LE CAPITAL HUMAIN ET SA GESTION PEUVENT-ILS

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LE CAPITAL HUMAIN ET SA GESTION PEUVENT-ILS
LE CAPITAL HUMAIN ET SA GESTION
PEUVENT-ILS CRÉER DE LA VALEUR?
Séminaire du GREGOR, IAE de Paris
Jean-Yves Le Louarn
Professeur, HEC Montréal; Professeur invité à l’IAE
Le 8 décembre 2005
Table des matières
Table des matières.......................................................................................................... 1
1.
Introduction ...................................................................................................... 2
2.
La recherche américaine sur le lien entre pratiques RH et performance ... 3
Les résultats..............................................................................................................................3
La méthode ..............................................................................................................................4
3.
Critiques des recherches .................................................................................. 5
4.
Les recherches récentes ................................................................................... 7
5.
Réflexions sur les recherches futures ........................................................... 10
Revenir aux fondamentaux...................................................................................................10
Mesurer la variable indépendante autrement......................................................................10
Réhabiliter les acteurs............................................................................................................11
6.
Conclusion....................................................................................................... 12
1. Introduction
Depuis une quinzaine d’années, de nombreuses recherches américaines en GRH ont porté sur
le lien [GRH-Performance]. La grande majorité conclut à un lien significatif entre la présence
de certaines pratiques RH et certains aspects de la performance économique et humaine des
entreprises américaines. Autrement dit, le fait pour une entreprise de posséder un certain
nombre de politiques et/ou de pratiques de gestion des ressources humaines est associé à une
bonne performance économique et humaine. La plupart des chercheurs ne se contente pas de
conclure à une association statistique entre GRH et performance mais va jusqu’à conclure à
une relation de causalité entre les deux. Depuis quatre ou cinq ans, trois ou quatre chercheurs
(dont je suis) s’interrogent sur cette relation causale, si rare dans notre domaine, et si régulière
dans ces recherches. Le but de ma présentation est d’apporter un peu de lumière sur ce quasimiracle de la recherche en GRH.
En fait, il n’y a pas de quasi-miracle! Il n’ y a pas de causalité avérée dans le cas du binôme
GRH-performance, pas plus que dans les dizaines de binômes importants dans notre domaine.
Donc, à la question posée en titre, je réponds tout de suite : « sans doute le capital humain et sa
gestion peuvent-ils créer de la valeur (humaine, sociale, économique, écologique) mais nous ne
sommes pas encore arriver à le démontrer ». Je ne dis pas qu’il n’y a pas de lien causal entre
GRH et performance organisationnelle mais qu’aucune recherche connue de moi ne l’a encore
démontré; aucune de celles publiées dans les quinze dernières années qui prétendent le
démontrer ne le font. Le mystère reste donc entier!
Mon exposé va reprendre des points que j’ai déjà abordés ailleurs mais cela paraît nécessaire à
ma démonstration. Je vais cependant tenter d’aller un tout petit peu plus loin aujourd’hui que
dans mes précédents écrits ou exposés. Voici mon plan :
Dans un premier temps, j’explique quels résultats ont été obtenus par les chercheurs de 1990 à
aujourd’hui et comment ils les ont obtenus. Dans un deuxième temps, j’expose les critiques qui
ont été formulées depuis quelques années à l’endroit de ces recherches. Dans un troisième
temps, je présente succinctement les quelques recherches très récentes (notamment une qui
n’est pas encore publiée) qui ont tenté de combler les lacunes décelées auparavant. Dans un
dernier temps, je propose quelques explications aux échecs et une nouvelle manière
d’approcher la recherche sur ce sujet.
2. La recherche américaine sur le lien entre pratiques RH et performance
Les résultats
On peut estimer à près d’une centaine le nombre de recherches empiriques portant sur le lien
« GRH-performance organisationnelle ». Elles pointent toutes dans la même direction : la
GRH d’une entreprise affecte positivement sa performance économique et humaine.
Il ressort de toutes ces études qu’une GRH dite « à haute performance » (en anglais : High
Performance Work Systems) contribuerait à augmenter:
-
L’engagement du personnel
-
la productivité du personnel
-
la qualité du produit
-
la satisfaction de la clientèle
-
la flexibilité de la production
-
les ventes par employé
-
le retour sur actifs (ROA)
-
le retour sur équité (ROE)
-
les profits
-
le prix de l’action
et à diminuer le taux de roulement du personnel (ou turnover).
