Les Agoudas du Dahomey/Bénin

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Les Agoudas du Dahomey/Bénin
Les Agoudas du Dahomey/Bénin - Mémoire vivante de la traite transatlantique
Jean-Yves Paraïso1
Maître de Conférences/Université de Perpignan
Dans l’ancien Dahomey (actuel Bénin), un petit pays de la côte ouest-africaine, tout
concourt à rappeler la traite négrière transatlantique, ce commerce ignoble, symbole de la négation des droits humains les plus élémentaires :
- Tout d’abord, Ouidah, ville située dans le sud du Bénin à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de la capitale économique Cotonou, et son ancien fort portugais ; de Ouidah
où s’étaient installés des négriers portugais, embarquaient vers les Amériques les esclaves
vendus par les rois africains contre des armes et de la pacotille. Aujourd’hui se dresse à Ouidah, principal port d’exportation des esclaves dans le golfe du Bénin de 1670 à 18602, un monument, « La Porte du non-retour », qui doit maintenir vivace le souvenir de ce trafic.
- La ville de Porto-Novo, capitale du Bénin, où viendront s’installer, à leur retour du
Brésil, de nombreux esclaves yorubas : ils y construiront de nombreux immeubles à
l’architecture de style portugais-brésilien qui donnent un cachet particulier à la ville, notamment ces villas avec balcons et galerie ventilée ; la mosquée de Porto-Novo, inaugurée en
1935, est une réplique d’une église de Salvador de Bahia3.
- Les nombreuses familles béninoises portant des patronymes à consonance portugaise/brésilienne : de Souza, da Silva, da Costa, Paraïso, d’Almeida, da Piedade, Domingo,
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D’origine béninoise et descendant d’esclave yoruba déporté à Bahia, Jean-Yves Paraïso appartient à la communauté agouda. Toutefois, il ne se reconnaît nullement dans certains de ses codes.
Cf. Robin Law, Ouidah, the Social History of a West African Slaving ‘Port’ 1727-1892, Oxford, James Currey, 2005. D’après les estimations de l’historien anglais, un peu plus d’un million d’esclaves ont transité par
Ouidah.
Nouréini Tidjani-Serpos (en collaboration avec Jean Caffé), Porto-Novo, un rêve brésilien. Paris, Karthala,
1993.
Gomez etc. Ces familles agoudas représentent à peu près 7 à 10% de la population du Bénin ;
elles sont éparpillées dans des villes comme Porto-Novo, Ouidah, Grand-Popo et Agoué4.
Les Agoudas que l’on désigne également sous le nom d’Afro-Brésiliens sont une communauté composite comprenant des descendants d’anciens négriers portugais ou brésiliens
ainsi que des descendants d’anciens esclaves africains revenus du Brésil à partir de 1835.
Parmi ces anciens esclaves revenus s’installer au Bénin, il importe de distinguer également
deux catégories :
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les esclaves qui avaient pu obtenir leur liberté. L’obtention de la liberté
répondait à plusieurs schémas : affranchissements gratuits « en vertu des
bons et loyaux services et pour l’amour de Dieu »5, mais aussi la
« coartaçao », c’est-à-dire l’achat par traites de la liberté. Une fois leur liberté acquise, les anciens esclaves sont revenus s’installer sur les côtes du
Dahomey (actuel Bénin) pour échapper aux affres du racisme et aux injustices de toutes sortes dont ils étaient victimes dans leur vie quotidienne ;
théoriquement, ces hommes sont libres, mais, dans la réalité, un certain
nombre d’entraves continuent de bloquer leur ascension sociale : barrières
corporatives, impossibilité d’exercer certaines professions, contrôle social
exercé sur eux.
-
les esclaves qui, ayant participé aux émeutes successives qui ont ébranlé
Bahia de 1807 à 1835, ont été expulsés du Brésil.
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Les communautés agoudas du Togo et du Nigeria ne sont pas prises en compte dans le présent article.
C’est le cas notamment de José Piquino Paraïso qui fut affranchi pour bons et loyaux services. Selon Paul
Marty, José Piquino Paraïso, père de Ignacio Paraïso qui fut l’intermédiaire obligé entre le pouvoir colonial
français et le royaume de Porto-Novo, appartenait à une branche de la famille royale yoruba. Fait prisonnier
tout enfant au cours de guerres intestines, il fut vendu aux Européens de Ouidah, au début du 19 ème siècle et
emmené par les négriers au Brésil. Les autorités brésiliennes de Bahia lui délivraient, le 12 février 1858, un
certificat de bons services, et le chef de la police de la même ville un passeport, le 1 er décembre 1859. Il arrivait au Dahomey en janvier 1860.
Cf. Paul Marty, Études sur l’Islam au Dahomey – Le Bas Dahomey – Le Haut Dahomey. Paris : Éditions Ernest Leroux, 1926, p. 89.
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Une mise au point s’impose à ce stade : la culture afro-brésilienne se démarque des cultures luso-angolaise, luso-mozambicaine ou luso-guinéenne. En effet, le Bénin n’a jamais été,
à proprement parler, une colonie portugaise. La culture agouda du Bénin se distingue également des autres « cultures de retour » de la diaspora africaine. A la différence notable des
Afro-Américains qui se sont installés au Libéria, une terre qui leur était totalement inconnue,
la plupart des Afro-Brésiliens sont revenus s’installer dans leurs terres d’origine, dans leurs
aires culturelles d’origine. Les Afro-Américains s’établissent au Libéria, non pas par parenté
ou affinités culturelles avec les populations locales qu’ils mépriseront du reste, mais sous
l’influence idéologique de la vision d’une Afrique mythique construite par réaction identitaire
au racisme dont ils sont victimes aux États-Unis.6
Le présent article a pour objet principal la « communauté agouda » du Bénin, mémoire
vivante de la traite négrière transatlantique. Qui sont ces Agoudas ? De quelle identité sont-ils
porteurs ? Quel est leur statut ? Quelle place tiennent-ils dans la société béninoise, depuis la
colonisation française jusqu’à nos jours ? Quels sont leurs apports à la culture béninoise ? Un
roman paru récemment guidera également cette incursion dans les méandres d’une communauté régie par des codes spécifiques. Pour une bonne mise en perspective du sujet abordé
s’imposaient au préalable quelques brefs rappels sur l’histoire de la traite transatlantique.
La Traite Transatlantique
Du 15ème au 19ème siècle, des millions d’Africains ont été déportés par des puissances
européennes afin d’être réduits en esclavage dans les Amériques dans le cadre de ce que l’on
appelait la Traite Transatlantique. Il faut cependant souligner qu’il existait trois grandes
formes de traite esclavagiste ayant fait de la population noire leur source principale :
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Le seul point commun entre Afro-Brésiliens (Bénin) et Afro-Américains (Libéria) réside dans leur sentiment
de supériorité vis-à-vis de leurs compatriotes ainsi que dans les positions de pouvoir et les privilèges dont ils
jouissaient par rapport aux populations autochtones du fait de leur alliance objective avec la puissance coloniale.
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la traite orientale qui s’inscrit dans la continuité des pratiques esclavagistes des sociétés de l’Antiquité classique ;
-
la traite intra-africaine, principalement fondée sur la mise en esclavage des
prisonniers de guerre. Sous des formes diverses, l’esclavage et le commerce des humains ont été des pratiques répandues dans de nombreuses
sociétés africaines ;
-
la traite négrière coloniale, organisée par les États européens, est la mieux
structurée et présente des caractéristiques radicalement nouvelles. Elle est
massivement racialisée : seuls les Noirs d’Afrique en furent les victimes,
au point de faire du mot « nègre » un synonyme d’esclave dans la plupart
des langues européennes.
La traite négrière transatlantique a été mise en place par les Européens pour disposer
d’une main-d’œuvre malléable et corvéable à volonté et remplacer les Indiens décimés par des
conditions de travail et de vie inhumaines. Des millions d’enfants, de femmes et d’hommes
furent ainsi arrachés à leurs terres d’origine pour exploiter les terres nouvelles découvertes
aux Amériques, travailler dans les plantations ainsi que dans les mines.
