AGENT SECRET - La Différence
Transcription
AGENT SECRET - La Différence
ipoustéguy agent secret roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Agent secret.indd 5 14/08/2015 17:45:13 à Marie-Pierre Agent secret.indd 7 14/08/2015 17:45:13 8 Agent secret.indd 8 14/08/2015 17:45:13 AVERTISSEMENT Les personnages sortant de l’imagination du narrateur, celui‑ci a pris l’entière responsabilité de leur existence en utilisant leurs expressions comme venant de sa seule personne. 9 Agent secret.indd 9 14/08/2015 17:45:13 Agent secret.indd 10 14/08/2015 17:45:13 I QUATRE KILOMÈTRES Untel Je referme la porte de chez moi au petit matin et me voici dans la rue. Elle est baptisée du nom d’un chimiste célèbre, maculée par tous les chiens et leurs lansquines ; je l’appelle la rue des merdes. Au bout, sans les faire venir, les bruits de l’avenue transversale viennent jusqu’à moi... Il me semble que mes pas se raccourcissent de jour en jour et sont plus lents, comme si je les comptais. L’air est gris, des balcons de nuées s’y disloquent. Alentour de chez moi, je connais peu de monde et je vais prendre mon jus au Pompadour : un café au lait et une tartine – 3,30 euros avec le pourboire – en faisant des mots croisés. Des mots croisés, c’est donc qu’en passant, sans presque m’en rendre compte, j’ai fait provision de quelques journaux. Tiens, je lis sur celui‑ci qu’il y a eu en France un réseau rouge dans les années vingt. Et me vient cette réflexion qu’au bord de ma naissance, cette année‑là, justement, j’étais moi‑même à l’intérieur d’un réseau rouge. Après tout, ce serait piquant de me savoir agent secret ; 11 Agent secret.indd 11 14/08/2015 17:45:13 et aussitôt mon esprit imagine que, sans doute, quelqu’un, quelque part, cache à cet instant un petit mécanisme sous sa veste. De mon côté, ne suis‑je pas secret et secrètement seul ? N’ai‑je pas toisé cette grue mécanique là‑bas en comptant peut‑être ses boulons, aperçu Gœring, rencontré de Gaulle, croisé Pompidou, déjeuné avec madame Reagan, été suivi par deux attachés commerciaux soviétiques à Lausanne et ensuite à Barcelone, quitté Ben Bella pour entendre venir Boumediene, passé clandestinement un ouvrage en langue française d’Igor Dragoliu, un Serbe que Tito tenait à l’œil depuis peu et, à Delphes, perçu le ronflement flûté et insistant d’un souffle dans l’antre de la Pythie ? Nous sommes des pions. Décorés et experts en la matière. Des es‑pions. Nous sommes tous des fils de chiens, exceptionnellement de loups. Si les loups me viennent à l’esprit, c’est à cause de la lune d’hier. J’entends encore sa rumeur. Car celui qui n’a jamais écouté bruire la lune, alors qu’elle s’arrondit dans le ciel clair à sa plénitude et que sa face de talc aux bleus de meurtrissures renvoie le retour assourdi de la grande clameur des loups qui monte des forêts boréales, n’a rien entendu. Mais ne croyez pas que j’intercepte en permanence les vibrations du monde. Sans doute est‑ce la faute de ma propre agitation, pour ne pas dire mon défaut de paresse ? Je n’ai pourtant la charge, entre-temps, que de surveiller une vieille propriété encombrée d’arbres et de statues vert-de-grisées mises en dépôt parmi les herbes. Requinqué par mon petit déjeuner, je m’éloigne du Pompadour alors que le soleil vient de réastiquer ses lanternes. Les autos me frôlent à droite et je me 12 Agent secret.indd 12 14/08/2015 17:45:13 dirige vers le parc des sports pour y pénétrer. Je vais maintenant suivre un large plan d’eau jusqu’à un bouquet d’arbres... Sous leur couvert, mon « contact » m’attend... Déjà, je le vois suivre là‑bas des yeux les dériveurs qui évoluent en face, autour de la base nautique. Il y a peu de monde, il est toujours de bonne heure. Je m’arrête derrière un pêcheur et sa batterie de cannes. Sa