Ces résultats positifs sont obtenus, que la variable indépendante soit une politique RH, par
exemple le recrutement du personnel ou la formation, soit une grappe de politiques
(recrutement, rémunération, évaluation, formation, etc.). Ils sont de plus obtenus dans une
panoplie de secteurs industriels et commerciaux (l’acier, les banques, la pétrochimie,
l’assurance, la restauration rapide, le service public, etc.). Par ailleurs, à peu près tous ces
résultats ont été obtenus aux États-Unis. Enfin, notons que ces résultats ne sont pas seulement
statistiquement significatifs mais ils sont pratiquement significatifs, c’est-à-dire qu’ils ont un impact
pratique important. Par exemple, certains chercheurs prédisent qu’une entreprise qui a un
système RH un écart-type au-dessus de la moyenne peut avoir des profits 20% supérieurs à la
moyenne.
Cette masse de résultats concordants amène donc la communauté de chercheurs américains à
conclure logiquement à un « effet GRH » substantiel. L’adoption d’un certain nombre de
politiques et/ou pratiques RH dites performantes conduirait l’entreprise sur la voie du succès
humain, économique et financier. Avant de décrire succinctement la manière dont ces résultats
sont obtenus, il faut noter qu’ils ne sont pas dus au hasard. Le niveau de signification
statistique obtenu écarte totalement cette possibilité.
La méthode
Le devis de l’ensemble des recherches est globalement le même. Il présente les huit
caractéristiques suivantes :
-
il s’appuie sur un modèle de type quasi-expérimental: Variables indépendantesVariables dépendantes, avec parfois des variables intervenantes et modératrices et
presque toujours des variables de contrôle.
-
Il est « corrélationnel » : il consiste à calculer des corrélations de Pearson entre les
variables.
-
Les analyses sont en général « multivariées », s’appuyant sur le modèle général de la
régression linéaire multiple.
-
Les données sur les politiques ou pratiques de GRH sont recueillies auprès d’une seule
personne par entreprise, en général le ou la DRH.
-
Ces données reposent sur l’opinion du ou de la DRH plutôt que sur une observation
objective.
-
Il est synchronique, les données de toutes les variables étant généralement recueillies au
même moment.
-
L’échantillon d’entreprises est en général de grande taille mais c’est un échantillon
commode, c’est-à-dire non aléatoire.
-
Les données sur les variables indépendantes, et sur quelques variables dépendantes RH
sont recueillies à l’aide d’un questionnaire transmis au DRH qui le remplit à sa
convenance et le re-transmet au chercheur.
Un devis ayant ces huit caractéristiques est non seulement répandu dans la recherche sur le lien
GRH-performance mais dans la grande majorité des recherches empiriques nord-américaines
en GRH des cinquante dernières années. S’il utilise des mesures de variables fiables, ce qui est
en général le cas, il produit des résultats valides, c’est-à-dire qui ont un sens. Il revient au
chercheur, et non au devis, de donner à ces derniers leur sens, tout leur sens et rien que leur
sens. Celui-ci ne peut être donné que dans le cadre de la méthode utilisée bien sûr.
Si c’est un devis de recherche qui peut produire des résultats valides, il n’en possède pas moins
des faiblesses ou des limites.
3. Critiques des recherches
La méthode de recherche que je viens de décrire souffre de plusieurs limites dont la principale
est qu’elle ne peut être utilisée pour tester des relations causales, celles que tous les chercheurs
du lien GRH-performance veulent tester. Voici les limites ou faiblesses de la méthode :
-
ce modèle de recherche quasi-expérimentale donne une recherche de type ex post, dans
laquelle le chercheur ne peut faire varier la quantité de variable indépendante en tenant
constant les autres facteurs d’influence de la variable dépendante. Le chercheur ne peut
donc pas savoir si un système RH de type A donne des résultats Y et si un système de
type A’ dans la même entreprise conduit à des résultats Y’.