Aujourd’hui, on connaît parfaitement les étapes du commerce triangulaire qui se déroulait en trois étapes entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Les navires négriers partaient
d’Europe de l’Ouest pour l’Afrique chargés de marchandises qu’ils échangeaient contre des
esclaves. Les armes à feu et la poudre étaient les marchandises les plus prisées des rois et
chefs africains, mais les textiles, les perles, le parfum et autres produits manufacturés ainsi
que le rhum y figuraient également en bonne place. La seconde étape du commerce triangulaire, le passage de l’Atlantique dans le sens AfriquežAmériques, emportait les Africains
vers les Amériques où ils devaient être vendus et asservis. Transportés dans des conditions
effroyables, à fond de cale pendant plusieurs mois, un nombre important d’esclaves ne résis-
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taient pas au voyage. L’équipage des navires aménageait l’espace de manière à ce qu’il puisse
contenir le plus grand nombre possible d’esclaves. Dans la dernière étape AmériquesžEurope, les bateaux acheminaient des produits, principalement agricoles (sucre, coton, café, tabac, indigo, quinina, pomme de terre etc.), mais également de l’or vers les ports
européens.
Pour assurer la pérennité de ce commerce triangulaire, des communautés de négriers
portugais, mais aussi brésiliens s’établirent dans différents centres urbains de la côte du Bénin
(Agoué, Ouidah et Porto-Novo) ; c’est sur cet odieux trafic humain qu’ils vont bâtir leur prospérité.
Il ne paraît pas inutile de rappeler qu’en France, la loi du 21 mai 2001 ou « loi Taubira », a reconnu, en son article premier, que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite
dans l’océan indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du 15ème siècle,
aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité7.
Bahia
C’est principalement à Bahia que l’on retrouvait la plus grande partie des esclaves noirs,
notamment les esclaves yorubas partis des rives de Ouidah (ancien Dahomey). Au plus fort du
trafic négrier accostaient au Port de Bahia en moyenne deux bateaux chargés d’esclaves par
semaine. Il n’est donc pas étonnant que Bahia concentre, jusqu’à ce jour, tous les vestiges
d’une culture noire. Pierre Verger observe avec justesse que Bahia est une ville qui ressemble
à s’y méprendre à une ville africaine :
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Certains historiens ont reproché à la loi Taubira de ne viser qu’un pan de la traite et de l’esclavage et
d’occulter complètement la traite arabo-musulmane ou intra-africaine. Il serait toutefois malvenu d’en déduire que l’esclavage autrefois pratiqué dans le monde arabe n’aurait pas constitué, lui aussi, un crime contre
l’humanité. La condamnation englobe les trois grandes formes de la traite qui remonte à la plus haute Antiquité. Implicitement, elle vise également toutes les formes de sévices liées à ce trafic, y compris la castration
systématique à laquelle étaient soumis systématiquement les esclaves noirs mâles dans le monde araboislamique.
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« Si l’on ne savait pas qu’elle était située au Brésil, l’on pourrait, sans déployer beaucoup
d’imagination, se croire dans une capitale africaine ».8
Au Brésil, bien que coupés de leurs racines, les esclaves ne perdent pas leurs repères
culturels. Les esclaves yorubas, regroupés pour la plupart à Bahia, réussiront à y recréer une
micro-société yoruba perpétuant leurs traditions, religions et même leur langue. Ils vont inventer d’ingénieux stratagèmes et mécanismes de résistance pour faire vivre leurs rites qui
étaient interdits, leurs cultures africaines d’origine, mais également leurs langues. Par ailleurs,
le syncrétisme religieux - dont il sera question infra - permettra aux esclaves de maintenir vivaces leurs rites d’origine.
Le reflux
Quelles sont les raisons qui expliquent ce reflux vers l’Afrique ? Contrairement à une
idée très répandue, l’abolition de l’esclavage n’est pas la cause première de ces mouvements
de retour vers l’Afrique. C’est le lieu de rappeler que le Brésil fut le dernier pays d’Amérique
latine à abolir l’esclavage (loi Aurea du 13 mai 1888)9.
Les violences de toutes sortes exercées sur les esclaves africains et les injustices quotidiennes dont ils étaient victimes ne pouvaient déboucher que sur des insurrections. De 1807 à
1835, Bahia fut le théâtre d’une série de révoltes d’esclaves africains protestant contre leurs
conditions de travail inhumaines. Les esclaves musulmans, appelés « Malé » étaient souvent
les instigateurs de ces mouvements de révolte. En dépit d’une répression féroce et de toutes
les mesures d’exception prises pour prévenir toute velléité de soulèvement, eut lieu en 1835
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Pierre Verger, Les apports culturels dans la région du Golfe du Bénin des noirs de la diaspora. Colloque
« Les apports culturels des noirs de la diaspora à l’Afrique », Cotonou, 21-25 mars 1983.
La loi Aurea fut l’aboutissement d’un long processus. Dès 1810, le Portugal s’engage à mettre un terme à la
traite des esclaves. En 1822, le Brésil s’émancipe du Brésil et devient un empire. En 1830, l’Empereur Dom
Pedro 1er qui souhaite établir des relations de confiance avec l’Angleterre, renouvelle la promesse d’abolir la
traite. C’est à partir de 1860 que les idées abolitionnistes commencent à se répandre dans la bourgeoisie libérale brésilienne. En 1866, l’Empereur Dom Pedro II signe plusieurs lettres de libération d’esclaves. Mais les
grands propriétaires fonciers ne sont pas prêts à libérer leurs esclaves. En 1887, l’Église catholique dont
l’influence est grande, se déclare également désireuse de mettre fin à l’esclavage. Désormais, l’abolition proprement dite ne sera plus qu’une question de temps.
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un dernier soulèvement qui fut, de loin, le mieux organisé. Il est entré dans l’histoire sous le
nom de « Révolte des Malé »10. Les révoltes étaient en effet dirigées principalement par
d’anciens esclaves musulmans émancipés qui revendiquaient des conditions de travail plus
dignes ainsi que l’égalité des droits. On a tôt fait d’y voir une guerre de religion. Les autorités
de Bahia vont s’appuyer notamment sur la forte progression des conversions à l’islam enregistrées parmi les esclaves pour faire accréditer la thèse d’un complot que l’on qualifierait de nos
jours d’islamiste… ! Or, à l’analyse, on se rend compte que nombre d’esclaves se convertissent à l’islam, non pas tant par conviction religieuse, mais simplement parce que ceux qui sont
responsables de leur oppression, leurs maîtres, sont de confession catholique et que l’Église
catholique toute-puissante à Bahia ne semble point troublée par les conditions de travail et
d’existence inhumaines existant dans les plantations. Toutes les familles esclavagistes qui vivent du système de la traite négrière ainsi que les autorités politiques de Bahia semblent totalement ébranlées par ce qui est, non pas une guerre de religion11, mais bien une insurrection
pour la reconnaissance, la liberté, la dignité et l’égalité des droits, notamment politiques. Le
caractère particulier de ces soulèvements ainsi que l’esprit d’insubordination manifesté par les
Africains, qu’ils soient africains esclaves ou affranchis émancipés, provoquèrent de vives inquiétudes. Les autorités brésiliennes y voyaient les signes précurseurs d’une révolution sanglante comparable à celle de Haïti. L’inquiétude était vive de voir le pays dominé par une population noire. Dans certains milieux, notamment au sein du parti monarchiste de Rio de Janeiro, composé de Brésiliens blancs, on redoutait pour le pays les conséquences funestes de
leur émancipation et la possibilité de leur intervention en politique.
