Tous les hommes sont mortels, par Simone de Beauvoir

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Tous les hommes sont mortels, par Simone de Beauvoir
Dossier
Debra Bergoffen
Finitude et Justice:
Tous les hommes sont mortels, par Simone de Beauvoir
Publié en 1946, le roman Tous les hommes sont mortels fut peu apprécié en
France lors de sa sortie,1 et subit un sort similaire aux Etats Unis dès qu’il fut traduit. Anthony West déclara dans le New Yorker qu’il était „difficile de croire que
cette présomptueuse et affreusement vulgaire pièce d’écriture puisse être un roman sérieux“.2 Frances Keenes, en rédigeant un compte-rendu pour The New
York Times, le compara à Orlando de Virginia Woolf, auquel il était inférieur selon
lui: „[…] La modestie de cette esprit créatif [à savoir, Virginia Woolf] a développé
une action romanesque presque identique, avec comme résultat une œuvre d’art
vivante. Mais l’ouvrage présent échoue, parce que Mademoiselle de Beauvoir n’y
a pas mis tout son cœur.“3
Quelques années plus tard, les jugements sur ce roman devinrent plus favorables. En 1962, Maurice Cranston jugea Tous les hommes sont mortels comme un
des romans beauvoiriens les plus réussis. Il explique ce succès artistique par le
lieu et le moment de sa création: un Paris occupé par la Gestapo, où on définissait
les gens selon leur appartenance ou leur hostilité envers la Résistance. Il lit le roman en le plaçant dans le contexte de ces quelques phrases de Sartre énoncées
dans l’article „La République du Silence“ (publié dans Situations III): „Chaque seconde nous faisions l’expérience la plus complète possible de la signification de
l’expression ‘Tous les hommes sont mortels.’ Et la décision prise par chacun de
nous était librement choisie, parce que prise en présence de la mort et donc susceptible à être exprimée comme ‘Il vaut mieux mourir que…’“4 En 1998, Kate et
Edward Fulbrook rangent Tous les hommes sont mortels parmi les ouvrages éthiques beauvoiriens de cette époque-là. Comme Keene, ils comparent ce roman
avec Orlando, mais cette fois-ci avec un jugement en faveur de la Française.5
Malgré cela, Tous les hommes sont mortels reste une œuvre négligée. Je suis
convaincue qu’il s’agit d’une erreur. Si on la compare à l’essai beauvoirien „Littérature et métaphysique“ paru la même année, on découvre qu’elle a été conçue
comme un roman métaphysique. Dans le contexte des ouvrages philosophiques
qui l’entourent, Pyrrhus et Cinéas de 1944 et Pour une morale de l’ambiguïté de
1947, ce roman développe les implications politiques de l’éthique existentialiste de
Simone de Beauvoir. Enraciné dans son époque intellectuelle et politique, Tous les
hommes sont mortels continue à nous parler. Si les habitants de la France occupée se catégorisaient par leur rapport avec la Résistance, Tous les hommes
sont mortels universalise cette manière de concevoir la personnalité humaine. Il
montre la manière dont la résistance à une vision politique absolutiste peut être importante pour une politique de la justice.
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Par sa défense d’une attitude de particularisme et de liberté, ce roman métaphysique pourrait aussi être entendu comme anticipation de la „politique de la révolte“
de Julia Kristeva. Comme chez Kristeva, dans Tous les hommes sont mortels sont
désapprouvées toutes les idéologies politiques qui prétendent parler d’une manière absolue et universelle pour d’autres époques et d’autres hommes. Ce que
Kristeva appelle une politique de la révolte, Beauvoir appelle une politique de la
liberté, de la protestation et de l’engagement. Les principes de cette politique sont
énoncés dans Pour une morale de l’ambiguïté.