-
le fait de recueillir les informations auprès d’un seul répondant limite la fiabilité des
mesures, notamment la fiabilité inter-juges, évidemment très faible. Une faible fiabilité
tend à réduire la validité des relations trouvées. On a souvent noté que les opinions des
DRH, de cadres opérationnels et des employés concernant les politiques et pratiques
RH de leur entreprise variaient beaucoup des uns aux autres. En ne s’appuyant que sur
la DRH et sur un seul de ses membres, on court le risque d’obtenir des données peu
fiables, donc peu valides.
-
L’utilisation d’un seul questionnaire d’opinions pour collecter des données sur les
variables indépendantes et dépendantes pose le problème de la variance due à la
méthode. Une partie de la variance observée est « créée » par le répondant au
questionnaire. Ce problème peut amener des estimations trop optimistes des liens
entre la GRH et la performance organisationnelle. Ceci est sans doute moins vrai si on
demande des faits objectifs au répondant (par exemple, le dernier chiffre d’affaires de
l’entreprise.
-
L’utilisation d’échantillons commodes interdit toute généralisation en dehors de
l’échantillon en question. Il interdit encore plus de promettre à une entreprise des
résultats meilleurs si elle implante les politiques ou pratiques RH observées dans
l’étude.
-
La plus grande limite de la méthode est reliée au fait qu’elle est synchronique et utilise
des outils statistiques tels que la corrélation et la régression linéaire multiple. Ces trois
caractéristiques excluent toute déduction de causalité de la part du chercheur. Et
pourtant, la plupart le font!
Le caractère synchronique de la méthode étant très important, je vais l’approfondir un peu en
m’appuyant sur une étude de Patrick Wright et ses collègues, étude qui n’est pas encore
publiée. Ils divisent les études sur le lien GRH-performance en trois catégories (Wright et al.,
2004) :
1. les études « post-prédictives », celles qui utilisent des données sur la
performance passée de la firme, celle qui va jusqu’au moment de la passation du
questionnaire auprès du DRH. Ces études demandent au DRH quelles sont les
pratiques ou politiques RH du moment dans son entreprise et les résultats
obtenus avant. Impossible de déduire une causalité à partir de ces données!
2. les études « rétrospectives », celles qui demandent au répondant de se souvenir
des politiques RH n années avant les résultats organisationnels collectés.
3. les études « contemporaines », celles qui collectent des données sur les
politiques RH et sur les résultats organisationnels de la même année. Une partie
de ces derniers ont été obtenus avant et en même temps que les politiques RH
renseignées par le DRH.
4. les études « prédictives », rares et les seules qui font précéder la collecte des
données RH de celle des données organisationnelles. On pourrait presque
appeler ces études « diachroniques ».
Bref, les limites de la méthode utilisée, par tous, jettent une ombre sur la validité des résultats
obtenus et empêchent les chercheurs de conclure à une relation causale entre la GRH d’une
entreprise et sa performance organisationnelle. Avec un tel design de recherche, aucun
chercheur n’aurait dû conclure qu’une meilleure GRH conduisait à une meilleure performance
de la firme. Très récemment, on a tenté de remédier aux faiblesses de la méthode ex post . Les
efforts ont porté sur la manière de tester la causalité GRH-Performance.
4. Les recherches récentes
Les recherches sur le lien GRH-Performance ont montré que de fortes corrélations existaient
entre les deux concepts. Si une forte corrélation n’indique pas une causalité, elle en est quand
même une condition nécessaire. Dans ce contexte, quelques recherches se sont attachées à
vérifier que, s’il y avait causalité, elle allait bien dans le sens GRH-Performance et non l’inverse.
On en retire peu de choses, si ce n’est que la causalité est envisageable dans les deux sens.
Certains ont trouvé des corrélations plus fortes dans le sens GRH-Performance et d’autres des
relations plus fortes dans le sens Performance-GRH. En d’autres termes, il est pour l’instant
aussi valide de penser qu’ une performance organisationnelle supérieure entraînerait une GRH
de meilleure qualité, que l’inverse. Il se peut que de meilleurs résultats économiques et
financiers dégageraient une marge de manœuvre permettant à l’entreprise d’investir dans des
politiques et programmes RH de meilleure qualité. D’autres ont suggéré que la causalité était
dans la tête du répondant. Ayant soumis un scénario d’entreprise à succès à des DRH, trois
chercheurs leur ont demandé de répondre à des questions sur la GRH supposée de cette
entreprise fictive. Ils ont par ailleurs soumis un scénario d’entreprise aux résultats plus que
modestes, voire négatifs. La GRH attribuée à l’entreprise à succès était bien meilleure que celle
de l’entreprise en difficulté (Gardner et al., 2002). Hypothèse intéressante qui ne résout pas la
question de la causalité mais aiderait à expliquer pourquoi, avec un questionnaire et un
répondant unique, on obtiendrait des corrélations positives.