En mars 1835, le Président de la province de Bahia, Francisco de Souza Martins, fut
autorisé à chasser du territoire brésilien tous les Africains suspectés d’avoir fomenté les
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11
Joao José Reis, Slave Rebellion in Brazil: The Muslim Uprising of 1835 in Bahia. Translated by Arthur
Brakel. Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1993.
Lire à ce propos l’article très instructif de Rosemarie Quiring-Zoche, Glaubenskampf oder Machtkampf ?
Der Aufstand der Malé von Bahia nach einer islamischen Quelle, in : Sudanic Africa - A Journal of Historical Sources, 6, Bergen (Norvège), 1995, pp. 115-124.
7
troubles ou d’y avoir participé. C’est donc encore sous la contrainte que va s’amorcer, à partir
de ce moment, un vaste mouvement de reflux vers l’Afrique des anciens esclaves mutins auxquels vont s’ajouter des esclaves affranchis qui, bien qu’ayant acquis la nationalité brésilienne, ne supportaient plus de vivre dans un environnement d’injustice et dans un climat de
suspicion et de méfiance, entretenu par les mesures prises par le gouvernement, les nombreuses perquisitions faites par la police, les arrestations arbitraires effectuées par centaines.
Dès la fin de l’année 1835, plus de 400 personnes seront embarquées de force à bord de navires en partance pour l’Afrique ; plus de 700 passeports seront délivrés à des Africains affranchis qui pouvaient alors se retirer librement dans leur pays d’origine12.
Statut et identité des Agoudas
On aurait pu penser, qu’à leur retour, les anciens esclaves Afro-Brésiliens auraient rejoint leur territoire d’origine respectif situé à l’intérieur des terres. D’avoir su préserver
l’essentiel de leurs cultures, rites et même leurs langues en dépit de quatre siècles de déportation, aurait dû constituer un élément facilitant leur ré-implantation et leur ré-intégration au
sein des populations locales. Or, contre toute attente, les anciens esclaves affranchis ou expulsés du Brésil vont rejoindre la communauté des esclavagistes négriers portugais ou brésiliens
qui se sont installés entre autres à Ouidah et Porto-Novo pour y faire fructifier leurs funestes
activités.
Comment expliquer cette fusion de la communauté des anciens esclaves dans la communauté des négriers portugais et brésiliens ? Il y a un facteur psychologique essentiel qu’il
ne faut pas oublier : la plupart des anciens esclaves avaient été capturés par leurs frères noirs
et vendus à des négriers portugais. Souvent, les esclaves avaient été vendus par leur propre
famille, voire par les autres habitants de leur village pour de sombres affaires de mœurs. Le
12
Pierre Verger, Flux et reflux de la traite des nègres entre le golfe de Bénin et Bahia de todos os santos du
dix-septième au dix-neuvième siècle. Paris, Mouton, 1968, pp. 325-379 et plus particulièrement pp. 355-358.
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chef de village pouvait se débarrasser de certaines fortes têtes en les vendant aux négriers.
Avoir été vendus par les chefs locaux et autres autorités traditionnelles, autrement dit par ceux
qui auraient dû avoir pour mission première de les protéger, a créé des blessures profondes
qui, jusqu’à ce jour, ne sont pas prêtes de se cicatriser. Entre les anciens esclaves déportés et
la population autochtone, il y avait donc le crime fondateur de l’esclavage qui a créé comme
un mur infranchissable de haine (voir à la fin de l’article, le passage consacré à la coresponsabilité des dirigeants africains dans la tragédie de l’esclavage). A la peur d’être capturés de nouveau, s’ajoutait pour eux le fait de devoir surmonter un passé de rejet et d’infériorité
en raison de la vision de l’esclave véhiculée par les populations africaines autochtones. Ces
facteurs réunis constituent l’une des clefs permettant de comprendre cette alliance paradoxale
anciens esclaves/négriers.
On peut trouver un autre élément d’explication dans l’hybridité culturelle de ces anciens
esclaves revenus du Brésil. Les anciens esclaves, de retour dans les divers ports du Golfe du
Bénin, qu’ils soient partis volontairement ou aient été expulsés, avaient été profondément
transformés par leur séjour au Brésil. Ils étaient « brésiliennisés » : aux difficultés
d’intégration éprouvées au début de leur déportation au Brésil répondait désormais leur déracinement à leur retour en Afrique. A ce propos, Pierre Verger cite Gilberto Freyre :
« Ces Africains ayant été au Brésil, retournèrent en Afrique non plus ‘africains’ tels qu’ils étaient arrivés à Bahia, mais ‘brésiliens’, c’est-à-dire Africains brésiliennisés par le contact avec la nature, le milieu, la culture déjà vigoureusement métisse de cette partie de l’Amérique…
Ces Africains et descendants d’Africains, ayant séjourné au Brésil, principalement à Bahia, retournèrent en Afrique porteurs de coutumes, d’habitudes, de modes de vie, qu’ils avaient acquis en terre
étrangère, ou auxquels ils s’étaient attachés pour toujours. Ils retournaient en Afrique ‘brésiliennisés’,
‘bahianisés’, ‘portugalisés’ dans leurs diverses habitudes, leurs goûts, coutumes et même jusque dans
leurs vices ».13
Revenus du Brésil, même si la mémoire de leurs racines demeurait vivace, les anciens
esclaves, tout en étant demeurés africains, n’avaient plus de liens familiaux et sociaux. Ils se
trouvaient donc totalement détachés des structures sociales autochtones. Les esclaves affran-
13
Pierre Verger, Flux et reflux, op. cit., p. 600.
9
chis qui, autrefois, cultivaient leur particularisme africain au Brésil, ont désormais à cœur
d’affirmer leur attachement aux mœurs et coutumes acquises au Brésil. Ils sont porteurs de
valeurs culturelles nouvelles, de modes de vie et de pensée qui se démarquent de ceux des populations africaines locales. Les anciens esclaves vont donc s’installer dans les villes côtières
de l’ancien Dahomey, c’est-à-dire à Ouidah, Grand-Popo, Agoué, Cotonou et Porto-Novo,
craignant d’être à nouveau capturés. Ils y sont accueillis par les négriers portugais et brésiliens
installés sur la côte.
Ils s’intègrent d’autant plus facilement à la communauté des négriers esclavagistes qu’ils partagent désormais les mêmes valeurs culturelles et surtout qu’ils parlent leur langue - le portugais -. Un sentiment d’appartenance intracommunautaire naît avec ceux dont on partage la
langue. La langue est un puissant marqueur identitaire. Le communautarisme linguistique est
vecteur d’identité. Du même coup, le portugais/portugais-brésilien n’était plus la langue du
négrier, du maître esclavagiste oppresseur des plantations de Bahia, mais devenait la langue
qui offre comme une hospitalité protectrice. Le portugais-brésilien était devenu la langue maternelle des esclaves. Certes, il s’agissait d’une langue maternelle de substitution imposée par
la violence, mais elle n’en procurait pas moins une place dans une communauté, dans un ensemble d’êtres humains qui ont été allaités au même sein. Ces esclaves avaient beau
s’exclamer qu’ils ne pouvaient rien avoir de commun avec les négriers portugais installés au
Dahomey, (co-)responsables de leur odyssée mortelle, ils leur étaient attachés par un lien autrement plus fort que le sang et les douleurs de l’histoire. Avoir la même langue signifie habiter le même monde et être prisonnier du même territoire. A leur retour du Brésil, les anciens
esclaves doivent, à leur corps défendant, faire l’expérience de ce que la place que la langue
maternelle vous assigne est bien circonscrite. Le portugais-brésilien faisait désormais partie
de ces esclaves ; il était devenu une deuxième peau dont on ne peut se défaire. Prise sous cet
10
angle, l’intégration quasi naturelle des anciens esclaves dans la communauté des négriers portugais-brésiliens du Dahomey ne tient plus du paradoxe.