musette, d’où dépasse un saucisson, touche pratiquement mon pied... y prenant garde, je remarque qu’un de mes lacets dénoué se perd dans l’herbe. Je me penche... Les bouchons et les plumes, au bout du fil des gaules, sautillent sur les ondes courtes entrecroisées de la lumière basse... Ma chaussure rafistolée, je remonte encore la rive derrière quelques pêcheurs‑au‑coup, puis viens m’asseoir près de l’homme en attente qui me fait penser à l’Hercule Poirot de la télé... : soigné, la moustache de même, en croc, l’œil brun et doux. Mais à cause de son nez illuminé, je le baptise in petto Macule Poivrot. Devant nous, sur la rive opposée toute en déclivité de la base nautique, un équipage s’emploie à glisser dans l’eau son dériveur. On entend la conversation nous arriver comme sur un plateau... Je perçois même le déclic du briquet quand le barreur offre du feu à son équipière, tout en lui conseillant de savourer plutôt le grand air. Le bruit de l’air fortement aspiré de sa respiration pédagogique est perceptible. – Loup de mer et sa louloute, me dit Macule Poivrot. 13 Agent secret.indd 13 14/08/2015 17:45:13 On entend aussi d’autres voix, joyeuses et tranquilles, derrière d’autres voiles tendues qui filtrent des coups de soleil en passant. Le saucisson du pêcheur, vendu dans les super marchés, est moulé dans une gaine de cellophane mouchetée de lettres et de couleurs. Je le dissimule dans un de mes journaux, replié, que j’abandonne sur le banc. Machinalement, l’homme se saisit du quotidien. Je m’éloigne, tournant toujours à droite, et sors devant chez Renault, remontant toujours à main droite vers le pont, passant devant la maternelle... Puérilité... Message sur fausse peau de saucisson. Ce manège durait déjà depuis quelque temps, mais c’est bien la première fois que je voyais ça. Item, celui‑là, Macule Poivrot. 14 Agent secret.indd 14 14/08/2015 17:45:13 II GRAND hôtel Le Référent-major Ça ressemblait à un hall verni de banque, de compagnie d’assurances ou, à la rigueur, de prison modèle, mais, poussée une porte latérale, je me sentis chez moi ; l’air arrivait du circuit principal par un branchement très compliqué de détours, s’y introduire en vue d’une évasion était s’y perdre à coup sûr pour s’y dessécher et risquer tout juste d’empester quelque temps les fonctionnaires de l’édifice et leurs hôtes éventuels. Ces hôtes, administrativement appelés impétrants, bénéficiaient de notre accueil et me retrouvaient chargé, depuis hier, de l’instrumentation d’un des leurs, un nouvel arrivant. Dès ce matin, l’occasion se présentait de voir l’énergumène de près alors que, jusqu’à présent, il représentait pour moi un ailleurs anonyme... Échange de bons procédés et d’harmonie, mon bureau était tout aussi anonyme. Une pointe bic traînait en travers du sous‑main, je les fis passer l’une et l’autre dans le tiroir, fixai deux boutons de ma vareuse pétrole et, mes mains croisant leurs 15 Agent secret.indd 15 14/08/2015 17:45:13 phalanges, j’attendis ou plutôt, je fis attendre. Les ordres sont des vœux auxquels il ne faut pas renoncer ! Service, service. J’avais atteint la dignité hiérarchique du faire‑faire. La veille, mon supérieur, le coordonneur, m’avait recommandé de ne pas brandir des menaces immédiates : surtout ne parlez pas de trépassement puisque, par optimisme d’État, nous déclarons l’homme indestructible ; celui‑là n’est peut‑être rien mais c’est quelqu’un qui peut basculer de ce côté‑ci ; il ajouta : pour le moment, faites vos emplettes. Ce qu’il y a d’émouvant dans notre métier, c’est qu’il n’y a pas d’accoutumance. La centième fois nous émeut autant que la première. Autant... que dis‑je ! bien plus ! si nous sommes un tant soit peu conscient de la nature humaine et de ses sensibles oscillations. Ne pas tuer