De toutes façons, les corrélations croisées ou le test de Gardner et al. ne prouvent en aucun cas
la causalité, elles servent simplement à donner corps à l’hypothèse que la causalité peut aller
dans les deux sens, ou plutôt dans un sens que dans l’autre. Il faut aller plus loin. C’est ce que
viennent de faire Patrick Wright et ses collègues dans leur étude à paraître bientôt.
Leur étude porte sur 62 « business units » d’une chaîne de distribution alimentaire nordaméricaine employant chacune 112 employés en moyenne. Auprès de la moitié des employés
de chaque unité, ils ont recueilli des données sur 9 pratiques RH et construit un index de
qualité de la GRH de l’unité. Auprès de l’autre moitié, ils ont collecté des données sur leur
engagement organisationnel. De plus, ils ont obtenu des archives de l’entreprise sur plusieurs
résultats organisationnels : masse salariale, qualité, pertes d’entrepôt, productivité du personnel,
dépenses courantes et rentabilité de chaque unité. La plupart des corrélations entre l’index RH
et les variables dépendantes étaient significatives. Mais les chercheurs sont allés plus loin.
Ils ont calculé les corrélations entre l’indice RH et les résultats organisationnels à quatre
moments différents : avant (de 9 à 3 mois avant l’enquête auprès du personnel), pendant (3
mois avant et 3 mois après l’enquête), peu après ( de 3 à 9 mois après l’enquête) et bien après
(de 9 à 15 mois après) . L’index RH corrélait bien avec les résultats organisationnels après
l’enquête mais aussi… avant! Autrement dit, un indice RH fort était bien suivi d’une
performance économique forte mais aussi celle-ci « annonçait » quelques mois plus tard un
index RH fort. La causalité pouvait aller dans les deux sens. Idem lorsque la variable
indépendante est l’engagement organisationnel plutôt que l’index RH.
Plus intrigant encore, les corrélations entre l’index RH ( ou l’engagement) et les résultats
organisationnels sont stables, c’est-à-dire aussi fortes avant, pendant qu’après. On s’attendrait à
ce qu’elles s’estompent avec le temps. Si l’on prend la qualité comme exemple de résultat
organisationnel, la corrélation est de 0.50 avant, 0.46 pendant, 0.48 peu après, 0.49 bien après.
Aucun effet temporel! La causalité peut vraiment aller dans les deux sens.
Les auteurs ont la bonne idée d’aller encore un peu plus loin; ils calculent des corrélations
partielles afin de contrôler l’effet de la performance passée ou courante. Il se disent que la
performance passée prédit la performance future et ils veulent donc savoir si l’index RH peut
encore prédire la performance future au-delà de la performance passée. La réponse est non.
Tous les liens entre l’index RH et les résultats organisationnels disparaissent lorsque l’on
contrôle l’effet du passé. A performance économique égale, des variations de l’index RH d’une
unité à l’autre ne sont pas reliées aux variations de performance future. Comment les auteurs
expliquent-ils leurs résultats?
D’abord, la relation GRH-Performance est circulaire : les « business units » qui réussissent bien
investissent plus dans des programmes de GRH et ces derniers donnent à leur tour des
résultats. Ensuite, les corrélations cachent l’effet d’une troisième variable : le leadership ou la
culture organisationnelle sont suggérés par ces auteurs. Ainsi, les unités avec un leader fort et
efficace (DG) traitent mieux le personnel et obtiennent de meilleurs résultats. Ou bien,
certaines unités possèdent (ou ont bâti) une culture forte qui crée un fort engagement du
personnel et les encourage à chercher des résultats élevés. Enfin, Wright et ses collègues se
demandent s’il ne faut regarder du côté de la stabilité des mesures. Les pratiques RH varient
peu dans le temps et les corrélations entre les mesures du même résultat organisationnel à
quatre moments différents sont très élevées. Si l’index RH mesuré au temps t est le même que
celui que l’on aurait obtenu 2, 3 ou 5 ans plus tôt, alors il est normal que cet index corrèle avec
la performance passée que l’on peut considérer comme la performance future de l’index RH à
t- 2, 3, ou 5 ans .
