum de créateur, terme qui nous a servi de fil conducteur pour imaginer et construire
ce sujet. Nous ne l’avons pas pris ni pensé comme une expression à la mode, en postulant que le parfum
de couturier ou de marque serait derrière nous. Au contraire, le couturier, la marque et le parfumeur
sont toujours bien présents. Simplement l’expression « parfum de créateur », surtout en français,
marque une inflexion, pointe vers l’expression créative, vers l’idée que le parfum est un produit signé,
au sens fort du mot.
On observe dans la période contemporaine que l’impératif de création ne cesse de s’imposer et de se
rappeler au business, pas uniquement dans le domaine du parfum, même si je m’en tiendrai là. Que la
créativité soit dépendante des contraintes économiques, nous le savions très bien, cependant, le succès
d’un certain nombre de parfums particuliers - comme Angel de Thierry Mugler sorti en 1992, mais aussi
les parfums de Jean Paul Gaultier, d’Issey Miyake, de Viktor&Rolf ou de Chloé, qui ont été
progressivement désignés par l’expression « parfums de créateurs » – est venu nous rappeler que si la
créativité est tenue par le business, la réciproque est également vraie. C'est-à-dire que, parier sur la
créativité, sur une expression individuelle forte, peut être une stratégie économique gagnante dans le
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parfum, y compris et surtout dans le parfum de masse qui se vend à des centaines de milliers voire à des
millions de pièces.
Angel, Flowerbomb, l’Eau d’Issey, Narciso Rodriguez For Her, etc., tous ont mis en marche une
expérimentation nouvelle où la relation entre la mode et le parfum est devenue plus vivante qu’il y a
vingt ou trente ans.
Pour analyser ensemble cette relation contemporaine entre la mode et de parfum, dans un sens qui nous
conduise à imaginer de nouveaux modèles, de nouvelles opportunités et à expérimenter davantage, il
nous a semblé intéressant de vous faire toucher du doigt son caractère vivant, en entrant dans son
intimité. Solliciter des acteurs de ce secteur aux positions et aux artisanats très différents nous a semblé
une évidence : un parfumeur, un designer, un licencié (celui qui manage des parfums sous licence), un
licencieur (celui qui crée des parfums avec un grand développeur), des managers de marque de parfum,
de marque de mode, et parfois des deux car certains cumulent les fonctions ! Chacun à sa façon a
participé au redéploiement du parfum créatif, là où le créateur intervient, et chacun va nous raconter
son expérience, comment il travaille avec les autres. Nous leur avons demandé de partager avec nous leur
artisanat.
Je vais en premier lieu passer la parole à Joël Palix, Président de Clarins Fragrance Group. Avec Angel
de Mugler, Clarins a été un pionnier de l’avènement du parfum de créateur. Joël Palix dirige également
depuis 2009 la branche mode de Thierry Mugler.
Joël Palix
Effectivement, cela fait vingt-cinq ans que je travaille dans le parfum et je suis frappé de voir que
régulièrement, des générations de créateurs viennent vivre, non pas à l’ombre des grandes marques
historiques, mais en pleine concurrence avec elles. Début 90, il s’agissait de Mugler, Montana, Miyake,
Kenzo. Au milieu des années 2000, ce sont plutôt Marc Jacobs, Viktor&Rolf, Narciso Rodriguez dont les
marques deviennent extrêmement prospères. Qu’est-ce qui les caractérise ? D’abord un créateur très
impliqué dans la conception de son parfum qui regarde l’ensemble du mix du produit. Autre
caractéristique, une prise de risque créatif puisque les produits sont beaucoup plus signés que les autres
marques existantes sur le marché.
Enfin, il est frappant de constater que le parfum, clairement, finance l’activité mode de nombre de ces
créateurs. Il a un poids surreprésenté par rapport à la mode, dans un ratio de 1 à 10 en faveur du
parfum. Nous sommes dans un contexte très particulier où une extension de marque est devenue
dominante dans le business du créateur.
Pour illustrer mes propos, je vais vous livrer deux expériences que j’ai vécues. Tout d’abord, celle bien
connue d’Angel : un exemple de créateur très réussi en parfumerie, au point qu’il est quasiment devenu
le seul business de la marque. J’évoquerai ensuite une autre histoire qui n’a pas connu la même fin
heureuse, celle d’une jeune créatrice appelée Stella Cadente.
Parlons tout d’abord d’Angel. Au début des années 1990, la maison Mugler cherche des moyens pour se
développer plus rapidement. Thierry Mugler a réellement envie, comme d’autres à l’époque, de
s’investir dans le parfum. La rencontre se fait avec Clarins qui cherche à se diversifier dans le parfum et
une équipe se mobilise alors. Il faut garder en tête qu’un parfum est une partition à plusieurs mains.
Nous trouvons donc là Thierry Mugler, un créateur très inspiré, Vera Strübi, une impresario de grande
sensibilité et de talent, et Olivier Cresp, un nez très imaginatif.
Le brief de Thierry Mugler est le suivant : « Faites un parfum tellement tendre et sensuel qu’on aimerait
dévorer la personne qui le porte. » Inspiré des vitraux des cathédrales de Strasbourg, des souvenirs de
barbe à papa des fêtes foraines et des fugues sous les étoiles, naît Angel, un parfum complètement
atypique, un ovni. Il est tellement déroutant, dérangeant, que personne ne croit à son succès. Angel crée
une nouvelle famille olfactive, les « orientaux gourmands », et s’impose en vingt ans dans le Top 5
européen et américain, un privilège qu’il ne partage qu’avec Chanel.
Une histoire extraordinaire pour une marque qui, entre temps, a perdu beaucoup de son aura puisque la
mode Mugler s’est arrêtée au début des années 2000. En tous cas une très belle expérience de parfum de
créateur.
Le deuxième cas est celui de Stanislassia Klein. Elle approche Vera Strübi et Clarins, toujours les mêmes
acteurs, avec l’idée de faire un parfum. La décision est prise de créer Miss Me (« Mademoiselle Moi » ou
« Tu me manques ») et naît un très joli produit, fait avec autant de passion qu’Angel, un parfum
talisman, un peu grigri, un parfum de fille réalisé avec beaucoup d’originalité puisqu’il est un oriental
vanillé baumé, très différent de ce qui existe dans la concurrence. Pourtant, l’expérience a été arrêtée au
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bout de deux ans car les ventes ont été un échec, probablement par manque de notoriété de la marque et
parce que l’envie de continuer n’était pas la même que pour Angel.