Encore plus fondamentale dans la compréhension de cette alliance avec les négriers portugais et brésiliens restés sur la côte du Bénin apparaît la question de l’insertion des esclaves
affranchis dans le tissu social et dans l’économie de leur pays d’origine. Pour survivre, les
nouveaux arrivants avaient besoin de s’assurer des ressources de pouvoir. Il leur était plus facile de s’associer aux commerçants de la traite négrière et de valoriser leur passé commun
brésilio-portugais et ce, d’autant plus qu’ils partageaient en commun des valeurs culturelles,
la religion et la langue. Cette alliance paradoxale entre des négriers blancs et des anciens esclaves autour de la valorisation de la mémoire du passé brésilien est à l’origine de l’identité de
la communauté agouda, cette communauté « brésilienne » comprenant négriers brésiliens/portugais (ainsi que leur descendance) et les esclaves affranchis (ainsi que leur descendance).
Comme je l’écrivais dans un tout autre contexte, celui de l’ancienne RDA, l’identité
n’est pas figée, elle n’est pas un état irréversible ; il s’agit d’un rapport à l’autre, une image en
mouvement.14 L’identité se construit de manière situationnelle ; elle constitue donc une réponse politique à une situation donnée. Nous avons donc affaire à une identité agouda, fabriquée de toutes pièces, qui repose sur une mise en valeur des différences : les esclaves affranchis revenus du Brésil et alliés des négriers portugais/brésiliens cultivent un sentiment de supériorité par rapport à leurs compatriotes autochtones.
C’est donc paradoxalement l’esclavage qui peut être défini comme le point de départ de
cette identité agouda, de cette origine commune. Anciens esclaves affranchis et anciens négriers ont réussi à repenser l’esclavage comme une matrice fondatrice ; il s’agit d’une « mé-
14
Jean-Yves Paraïso, L’Autre Allemagne dans l’Allemagne unifiée – Réflexions sur l’unification allemande, in :
Études internationales, vol. XXVIII, n°3, septembre 1997, Laval/Québec, p. 503.
11
moire, certes négative, mais commune »15. Esclavagistes et esclaves ont vaincu la contradiction insurmontable de leurs rôles sociaux précédents pour constituer ensemble un groupe social assez fort, capable de confisquer à son seul profit pouvoir culturel, pouvoir économique
et, par voie de conséquence, pouvoir politique.
Par un système subtil et complexe d’alliances, les Agoudas, qu’ils soient descendants
des familles commerçantes portugaises ou brésiliennes ou des retornados (anciens esclaves
brésiliens libérés), constituent une communauté que lient rites, langue et religion, mais surtout
intérêts commerciaux. Ils forment une communauté close par des pratiques endogamiques : il
est dans l’ordre naturel des choses qu’un agouda épouse une agouda. Un tel principe ne souffrait aucune remise en cause, aucune exception. Ainsi, le père de l’auteur du présent article
épousa, comme cela allait de soi, une « da Costa » ; les frères de son père épousèrent des
« d’Almeida », « Vieyra da Silva ».
Dans cette communauté agouda fermée, réprouvant toute alliance exogamique (voir ciaprès le roman de Florent Couao-Zotti), la recherche des origines des un(e)s et des autres est
un sujet tabou. Les descendants d’africains affranchis, de loin les plus nombreux, ne souhaitent nullement voir évoquée leur origine d’esclaves ; nulle recherche n’est entreprise de leur
part pour retrouver leur patronyme d’avant la déportation au Brésil ; les descendants de négriers, quant à eux, ont pour souci principal de dissimuler leur ascendance pour ne pas avoir à
aborder les questions relatives au rôle joué par leurs ancêtres dans l’odieux commerce triangulaire. Pour brouiller les cartes, les descendants d’esclaves affranchis ou expulsés du Brésil
épousent des descendants de négriers portugais/brésiliens. Cela renforce la solidarité et garantit que l’omerta sur les origines des uns et des autres sera respectée. On se forge une carapace
en se disant tout simplement que l’on appartient à la communauté agouda et que l’on est
« brésilien ». L’historien togolais Nicoué L. Gayibor constate avec beaucoup d’amertume :
15
Selon une formule de Michel Leiberich, Université de Perpignan, qui travaille, entre autres, sur les identités
juive et catalane.
12
« La conspiration du silence existe aussi. Lorsque l’esclavage fut aboli dans le dernier quart du 19 e
siècle, les esclaves furent pratiquement adoptés par leurs propriétaires, formant ainsi des lignées collatérales que par la suite plus rien ne distinguait des lignées authentiques. Les nouveaux clans et lignages hétérogènes issus de ce métissage ethnique abondent particulièrement dans la zone côtière. Le
mélange est pourtant si parfait de nos jours que seuls les chefs de lignage et quelques rares privilégiés
connaissent le statut exact de chaque lignée. […] Donc, aussi bien pour ne pas semer la zizanie au sein
du groupe que pour éviter de mécontenter des parents influents issus de la lignée esclave, les chefs de
lignage hésitent à aborder les problèmes de l’esclavage et de la traite devenus tabou […] ».16
La recherche des origines est d’autant plus compliquée que, comme le fait remarquer
Pierre Verger, une grande partie des documents sur la question des esclaves et de la traite a
été détruite au Brésil en 1891, après l’abolition de l’esclavage.17 Certes, personne ne peut se
satisfaire d’explications générales sur les Africains déportés en Amérique, renonçant ensuite à
chercher leurs patronymes d’origine ainsi que leurs histoires sous l’argument que la déportation aurait effacé leurs racines. Mais Claude Meillassoux apporte une justification rationnelle
à ce refus des anciens esclaves de remuer le couteau dans la plaie ; il fait valoir que la condition présente d’affranchis est censée oblitérer l’état servile d’autrefois :
« Les véritables affranchis, c’est-à-dire les esclaves ayant récupéré toutes les prérogatives et l’honneur
des francs, on ne peut les nommer, ni même admettre qu’on les connaît comme tels, sans leur faire
perdre aussitôt le bénéfice de la franchise dont l’objet est précisément d’effacer à jamais le stigmate
originel de la capture ou de la naissance servile ».18
Une œuvre romanesque tellement proche de la réalité
En 2006, un écrivain béninois, Florent Couao-Zotti publiait un roman, « Les Fantômes
du Brésil »19, que l’on pourrait ranger dans ce que l’on désigne en allemand sous le nom de
Zweckdichtung (littérature utilitaire à finalité pratique et politique immédiate). L’intrigue se
déroule à Ouidah où se côtoient et s’affrontent deux communautés, les Béninois de souche et
les Agoudas. Florent Couao-Zotti raconte le destin tragique de deux jeunes gens qui s’aiment
en dépit de la farouche opposition de leurs familles : Anna Maria do Mato, une Agouda, et
Pierre, un homme du cru. Cette variation de Roméo et Juliette intervient dans une société en16
17
18
19
Nicoué L. Gayibor, La traite négrière sur la côte occidentale des esclaves, in : Cahier des Anneaux de la Mémoire, 1999, n°1.
Pierre Verger, Flux et reflux, op. cit., p. 15.
Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage : le ventre de fer et d’argent. Paris, PUF, 1986.
Florent Couao-Zotti, Les Fantômes du Brésil. Paris, UBU Éditions, 2006
13
core marquée par son passé : aux Agoudas, descendants d’esclaves revenus du Brésil quelques
générations plus tard, s’opposent les Africains de souche dont les ancêtres ont participé à la
traite négrière. Entre ces deux communautés, nul partage, nul rapprochement ne semble possible. La haine et le ressentiment sont vivaces dans les deux communautés et ce, d’autant plus
que le pouvoir et l’argent se trouvent désormais aux mains des descendants des anciens esclaves.