Cette étude ne clos pas le débat sur la causalité : il en faudra d’autres. Mais elle le fait avancer
un peu. Ses résultats indiquent trois choses : a) dans cette entreprise, il n’y a pas d’indication de
création de valeur par la GRH ou le capital humain (mesuré par son engagement); b) dans cette
entreprise, il se peut que la valeur économique créée conduise à de la création de valeur RH; c)
il n’y a aucun effet diachronique dans cette entreprise : l’index RH est aussi bien relié à la
performance d’il y a 3 mois que celle d’il y a 15 mois; et il n’est pas plus relié à la performance
3 mois ou 15 mois plus tard.
Il convient de réfléchir à l’ensemble de ces résultats. Vers quoi doit-on diriger la recherche
dans ce domaine?
5. Réflexions sur les recherches futures
La question à laquelle nous voulons répondre est fondamentale : le capital humain et sa gestion
peuvent-ils créer de la valeur? Il est aussi très dur d’y répondre. Tous les chercheurs ont pour
l’instant échoué. Que faire?
Revenir aux fondamentaux
Il convient, je crois, de se rappeler ce qu’est une relation causale. Celle-ci exige que trois
conditions soient remplies : la co-variation, la précédence temporelle et l’élimination des autres
facteurs d’influence. La première condition signifie que l’effet doit être présent quand la cause
est présente et absent quand la cause est absente. La seconde exige que la cause précède l’effet.
La troisième demande que l’on contrôle l’effet des multiples facteurs d’influence.
La recherche de causalité exige donc un devis de recherche spécifique : il doit être diachronique,
c’est-à-dire permettre des prises de données multiples échelonnées dans le temps. Il faut aussi
que celles-ci soient effectuées dans des environnements non pas stables mais similaires (des
unités organisationnelles soumises aux mêmes conditions de concurrence, de technologie, etc.).
Et puis, il faut pouvoir observer des variations de la variable indépendante dans la même unité
organisationnelle, au fil du temps.
Revenir aux fondamentaux de la causalité est une condition nécessaire mais non suffisante
pour la prouver. Il faut aussi regarder du côté de la mesure de la variable indépendante.
Mesurer la variable indépendante autrement
Dans les études antérieures, la mesure de la qualité de la GRH m’est souvent apparue assez
indigente. Grosso modo, elle consiste en un index représentant la sommation de pratiques RH
supposées exister dans l’entreprise, aux dires du DRH. Plus souvent celui-ci répond oui à
l’existence de telle ou telle pratique, plus l’index est élevé et meilleure est censée être la GRH
de l’entreprise. Cette mesure est indigente car elle ne mesure pas grand chose de signifiant! Elle
mesure au mieux une collection de politiques RH et non de pratiques RH. Une politique RH est
au mieux une intention d’agir et n’est pas toujours suivie d’effets. Une pratique RH est une
action, une manière de faire, inspirée, plus ou moins, par une politique RH.
Si notre présupposé théorique est correct, la création de valeur se ferait par l’adoption par le
capital humain de certains comportements au travail issus de certaines attitudes (par exemple
une attitude d’engagement affectif) et de certaines compétences spécifiques (par exemple, la
manière de servir le client). Ces comportements ont plus de chance d’être adoptés si, toutes
choses étant égales par ailleurs, ils sont induits par des pratiques RH adéquates. Prenons un
exemple. La rémunération individualisée est une politique RH. Une de ses formes est
l’augmentation de salaire au mérite. Les individus ne changeront sans doute pas leurs
comportements au travail (afin de créer de la valeur) parce que l’entreprise fait sien le principe
de la rémunération individualisée (ce que mesure les chercheurs en général), ni même parce
que les augmentations se font au mérite individuel (ce qui est plus précis) mais parce que la
pratique d’augmenter les salaires au mérite est « bien appliquée » sur le fond et sur la forme,
selon les employés concernés. Cela veut par exemple dire que les augmentations ne sont pas
toutes les mêmes pour tout le monde, ou que le mérite est bien évalué par une méthode
acceptée par les employés.