Que retenir de ces exemples ? Premièrement, le métier de parfumeur demande beaucoup d’humilité, les
échecs annoncés qui se transforment en réussites sont fréquents et l’inverse est également vrai. Au-delà
de la passion et des envies du créateur, les échecs sont nombreux. Deuxièmement, l’importance du
moment auquel on se lance. Souvent c’est trop tôt et nous sommes dans un métier où l’erreur est vite
condamnée par l’industrie et la distribution. On se brûle les ailes très rapidement.
Troisièmement, je recommande aux créateurs de réfléchir avec qui se lancer car, je le rappelle, le
parfum est une œuvre collective et non celle d’une seule personne. Une connivence très forte avec les
autres acteurs est primordiale pour réussir.
Anne-S ophie Breitw iller
Damir Doma, créateur de mode et manager, a déjà mené deux projets de développement de parfum. Il va
nous expliquer comment il a travaillé en relation avec les parfumeurs, les procédés qu’il a expérimentés
dans chaque cas sont très intéressants.
Damir D oma
Tout d’abord, je tiens à dire que dans les deux cas il ne s’agissait pas de créer un parfum pour hommes
ou pour femmes, comme on crée une collection, mais bien de traduire mon propre univers. J’ai
commencé par un parfum masculin, car je venais de la mode hommes, c’était donc plus évident pour
moi.
Je suis très attiré par les senteurs. Elles tiennent une place très importante dans ma vie. Je vois le parfum
comme une partie de mon univers. J’ai du mal à accepter le fait que son environnement économique soit
une grosse machine monstrueuse. Je tente d’avoir la même vision dans l’approche de mes parfums et de
ma mode.
La première expérience est issue du projet 6th Sense organisé par Givaudan. Chaque saison, ils invitent
six designers à collaborer avec un parfumeur. C’est comme cela que j’ai créé mon parfum Ende-Anfang,
qui en allemand signifie la « fin » et le «début». Cette création a été menée avec Yann Vasnier, un
parfumeur français qui travaille à New York.
Cette première approche a été très intéressante car je voulais faire un travail tout aussi personnel qu’avec
mes créations de mode. Nous avons mis en place un processus de collaboration puisqu’il était basé à New
York et moi à Paris. J’ai donc écrit une vingtaine de pages racontant mon histoire : ma naissance, les bras
de ma mère, comment j’ai grandi, quand je l’ai quittée, la nature, les bois, les églises avec un aspect
spirituel, et à un certain moment comme une mort et une renaissance. Voilà ce que je lui ai envoyé. Il
m’a retourné un questionnaire auquel j’ai répondu et qui a constitué la base à partir de laquelle nous
avons travaillé. Il m’a ensuite fait parvenir dix échantillons que nous avons affinés pour arriver au
produit final au bout de deux mois. Cette expérience était essentiellement centrée sur un processus de
création et non sur une démarche de marketing ou de distribution qui sont néanmoins à prendre en
compte.
Ma deuxième expérience était une démarche plus commerciale. Je ne comprenais pas le fait qu’un
créateur ne puisse créer son parfum qu’après dix ans d’existence, car pour moi, la senteur est une
composante essentielle de la création tout comme le tissu. L’objectif n’était pas que cette signature
olfactive soit distribuée partout, mais qu’elle soit présente lorsqu’on entrait dans mes boutiques.
C’est pourquoi, dès ma deuxième année d’activité, j’ai travaillé avec le parfumeur parisien Stéphanie de
Saint-Aignan. Ce projet, qui a duré presque un an, a été poussé bien plus loin que le premier. Nous
nous rencontrions deux fois par semaine, je lui apportais des vêtements de ma marque, nous échangions
nos idées et nous avons poussé le concept au plus loin, car je voulais vraiment exprimer l’essence de ce
que j’étais et de ce qu’était mon travail. Cela a été très productif jusqu’au moment où nous avons abordé
l’aspect commercialisation. J’ai dû accepter que, quand il est question de parfum, les investissements
sont extrêmement élevés pour la production et la distribution. J’ai dû penser à ce risque et, à ce
moment-là, nous n’étions pas prêts à le prendre.
Pour terminer, je dirais qu’en tant que designer, il n’y a pas de honte à développer un parfum. C’est
l’occasion d’approcher de près le business, ce que pour ma part je n’aime pas faire même si je vois le
parfum comme une partie de mon univers.
Anne-S ophie Breitw iller
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Vous dites que Stéphanie de Saint-Aignan portait vos vêtements mais comment avez-vous travaillé avec
elle pendant cette année ? Car il est très difficile de mettre des mots sur des senteurs. Les parfumeurs
ont un langage particulier entre eux, comment avez-vous communiqué avec elle, vous designer ?
Damir D oma
Vous devez être ouvert afin de trouver la bonne personne, celle à qui vous ferez entièrement confiance.
Si vous voulez un produit très conceptuel, vous pouvez travailler sur des bases plus distantes, mais pour
moi, le parfum devait être une prolongation de moi-même, donc, il était important de trouver un
parfumeur avec qui j’aurais des affinités, le même niveau de compréhension. C’est certainement pour
cette raison que cela nous a pris un an ! J’ai dû trouver une façon d’exprimer mes senteurs fétiches, j’ai
dû collecter un maximum de choses que j’apprécie pour la guider : partager avec elle des images de ma
jeunesse, les commenter, définir ce que j’aimais ou pas…
Anne-S ophie Breitw iller
Richard Pinabel, à ma droite, est en charge chez L’Oréal du développement des parfums de créateurs tels
que Viktor&Rolf, Maison Martin Margiela, Stella McCartney… Dans cette société qui évolue beaucoup,
il a établi une nouvelle façon de développer un parfum : il est le lien entre le designer, le parfumeur et
l’équipe marketing, son domaine de compétence.
Richar d Pin abe l
Je suis un paradoxe car je travaille sur des marques pointues au sein d’un groupe leader mondial de la
beauté. C’est un véritable espace de liberté, résultat de la volonté, à l’intérieur du groupe, de créer un
laboratoire d’expérimentation. Nous voulions travailler le parfum différemment des autres marques du
groupe. L’idée était de mettre en place un incubateur de talents, une cellule où l’on puisse avoir la
liberté d’explorer des voies différentes.
Pour moi, la primeur doit être laissée à la créativité. J’étais touché par le témoignage très personnel de
Damir Doma, je pense que notre rôle est de protéger ces sensibilités créatives, de protéger leurs rêves. A
nous de gérer le volet commercialisation qui vient parfois en contradiction avec les aspirations du
créateur.