Beauvoir commence cet essai philosophique en refusant „de nier à priori que
des existants séparés puissent en même temps être liés entre eux, que leurs libertés singulières puissent forger des lois valables pour tous“.6 Sur la base de ce refus, elle découvre „qu’aucune existence ne peut s’accomplir valablement si elle se
limite à elle-même; elle fait appel à l’existence d’autrui.“7 En déclarant que la relation entre le moi et les autres est indissoluble et qu’„on ne peut révéler le monde
que sur le fond du monde révélé par les autres hommes“,8 Beauvoir affirme que
„la liberté ne peut se vouloir sans viser un avenir ouvert“.9 Elle nous rappelle que
nos projets persisteront seulement s’ils sont poursuivis par d’autres.10 En résumant, elle conclue qu’„il faut dévoiler le monde au fin d’un dévoilement ultérieur, et
d’un même mouvement chercher à libérer les hommes par qui ce monde prend un
sens“.11
A travers ces arguments, Pour une morale de l’ambiguïté dessine la relation entre les exigences de la liberté, la nécessité de la protestation et la responsabilité de
l’engagement. A travers le portrait de la vie d’un homme, Fosca, qui en choisissant
l’immortalité croit pouvoir échapper aux exigences, nécessités et responsabilités,
Tous les hommes sont mortels nous met en garde contre les conséquences destructives de cette fuite. En déformant l’axiome marxiste selon lequel la justice dépend de l’abolition de l’exploitation et de la fin de l’indigence matérielle, Tous les
hommes sont mortels nous amène à considérer la justice sous l’aspect du manque
de temps, qui remplace les critères économiques. De cette manière, ce roman
transforme et élabore les vérités tragiques et productives de finitude et de justice
ébauchées dans Pyrrhus et Cinéas. Plus exactement, il montre comment le désir
de nier notre finitude et l’illusion d’un espoir utopique favorisent une politique antihumaine. En se concentrant sur le type de manque de temps appelé finitude, Tous
les hommes sont mortels plaide pour la formule suivante: l’unique forme de vie
qu’il vaut la peine de vivre est celle que l’on peut risquer, parce que la passion naît
du risque et la vraie vie nécessite la passion. En raison de la limitation du temps
(nous sommes vulnérables à la mort), les risques de la finitude sont étroitement
liés aux contingences temporelles. Il n’y a aucune garantie que nos décisions auront les conséquences que nous souhaitons, et il n’est pas garanti non plus que
nos projets, qui sont l’expression de nos désirs, exprimeront également les désirs
des autres.
Par la création d’un personnage qui perd son humanité en tentant d’échapper à
sa finitude, Beauvoir transforme le très répandu préjugé contre la mortalité en un
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argument en sa faveur. Quand il est immortel, Fosca a le sentiment d’être un esclave de la vie. Par la réfutation de ses calculs, il réalise que c’est une erreur que
de mettre sur le même plan la liberté et le pouvoir. Sans la possibilité de prendre
des risques, sa passion faiblit. La vie devient pour lui un jeu sans intérêt, rien n’a
plus d’importance. En bref, comme immortel, Fosca est privé de la liberté de la
manière la plus radicale qu’il soit. Face à cette perte, nous discernons une relation
essentielle entre risque, échec, liberté et notre humanité. Beauvoir souligne que
sans les ambiguïtés et les précarités de la finitude, le désir serait superflu. Nos
besoins seraient satisfaits par une planification judicieuse. C’est uniquement parce
que nous sommes dans l’impossibilité d’être sûrs de notre réussite que nous
éprouvons de la passion. Si nous parvenions à reconnaître la valeur de cette impossibilité, nous arriverions à la valeur existentielle de la liberté.
Afin de comprendre pourquoi Beauvoir a choisi d’explorer ces questions dans
une œuvre de fiction, nous devons nous tourner vers son essai „Littérature et métaphysique“. Là, elle établit un lien entre son expérience avec le genre littéraire
hybride du roman métaphysique et la révolte existentialiste contre la philosophie
traditionnelle. Les existentialistes ont en commun avec les philosophes antérieurs
la réflexion sur l’opposition entre le fini et l’infini, l’universel et le particulier, l’absolu
et le relatif. Se pencher sur ces problèmes est une des tâches de la métaphysique.
Dans la philosophie traditionnelle, la métaphysique était un système complet et
fermé. En l’absence d’un point de référence universel, les existentialistes déclarent
un tel système impossible pour eux. La critique d’ Hegel formulée par Kierkegaard
est peut-être la manifestation la plus radicale de ce refus.