Ces Agoudas, qu’ils soient descendants de négriers ou descendants d’esclaves, possèdent un fort sentiment de supériorité sur les populations autochtones d’ascendance « nonbrésilienne ». Ils ont en commun le sentiment de se sentir béninois, mais différents. D’ailleurs,
l’adjectif agouda est souvent utilisé comme synonyme de « vaniteux, hautain ». Les Agoudas
vivent entre eux, en vase clos. Ils aiment mettre en avant leur culture hybride, leur métissage
culturel, mais rejettent fondamentalement toute alliance exogamique. C’est la raison pour laquelle Anna Maria di Mato, follement amoureuse, ne peut épouser un jeune homme de Ouidah, Pierre, un indigène, dont elle est éprise. A son corps défendant, elle apprend que son
identité d’Agouda « devrait lui valoir un bon mari, un homme de bonne famille, autrement dit
un Afro-Brésilien »20. Anna-Maria se voit rappeler par sa mère quelques « vérités élémentaires » qu’aucun agouda ne saurait ignorer :
« Sais-tu, ma petite chérie, de quel ventre de mère tu es sortie ? […] Tu ne sais rien de ton père non
plus, chérie ? Rien de ta famille, ni de tes origines ? Tu ne connais pas la qualité du sang qui circule
dans tes veines [souligné par J.-Y.P.]».21
Pierre, pour sa part, n’avait pas mesuré l’étendue du rejet des gens du cru par les Agoudas ; cela expliquait leur refus « à accepter comme beau-fils ou gendre un homme du ruisseau
local, un non-Brésilien. Il croyait que cette exigence appartenait aux rivages lointains du pas-
20
21
Les fantômes du Brésil, p. 32.
idem, p. 37.
14
sé, là où étaient allées échouer – pensait-il – les superstitions et les croyances issues du
Moyen Âge »22.
Anna-Maria, l’Afro-Brésilienne et Pierre, le moins que rien, apprennent, malgré eux,
qu’ils sont les deux rives d’un fleuve, condamnées à s’observer sans jamais se toucher ni se
fondre. Les raisons profondes de cette aliénation/incommunicabilité, sont doubles :
- le sentiment de supériorité de ces anciens esclaves africains brésiliennisés vis-à-vis des
populations autochtones. L’un des frères d’Anna Maria, Fulgencio do Mato, exprime bien ce
sentiment de supériortié quand il tente de faire prendre conscience à sa sœur de l’extrême gravité de toute transgression des principes élémentaires qui cimentent la communauté agouda :
« Nous sommes des Brésiliens de Bahia, commença-t-il. Bahia, c’est la ville et l’odeur du sang de
ceux qui ont refusé l’esclavage et l’indignité. Là-bas, ce sont nos aïeux qui ont fait fléchir la courbe de
l’Histoire. Et ces gens-là ont besoin que leur descendance fasse fleurir leur mémoire. Ils ont besoin
que nous criions notre fierté d’être sortis de leurs entrailles. […] Comment peux-tu piétiner deux
siècles de souffrances, d’humiliations, de luttes pour un stupide jeu de caleçon ? […]
Ton minable d’amoureux, le connais-tu ? enchaîna-t-il. Tu sais de quelle boue il sort ? Non seulement
il est de la mauvaise souche, mais ses ancêtres ont été les serviteurs zélés des négriers. Ce sont ses arrière-grands-pères qui nourrissaient le commerce des négriers en leur fournissant des esclaves. […]
Et toi, Anna-Maria, toi, tu…[souligné par J.-Y.P.] ».23
- l’autre raison invoquée pour justifier l’impossibilité du mariage d’Anna, une Agouda,
avec un Béninois de souche, c’est la responsabilité, jamais oubliée et jamais pardonnée, des
dirigeants et rois africains dans la déportation des esclaves au Brésil. Les Afro-Brésiliens sont
riches et/ou appartiennent à l’élite intellectuelle du pays.
Il ne faudrait pas oublier enfin que les Afro-Brésiliens sont très centrés sur eux-mêmes,
peu perméables aux influences non-agouda. Pour toutes ces raisons, Anna Maria ne pourra
jamais épouser Pierre ; le sang des bourreaux ne doit pas se mêler à celui des victimes, quelle
que soit la force des sentiments : c’est bien ce qu’exprime l’un des personnages du roman de
Florent Couao-Zotti :
« Si nous sommes recroquevillés sur nous, se justifiaient-ils, c’est parce que vous ne nous inspirez pas
le plus digne des sentiments. Oui, à celui qui a vendu notre père au Blanc, on ne peut pas lui adresser
des sourires de félicitation. A celui qui a échangé notre mère contre de la pacotille, on ne peut pas
22
23
idem, p. 17.
idem, pp. 38-39.
15
tresser autour de sa tête des couronnes de César. A celui-là, seule la réserve suffit pour le tenir hors
champ. La réserve, quand ce n’est pas le rejet. […]
Chez les Agoudas pure essence, la descendance est sacrée autant que les liens du mariage. Le sang
mêlé, métissage forcé auquel la communauté a été confrontée là-bas à Bahia, est farouchement inconcevable ici. Ce n’était pas du racisme, juste la logique qui veut que la victime, encore mal dans ses
plaies, encore tuméfiée à l’intérieur, ne donne pas l’accolade au bourreau inconscient de ses torts et de
ses crimes ».24
Marqueurs identitaires de la communauté agouda
La communauté agouda se distingue des populations locales par :
1- Le patronyme : ce sont des patronymes à consonance portugaise/brésilienne que portaient les enfants de négriers. Dans la majorité des cas, il s’agissait plutôt d’esclaves qui,
comme il était d’usage dans le système de la traite négrière, portaient le patronyme de leur
maître.
Parmi les patronymes à consonance portugaise/brésilienne les plus courants, il faudrait
citer : d’Almeida, de Campos, da Costa, Domingo, do Sacramento, de Souza, Antonio, da
Cruz, Emmanuel, Gomez, Lauriano, Lopez, Marcos, Moreira, d’Oliveira, Paraïso, Pereira, da
Piédade, Pinto, Pio Jambo, Santana, do Santos, da Silva, da Silveira, da Trinidad, etc.
D’autre part, il n’était pas rare que le prénom également fût à consonance portugaise/brésilienne : Anna, Antonio, Francisca, Ignacio, Isidoro, Horacio, Lucia, Rebecca,
Théodosio etc.
2- La religion : A l’exception de ceux d’entre eux qui étaient musulmans et qui le sont
demeurés, la plupart des esclaves avaient adopté au Brésil le catholicisme que pratiquaient
leurs maîtres. Pierre Verger cite cette phrase : « J’appartenais à mon maître ; il voulait que je
fusse baptisé, je n’avais pas le choix ».
A l’époque, on s’empressait de baptiser tous les esclaves africains selon les principes de
l’Église catholique. En apparence, ils n’opposaient pas de résistance à leur conversion forcée
au catholicisme ; mais leur pratique du catholicisme était doublée de l’observance de leurs
propres rites. Les esclaves africains continuèrent ainsi à vénérer les orixas ou dieux africains.
24
idem, pp. 28-29 et 32.
16
En public, ils se pliaient aux rites du culte catholique, mais se réunissaient entre eux pour célébrer leur culte propre. Bahia a ainsi vu se répandre la pratique du candomblé, notamment
chez les esclaves yorubas originaires de territoires situés au Dahomey/Bénin et au Nigeria actuels. Le candomblé étant, contrairement à une idée répandue, une religion monothéiste, les
esclaves pouvaient faire valoir que leur dieu unique était le même que celui de l’Église catholique. Ils remplaçaient le nom de leurs « saints » orixas par celui des saints de l’Église catholique. Ainsi, durant les offices, pour donner l’impression de suivre le rite catholique, ils maquillaient l’identité de leurs principales divinités en leur donnant le nom de saints de l’Église
catholique. Pour ne citer que quelques exemples, Oxala, dieu africain de la créativité et fruit
de la divinité suprême Olorum, devenait Jésus-Christ ; Yemanja, la chaste, déesse de la fertilité et lien avec la terre mère d’Afrique, se transformait en Immaculée Conception ; Ogum, dieu
du fer, des couteaux et de la guerre se transformait en Saint Georges chrétien ; le maître du
tonnerre, Xangô, se confond avec Saint Jean-Baptiste.25 Le syncrétisme a permis aux religions
africaines et aux esclaves de survivre dans un environnement hostile. Cela constituait une tactique de survie dans un environnement hostile, un moyen habile de contourner les interdits des
maîtres esclavagistes et d’assurer ainsi la permanence de sa propre identité par-delà les vicissitudes de l’histoire26.