Notre business model aussi est différent. Je prends pour exemple Flowerbomb de Viktor&Rolf dont la
distribution était très limitée à ses débuts avec cinquante points de vente seulement aux Etats-Unis. Nous
avions pris notre temps, cinq ans sans trop de publicité ni de médiatisation alors que le secteur du
parfum est encore très largement mené par des investissements publicitaires massifs.
Au bout de cinq ans, Flowerbomb est entré progressivement dans le Top 10 aux Etats-Unis, avec
seulement les cinquante points de vente du départ. Il était important pour nous de montrer à l’intérieur
de L’Oréal que nous pouvions faire les choses différemment : prendre le temps, travailler sur la
sélectivité. Cette dynamique s’est finalement aussi révélé être rémunératrice.
C’est également rassurant pour les créateurs qui voudraient se lancer et qui auraient peur d’un système
où les choses vont souvent trop vite. On peut réaliser des produits de qualité en laissant plus de place à
l’instinct, en réalisant moins de tests. Je citerais l’exemple de Maison Martin Margiela. Quand nous
avons lancé le développement d’Untitled, le patron de L’Oréal nous a demandé de ne surtout pas réaliser
de tests. Dans le domaine du parfum, on a parfois mal utilisé cette arme que sont les études, qu’elles
soient quantitatives ou qualitatives… Car à force de tests, on finit par créer un produit qui perd de sa
vérité. Nous avons donc travaillé différemment, avec des cycles de vie plus longs, et un fort parti-pris de
créativité. Nous travaillons évidemment sur le prochain projet avec Maison Martin Margiela.
Vous utilisiez tout à l’heure le mot « artisan » et je trouve qu’il est très juste. Même s’il y a des impératifs
et des enjeux financiers importants, lorsque nous travaillons à la création d’Untitled avec Martin
Margiela lui-même ou avec sa maison maintenant, avec Viktor et Rolf ou avec Stella McCartney, L’Oréal
s’efface pour laisser place à un échange intime, très humain et respectueux entre les personnes. Et à
partir du moment où la confiance s’installe, je peux dire qu’on a gagné, même s’il faut toujours rester
humble. Confiance du créateur dans le fait que, de notre côté, nous n’allons pas trahir ni ses envies ni
ses idéaux, et confiance dans le créateur pour nous écouter parce que nous avons une bonne
connaissance du marché. Il ne faut pas non plus avoir peur du conflit, sinon ce ne serait pas drôle, mais
avoir de « sains conflits » est nécessaire pour aboutir à un résultat encore meilleur. Le fameux : « Faire
et défaire pour mieux faire. »
Damir Doma disait tout à l’heure que l’univers du parfum pouvait être fascinant mais qu’il lui faisait
parfois penser à un « big monster ». Il peut l’être, c’est vrai, mais avant tout il s’agit de rencontres
humaines et c’est ce qui nous fait tous avancer.
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Anne-S ophie Breitw iller
Les parfums Viktor&Rolf ou Stella McCartney sont implantés depuis longtemps, Maison Martin
Margiela est plus récent. Dans la façon dont ils travaillent avec vous, dans les échanges que vous avez et
dans la manière dont cela évolue, nous disions, en forçant le trait, qu’il y avait une relation ambiguë
d’amour et de haine entre les designers et le parfum : j’y vais/j’y vais pas, c’est un monstre mais pourtant
j’en ai envie, l’odeur me passionne… Tout cela est assez compliqué, d’autant plus qu’il y a cette
dimension de business. Lorsque vous êtes face à un L’Oréal, un Coty ou un Procter & Gamble, les très
gros, ceux qui font peur, la relation est encore plus ambivalente : le créateur peut avoir une fascination
pour cet aspect marketing, commercial, et même paradoxalement pour les tests et le retour
consommateur. Comment cela se passe-t-il avec eux ?
Richar d Pin abe l
Tout dépend des envies et des ambitions de chaque créateur. Viktor et Rolf ont toujours perçu le parfum
comme faisant partie de leur univers. Ils n’ont aucune honte à faire du parfum, à bien le faire et à
communiquer autour. Parce que nous mettons la même passion dans l’olfactif que celle qu’ils mettent
dans leur mode. Je trouve chez les designers que je côtoie une véritable volonté de faire en sorte que cela
fonctionne, il n’y a après tout aucun mal à ce qu’un business soit florissant. Tout le monde au contraire
est très heureux de transmettre une petite parcelle de son rêve au plus grand nombre.
La question est plutôt : « Comment protéger l’idée, l’envie ? ». Avec Stella, nous avons commencé un
projet par un texte de sa composition qu’elle m’a envoyé en me disant : « Voilà ce que j’ai envie de
faire ! » D’un poème à un produit, ce n’est pas simple, il faut imaginer la publicité qui l’accompagne.
Cela n’a pas été facile non plus avec la Maison Martin Margiela, car le monde du parfum est souvent
dicté par des égéries, des célébrités, une publicité assez invasive… Nous nous sommes quand même posé
des questions. Nous nous sommes aussi beaucoup amusés à le développer et je pense que c’est une jolie
réussite puisque le produit respecte à la fois les codes du parfum et la vision du créateur.
Il y a une tension, ce n’est jamais un long fleuve tranquille. Les designers avec qui je travaille ont tous
envie de faire du business, de transmettre du rêve. La question est de savoir comment on place le curseur
avec précision.
Anne-S ophie Breitw iller
Je vais maintenant passer la parole à Antoine Maisondieu, parfumeur au sens où ⌧ on ne dit plus
« nez » aujourd’hui ⌧ il compose les parfums. Vous travaillez au sein du groupe Givaudan qui comprend
un grand centre de création de parfums. A ce titre, vous avez réalisé de nombreuses fragrances pour des
blockbusters comme Burberry’s et Armani, mais aussi pour Comme des Garçons ou encore pour Etat
Libre d’Orange, une marque de niche pour laquelle vous avez été très créatif. Votre palette est très large
et vous avez travaillé avec des collectifs et des interlocuteurs très divers.
Antoi ne Maison di eu
Quand je développe un parfum, l’interlocuteur change très souvent ce qui en fait un métier assez
amusant. On passe de designers très créatifs qui veulent absolument imprimer leur griffe sur le parfum,
à des marques où l’interlocuteur direct n’est pas le créateur, ce qui est souvent le cas. Etat Libre
d’Orange par exemple n’a pas de designer, il s’agit juste d’une marque de parfum qui avait décidé de
donner une totale liberté au parfumeur jusqu’à la maîtrise finale sur le produit. C’était une grande
chance. Quand on est parfumeur, il faut surtout respecter notre interlocuteur car les besoins et les
univers sont variés. C’est tout à fait différent de travailler avec Comme des Garçons ou Armani, mais
dans les deux cas, il faut être capable de bien les écouter, les oreilles sont au moins aussi importantes que
le nez.