Etant donné que la métaphysique est toujours basée sur notre situation particulière et finie, il faudrait la concevoir non comme un système, mais comme une attitude, „qui consiste à se poser dans sa totalité face à la totalité du monde“.12 Par
conséquent, Beauvoir préfère parler de „situation métaphysique“, dépendante des
circonstances „charnelles“ de l’expérience personnelle, subjective et dramatique,
au lieu de „métaphysique“ tout court. Elle écrit que c’est „à travers ses joies, ses
peines, ses résignations, ses révoltes, ses peurs, ses espoirs“,, que „chaque
homme réalise une certaine situation métaphysique“.13
Dans „Littérature et métaphysique“, Beauvoir nous explique qu’elle a créé ce
genre littéraire hybride pour éviter les limitations de la pure philosophie et de la
pure littérature. La philosophie la plus pure perd le particulier par sa concentration
sur l’abstrait. La littérature la plus pure, où les personnages de la fiction sont caractérisés par leur psychologie ou leur appartenance sociologique, perd quant à
elle la dimension métaphysique de leurs vies. Par la création de personnages qui
connaissent les dimensions d’„angoisse, révolte, volonté de puissance, crainte de
la mort, fuite, soif de l’absolu“,14 Beauvoir prétend éviter les deux formes de limitation, en rendant les tensions métaphysiques du fini.
Le destin de Tous les hommes sont mortels indique que la supériorité du roman
métaphysique à la philosophie n’est peut-être pas aussi évidente que Beauvoir le
suggère. En réalité la relation entre ce style hybride et la philosophie pure est as51
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sez complexe. Ceux qui pensent qu’il s’agit d’un roman important (et j’appartiens à
ce groupe-là) l’ont lu dans le contexte des essais philosophiques beauvoiriens.
Cela signifie que les personnages de ce roman métaphysique atteignent toute leur
profondeur seulement à l’aide de l’essai philosophique. Il signifie également que la
réalité vécue qu’on trouve dans le roman est un défi aux interprétations trop faciles
des essais. Par exemple, dans Pour une morale de l’ambiguïté, l’homme sérieux,
le personnage qui s’enfuit devant sa liberté à cause de sa croyance dans des valeurs qu’il suppose comme objectivement existantes, est identifié soit comme
l’origine d’une politique terroriste, soit comme un être susceptible d’être manipulé
par des idéologies totalitaires. Mais dans Tous les hommes sont mortels, la politique de la terreur est attribuée à quelqu’un qui sait qu’il peut donner un sens au
monde et qui croit avoir le droit de lui imposer un sens choisi par lui-même. En outre, ceux qui adoptent la vision de Fosca ne sont pas nécessairement convaincus
de sa validité objective; ils acceptent cette vision parce que Fosca a le pouvoir de
les terroriser. Dans le roman, la conception unidimensionnelle de la liberté développée dans l’essai devient plus compliquée. Ici, le tyran n’est pas caractérisé par
la fuite devant la liberté, mais par le désir de posséder le pouvoir absolu. Pareillement, ce n’est pas la fuite devant la liberté mais le désir de préserver sa dignité
face au pouvoir qui pousse l’homme sérieux à croire dans l’objectivité revendiquée
par le tyran. A travers la combinaison des essais avec le roman, nous découvrons
la complexité de la pathologie de la tyrannie.
Nous pouvons discerner les qualités singulières du roman métaphysique en suivant ces commentateurs qui comparent le livre que Beauvoir a écrit – Tous les
hommes sont mortels – avec le livre qu’elle n’a pas écrit: Orlando. Les deux romans semblent traiter le même thème: les conséquences de la transformation de
notre condition mortelle dans une condition immortelle. En réalité, c’est seulement
Beauvoir qui réfléchit vraiment sur l’immortalité; pour Woolf, il s’agit d’un simple
moyen de préparer l’action de son personnage principal. Orlando n’a pas vraiment
besoin de l’immortalité, il ne connaît aucune dimension métaphysique; mais de
cette manière il peut multiplier infiniment les possibilités normalement limitées de
la finitude. Compte tenu des essais beauvoiriens, de sa conception de la responsabilité de l’écrivain et de son expérience personnelle dans la France occupée et
d’après-guerre, nous pouvons supposer que si Beauvoir avait écrit Orlando, elle
aurait examiné le refus d’Orlando de devenir un écrivain engagé, en abordant des
questions de complicité et de liberté. Le roman de Virginia Woolf n’est pas discrédité par l’absence de ce questionnement; mais nous percevons ainsi la particularité du roman métaphysique et comprenons qu’il serait superficiel de comparer
deux ouvrages complètement différents.