A leur retour en Afrique, les anciens esclaves continuent de pratiquer ce syncrétisme religieux. Cela provoquera cette observation désabusée du R.P. Borghero en 1864 :
« Nous fûmes très peinés de voir ces ‘portugais’ noirs et blancs qui se disent chrétiens, vivre
exactement comme des païens pour la plupart. Ils ont pour religion un amalgame monstrueux de paganisme, de pratiques chrétiennes et de superstitions fétichistes. »27
25
26
27
Roberto Motta, Mémoire, solidarité et ecclésiogenèse dans les religions afro-brésiliennes, in : Le Lien Social, tome 1, pp. 241-249, Genève, 1989. Également Roger Bastide, Les Religions africaines au Brésil. Paris,
PUF, 1960.
Aujourd’hui, le gouvernement brésilien reconnaît et protège le candomblé. Mais à l’époque de l’esclavage et
même, bien des années après son abolition en 1888, le gouvernement et l’Église catholique interdisaient la
pratique du candomblé et ceux qui s’y adonnaient s’exposaient à des sanctions sévères.
Cité par Pierre Verger, op. cit.
17
En réalité, les Agoudas voyaient dans la religion catholique un tremplin pour leur ascension sociale ; et, comme dans le royaume du Dahomey, il était la religion semi-officielle, le
catholicisme facilitait leur intégration et leur procurait en même temps des ressources de pouvoir. On pourrait parler d’un catholicisme d’identification, d’une religion dans laquelle la recherche et la préservation du statut social l’emportent sur la doctrine. Se revendiquer chrétien,
c’était apparaître comme étant « civilisé », « évolué » et, plus tard, avec le début de la colonisation française, se montrer digne d’être « citoyen français ». On pratiquait les religions africaines traditionnelles, mais sans ostentation. En fait, on reproduisait ici en Afrique tous les
subterfuges qui avaient permis, pendant le long exil dans les Amériques, qui ont permis la
survivance clandestine des traditions, religions africaines traditionnelles.
On retrouve les mêmes caractéristiques en ce qui concerne l’islam. L’accent a été déjà
mis sur le fait que les esclaves noirs de Bahia s’étaient convertis à l’islam, non pas par conviction religieuse, mais par réaction à leurs maîtres esclavagistes catholiques. Il ne s’agissait
donc pas d’un islam s’appuyant sur une connaissance approfondie du Coran. Les AfroBrésiliens avaient une conception purement utilitariste de l’islam. L’islam que pratiquaient les
Afro-Brésiliens de Bahia était un islam non-doctrinal, séculier et pragmatique. Alors que les
musulmans autochtones, soucieux de respecter à la lettre les préceptes coraniques, refusaient
d’envoyer leurs enfants dans les écoles du colonisateur de peur qu’ils fussent christianisés, les
Agoudas de confession musulmane qui avaient de la civilisation occidentale chrétienne une
connaissance suffisante pour savoir ruser avec elle, ont adopté sans états d’âme
l’enseignement colonial parce qu’ils savaient quels profits ils pouvaient en tirer. L’éducation
occidentale devait servir de base à leur ascension sociale. Dans son ouvrage sur l’islam au
Dahomey, Paul Marty note :
« Ils (les créoles musulmans) forment à eux tous une petite société relativement évoluée, et qui se fait
de l’islam une conception moderne, tout à fait curieuse, que le reste de la communauté, fidèle à la tradition coranique, repousse obstinément. »28
28
Paul Marty, op. cit., p. 19.
18
Mais ce qui est le plus important à observer, c’est que l’islam des Afro-Brésiliens est,
comme le fait remarquer fort justement Paul Marty, un islam tolérant :
« A Porto-Novo et ailleurs, plusieurs familles, les de Souza, les de Campos, les Paraïso, les Marcos,
sont mi-catholiques, mi-musulmanes : deux frères, séparés devant Dieu, s’en vont bras dessus bras
dessous jusqu’à la porte de l’église ou de la mosquée, et là chacun prend le côté de ses préférences.
On se retrouve à la fin de l’office, aussi fraternellement unis ».29
3- Dévotion au Senhor de Bomfin : Tous les ans, le troisième dimanche de janvier après
l’épiphanie, est célébrée la fête réservée au Senhor de Bomfin. La veille, est organisée une retraite aux flambeaux à laquelle prend part l’ensemble de la communauté agouda.
Après la messe d’action de grâces du dimanche est organisée une procession au cours de
laquelle chaque membre de la communauté agouda porte, en diagonale sur sa poitrine, une
écharpe verte et jaune aux couleurs de la République du Brésil (en 1975, le gouvernement militaire, qui se proclamait marxiste, a interdit le port de l’écharpe verte et jaune). Après la
longue procession pendant laquelle il faut montrer avec ostentation que l’on est béninois(e),
mais différemment, les Afro-Brésilien(ne)s se retrouvent à la plage pour un grand piquenique.
4- La langue : après plusieurs siècles passés loin de leurs terres d’origine et suite également aux mécanismes d’assimilation mis en place par le système esclavagiste, les esclaves
afro-brésiliens yorubas ont adopté le portugais, mais ils continuaient à pratiquer le yoruba,
baignant ainsi dans une forme de multilinguisme. Revenus en Afrique, cette tradition de multilinguisme a été maintenue.
Une fois le Dahomey devenu colonie française, le portugais est progressivement abandonné au profit du français dans le milieu des Afro-Brésiliens. C’est d’ailleurs tout naturellement au sein de la communauté des Afro-Brésiliens que, plus tard, l’administration coloniale
française recrutera les nombreux interprètes dont elle avait besoin.
29
idem, p. 34.
19
De nos jours encore, des mots, expressions de portugais/brésilien parsèment les langues
nationales, notamment le yoruba. Quelques exemples :
- le terme yoruba « akanma », le lit, est manifestement la corruption du terme portugais cama ;
- dotoo, médécin en yoruba, est dérivé du terme portugais doutor ;
- piron, un plat très connu au Bénin, est également dérivé du terme portugais pirao.
- amissa : la messe
- vêla : la bougie ;
- chavi : la clé
- camisa : la robe longue
- gafu : la fourchette
5- Le style architectural : Il existe une architecture afro-brésilienne apparue avec le retour des esclaves affranchis du Brésil. Cette architecture a inspiré un nouveau mode
d’organisation de l’espace dans des villes comme Porto-Novo et Ouidah. Les maisons rectangulaires spacieuses comptant plusieurs chambres ont progressivement remplacé les cases
rondes. Les Agoudas ont transposé des techniques architecturales européennes qui se pratiquaient au Brésil, mais tout à fait inconnues à l’époque au Dahomey. C’est dans ce style
qu’ils construisirent leurs demeures, les églises et mosquées ; un type d’architecture portugais/afro-brésilien s’est répandu sur toute la côte du Golfe du Bénin, notamment à Ouidah et
Porto-Novo. Les Afro-Brésiliens ont ainsi introduit le style de maisons en terre cuite, maisons
à étage, avec fenêtres à barreaux et arcades en ogive ainsi que toits en tuiles importées du
Brésil. Les ouvertures des façades principales des maisons sont bordées de bandeaux de stuc
peint de couleurs vives. Quelques meubles d’apparat ornaient les pièces du premier étage qui
n’était ouvert qu’en des circonstances exceptionnelles. Dans leur maison, les familles agouda
disposaient d’une grande cour, d’un jardin potager et d’un verger.
20
Ce sont les familles afro-brésiliennes qui ont également introduit le système des tombes
pour les défunts (tombeau élevé sur une dalle de pierre, de marbre portant des inscriptions
etc.).