Je procède un peu comme un buvard, en absorbant l’univers. Si j’ai la chance de rencontrer le créateur,
j’essaie de m’imprégner de sa sensibilité, sa façon de voir les choses. Ce travail initial est très important.
Une fois que j'ai compris l’univers et les besoins du client, je dois repartir de moi. Je ne peux pas juste
interpréter ce que j'ai vu sans rien créer moi-même, je suis aussi un créatif. Il faut donc trouver en soi ce
qui va correspondre à ce que l’on a perçu. Il en résulte un parfum qui, traduit en odeur, va s’imbriquer
parfaitement avec l’univers que l’on veut créer. C’est une vision idéale, mais c’est ainsi que je procède
pour tendre vers un produit créatif, en me servant de tout ce qui compose l’univers que j'ai à transposer.
Ensuite, je fais sentir le résultat soit au créateur directement, soit à la personne intermédiaire qui est
souvent très importante. Le vocabulaire olfactif est en fait comme une autre langue. Quelqu’un va me
demander « quelque chose de vert » en ayant à l’esprit une senteur qui n’est pas « verte » pour moi.
Après la présentation de cette première création, que l’on appelle un accord ou une esquisse du projet,
va s’installer un mécanisme d’allers-retours, phase très importante. Le parfumeur qui présente sa
création s’expose bien évidemment, il y a beaucoup d’enjeux. Pour continuer, nous avons besoin d’avoir
une réponse soit très positive, soit très négative. Si l’appréciation est mitigée, il n’est plus possible
d’avancer. En revanche, si le créateur ou l’intermédiaire a un coup de cœur et trouve que le produit
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correspond à son souhait, tout en ayant une idée plus précise du résultat final à atteindre, alors vient
cette phase d’échange et de modifications. Avoir juste un créateur en face de soi peut être dangereux à ce
stade car il est nécessaire de parler la même langue et d’être très pointu sur les odeurs, ce qui n’est pas le
cas de tous. Un intermédiaire est pour moi un facteur clé, comme on a pu le voir avec le succès du
parfum Angel où Vera Strübi a joué un rôle primordial.
Que ce soit un parfum de créateur ou plus grand public, je me dois, en tant que parfumeur, d’apporter
une réponse originale et créative. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un parfum de grande diffusion que je
ne dois pas être créatif, par respect pour moi-même et pour la marque, et parce que je m’ennuierais
sinon ! Bien entendu, le degré d’originalité va varier en fonction des attentes, mais il faut y mettre de la
créativité dans tous les cas, elle est à mon sens la clé d’un succès. Il faut correspondre à l’univers du
créateur et y ajouter une certaine originalité, critère essentiel de l’acte de réachat.
Anne-S ophie Breitw iller
Ralph Toledano est emblématique de l’histoire que je vous ai racontée en introduction de cette table
ronde. Lorsqu’il dirigeait la Maison Chloé, il a choisi de relancer le parfum d’une façon très particulière
qu’il va nous retracer.
Ralph To le dano
Je ne l’ai pas fait tout seul ! Mais avant de commencer, je voudrais revenir sur un propos de Joël Palix qui
soulignait que pour beaucoup des marques citées, l’essentiel des revenus, pour ne pas dire la quasitotalité, provenait des parfums. C’est une réalité pour ces marques-là, mais je ne voudrais pas que cela
accrédite l’idée qui a longtemps couru dans les mauvais articles de vulgarisation de mode que l’on créait
des collections pour vendre du parfum. Non, on fait de la mode pour vendre des vêtements et si l’on
réussit, pour construire une marque globale. Le parfum n’est qu’un des étages de la fusée.
Pour revenir à Chloé, il est nécessaire de faire un rapide historique : le premier parfum Chloé a vu le
jour en 1974. Cette entreprise familiale a été créée en 1953 par une femme remarquable, Gaby Aghion,
qui dix ans plus tard s’est adjoint les services d’un styliste peu connu à l’époque, Karl Lagerfeld. En
1974, la marque lance le parfum qui s’appelle aujourd’hui Chloé Collection, qui a pour caractéristique
d’être le premier parfum « non couturier » c'est-à-dire non issu d’une maison de haute couture. Le
succès est spectaculaire puisqu’en 1992 la maison réalisait 110 millions de dollars de chiffre d’affaires en
parfumerie, ce qui était énorme à l’époque.
Gaby Aghion raconte comment elle a créé ce parfum avec Karl Lagerfeld. A l’écouter, j’ai l’impression
que cela s’est passé très exactement comme nous avons-nous-mêmes procédé 30 ans plus tard. Gaby
Aghion et Karl Lagerfeld ont centré leur travail sur la mode, l’esprit Chloé, leur créativité, leur passion
étaient identiques à la nôtre. Le partenaire de l’époque était Eli Lilly, un laboratoire pharmaceutique.
Gaby Aghion et Karl Lagerfeld vivaient pratiquement ensemble, je crois que pendant six mois ils ne se
sont pratiquement pas quittés. Quand elle raconte cette période, on comprend que cela a été une
merveilleuse aventure et que, grâce cette passion, cette émotion, cette création, le parfum a connu le
succès que l’on sait.
Après 1992 vient une phase moins glorieuse, résultat d’une combinaison de facteurs défavorables. Eli
Lilly cède à plusieurs reprises cette division qui s’appelait Parfums Lagerfeld, et nous changeons de
licencié. La marque elle-même connaît des difficultés dans cette décennie et aux débuts des années 2000
le chiffre d’affaires est passé de 110 millions à 20 millions de dollars. La distribution est épouvantable, il
n’y a plus de lancements produits, pas de campagnes publicitaires. De plus, je découvre que le contrat
qui nous lie à Unilever est totalement unilatéral. Les royalties sont dérisoires, le licencié est maître de
toutes les décisions marketing. Pendant très longtemps, je me suis demandé comment résoudre ce qui
semblait une équation insolvable.
La deuxième étape de l’histoire a consisté à venir à des relations plus équilibrées avec le licencié, car sans
droits, nous ne pouvions rien faire. Il y a eu un concours de circonstances : dans un premier temps, un
bras de fer avec Unilever m’a permis d’améliorer nos relations contractuelles. Nous avons eu ensuite la
chance, et c’était notre seul levier, qu’Unilever vende sa division parfums à Coty. A la faveur de cette
vente, nous avons pu renégocier les conditions de collaboration et nous nous sommes trouvés dans le
cadre d’un contrat équilibré. Nous avons pu, pour notre part, obtenir un taux de royalties en ligne avec
les normes du secteur.