au nom de l’optimisme, moi, je pourrais dire tout aussi bien ne pas tuer... par pessimisme, sinon par cruauté, car je pense qu’en fin de compte, on arrive au même résultat. Avec cette différence que nous nous sommes privés de la seule idée qui nous comble d’aise, celle du droit de mise à mort sur quelqu’un. On fit pénétrer l’impétrant. Cet homme qui comparaissait devant moi, était‑il pratiquement nul ? Je projetai sur lui diverses images mentales, passant de Brando à Indurain, pour en citer deux des trente six mille que j’avais en magasin... Toutes, jusqu’à celle de Johnny Hallyday, passaient à travers lui, le traversaient sans qu’il en retienne un cil... 16 Agent secret.indd 16 14/08/2015 17:45:13 Il bafouilla quelque chose comme... Enfin que j’étais un petit branleur du mensonge. Vraiment. Bien entendu, j’en référai à l’étage. Réponse : nous avons affaire à un esprit assez duplice, en tout cas confus, qui utilisera le sophisme ou le bras d’honneur comme échappatoire. Moi : Si c’est une savonnette, pourquoi ne pas nous en laver les mains ? Réponse : Patience... Il va vouloir vous entraîner dans la mouvance et l’instable et saura utiliser les énigmes. Moi : Comme celle de la transmission des parfums ? Ils puent tous. Réponse : disons qu’ils fouettent. Nous avons tout notre temps. Et comme, l’entretien terminé, je repassais la porte, on me dit de rester simple. Nous avons le temps. Le temps, ils sont bons, eux. Qu’ai‑je à gagner en m’introduisant dans le temps ? Je sortis de l’immeuble. Un temps de cochon ; dehors, il pleuvait à verse. La rue traversée, j’étais à tordre. Je pensai à Jupiter, la planète, et la visualisai dans l’instant. Sa lumière met quarante‑cinq minutes à m’atteindre et ma pensée, elle, par contre, venait de la saisir instantanément. De ce fait, ma pensée, plus rapide que l’éclat du soleil, faisait son trou noir, me rendant invisible aussi bien qu’à l’abri de tout. Mon parler, mon propos par contre, étaient pris de vitesse malgré que je fisse des pieds et des mains pour retrouver la fulgurance de mon raisonnement. On entre en Histoire par l’art du discours ; il n’y a que l’art ; et les choses de l’art s’y moulaient, formant des bornes et des repères. 17 Agent secret.indd 17 14/08/2015 17:45:13 J’insiste : notre pensée nous fait invisible et nous met à l’abri de tout (bien que ces bornes du discours comme autant de jalons permettent notre repérage) si bien que je conçois fort l’intérêt qu’ont certains d’exiger le contrôle des mouvements de l’esprit par le moyen de la confession et autres bavardages. Faut cracher. Par nécessité d’auto‑défense, un écran appliqué sur la face devenait nécessaire pour infléchir notre expression et la masquer jusqu’au fond de notre repaire intime, à la limite de l’inaccessible. Art du masque ; c’est comme si les pouces décentraient les orbites, les jus carminaient ou verdissaient les pommettes... Au cours de l’après‑midi du trente‑troisième entretien, mon patient me dit : le Temps évoque la notion d’un espace parcouru, or parcourir le temps ne peut être pensable. C’est de mon côté, l’idée que je m’en faisais. S’il n’était pas fou ? L’idée de parcourir ne s’imposait pas puisque la pensée traversait le temps d’une façon si fulgurante que, plutôt statique, elle l’occupait. Mais nous n’en étions pas là. * Nous sommes aujourd’hui à notre quarante‑quatrième entretien. Moi : Revenons sur terre. Alors, hein, pas de danse du ventre ni d’imaginaire ! Tu ne vois pas et tu ne passes pas au travers des murs. Il n’est pas d’accord. Il répond que la connaissance que nous nous targuons d’enseigner au monde lui révèle que 18 Agent secret.indd 18 14/08/2015 17:45:13 si il y a quelque chose derrière ce mur et que si nous en parlons, de par ce seul fait, il y est. Pourquoi la