Tout un programme de réhabilitation de ces demeures aujourd’hui à l’abandon, est mis
en œuvre avec l’UNESCO et des financements brésiliens.
6- Les habitudes alimentaires : les esclaves affranchis ont introduit de nouvelles habitudes alimentaires, mais également des produits alimentaires tels que le manioc, le gombo,
l’acajou ; quelques mets, pâtisseries et autres desserts très répandus au Bénin sont typiquement brésiliens :
- le kokada, sorte d’amuse-gueule à base d’arachides grillées, de sucre et de jus de citron ;
- le fêchuada ou fejoada ;
- le couzidou ;
- le srabouya ;
- le molocoto
- le candjika.
7- Les métiers de cordonnier, menuisier-ébéniste, coiffeur, tailleur, forgeron etc. ont été
introduits au Bénin par des artisans afro-brésiliens. C’était également le cas pour des métiers
considérés à l’époque comme plutôt féminins comme ceux de la pâtisserie, de la couture et de
la cuisine qui n’étaient exercés que par des femmes afro-brésiliennes.
Les Agoudas dans la société béninoise : de la pénétration française à nos jours
Lorsque, au lendemain de la Conférence de Berlin (1884), le Bénin devient une colonie
française, les Afro-Brésiliens constituent une élite déjà formée sur laquelle l’administration
coloniale pouvait s’appuyer. Pour le pouvoir colonial, les « Afro-Brésiliens » présentaient
l’avantage d’avoir une connaissance plus ou moins approfondie du monde occidental chrétien
21
et d’être en même temps profondément enracinés culturellement dans leur environnement
africain. Leur « descendance transatlantique » les prédestinait à devenir les relais naturels du
pouvoir colonial français. Ils en deviennent les interlocuteurs privilégiés et jouent le rôle
d’intermédiaires avec les populations locales. A la recherche de ressources de pouvoir, la
communauté agouda espèrait de cette collusion avec la puissance coloniale française un développement accru de ses affaires et de son influence politique. Elle en en attendait également
une protection contre les chefferies locales qui continuaient à lui inspirer une certaine méfiance ainsi que la reconnaissance du statut particulier de collaborateurs du nouveau pouvoir
français. Le pouvoir colonial, pour sa part, était tout à fait conscient que les anciens esclaves,
désormais « occidentalisés et brésiliennisés », continuaient de nourrir de fortes rancœurs et
une méfiance considérable à l’égard des chefferies et des populations locales ; il n’eut donc
aucune difficulté à les convaincre de se mettre à son service. Les Afro-Brésiliens verront leur
fidélité, leur loyauté ainsi que leur dévouement/dévotion récompensés par l’octroi de la citoyenneté française. La puissance coloniale française avait compris les vertus qu’il y avait à
accorder l’accès à la citoyenneté française à une communauté déterminée ; cela constituait
une barrière efficace contre d’éventuelles revendications collectives des populations noires.
Un peu partout, les pouvoirs coloniaux ont eu recours, avec une habileté déconcertante, à ce
type de manipulation ethniste pour diviser les peuples colonisés. La France reconnaissait cette
fonction particulière dévolue à la communauté des Afro-Brésiliens et elle officialisait ce particularisme : ainsi, au niveau de la terminologie officielle, selon un arrêté de 1892, « Monsieur » désignait un Européen, « le Sieur » un Afro-Brésilien et « le nommé » un sujet dahoméen.
Il est donc indéniable que les Agoudas, à quelques exceptions près, se sont rangés sous
la bannière de la puissance coloniale - ce qui leur fut reproché par les élites locales au moment
des indépendances - et qu’ils ont servi les intérêts français au détriment de ceux des popula-
22
tions africaines autochtones. Il en est ainsi de Ignacio Paraïso qui deviendra le Premier Africain membre du Conseil d’administration de la nouvelle colonie du Dahomey en 1894 et, à ce
titre, l’intermédiaire obligé entre pouvoir colonial français et les autorités locales. De confession catholique, Ignacio Paraïso se convertit à l’islam à la demande du pouvoir colonial français qui souhaitait le voir prendre la tête de la communauté musulmane de Porto-Novo afin de
mieux la contrôler. Il put ainsi devenir le chef officieux des musulmans de Porto-Novo et leur
porte-parole auprès du colonisateur. Toutefois, il ne fut jamais tout à fait accepté par la communauté musulmane autochtone. Ce n’est pas sans raison que Paul Marty note :
« L’autorité française, à laquelle Ignaçio Paraïso, fils de José Piquino Paraïso, s’est toujours montré
fort dévoué et à qui il a rendu des services nombreux, a fait successivement de lui, un membre du
Conseil d’Administration du Dahomey, un assesseur au tribunal de cercle, un membre du Comité consultatif des Affaires musulmanes, un Chevalier de la Légion d’Honneur.
Parmi ses enfants, plusieurs sont musulmans comme lui, mais d’autres, entraînés par l’ambiance semi-européenne où ils vivent, sont catholiques ou reviennent avec l’âge au catholicisme. Et c’est là
sans doute le grief le plus profond des Musulmans nago de Porto-Novo. Ils sentent plus ou moins confusément combien cet islam des créoles, dont les racines ne poussent pas en pleine terre indigène, est
susceptible d’évoluer et même de se perdre sous l’action de causes étrangères et ennemies, très fortes
et toujours présentes et actives ».30
Au lendemain des indépendances, les « Afro-Brésiliens » vont faire l’objet d’un véritable rejet. Une grande majorité de la population les percevait, non sans raison, comme les alliés objectifs de l’ancienne puissance coloniale. Même lorsqu’ils continuaient à occuper une
position centrale dans le tissu commercial et économique, désormais, le pouvoir politique leur
échappait totalement. Ce processus s’est accéléré à partir de 1972, date de l’accession au pouvoir d’un régime militaire qui se prétendait marxiste.
Conclusion
C’est par une simple descendance « transatlantique » que se définit aujourd’hui l’espace
de la communauté agouda dans la société béninoise. Cette relation d’ancestralité convertie en
une ressource de pouvoir a permis la consolidation sociale de la communauté agouda qui se
compose des commerçants négriers brésiliens et portugais et, d’autre part, des anciens es-
30
Paul Marty, op. cit., p. 92.
23
claves affranchis ou expulsés du Brésil. La réunion de ces deux groupes a priori totalement
antagonistes a donné le profil de la communauté agouda. On y trouve à la fois la fierté des
maîtres d’esclaves, mais également les habitudes d’esclaves acquises pendant la déportation à
Bahia. Le principal paradoxe de cette histoire transnationale réside ceci que les anciens esclaves retournés en Afrique ne se pensent pas en tant que membres arrachés aux peuples africains, mais en tant qu’élites « évoluées » en raison de leur contact avec la culture occidentale.
La communauté agouda a ainsi conservé tous les signes distinctifs de son origine transatlantique.
Que reste-t-il aujourd’hui de cette identité agouda spécifique ? Noyautés et submergés
par les élites africaines autochtones, les Agoudas ont perdu de plus en plus de leur cohésion.
Les pratiques endogamiques chères aux premières générations tendent à disparaître, même si
bien des résistances restent à vaincre. Désormais, l’origine « brésilienne » est revalorisée et
est définie comme le paradigme d’une culture métissée (africaine et euro-brésilienne) et,
donc, comme un symbole d’ouverture et de modernité.