Si nous avons vraiment voulu « re-réussir » les parfums Chloé, ce n’était pas essentiellement dans un
objectif financier. Les partenaires potentiels me disaient que même en réussissant le lancement, nous
n’allions atteindre que 20 millions de dollars de chiffre d’affaires. Le revenu ne pouvait par conséquent
pas changer sensiblement notre compte d’exploitation. En revanche, il était extrêmement important de
relever notre taux de notoriété. Chloé était, au début des années 2000, une marque niche et nous
tentions de devenir une marque globale. Pour cela, une marque doit atteindre 90 % de taux de
notoriété sinon ce développement n’est pas possible. La notoriété se construit par étapes : la première
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était la mode, sont ensuite venus les sacs, puis la gamme solaire, et enfin est arrivé le parfum. Il s’avère
que nous avons réalisé beaucoup plus que 20 millions de dollars de chiffre d’affaires, ce qui n’était pas
sans nous déplaire, mais ce n’est pas l’aspect financier qui a exclusivement guidé notre démarche.
J’ai participé à deux lancements. Je suis très attaché au premier, très symbolique, car il était un vrai
parfum de création, d’équipe, de collaboration, un processus parfois semé de confrontations, mais
toujours positives. Nous avions autour de la table les deux équipes, Chloé et Coty, qui ne venaient pas
des mêmes univers. Moi-même, j’ai beaucoup hésité avant d’accepter Coty comme partenaire. Mais les
équipes de Coty se sont révélées fantastiques et j’ai même établi une relation personnelle assez
extraordinaire avec leur Président, Michele Scannavini. Je le rencontrais une fois par an pour notre
traditionnel Perrier à l’Hôtel Bristol. Nous avions une confiance absolue l’un dans l’autre et nous
n’avions pas besoin de nous voir plus. Si besoin, je l’appelais et en une heure le problème était réglé.
Nous étions donc trois, les bonnes équipes sont toujours formées par un triangle. La créatrice, Hannah
MacGibbon, a fait un travail fabuleux de recherche, poussée par une obsession du détail, qui
évidemment irritait terriblement les équipes en face. Le plus beau compliment qu’ils nous ont quand
même fait à la fin était : « Qu’est-ce que vous nous avez emmerdés ! Mais vous avez eu raison. » Elle a
vraiment poussé la recherche très loin et elle a eu tout à fait raison..
Notre démarche consistait d’une part à rester absolument fidèle à l’ADN et à la consistance de la marque,
d’autre part à rechercher en permanence l’excellence. La seconde personne, Sophie Templier, une
ancienne de l’IFM, a accompli un travail remarquable d’interface entre la créatrice et le licencié et de
développement produit. Mon rôle était assez simple : soutenir mes équipes et à la fin trancher.
Le processus fut ardu mais en fait assez simple parce que c’était notre marque : nous la connaissions par
cœur, nous savions donc que nous étions dans le juste, nous doutions peu. Il y a eu des moments clefs
qui ont opposé notre intuition aux tests. L’élaboration d’un jus est un très bon test quant à la qualité de
la collaboration avec un licencié : l’approche de celui-ci est essentiellement basé sur des tests alors que le
créateur suit son goût et son instinct. Nous étions arrivés à deux jus, le nôtre et celui de Coty. Aux
premiers tests, le leur nous a littéralement écrasés, pourtant, nous ne l’avons pas accepté. Nous voulions
le nôtre, même si nous avions des scrupules car l’écart des tests était très important. Ils nous ont donc
poussé à l’améliorer. Au test suivant, nous sommes arrivés en deuxième position mais l’écart s’était
réduit. Pourtant, j’ai imposé notre fragrance, les résultats des ventes ont prouvé que nous avions fait le
bon choix.
Il s’agit donc vraiment d’une histoire de création, d’hommes et de femmes compétents, qui savent de
quoi ils parlent, qui sont unis par une passion et qui ont envie d’y arriver.
Anne-S ophie Breitw iller
Merci pour ces témoignages qui appellent, j’en suis certaine, de nombreuses questions dans la salle.
De la salle , Do n ald Potar d, Directeur, Agent de lux e
On connaît les relations difficiles entre les créateurs et les maisons de parfum, avec ce rapport amourhaine, un peu comme dans le tango. Je pense à une certaine marque de prêt-à-porter qui risque d’être
reprise par une société de parfums. La relation est tout à fait inégale. Elle peut être formidable comme
dans le cas de la Maison Chanel, beaucoup moins évidente comme dans le cas de Puig et des Maisons
Paco Rabanne et Nina Ricci. Une maison de parfum a parfois une connaissance lointaine de la mode.
Comment cela se passe-t-il donc quand le pouvoir est inversé ?
Joël P alix
Je vais répondre en deux parties. D’abord, en quoi cela joue sur l’avenir du parfum ? Un contrat de
licence reste une hypothèque, un risque autant pour celui qui l’a octroyé que pour celui qui l’exploite.
Celui de voir la licence partir chez le concurrent, de la voir s’étioler, de ne pas être bien exploitée pour
le titulaire de la licence. Lorsque vous réunissez mode et parfum, les actionnaires sont complètement
rassurés car ils vont pouvoir développer pour l’éternité la marque en question. C’est un facteur de succès
et surtout d’engagement sur le long terme. Typiquement, le travail qui a été fait sur Mugler a nécessité
beaucoup de patience, de prise de risque car on sait que les dividendes des lancements se feront dans la
durée. Voilà pour la partie parfum.
De l’autre côté, il est évident que se retrouver avec des actionnaires dont le métier principal est la beauté
pour exploiter une maison de mode n’est pas idéal et c’est sûrement moins contributif à son succès.
Néanmoins, les cas de Mugler ou actuellement de Paco Rabanne montrent que le succès du parfum
amène rapidement à une réflexion stratégique sur l’avenir de la marque. Pour Mugler, dans les années
1990, c’est la mode qui a permis le lancement du parfum et favorisé son succès. En revanche, les années
2000 ont été portées par la réussite du parfum. Peut-être est-il temps aujourd’hui d’avoir une
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locomotive d’image et de business, de profiter des dividendes et du succès du parfum pour relancer
l’activité mode ? La question n’est pas aisée, elle a peu été tentée, il faut laisser du temps pour savoir si
cela marchera ou pas. Je note que Paco Rabanne est engagé dans une démarche similaire après le succès
de leur parfum.
