La nuitau cinéma
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La nuitau cinéma
dossier Voyages au bout de la nuit La nuit au cinéma E Par Olivier Hébrard (à gauche) Jean-Jacques Rousseau 2011 et Christophe Witchitz (à droite) Jean-Jacques Rousseau 2011 La nuit et le cinéma sont comme de vieux amants, inséparables et sans cesse en tensions. D’une part, la magie du cinéma n’opère que dans l’obscurité de la salle (la pénombre est consubstantielle à ce médium de la camera oscura) et, d’autre part, le 7e art puise largement dans la dimension dramatique et sensuelle de la nuit pour émouvoir le spectateur. Associée à la mort, la fête et la sexualité, la nuit ne cesse d’inspirer les cinéastes qui aiment en révéler ses contours fantasmatiques. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit une composante essentielle de plusieurs genres cinématographiques, en particulier le film noir et le film d’horreur. 42 / juillet-août 2015 / n°453 n quête de ressorts dramatiques pour nourrir leurs intrigues, les cinéastes trouvent dans la nuit une source d’inspiration inépuisable. Rassurant et prévisible, le jour est peuplé de bons citoyens dont la représentation peut vite se révéler ennuyeuse pour un public en quête d’adrénaline et d’émotions. A contrario, la nuit happe le spectateur, car elle revêt une dimension fantasmatique et cultive une peur du noir qui remonte à notre enfance. « La nuit est l’antichambre de la mort, conjuguée au domaine du Prince des ténèbres », estime Michel Cieutat dans Les grands thèmes du cinéma américain. De Méliès aux cinéastes actuels, toutes sortes de créatures démoniaques ont envahi l’écran (Nosferatu, Dracula, Freddy, La Nuit des morts-vivants, etc.). Ces êtres morbides ont pour point commun de peupler la nuit et de s’en prendre aux hommes lorsque ceux-ci sont les plus vulnérables. Au cinéma, la dimension « criminogène » de la nuit est si forte que nul besoin pour un scénariste de recourir aux vampires et aux morts vivants pour relater Une Nuit en enfer. L’immoralité et la violence trouvent davantage à s’exprimer Dans la chaleur de la nuit comme si l’obscurité offrait une sorte d’impunité. Le soir venu, le bon citoyen, épuisé par sa journée de labeur, dort du sommeil du juste tandis que le gangster, généralement vêtu de noir, sort de sa torpeur pour abattre ou dérober (L’Ultime razzia). Malgré le dévouement nocturne des policiers, héros cinématographiques par excellence, il n’est pas rare que les personnages principaux, y compris les enfants (La Nuit du chasseur), ne puissent compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Il en résulte que les scènes nocturnes sont souvent éprouvantes à regarder et que les spectateurs, après avoir eu leur dose d’angoisse et d’hémoglobine, aiment à quitter la salle après avoir vu la justice in fine triompher. La nuit est aussi largement associée à la fête dans l’imaginaire collectif. Cette dimension festive de la nuit est le reflet d’une meilleure appropriation du nocturne par les hommes qui sont parvenus à faire de ce temps de l’angoisse un moment de réjouissances. Sa représentation cinématographique donne souvent à voir une société bourgeoise ou interlope, en proie à l’ennui et en quête de plaisirs interdits. Les fêtes mises en scènes peuvent être somptueuses, à l’instar des scènes de bal dans Sissi Impératrice ou dans Le Guépard, excessives et comiques (The Party), initiatiques ou destructrices (Millenium Mambo). La drogue et l’alcool (Nuit d’ivresse) servent souvent de catharsis et aident les personnages à se détourner de leurs tourments. Cette vision hédoniste de la nuit cible tout particulièrement le public juvénile, plus enclin à s’identifier au caractère nolimit des personnages et se délecter de scènes cultes qui ne manquent pas de survenir lorsque la fête vire au cauchemar (Projet X, Very bad trip). Ciment fantasmatique Cinéma et amour font également bon ménage, quoique... La nuit favorise les rencontres amoureuses et l’union des corps. De la sensualité des regards échangés sous une lumière tamisée à l’intimité dans une chambre à coucher, il n’y a souvent qu’une fine épaisseur de pellicule. Romantiques et passionnées, ces unions nocturnes sont souvent adultères (Eyes Wide Shut, Anna Karenine, Hiroshima mon amour, etc.) ou contraires aux conventions sociales et religieuses. Elles exhibent les vertus émancipatrices de l’amour et de la sexualité, jusqu’à ce que la fatalité vienne obscurcir ce doux tableau et emporter les partenaires vers la déchirure (Les Nuits fauves), l’éloignement (Ma Nuit chez Maud) ou l’exil (Les Amants de la nuit), après une ultime tentative de rapprochement avant la désunion finale d’un couple (le bien nommé La Nuit dossier d’Antonioni). Bien que largement battue en brèche dans le cinéma contemporain, cette tentation des réalisateurs à considérer les passions nocturnes comme immorales ou maudites, au besoin en recourant à des femmes fatales (Rita Hayworth dans Gilda fait ici figure de référence absolue), reste prédominante dans la plupart des films grands publics. À l’écran, la nuit est donc le temps du romantisme et de la sexualité alors que le jour incarne davantage le rationalisme amoureux et la famille. La nuit constitue donc le ciment fantasmatique par excellence du cinéma, comme l’ont si bien compris les pères de l’expressionnisme allemand, du Cabinet du docteur Caligari au Nosferatu de Murnau en passant par les films muets de Fritz Lang. Il n’est donc pas surprenant que l’histoire toute entière du cinéma se soit façonnée