Pour Fosca, le personnage principal du livre que Beauvoir a décidé d’écrire,
l’immortalité est définitive. Ce n’est pas un accident qui lui arrive, c’est au contraire
quelque chose que lui-même a choisi. Il croit qu’en devenant immortel, il surmontera l’obstacle majeur à son désir tyrannique d’être universel: le manque de temps.
Quand Beauvoir nous présente Fosca comme étant l’unique personne à prendre
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une telle décision, elle souligne la signification de ce choix. Aucun membre de sa
famille en possession de la potion magique ne prend le risque de la boire, et Catherine, son épouse, avertit Fosca du danger. La seule personne séduite par la
promesse de l’immortalité est Fosca, caractérisé comme tyran.
Les dangers de cette séduction sont représentés à travers deux conflits qui marquent le roman: le premier entre Fosca et Catherine, et le second entre Fosca et
son arrière-petit-fils Armand. Le premier conflit survient tôt dans l’action, étant au
même temps un pressentiment et un avertissement; le second conflit arrive plus
tard et est utilisé comme critique de la politique humaniste. Les deux mettent à disposition des critères pour la justice de la finitude.
Catherine prévient Fosca deux fois. Le second avis, déjà mentionné, concerne
sa décision de devenir immortel. Le premier se produit avant que l’immortalité ne
paraisse possible. Fosca est poursuivi par la mort – non pas parce qu’il a peur de
la mort à proprement parler, mais parce qu’au moment de sa mort, son projet
mourra aussi. Encore mortel, il fait de son mieux pour sauver sa ville. Plutôt que de
se rendre à un ennemi plus puissant et sauver ainsi la vie de son peuple, il ferme
les portes de la ville à clé, abandonnant, à l’extérieur, les femmes, les enfants et
les vieux à un sort cruel. Il réserve ses maigres ressources pour les hommes en
bonne santé. Son épouse, furieuse, le lui reproche: „Les hommes prieront pendant
que les Génois violeront leurs femmes!“15 Fosca n’est pas ému. Dans cette scène
entre mari et femme, nous observons un comportement qui semble correspondre
aux clichés de la rationalité calculatrice masculine et de la compassion sentimentale féminine. Si c’était de la littérature pure, l’affaire serait réglée, mais ici la mise
est majeure. On verra à quel point dans Le Deuxième Sexe. Les discussions dans
Pour une morale de l’ambiguïté autour de l’engagement en constituent le début.
Bien que Fosca ait laissé le sort des femmes de sa ville entre les mains de
l’ennemi, il existe une femme qu’il protège: son épouse. Catherine le défie à propos de cette exception: selon elle, il devrait protéger non seulement sa propre famille, mais aussi tous ceux qui ne peuvent pas se défendre par eux-mêmes; s’il ne
protège pas les autres, il n’a pas le droit moral de sauver son épouse. Fosca ne
tient pas compte de ces arguments, qui sont pour lui l’expression d’un trivial énervement féminin. Pour Beauvoir, le défi de Catherine n’est pas du tout insignifiant: il
marque l’incapacité de Fosca de comprendre les vraies obligations de son engagement et souligne l’injustice de son refus à adopter une politique d’austérité. Malgré cette imperfection du caractère du personnage principal, il assume au moins
ses obligations envers sa famille, ce qui sert à limiter l’exercice de son pouvoir. Il
ne permettra ni le viol de son épouse ni le sacrifice de son fils pour la ville. Il ‹gaspillera› une partie de ses ressources pour eux. Beauvoir fait ressortir cette obligation, en remarquant que, comme membre d’une famille, Fosca n’avait pas le pouvoir de jouir de tout son pouvoir, même lorsqu’il était devenu immortel et disposait
donc d’un temps illimité. Ses actions restaient entravées par ses engagements envers sa famille. C’est seulement quand le dernier membre de celle-ci disparaît qu’il
est vraiment autonome et peut finalement savourer tous les avantages de
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l’immortalité. Sans les contraintes de l’amour, de la mémoire ou du devoir, Fosca
s’élève au-dessus des lois. Son pouvoir est maintenant absolu, aucune vie humaine ne compte désormais pour lui, sans exception.16
Cela lui prend beaucoup de temps (il en a suffisamment) pour découvrir le coût
de cette liberté. Une vie au-dessus des lois de l’engagement humain a son prix:
isolation extrême, répulsion, désespoir. Bien que Fosca considère tous ceux qui
vivent en respectant cette obligation comme des idiots, il se demande néanmoins
s’ils partagent peut-être un secret qu’il ne connaît pas.17 Ce mystère, entrevu par
Fosca quand il était encore mortel, devient de nouveau important pour lui quand il
se rapproche par amour de la vie et de ses obligations.18 Mais, la plupart du
temps, le secret reste impénétrable pour lui.