Ralph To le dano
Les maisons dont parle Donald Potard ne sont pas victimes des entreprises qui les rachètent. Si elles
avaient bien fait leur travail, elles n’auraient pas besoin de se vendre. La mode et le parfum cohabitent
très bien chez Chanel, Saint Laurent, Dior, et je dis merci à la famille Puig d’avoir relevé Nina Ricci.
C’était une entreprise en faillite, ils l’ont redressée, ont fait face à des difficultés, ils ont appris le métier.
Ils sont en train de réussir et de relancer la mode. Regardez dans quel état était la maison et regardez où
elle en est à présent.
De la salle, Di dier Gru mbach , Pré si de nt, Fédératio n Fr anç ai se de la Co uture, du Prêtà-Porter des Couturier s et des Créateur s de mo de
Pour faire un rapide historique, je vous rappellerai que les couturiers n’ont pas toujours été parfumeurs.
Cela a commencé en 1910 avec Paul Poiret qui avait installé son propre laboratoire à Courbevoie et
distribuait lui-même ses parfums 10 ans avant Chanel, 15 ans avant Lanvin. Cela a duré jusqu’après la
2ème guerre mondiale puisque Givenchy était également propriétaire de son parfum, même s’il était à
l’époque soutenu par Balenciaga et que Balenciaga lui-même était propriétaire de son usine. Dior était
associé dans son activité parfum en 1946, et Balmain a lancé son parfum en 1945, pratiquement en
même temps que sa couture. Les deux activités étaient totalement liées. Jusque dans les années 70, il
suffisait de bénéficier de l’appellation « haute couture » pour pouvoir lancer son parfum. Jusqu’à Mme
Torrente en 1971, qui a lancé le sien en même temps qu’elle a été accueillie dans le calendrier de la haute
couture.
Pour revenir sur le parallèle qui a été fait entre Mugler et Stella Cadente, je préciserai que quand Mugler
organisait un défilé à New York, il fallait que la police à cheval intervienne. A tel point que son parfum a
d’abord été lancé aux Etats-Unis et ensuite en France. Alors que Stella Cadente avait peut-être un client
américain, je ne pense pas qu’elle ait jamais eu une page pleine de publicité dans un magazine américain.
Il ne s’agissait pas d’une question d’ancienneté ou de concept mais vraiment d’un manque total de
notoriété même si la créatrice avait son univers personnel. Dans le cas de Thierry Mugler, nous étions
tous conscients que seules les marques propriétaires de leurs parfums avaient droit à l’éternité comme le
dit Joël Palix. On le voit aujourd’hui avec Paco Rabanne, Nina Ricci, en passant par Balenciaga, aucune
marque ne perdure si elle n’est pas la propriété de son parfum.
Pour terminer, je préciserai que quand Mugler a signé avec Clarins en 1990, il ne s’agissait pas
seulement d’une question financière. A l’époque les deux sociétés réalisaient une marge nette de 12,5 %,
ce qui était très satisfaisant. Pour Clarins, la propriété de la marque était fondamentale. Il a donc été
convenu que le couturier financerait 35 % du parfum et que le parfumeur rachèterait 35 % de la couture,
donc de la marque, ce qui fut fait en 1990. Il était convenu dans un pacte d’actionnaires que si le parfum
était un succès, Clarins rachèterait la marque et que si c’était un échec, elle rétrocèderait ses
participations dont elle ne saurait plus que faire. L’opération a abouti au rachat de la marque par Clarins
en 1997. Là encore, nous avons voulu que le parfum, c’est à dire Clarins, reprenne le contrôle de la
couture et cela a été une réussite puisque la Maison Mugler a renoué avec la mode en 2011 avec le succès
que l’on sait.
Un petit mot sur Viktor&Rolf dont le nom a été inventé ici même par Jean-Pierre Blanc puisqu’ils ont
été découverts par le Festival. Leur dossier de présentation, que nous avons reçu à la chambre syndicale,
reflétait déjà un concept haute couture qui incluait le parfum. Ils ont en effet été parmi les premiers
membres invités du calendrier haute couture. C’est pour cette raison que L’Oréal s’est intéressé à eux. Je
continue de me demander qui a eu l’idée de les extraire du calendrier de la haute couture pour les
intégrer dans celui du prêt-à-porter.
De la salle , P ascal Mor an d, Directeur Gé néral, ES CP Euro pe
Vous avez évoqué les succès formidables de Mugler, Chloé ou Viktor&Rolf, soulignant le mariage de
divers acteurs. Jusqu’à quel point ces exemples, qui sont assez émergents finalement, vont-ils toucher le
marché des parfums et de la beauté en général ? Le marketing proctérien serait-il en train d’être
dépassé ? La meilleure façon de faire de l’argent serait-elle de ne pas chercher à en faire ? Cette règle
s’applique t’elle de manière générale plutôt qu’à une vision mécanique et simpliste qui a cependant,
pendant très longtemps, imprégné le marché du parfum ?
Richar d Pin abe l
Il y a une place pour les deux, tout dépend de la clientèle que vous visez. Mais j’observe actuellement que
les consommateurs souhaitent retrouver des choses différentes, surprenantes, authentiques. Des
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produits probablement trop « chartés » ont sans doute créé une certaine lassitude, et nous avons
certainement une part de responsabilité dans cette situation.
Je reviens sur l’importance de la passion et de la créativité. D’autres marques ayant une vision qualifiée
« de masse » peuvent aussi présenter de très beaux produits, faits avec passion et non pas uniquement
guidés par des tests quantitatifs. Cela demande plus de courage car les enjeux commerciaux sont très
importants, et nécessite également que les investisseurs acceptent de donner la primauté à la création.
J’observe de plus en plus cette tendance en interne.
Joël P alix
Du côté des consommateurs, on constate un double mouvement, accéléré par la crise de 2009. Tout
d’abord, un retour très fort des classiques. Les grands leaders, les parfums mythiques reprennent des
parts de marché, ce qui pourrait être traduit par une volonté des consommateurs de se sentir rassurés. Et
de l’autre côté, le succès de produits très créatifs, avec des prises de risque significatives par des marques
de créateurs non leaders.
Une autre tendance importante à mentionner est l’attitude de la distribution, un secteur qui se
concentre et qui, pour la première fois, joue un rôle qui n’est pas neutre. En effet, elle se permet de
choisir, de refuser parfois si la nouveauté ne lui plaît pas. Certains choix sont intelligents, d’autres
moins motivés, donc la prise de risque sur le lancement d’un nouveau parfum est en très forte
augmentation et les capacités d’introduction de nouvelles marques se réduisent considérablement. Ce
qui rejoint finalement le sujet d’aujourd’hui : un nouveau créateur pourra t-il entrer chez Sephora ou
Marionnaud ? L’avenir du parfum va de fait se modifier, puisque les possibilités de lancement vont se
réduire pour les nouvelles marques ou les marques fragiles. Je ne sais pas pour autant si nous allons
tendre vers un modèle plus proctérien ou au contraire plus créatif, mais c’est en tout cas un élément à
prendre en compte avant d’envisager un lancement.