Je crois donc qu’il faut aller mesurer la variable indépendante au plus bas niveau possible; non
pas au niveau du cahier de politiques, ou au niveau des déclarations d’intention (du DRH )
mais à celui de l’employé visé par la politique RH. Il faut capter des variations de pratiques RH
(ou des pratiques RH appliquées de manière variée) et tenter de les relier aux attitudes et
comportements au travail.
Il est possible que la mesure des perceptions des employés concernant les pratiques RH telles
qu’elles sont appliquées par le supérieur immédiat et le DRH donne une mesure valide de la
variable indépendante. Car les perceptions guident l’action.
Réhabiliter les acteurs
Ma dernière suggestion consiste à demander aux chercheurs de ne pas oublier le rôle de deux
acteurs importants dans la pratique de la GRH de toute entreprise : le supérieur immédiat (la
hiérarchie directe) et le directeur général (le patron).
Selon moi, nous n’avons que peu de chances d’observer une quelconque relation causale entre
« gestion du capital humain » et « performance de la firme » si nous ne tournons pas nos loupes
vers la dyade « supérieur immédiat- groupe d’employés ». La création de valeur passe par eux.
Les employés jugent leur organisation et adapte leurs comportements à travers le prisme
déformant de leur supérieur immédiat. Non seulement est-il le porte-parole de l’entreprise, le
transmetteur des politiques RH, mais il est aussi celui qui les applique et, plus généralement,
chacun de ses gestes ou presque représente un stimulus pour l’employé. Les interactions,
quotidiennes parfois, entre l’équipe de travail et son superviseur façonnent le climat
organisationnel et, partant, les attitudes et comportements au travail. Il faut mesurer la GRH au
quotidien à travers l’action (RH) du superviseur et à travers les réactions (perceptions) des
supervisés. Ce faisant, nous risquons de mieux comprendre, par exemple, quelle qualité de
service les employés donnent au client, pourquoi les employés économisent de la matière
première, etc. Bref, comment ils créent de la valeur.
Le DG , le PDG ou le grand patron d’une organisation joue, selon moi, un rôle important
dans la création de valeur par le capital humain. Des patrons comme Jack Welch (GE), Herb
Gallaher (Southwest Airlines), Rudolph Giuliani (Ville de New York), Antoine Riboud
(Danone), Édouard Leclerc (Centres Leclerc) ont inspiré leur collaborateurs, les ont motivés,
les ont amenés à se dépasser. Ils ont contribué à créer la chaîne de valeur humaine : attitudecomportement-résultat. SI l’on veut comprendre cette chaîne causale, il faut donc aussi
mesurer le rôle RH du PDG ou DG. Tous les leaders organisationnels n’ont pas le charisme de
ceux que je viens de citer. Leur rôle RH n’est donc pas de même envergure mais il existe. En
fait, je crois que, là aussi, nous serions bien inspirés de mesurer les perceptions des employés à
propos de leur leader tant il est vrai que le comportement au travail dérive beaucoup desdites
perceptions.
6. Conclusion
A la question en titre, j’ai tout de suite répondu : « oui, sans doute, mais on ne l’a pas encore
prouvé ». La théorie existante en GRH prédit que le capital humain peut créer de la valeur
(économique) s’il est adéquatement géré. Jusqu’à maintenant, je trouve que les chercheurs ont
mal testé cette théorie. Il y a eu accumulation de « non savoir ». Le devis de recherche utilisé
par presque tous les chercheurs n’était pas le bon car il ne permet pas de tester la relation
causale prédite par la théorie. On en est à se dire que la relation va sans doute dans les deux
sens : la GRH crée de la valeur ou la valeur crée de la GRH!
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut, me semble-t-il, réorienter la recherche. Tant le devis, les
mesures que l’approche générale de la recherche doivent être revus. Il faut en fait s’installer au
cœur de l’entreprise pour observer les principaux acteurs de la GRH la « faire » tous les jours. Il
faut y prendre des mesures d’attitudes et de comportements… Il faut suivre l’entreprise.