Stratégies de l`industrie du tabac
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Stratégies de l`industrie du tabac
François Damphousse Stratégies de l’industrie du tabac : marketing des cigarettes auprès des jeunes « La compagnie de tabac Liggett reconnaît que l’industrie du tabac cible le marché des jeunes, ce qui signifie ceux ayant moins de 18 ans, et non seulement ceux âgés entre 18 à 24 ans. » (traduction libre) Cette déclaration étonnante est incluse dans un accord historique conclu le 20 mars 1997 entre la compagnie de tabac Liggett et les procureurs généraux des états américains (Attorneys General Settlement Agreement with Liggett, 1997). Cet accord est survenu à la suite du scandale déclenché en Amérique dans les années 1990 par la publication de nombreux documents confidentiels et des témoignages de plusieurs délateurs exposant les pratiques frauduleuses de l’industrie du tabac. Cette déclaration a créé tout un émoi dans les médias parce qu’il s’agissait d’une première : une compagnie de tabac admettait publiquement qu’elle visait délibérément les enfants avec ses campagnes publicitaires. Cette révélation est d’autant plus importante quand on sait que la grande majorité des fumeurs commencent à fumer avant d’avoir atteint l’âge adulte, fait qui n’a pas échappé à la vigilance de l’industrie du tabac (Banque mondiale, 2000). Une telle conduite est particulièrement ignoble compte tenu que toute société responsable cherche à protéger le plus possible ses jeunes parce qu’ils n’ont pas encore atteint la maturité pour prendre des décisions éclairées. Le lien entre publicité et initiation tabagique chez les jeunes est bien documenté. Par exemple, selon le rapport du Surgeon General des États- François Damphousse Directeur, bureau du Québec Association pour les droits des nonfumeurs Montréal, Canada Email : [email protected] Unis sur la prévention de l’usage du tabac parmi les jeunes publié en 1994, les campagnes publicitaires des compagnies de tabac s’attirent depuis de nombreuses années de sévères critiques de la part d’experts en communication. Ainsi, le président de la National Association of Broadcasters (États-Unis) a dénoncé dès 1963 une campagne pour les cigarettes Lucky Strike ciblant les garçons (U.S. Department of Health and Human Services, 1994). Il existe également de nombreux travaux de recherche démontrant l’influence de la publicité des produits du tabac sur les jeunes. Par exemple, une étude phare publiée en 1991 dans le Journal of the American Medical Association a démontré que le taux de reconnaissance du logo publicitaire Joe Camel, le personnage de bande dessinée faisant la promotion des cigarettes Camel, se situait à 91 % parmi des jeunes de six ans (Fischer et al., 1991), Ce taux était comparable à celui obtenu pour la célèbre souris Mickey du créateur Walt Disney. Une autre étude publiée en 1994 dans la même revue a révélé que la forte augmentation de l’usage du tabac chez les adolescentes à la fin des années 1960 correspondait au lancement de campagnes publicitaires ciblant plus spécifiquement les femmes (Pierce et al., 1994). Dans son livre intitulé Smokescreen, Philip Hilts, le célèbre correspondant du journal The New York Times, écrit que la plus importante preuve démontrant l’intérêt de l’industrie du tabac pour les jeunes provient des documents confidentiels de marketing des compagnies canadiennes du tabac (Hilts, 1996). Ces documents ont été obtenus durant le procès pour déterminer la légitimité constitutionnelle de la Loi réglementant les produits du tabac. Leur Mots clés •jeunes •stratégies marketing •tabac contenu ne laissait aucun doute en ce qui concerne les véritables intentions des compagnies de tabac. La Cour suprême du Canada a même écrit : « Bien que les appelantes [les fabricants] affirment résolument que leurs efforts de commercialisation sont orientés seulement vers la préservation et le renforcement de la fidélité des fumeurs adultes à des marques, ces documents témoignent du contraire. …les compagnies comprennent que, pour maintenir la taille de l’ensemble du marché, elles doivent rassurer les fumeurs actuels et rendre leurs produits attirants pour les jeunes et les non-fumeurs… » (RJRMacdonald Inc. c. Canada (Procureur Général, 1995) Références Attorneys General Settlement Agreement with Liggett, 1997. Banque mondiale. Maîtriser l’épidémie : L’État et les aspects économiques de la lutte contre le tabagisme. Washington, D.C., 2000. Fischer, P.M., Schwartz, M.P. Richards, J.W., Goldstein, A.O. and Rojas, T.H. Brand Logo Recognition by children Aged 3 to 6 Years. Mickey Mouse and Old Joe the Camel. Journal of the American Medical Association, 1991 ; 266(22) : 3145-8. Hilts, Philip J. Smokescreen: The Truth Behind the Tobacco Industry Cover-up. Reading: Addison-Wesley Publishing Company, Inc., 1996. Pierce, J.P., Lee, L. and Gilpin, E.A. Smoking Initiation by Adolescent Girls, 1944 Through 1988. An Association With Targeted Advertising. Journal of the American Medical Association, 1994 ; 271(8) : 608-11. RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] U.S. Department of Health and Human Services. Preventing Tobacco Use Among Young People: A Report of the Surgeon General. Atlanta, Georgia : U.S. Department of Health and Human Services, Public Health Service, centers for Disease Control and Prevention, National Center for Chronic Disease Prevention and Health Promotion, Office on Smoking and Health, 1994. Ce jugement, d’autres encore, plus 30 IUHPE – PROMOTION & EDUCATION SUPPLEMENT 4 2005 Pratiques manipulatrices récents, et de nombreux rapports font désormais état de la tendance vers un durcissement des mesures à l’égard de la publicité des produits du tabac. Sur le plan international, la Convention-cadre pour la lutte antitabac incitera également davantage de pays à introduire une interdiction globale de la publicité et de la commandite (sponsorship) du tabac. À notre avis, il s’agit de la seule voie que peut emprunter la communauté internationale si elle veut éventuellement éliminer toute possibilité à l’industrie du tabac d’atteindre les jeunes avec ces campagnes publicitaires attrayantes. Louis Gauvin La contrebande de cigarettes : un phénomène d’une ampleur considérable dont la seule raison d’être est de servir les intérêts des grands fabricants de tabac « Là où un gouvernement refuse d’intervenir ou lorsque ses efforts ne sont pas couronnés de succès, nous faisons en sorte que, à l’intérieur du cadre de la loi, nos marques (de cigarettes) soient accessibles aux côtés de celles de nos compétiteurs par voie de contrebande aussi bien que sur le marché légal. » (traduction libre) (nos soulignés) Kenneth Clarke, vice-président BAT, ex-ministre britannique de la Santé (Clarke, 2000). Cette déclaration surprenante faite par l’un des plus hauts dirigeants de British American Tobacco (BAT) confirme, une fois de plus, que son entreprise alimente le marché mondial de cigarettes, tout en sachant qu’une très forte proportion va se retrouver au marché noir. Ce cas n’est pas unique, bien au contraire. De nombreux rapports, se fondant sur le témoignage de dénonciateurs, la revue de documents secrets et les poursuites intentées contre des fabricants de tabac, révèlent que des compagnies auraient même méticuleusement supervisé les gestes d’intermédiaires depuis l’usine de fabrication et le choix des routes Louis Gauvin Coordonnateur Coalition québécoise pour le contrôle du tabac 4126, St-Denis, bureau 200 Montréal QC H2W 2M5 Tél. : (514) 598-5533 Fax : (514) 598-5283 Email : [email protected] Site Internet : www.cqct.qc.ca clandestines jusqu’à l’entrée illégale dans les pays visés (Campaign for Tobacco Free Kids ; Marsden, 1999). Ampleur de la contrebande, complicité de l’industrie du tabac L’ampleur du phénomène témoigne d’un problème très sérieux. La contrebande de tabac se déroule à l’échelle planétaire et elle ne repose ni sur de petits contrebandiers, ni sur des fumeurs qui cherchent à éviter de payer des taxes élevées. Ce sont environ 30 % de toutes les exportations – 355 milliards de cigarettes – qui disparaissent au profit du marché noir, en s’appuyant sur des organisations criminelles, des réseaux complexes de distribution et l’absence de contrôle des mouvements mondiaux de produits du tabac (Banque Mondiale, 2000). Ce pourcentage est beaucoup plus élevé que celui du marché illégal de la plupart des autres biens de consommation vendus sur les marchés internationaux. Les grands cigarettiers prétendent que la contrebande est le résultat des forces du marché – différences de prix entre pays limitrophes, prix trop élevé pour les consommateurs – et partout, ils prônent comme solution unique la baisse des taxes (Joossens & Raw, 2000). Tous les experts indépendants réfutent cette position. Ils affirment qu’il est impossible qu’une entreprise perde ainsi, et depuis des années, la trace du tiers de sa production sans la complicité de ses plus hauts dirigeants ! (Joossens, 2002). « Les compagnies canadiennes de tabac ont toujours prétendu qu’elles ne faisaient que vendre leurs cigarettes à des grossistes ou des courtiers autorisés pour honorer des IUHPE – PROMOTION & EDUCATION SUPPLEMENT 4 2005 commandes qui leur étaient adressées. Quant à ce qui arrivait par la suite, elles le déploraient, mais (...) n’y pouvaient rien. TOUT CELA EST FAUX. En réalité, pendant des années, les trois grandes compagnies (canadiennes de tabac) ont mis sur pied des compagnies de façade ou signé des ententes secrètes avec des contrebandiers. (...) La contrebande n’était pas un à-côté à leurs affaires – C’EST FINALEMENT DEVENU LEUR PRINCIPALE AFFAIRE ! » Leslie Thompson, ex-responsable du commerce transfrontalier Canada/Etats-Unis pour RJR Macdonald (aujourd’hui JTI Macdonald) et condamné à sept années de réclusion pour activités de contrebande (Marsden, 1999). Conséquences dévastatrices Les conséquences de cette activité illégale sont proprement dévastatrices, principalement parce qu’il s’agit d’un produit hautement toxique qui cause le décès d’un fumeur sur deux et dont on devient dépendant à cause de la nicotine, dès l’âge de 8-9 ans dans de nombreux pays. Des cigarettes rendues ainsi moins chères augmentent le nombre de fumeurs et la quantité de cigarettes qu’ils fument, particulièrement chez les jeunes et les défavorisés.2 Trop souvent aussi, les cigarettes du marché noir minent les efforts des Mots clés •contrebande •prix du tabac •santé publique 31