De la salle , F ady El- Khour y, R édacteur en Che f, L e Car net P arisien
En 1982, aucun grand magasin des Etats-Unis n’avait accepté la distribution du parfum Giorgio Beverly
Hills. Finalement, le propriétaire a eu recours aux « scents strips », qui venaient d’être créés par une
entreprise de Chattanooga au Tennessee. Le parfum a donc été lancé uniquement dans les journaux à
travers ces bandes parfumées et en mettant en place un numéro de téléphone vert. Il y a donc toujours
un moyen de faire connaître son produit, en tout cas je l’espère pour les jeunes créateurs.
Ma question s’adresse à Richard Pinabel : en vous écoutant parler, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à
un rebelle dans un groupe comme L’Oréal. Comment avez-vous réussi à briser le carcan de leur
réflexion monolithique sur les produits dits parfumés qu’ils traitent comme du mass market. Quelle
niche avez-vous exploitée et comment avez-vous fait pour résister ?
Richar d Pin abe l
Je ne sais pas si je suis un rebelle, j’aimerais bien ! Si j’existe au sein de L’Oréal, c’est parce que le groupe
a eu la volonté que ce soit ainsi. Je pense très sincèrement que chez L’Oréal, on a envie d’expérimenter
des voies différentes. La culture de la confrontation dont je vous parlais est très vivace chez nous. On
aime créer à l’intérieur même du groupe des procédés différents dans l’optique de faire évoluer le
groupe. Lorsqu’il a été question de racheter Kiehl's, notre Président nous avait tous surpris lors d’une
réunion interne en soulignant que Kiehl's représentait avant tout un réseau de boutiques alors que nous
n’avions toujours été que fabricant, qu’ils s’appuyaient sur un système de relations publiques alors que
nous, nous utilisions la publicité dans une approche de masse… « C’est parce que nous n’avons rien de
commun que je trouve intéressant de travailler avec eux, pour qu’ils fassent de l’entrisme et stimulent le
challenge au sein du groupe », nous a-t-il dit. Je confirme aujourd’hui que c’est un très joli succès au
sein du groupe.
Je ne vais pas vous dire que le tableau est toujours rose. Il arrive que je pousse à la créativité car c’est mon
seul levier de développement. En utilisant les mêmes outils que les autres marques, les plus petits
créateurs n’ont aucune chance de gagner.
Oui, il y a certainement en moi une petite part de rébellion, mais qui est voulue. Quand on connaît le
groupe de l’intérieur, on s’aperçoit que c’est une société plus fragmentée qu’il n’y paraît, plus diversifiée
et qui joue de cette contradiction pour s’enrichir.
De la salle , Stéphane Warg nier, Directeur de s Et ude s de la 4 èm e an née, Eco le de la
Chambre S yn dicale de la Couture P ari sie n ne, R édacteur en Che f, Le Mo nde Her mès
Hyères accueille beaucoup de jeunes créateurs. Sans donner une réponse scientifique à la question, je
voulais savoir comment identifier « le bon moment » dans la vie d’une marque pour se lancer. Et pour
complexifier un peu ma question : certains créateurs vont avant tout vouloir se faire plaisir comme
Damir Doma, et d’autres viseront plutôt un succès chez Sephora. Quels éléments donner à ceux qui
créeront demain ?
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Joël P alix
Didier Gumbach a établi une comparaison entre Thierry Mugler au faîte de sa gloire, et Stella Cadente
dans sa seule boutique. Premier élément de réponse : il faut avoir une certaine notoriété pour espérer
entrer chez Sephora ou lancer un produit orienté business. Faire un exercice de style avec un produit
très personnel et expérimental pour s’initier au monde du parfum est une autre aventure. La notoriété
ne se mesure pas seulement au nombre d’années : certains ont une trajectoire très rapide, d’autres plus
lente. Il faut aussi avoir un véritable univers, une vraie envie, une vision exacte de son parfum.
En tant que concurrent, vu de l’extérieur, j’ai par exemple été frappé par la rapidité du lancement de
Viktor&Rolf. De même pour Narciso Rodriguez, une marque dont j’avais à peine entendu parler. Dans
les deux cas, elles ont connu un grand succès. Les stratégies sont complexes, car je pourrais également
citer des créateurs renommés qui ont lancé leur parfum dans les années 1980 ou 1990 et qui ont
pourtant échoué. Et pourtant, ils réunissaient toutes les conditions pour réussir : le bon délai, le bon
partenaire, le joli produit… Il y a donc cette part de mystère dans le parfum qui fait qu’il est difficile de
donner une règle précise.
Ralph To le dano
Je souscris à ce que vient de dire Joël Palix. Un bon taux de notoriété favorise les chances de réussite,
mais des contre-exemples prouvent que ce n’est pas forcément une condition sine qua non. Il est
nécessaire de trouver un partenaire avec lequel s’établit une excellence alchimie. A moins que l’on ne
décide de lancer soi-même son produit dans le cadre d’un plan très réfléchi et bien organisé, comme
l’avait fait en son temps François Baufumé avec Kenzo et qui a débouché sur un fantastique succès. Mais
j’avais une question pour Richard Pinabel : existe-t-il des marques qui auraient quitté votre lieu
« d’incubation » pour devenir indépendantes ?
Richar d Pin abe l
Le pôle que j’anime a été créé récemment, cela ne s’est donc pas encore produit mais ce n’est pas exclu,
comme le fait d’ailleurs d’y intégrer d’autres marques.
De la salle , M athi as Ohre l, Directeur et Co nsult ant , M O Co nse il
Vous disiez que le parfum et la mode sont deux étages d’une même fusée qui serait la marque. Mais les
deux étages ne répondent-ils pas à une temporalité très différente ? Le temps de développement d’un
parfum va d’un an et demi à trois ans, alors que celui d’une collection est a priori de six mois et se voit,
pour beaucoup de créateurs, réduit à deux mois.
Les deux étages de cette fusée n’ont-ils pas pour objectif des planètes différentes ? Les clients du parfum
et de la mode d’une même marque sont-ils les mêmes ou ne peuvent-ils pas être finalement
complètement différents ?