La seconde dispute ne concerne pas les mystères. Le conflit entre Fosca, le tyran qui choisit l’immortalité, et son arrière-petit-fils Armand, le révolutionnaire qui la
rejète, représente la lutte entre les réalités de la finitude et le désir de l’infini. A travers le personnage de Fosca, le roman révèle la manière dont l’illusion de l’infini
détruit la dignité humaine. Au contraire, au travers du personnage d’Armand, il révèle comment la passion de la liberté détruit cette illusion. Cette dispute nous fait
découvrir la relation essentielle entre des illusions qui semblent inoffensives et
l’injustice.
Si Fosca est un tyran, c’est un tyran bon enfant. Il s’agit d’un humaniste, qui en
poursuivant les idéaux humanistes de paix et de bonheur, révèle le despotisme
inhérent à l’humanisme. En se réclamant de ces idéaux, Fosca conçoit la vie
comme une valeur donnée. Il opprime les autres, en prétendant agir pour leur
bien; il nie leur particularité en faveur de son projet universel. Il ignore la justice de
la finitude: que les vies finies des contemporains ne peuvent pas être sacrifiées
pour un futur qu’ils ne partageront pas. La valeur du présent comme époque du
désir et de la liberté des vivants doit être respectée. En trahissant la signification
finie du présent, Fosca trahit aussi la signification du futur, qui sera également une
époque du désir et de la liberté pour ceux qui vivront alors. La contingence est une
forme de justice; un futur contrôlé priverait les générations à venir de leur liberté et
de leur désir. En essayant de déterminer et de fixer le futur, Fosca ne tient pas
compte d’un point essentiel: le temps libre du renouvellement, qui est le temps de
l’autre.
La face anti-humaine de l’humanisme se montre dans deux illusions qui sont à
sa base. Premièrement, l’illusion qu’une seule personne peut déterminer le bien
commun, que l’on peut résumer comme étant le mirage d’une perspective universelle. Deuxièmement, l’illusion du progrès, qui favorise la décision prise par Fosca
de devenir immortel. Il est convaincu qu’avec assez de temps son but humaniste
peut être réalisé dans l’histoire. Si ce but n’a pas encore été atteint, c’est, selon lui,
à cause de l’absence d’un guide. Il pense être ce guide, qui comme immortel
pourra garantir la direction progressive et la continuité du temps. Ici, ce ne sont
pas la liberté et le désir des autres qui sont niés par lui, mais la contingence radicale du temps. A vrai dire, ces deux formes de négation ne peuvent pas être sépa54
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rées; c’est la contingence temporelle qui est à l’origine de la possibilité de notre
liberté.
Fosca a besoin de plusieurs centaines d’années pour surmonter ces illusions.