autour de la nuit. Deux genres en témoignent de manière d’autant plus symptomatique que leur apogée hollywoodienne, au cœur du système des majors, coïncide avec l’héritage de cinéastes européens fuyant précisément les nuits nazies, qu’elles soient de cristal ou des longs couteaux. D’une part, le film noir, codifié par Billy Wilder (Assurance sur la mort), Robert Siodmak (Les Tueurs), Otto Preminger (la sidérante tétralogie nocturne de sa période RKO culminant avec Laura) et les réquisitoires sociétaux de la période américaine de Lang, fait sien la nuit urbaine (celle d’Asphalt Jungle, titre original du polar de John Huston, Quand la ville dort) et en fait la métaphore de l’impasse cauchemardesque du fatum funeste dans lequel ses antihéros tragiques viennent s’empaler. La violence crue des thrillers d’Anthony Mann ou de Jules Dassin, les errances noctambules prélynchiennes des pulp movies d’Aldrich (En quatrième vitesse et son finale dantesque sur la nuit atomique) et d’Edgar G. Ulmer (le dément Détour) porteront les noces barbares du cinéma et de la nuit à leur point d’effervescence. D’autre part, le film fantastique et ses variantes (film d’angoisse, psychanalytique ou surnaturel, victorien ou ultra-contemporain) jouent avec les peurs, littérales comme métaphoriques, en revêtant la nuit des atours de l’inquiétante étrangeté et de l’inconnu : tout peut surgir du noir de la nuit, l’inconscient comme l’ennemi radical. La mise en scène devient alors l’art de jongler avec l’ambivalence de la lumière et de l’ombre pour forcer l’œil à voir l’invisible, l’occulté, le caché, ce qui est tapi dans l’ombre. Le maître absolu de ce genre, copié jusqu’à aujourd’hui mais rarement égalé, Jacques Tourneur, résumait tout dans le titre de son film le plus abouti : Rendez-vous avec la peur. C’est ce rendez-vous qui sera célébré régulièrement, par les films d’horreur les plus sérieux comme les plus méta, la mort flirtant avec la texture des songes nocturnes : Freddy ou le tueur de Scream, les deux figures les plus célèbres de l’univers de Wes Craven, l’ont martelé des années 1980 à 2010. Changement de nature Il ne faudrait pas pour autant en conclure hâtivement que la nuit au cinéma est enserrée dans des codes et des genres rigides. Bien au contraire, elle a rapidement débordé ce cadre pour devenir un substrat récurrent de toute la création cinématographique mondiale, et s’ériger en terrain de jeu des plus grands réalisateurs. Ce changement de nature a tout d’abord été technique : alors qu’avant la « Nouvelle Vague » (et notamment Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle), beaucoup de films comportant des extérieurs nuit étaient tournés en studio, avec une lumière lunaire souvent recréée de manière grossière ou puissante à l’excès, les moyens modernes et les progrès de mise en scène permettent depuis les années 1960 à la plupart des scènes de nuit d’être tournées en extérieur, au départ en plein jour (La Nuit américaine), puis dans la pénombre. Cette révolution technique a eu une incidence majeure : la nuit est devenue le royaume naturel d’un cinéma hanté par les figures des marginaux, des noctambules, de la nouvelle société mondialisée, inégalitaire et violente, en train de naître. Ainsi, les réalisateurs du nouvel Hollywood des années 1970 ont réussi l’exploit, déjà abordé par de grands maîtres (Kurosawa notamment, Robert Wise dans une moindre mesure), de concilier la liberté thématique et stylistique de la « Nouvelle vague » avec l’obsession nocturne de leurs glorieux aînés hollywoodiens du système des studios. La trilogie nocturne, étalée sur trente ans, de Martin Scorsese, Taxi Driver, After Hours et À tombeau ouvert, en reste l’exemple le plus accompli et hystérique : des parcours christiques et névrotiques dans un bain de brutalité épileptique, à la fois sublime et ordurier, que l’on retrouvera dans la filmographie de Ferrara (Bad Lieutenant), Coppola (du Parrain à Twixt), De Palma (le shakespearien L’Impasse et sa boîte de nuit disco dans laquelle Al Pacino trône en hiérarque déchu), Friedkin (L’Exorciste) et tant d’autres. Autant de trouées dans la nuit, qui flirtent avec l’absence de sens et l’obsession de la rédemption, la tentation du nihilisme et la quête effrénée de beauté : tel est notre héritage cinéphilique, qui reste contemporain car réactivé en permanence, par des zélateurs comme Jacques Audiard (De battre mon cœur s’est arrêté) comme par de nouveaux maîtres comme James Gray, qui fusionnent l’esthétisme viscontien avec les thématiques italo-américaines, en un seul adage, celui des policiers de Manhattan, et celui de Joaquin Phoenix dans le film du même nom : La Nuit nous appartient. Cette nuit, d’ailleurs, appartient à tous, quelles que soient la génération ou la nationalité, parce qu’elle est l’infrastructure mondiale de cette machine à générer des visions et des fantasmes qu’est le cinéma, dont témoignent régulièrement des grands chefs-d’œuvre malades hantés par la nuit comme les derniers films de David Lynch. Ce n’est ainsi pas par hasard si l’une des œuvres littéraires les plus adaptées au cinéma s’intitule Les Nuits blanches (Dostoïevski). Qu’il s’agisse de Visconti (Les Nuits blanches), de Bresson (Quatre nuits d’un rêveur), de Gray (Two Lovers) ou de Vecchiali (Nuits blanches sur la jetée, Vecchiali ayant par ailleurs réalisé le plus grand film français sur la nuit (L’Étrangleur), le but demeure le même : filmer l’homme dans sa nuit, pour lui restituer un peu de lumière. ■ / juillet-août 2015 / n°453 43