Digression : Libres propos d’un descendant d’esclave sur la co-responsabilité des dirigeants africains dans la tragédie de l’esclavage
Dans le roman de Florent Couao-Zotti, plusieurs des protagonistes appartenant à la
communauté agouda mettent en avant la responsabilité des rois africains dans la déportation
de leurs ancêtres. Le sujet est passionnel et controversé : l’Afrique Noire, par ses chefs et dirigeants interposés, a-t-elle été complice de cet odieux trafic humain ? Qu’il faille répondre
par l’affirmative ne peut souffrir aucune contestation. Faut-il rappeler l’attachement de certains rois africains au commerce des esclaves qui leur était tant profitable ? Il y a chez de
24
nombreux Africains une amnésie et une falsification à propos de la traite négrière, qui vise à
passer sous silence le fait qu’il s’est trouvé des Africains pour s’associer aux forfaits de la
traite. Ce manichéisme de principe, encouragé parfois par certains historiens militants, interdit
malheureusement d’analyser les éléments du drame et de les comprendre. L’historiographie
engagée peut conduire sur une pente naturelle tendant à déformer la réalité. L’Africain n’a pas
les mains pures. Il importe de prendre en compte la dynamique propre qui était celle des sociétés africaines de l’époque. Le conquérant européen, sans l’intrusion duquel, il est vrai, la
demande en esclaves n’eût pas existé, ne fut cependant pas l’acteur essentiel, sinon unique de
cette aventure nauséabonde. Aucun marché ne peut subsister aussi durablement (quatre
siècles) sans la complicité active de partenaires, au moins à un certain niveau. Manifestement,
il existait une certaine convergence entre les intérêts économiques des divers partenaires (européen et africain). Ensuite, il faut bien admettre les négriers portugais et brésiliens n’allaient
pas capturer eux-mêmes les femmes et hommes destiné(e)s à être déporté(e)s. Ils s’adressaient
à des intermédiaires africains qui, à leur tour, scellaient des pactes avec les rois et autres autorités africaines du pays. Ce sont ces derniers qui menaient des guerres sanglantes contre certains groupes de population dans le seul but de capturer le plus grand nombre possible de prisonniers destinés à être vendus aux négriers, puis à être déportés dans les Amériques pour y
être ensuite réduits en esclavage. Les modalités de l’échange, définies d’avance, assuraient
richesse aux chefs de guerre africains. Les rois d’Abomey effectuaient ainsi régulièrement des
razzias contre les populations yorubas de Savè, Kétou, Pobè ; c’est de ce trafic de la honte que
le Royaume fon d’Abomey a tiré, en très grande partie, sa prospérité. L’esclavage a été la rencontre des intérêts, non pas de deux peuples, mais de deux classes dirigeantes : la classe dirigeante européenne et la classe dirigeante africaine31.
31
Pour éviter tout malentendu, je voudrais souligner ici avec force que le point de vue exprimé ci-dessus, ne
s’inscrit nullement dans la logique du Sanglot de l’homme blanc, cet essai de Pascal Bruckner (Seuil, 1983)
dont le seul objectif était de rendre les États africains uniques responsables des malheurs de leur population.
Il ne situe pas non plus dans la ligne de l’ouvrage d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières - Essai
25
Dans les régions de Pobè et Kétou où furent capturés nombre d’esclaves yorubas pour le
compte du royaume fon d’Abomey, les blessures restent encore vives. Dans un entretien consacré à la diaspora et à la réconciliation nationale au Bénin, Nouréini Tidjani-Serpos, universitaire béninois et, actuellement, Sous-Directeur Général de l’UNESCO, chargé du Département Priorité Afrique, insiste sur la permanence des blessures liées à l’esclavage :
« Quand vous vous rendez en pleine nuit à Kétou et que vous tapez à une porte, on vous demande si
vous êtes une personne ou si vous êtes un fon. Si vous répondez que vous êtes une personne, on vous
accueille les bras ouverts ; en revanche, si vous répondez que vous êtes fon, vous êtes tout de suite
perçu comme étant un ennemi. […] Quand on écoute ce que les gens de Kétou racontent, on se rend
compte que les blessures sont encore vivaces ».32
Jusqu’à ce jour, il n’est pas rare d’entendre dans la communauté yoruba/agouda :
« l’oubli oui, le pardon non ». L’énoncé est significatif de la relation controversée entre des
mémoires collectives formellement apaisées et les souvenirs, très partagés, selon les individus
et les familles, concernant l’héritage contemporain d’un passé esclavagiste qui a affecté d’une
manière cruciale l’histoire sociale du Dahomey/Bénin. A dire vrai, un tel énoncé ne traduit
pas une incapacité à pardonner ; il est plutôt la manifestation de la réversibilité assumée du
souvenir. Il exprime les flottements et les silences des mémoires impliquées et surtout une opposition latente à la rhétorique officielle fondée sur la nécessité du souvenir et de la réconciliation.
Il faudrait inventer des voies nouvelles, similaires un peu à ce qui a été mis en place en
Afrique du Sud à travers la Commission Vérité et Réconciliation, pour réussir une catharsis,
32
d’histoire globale, (Gallimard 2004), qui a l’avantage de ne pas passer sous silence la traite oubliée des négriers musulmans ainsi que la traite intra-africaine. Dans cet ouvrage, l’historien pose incontestablement de
bonnes questions, très dérangeantes, concernant les Africains noirs mis en esclavage dans le monde musulman : où sont-ils passés ? Pourquoi cette absence de vastes communautés noires dans le monde musulman
d’aujourd’hui ? Je conteste les motivations profondes d’Olivier Pétré-Grenouilleau, à savoir minimiser
l’importance de la traite transatlantique européenne pour ne mettre en exergue que la traite musulmane. Que
certains milieux politiques aient rapidement compris l’intérêt d’un tel ouvrage en dit long, même si cela ne
justifie nullement que certaines associations aient cru devoir déposer, devant les tribunaux, une plainte – retirée par la suite – contre l’historien. L’enjeu véritable me semble au contraire de sortir de la guerre des manichéismes. Le plus important, pour les Africains, me paraît être de ne pas ressasser sans fin la responsabilité
des autres pour ne pas s’avouer ses propres faiblesses. Ne pas toujours chercher à déplacer les responsabilités
comme si les Africains n’avaient aucune autonomie et avaient toujours été, dans l’Histoire, des objets, jamais
des sujets. Cet « éloge permanent de l’irresponsabilité absolue » n’empêche-t-il pas les Africains de comprendre ce qui leur arrive, d’organiser la résistance et d’influer sur les rapports de force ?
Nouréini Tidjani-Serpos, Pas de réconciliation sans cohésion nationale – entretien, in : Sonangnon, Cotonou, n° 2 du 15 août 2004.
26
seule susceptible de fonder une réconciliation qui ne soit pas seulement de façade. Mais, avant
cela, il faudrait que les Africains eux-mêmes, plus précisément, les citoyens béninois puissent
admettre que le royaume fon d’Abomey fut avant tout un royaume esclavagiste. Comment expliquer que la question de l’esclavage, presque absente des ouvrages scolaires utilisés au Bénin, soit minimisée dans les ouvrages de recherche universitaire sur le royaume fon
d’Abomey ? Comme le dit fort à propos l’un des personnages du roman de Florent CouaoZotti (voir supra), « la victime, encore mal dans ses plaies, encore tuméfiée à l’intérieur, ne
donne pas l’accolade au bourreau inconscient de ses torts et de ses crimes ». Il faut nommer
le crime et éprouver les responsabilités. Cela présuppose que l’on sorte d’une partialité qui a
l’inconvénient de couvrir l’univers africain d’une innocence et d’une vertu qui ne correspondent point à la réalité et qui empêchent les Africains de s’engager dans ce difficile et complexe travail de mémoire, de remise en cause, d’autoanalyse comparable à celui que les Allemands – à la différence des Autrichiens - ont su, pour leur part, effectuer au lendemain de la
chute de la dictature nationale-socialiste. Les réponses de fuite consistant à invoquer la faute
de l’Histoire, la faute des autres participent de ce qu’Albert Memmi nomme le dolorisme33 et
elles empêchent les Africains d’analyser correctement leur condition et d’agir en conséquence.
33
Albert Memmi entend par dolorisme cette tendance naturelle à exagérer ses douleurs et à les imputer à autrui.
Cf. Albert Memmi, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres. Paris, Gallimard, 2004, p.
34.
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