Au début, il n’est pas attentif aux catastrophes naturelles qui détruisent ses victoires. Comme il n’a jamais prétendu pouvoir contrôler la nature, il prend ces accidents à la légère. Il ne les interprète pas comme des indices de la contingence radicale du temps et du futur. Mais il y quelque chose dans le fonctionnement de
l’histoire qui commence à le déranger: Fosca découvre à plusieurs reprises que
dans certaines situations historiques, il n’y a aucun choix et qu’il est incapable
d’influencer la direction de l’histoire par sa volonté. En vertu de cette découverte,
Fosca passe d’humaniste utopique à déterministe mécanique. Il décide que
l’univers qu’il avait voulu dominer n’existe pas. La raison ne peut pas unifier
l’humanité et Fosca est accablé par cette conclusion. Ne croyant plus à sa liberté
ou à un futur utopique, son corps sensuel meurt. Le cri de Régine dans la dernière
ligne du roman semble se référer à cette mort. Si ce bruit effrayant est la dernière
note du livre, à mon avis, ce n’est pas le dernier mot de Beauvoir. Elle le fait prononcer par Armand.
En créant le personnage d’Armand, Beauvoir nous montre l’échec de la formule
choisie par Fosca: celle des visions utopiques, où la raison est supposée contrôler
le temps; ou celle des revendications mécaniques, où le temps est contrôlé par les
forces de la nature. Armand, en reconnaissant les réalités de finitude et de contingence, rejette toutes les idéologies qui ont pour but le contrôle. Au lieu de cela, il
préconise une politique de la liberté et de la protestation. Cette politique accepte
les risques et passions de la finitude comme source de justice. Son objectif est de
garantir que les projets du présent rendent possibles les contingences du futur.
Armand a la même apparence que son arrière-grand-père; mais il semble avoir
hérité non seulement de l’apparence extérieur de Fosca, mais aussi de son expérience, ne croyant ni au droit de contrôler les autres (même pour leur bien), ni aux
illusions de l’humanisme ou du progrès. Par contre, il incarne l’idéal d’une liberté
conçue comme désir toujours imprévisible et insatisfait. Il s’allie avec d’autres révolutionnaires qui partagent ses convictions; par cette reconnaissance de son
engagement envers la communauté, il lutte pour une liberté basée sur les réalités
de finitude, d’insuccès et de contingence. Après l’échec de l’insurrection du 13
avril, Garnier, le compatriote d’Armand, dit à Fosca: „Nous n’avons pas à attendre
que l’avenir donne un sens à nos actes; sinon tout action serait impossible. Il faut
mener notre combat comme nous avons décidé de le mener, c’est tout.“19 Autrement dit, il faut réaliser ses projets dans le présent car même s’ils sont dirigés vers
le futur, ils ne peuvent pas le déterminer. Face au futur, l’éternel inconnu, Armand
et les autres comprennent que le seul but légitime de leur projet est la liberté, c’est
le seul but qui respecte la contingence radicale de notre finitude, les responsabilités de l’engagement y compris.
Fosca éprouve de la méfiance à l’égard d’Armand. Il veut savoir ce que l’homme
doit faire avec ses forces une fois qu’il sera libéré. Armand répond: „Qu’importe! Il
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en fera tout ce qui lui plaira. Il faut d’abord les délivrer.“20 Fosca insiste sur le fait
que le futur dont Armand rêve ne se produira jamais, mais ce dernier réplique: „Ce
que nous décrivons comme un paradis, c’est le moment où les rêves que nous
formons aujourd’hui seront réalisés. Nous savons bien qu’à partir de là d’autres
hommes auront des exigences neuves…“21
Armand et ses amis nous donnent des traductions politiques de ce que Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté appelle l’éthique de la protestation et de
l’engagement. Comme raconté dans Tous les hommes sont mortels, il s’agit d’une
politique de la finitude, qui rejette les illusions d’objectifs absolus défendus par
Fosca. Dans le cadre de cette politique, l’imprévisibilité de mon projet est le signe
distinctif de ma liberté et est essentielle pour la liberté des autres. Si comme être
humain je me sens attiré par le futur, ceci exige que je me sente aussi attiré par
ses possibilités en perpétuel renouvellement.
Pour revenir à la dispute entre Fosca et Catherine, je pense qu’Armand incarne
une manière de penser que Kristeva appellerait l’humilité: une pensée qui accepte
ses limitations, reconnaît notre mortalité et se réjouit de l’incertitude du futur. Dans
Tous les hommes sont mortels, cette manière de penser assume dans la personne
d’Armand un caractère androgyne: comme Fosca, il calcule le succès de son projet; comme Catherine, il confirme les bornes de l’engagement. Ses calculs prennent comme point de référence la relation entre les nécessités de la finitude et les
contingences du futur. Dans sa lutte pour un futur qui ne peut pas être garanti, au
lieu d’une vision utopique, Armand se bat pour la liberté des générations à venir. Il
retient le projet d’un futur ouvert, qui assurera la constante renaissance de
l’humanité.