Ralph To le dano
Ce sont deux planètes différentes. J’évoquais tout à l’heure le difficile processus du choix du jus, le nôtre
arrivant largement derrière celui préféré par Coty dans les tests. Je leur ai proposé de tester ces
compositions chez nos clients car j’avais la conviction absolue que c’était la nôtre qui allait être
plébiscitée, ce qui fut le cas.
Comme cela a été souligné, un parfum est l’expression d’une identité et cette dernière ne peut être
exprimée avant qu’elle n’existe ! On ne crée pas une marque de mode, elle se forge en cinq ou dix ans. Il
faut d’abord se créer une identité de mode, un univers, comme l’a très bien expliqué Damir Doma, avant
de pouvoir l’étendre. Je suis convaincu que c’est par la mode que l’on peut créer une marque et ensuite la
développer par des produits dérivés dont le parfum. Mais ce sont deux planètes différentes. Quand vous
vendez des vêtements à 2500 euros, ou ne serait-ce qu’à 1000 euros, vous ne touchez qu’une petite
clientèle dans le monde. Une partie de la clientèle de prêt-à-porter achètera vos produits de
maroquinerie mais à travers ceux-ci vous touchez essentiellement une nouvelle clientèle. Et le parfum
permettra de toucher encore une nouvelle catégorie de clients.
De la salle , M athi as Ohre l, Directeur et Co nsult ant , M O Co nse il
Il s’agit donc d’une source unique pour des cibles différentes si je reprends des termes marketing ?
Ralph To le dano
Très exactement.
De la salle , M athi as Ohre l, Directeur et Co nsult ant , M O Co nse il
Pour préciser mon propos, les cibles étant tellement différentes… Dans les années 1990, je travaillais
avec Pierre Brault, qui a développé les parfums Kenzo. Il était assez frappant de constater que, comme
vous, il faisait réaliser des tests pour, très souvent, considérer qu’ils n’avaient aucune valeur et lançait le
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parfum qui avait les résultats les plus faibles. C’était une technique marketing intéressante, mais on
continuait par réflexe à développer des parfums pour des clients qui auraient déjà été attirés par l’univers
de la mode. Alors que finalement, le parfum répond plus à un marketing de la demande qu’à un
marketing de l’offre, même s’il ne peut se permettre de ne pas être une proposition en parfaite
cohérence avec la source.
Anne-Sophie Breitwiller avait d’ailleurs écrit un article sur le pathos des marketeurs. Ces derniers n’ont
pas résolu la question de ces deux temporalités différentes menant à deux types de consommation et à des
clientèles diverses pour des produits ayant une même source. Il serait peut-être intéressant de nous
rappeler, Anne-Sophie, ce qu’est ce pathos des marketeurs ?
Anne-S ophie Breitw iller
Cet article parlait plutôt du plaisir paradoxal qu’il y avait à faire du marketing dans des marques de luxe
ou de mode qui sont dominées par l’influence du créateur. Certes, on peut être très créatif quand on fait
du marketing chez L’Oréal, mais c’est moins évident chez Chanel où il y a un créateur.
Pour revenir à la temporalité, je pense qu’il ne faut pas réfléchir en terme de business model établi et
prévoir, à priori, qu’une fois la marque installée, il faudra se diversifier en faisant du solaire, des
produits dérivés qui ne touchent pas les mêmes publics, etc.
Ce que je trouverais juste de la part d’un créateur serait de prendre acte du fait qu’il a en face de lui
quelqu’un qui ne peut lui répondre que par un acte créatif : le parfumeur. Et donc de se demander quel
est son univers. Comme l’a dit Damir Doma, il n’a pas créé une collection homme par stratégie, mais
parce que cela faisait partie de son univers. L’acte créatif olfactif passera par le travail avec un autre
créateur, un parfumeur, qui a aussi son propre processus de création, ce que je trouve beaucoup plus
intéressant. La réalité du marché alternatif prouve aujourd’hui que les sociétés de créateurs parfumeurs
se développent, certaines commencent à se structurer en grosses PME. Le véritable défi du designer de
mode, par rapport au parfum, est de prendre cette évolution en compte. Certes, il existe d’excellents
business models, on le voit avec l’expérience de Ralph Toledano, l’exemple de L’Oréal qui est une
maison en perpétuelle évolution, celui de Clarins, mais il y en a d’autres à inventer. C’est comme cela
que doit penser le designer : il ne doit pas seulement se demander quand arrivera le bon moment pour
se lancer, mais quel est le modèle à inventer.
Antoi ne Maison
Je suis très content de votre remarque car oui, il y a d’autres façons de faire. Je ne sais plus qui a dit que
l’on peut soit s’amuser en faisant un parfum dans son coin, soit faire un produit de masse, mais il n’est
pas seulement question de s’amuser car la création est très sérieuse et, comme le disait Damir Doma, le
parfum est un élément dans son univers de créateur.
De la salle , Stéphane Warg nier, Directeur de s Et ude s de la 4 èm e an née, Eco le de la
Chambre S yn dicale de la Couture P ari sie n ne, R édacteur en Che f, Le Mo nde Her mès
Dans les conversations que nous venons d’entendre, il est induit qu’il y aurait une bonne façon de faire
un parfum proche de l’identité de la marque par delà des tests. Mais indépendamment du goût du
créateur, quand vous regardez les collections de Yohji Yamamoto, de Martine Sitbon ou des jeunes
créateurs de Hyères, vous sentez quelque chose ? Est-ce que ces collections vous inspirent un monde
d’odeurs ?
Antoi ne Maison di eu
C’est compliqué car un parfum est le fruit de deux subjectivités : celle du créateur de mode qui va me
faire part de son univers et la mienne, avec laquelle je vais présupposer que telles odeurs correspondent à
l’identité de sa marque. Les échanges sont donc prépondérants, car ce ne sont pas les tests qui vont
permettre de faire cette transcription, mais bien l’aptitude du parfumeur à être un buvard. Les créateurs
ont en commun une certaine sensibilité : Damir Doma parlait tout à l’heure d’ouverture, et je l’utilise
pour recevoir et ressentir les choses. C’est parfois complexe, mais je perçois des couleurs, des formes,
certaines sont dans une lignée baroque… mais cela reste très subjectif. La sensibilité du créateur va être
tout aussi importante si on a la chance de le rencontrer.
Anne-S ophie Breitw iller
Je vais laisser le mot de la fin à Damir Doma.
Damir D oma
Pour répondre à cette remarque sur « l’amusement », je voulais dire que peu importe si je réalise un
milliard ou seulement dix euros de chiffre d’affaires, le processus et mes objectifs restent identiques. Je
veux faire partager mon univers. L’important est donc de se demander, avant tout, ce que l’on attend de
son parfum.
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