Ces conflits entre Fosca, Catherine et Armand nous conduisent vers le principe
d’une politique de la finitude: en dépit de notre passion pour certains projets, nous
devons nous rappeler qu’ils n’appartiennent pas à nous seuls; ils appartiennent
aussi aux autres, qui peuvent soutenir, modifier ou remettre en question nos visions. Cette politique commence par une interrogation: Qui possède le présent et
le futur? La réponse est que le présent appartient à nous tous, mais le futur
n’appartient à personne, ce qui transforme une constatation éthique en des projets
politiques. Ces projets acceptent la tâche difficile de matérialiser notre manière
d’exister à l’intersection entre le particulier et l’universel. Cette tâche, identifiée
dans Pour une morale de l’ambiguïté, est celle de formuler des lois non seulement
valables pour tous, mais aussi respectueux des limitations de la finitude. Par ce
respect, cette politique évoque la relation universelle et indissoluble entre moi et
les autres, qui implique aussi la différence: aucune existence ne trouvera son accomplissement si elle reste limitée à elle-même.
(Traduction de l’anglais: Thomas Stauder)
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Cranston Brosman, Simone de Beauvoir Revisited, Boston, Twayne, 1991, 64.
Anthony West, „Prison of Wretchedness“, in: The New Yorker, 1955, 102.
Frances Keene, „Deathless Hero“, in: The New York Times, 30 janvier 1955, 4 & 20.
Maurice Cranston, „Simone de Beauvoir“, in: The Novelist as Philosopher: Studies in
French Fiction, editor J. Cruickshank, New York, Oxford University Press, 1962, 172.
Edward and Kate Fullbrook, Simone de Beauvoir: A Critical Introduction, Cambridge,
Blackwell, 1998, 44-51 & 100.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, 25.
Op. cit., 97.
Op. cit., 104.
Op. cit., 102.
Ibid.
Op. cit., 107.
Simone de Beauvoir, „Littérature et métaphysique“, in: Les Temps Modernes, 1(7) 1946,
reproduit dans L’existentialisme et la sagesse des nations, Paris, Gallimard, 2008
(11948), 71-84; ici: 78.
Op. cit., 79.
Op. cit., 82.
Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, Paris, Gallimard, 1946, 97.
Op. cit., 122.
Op. cit., 210.
Op. cit., 302.
Op. cit., 354.
Op. cit., 362.
Op. cit., 371.
Resümee: Debra Bergoffen, „Endlichkeit und Gerechtigkeit: Tous les hommes sont
mortels, von Simone de Beauvoir“ Im Zentrum von Simone de Beauvoirs Roman Tous les
hommes sont mortels stehen zwei Auseinandersetzungen. Die erste findet zwischen Fosca,
einem Mann, der sich für die Unsterblichkeit entscheidet, und seiner sterblichen Frau Catherine statt und betrifft den Umgang mit den Anderen, die gesellschaftliche Solidarität und das
Engagement. Der zweite Streit, hier zwischen Fosca und seinem sterblichen Urenkel Armand,
betrifft die zwischenmenschliche Kommunikation, das Begehren und die Freiheit. Diese Meinungsverschiedenheiten lassen erkennen, dass die zum Wesen des Menschen gehörende
Endlichkeit auch eine Voraussetzung für die irdische Gerechtigkeit darstellt. Indem sie aus der
Sterblichkeit die politische Verpflichtung zur Respektierung der Eigenheiten des Anderen sowie gegenseitige Verantwortlichkeit ableitet, zeigt Beauvoir auf, dass politische Ideologien, die
einen Allgemeingültigkeitsanspruch erheben, notwendig ungerecht sind. Durch die in Tous les
hommes sont mortels etablierte Verbindung zwischen Gerechtigkeit der Freiheit und Gerechtigkeit des Begehrens definiert der Roman das Wesen der Menschenwürde auf eine Weise,
die Julia Kristevas Konzept der Revolte vorwegnimmt.
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