logique le délite‑t‑elle ? Quitte à confirmer sa désagrégation, ne faudrait‑il pas mieux l’envoyer dans l’espace en état d’apesanteur pour s’y désintégrer ? À moins que son organisme, par besoin inné de cohésion, battît le rappel désespéré de toutes ses molécules. Après en avoir référé au coordonneur, ce dernier m’approuva en ajoutant : référent‑major, on appelle cela se reprendre... oui, en état d’apesanteur, bonne idée, et sans rien autour. Son sourire était malicieux. Moi : Le problème est que le département de la justice n’a jamais élaboré une structure pour ce faire. Réponse : Cet homme est un accident, il doit subir l’accident. Rien ne vous empêche d’émoustiller son goût pour l’héroïsme et une fois là‑haut, le glisser dehors. II ajouta : Nous n’en ferons rien, je ne décide pas seul. Alors, persévérez... Seul à nouveau, je me gratte le dessus des doigts... lentement. Toujours, les dieux ont pris notre apparence mais c’est par le seul vertige de notre pensée (où notre corps serait vestige) qu’ils nous font dire s’ils se détachent ou non de notre personne. Bien qu’à mon sens, avec une trop subtile discrétion. Il s’ensuit qu’un homme ne saurait atteindre le secret d’un autre sans risquer de crever l’œil du divin... J’avais donc là un problème. À la cinquante‑cinquième entrevue, je vins m’asseoir près de mon impétrant et m’appliquai à ce que toutes les vertus me baignassent le visage. Avec bonté, j’intervins : Il faudrait que vous m’articuliez ces deux notions qui font de l’homme le contraire de 19 Agent secret.indd 19 14/08/2015 17:45:13 l’homme et en même temps le propre conservateur de sa seule présence... qui n’est pas douteuse. Je précisai : Vous êtes assis près de moi. Pas ailleurs. Il me déclina de nouveau, dans un ordre rigoureux, ses caractéristiques identitaires : nom... prénom... né le... à ... taille... etc. Pendant sa litanie, je pensais à sauvegarder ma patience nécessaire... socialement parlant. Certes, il n’y a pas de doute, son espèce est en danger de mort, mais il n’y a pas de raison. Que je sois dur est une preuve de bonne santé physique. Suffise déjà que cette pitoyable guenille qui nous pend la plupart du temps entre les jambes ajoute par sa flaccidité au ridicule qui fait notre impudeur, alors que la femme nue ne subit pas cet affront ; aparté qui naquit en moi pour me convaincre que seul un objet solide puisse se parer du merveilleux. Magie de l’airain. Ce jour‑là, nous restâmes en tête‑à‑tête deux heures bien sonnées, de plus, par urbanité, je le fis accompagner dans son hygiénique promenade obligatoire. Je reprendrai mes investigations après le week‑end, quitte à tout revoir depuis le début. 20 Agent secret.indd 20 14/08/2015 17:45:13 du même auteur Leaders et enfants nus, Soleil Noir, Paris, 1970. Ronds dans l’eau et le pessimisme, Sigart, Rome, 1976. Sauve qui peut Robin, Grasset, Paris, 1978. Arcs et traits, Édition Cercle d’Art – D. M. Sarver, Paris, 1989. L’Ombre est toujours juvénile, Voix-Richard Meier, Metz, 1995. Chroniques des jeunes années, La Différence, 1997. Les Passerelles du purgatoire, poèmes, La Différence, 2001. L’Illustre Passion, La Différence, 2003. Chirurgies, La Différence, 2006. Les Guerres du Milieu, nouvelles, La Différence, 2006. écrits sur ipoustéguy Pierre Gaudibert et Évelyne Artaud, Ipoustéguy, monographie, Cercle d’Art, Paris, 1989. John Updike, Just Looking, Alfred Knopf, New York, 1990. John Updike, Un simple regard, Horay, Paris, 1990. Ipoustéguy – L’Œuvre complète en 2 volumes, sous la direction de Dieter Ruckhaberle, Kunsthalle, Berlin, Cercle d’Art, Paris, 1991. Michaël Lipp, Das Plastiche Werk 1940-1992, Gutenberg Universität, Mainz, 1992. Évelyne Artaud, Ipoustéguy, parlons, Cercle d’Art, Paris, 1993. Alain Bosquet, Bronze Marbre, Ipoustéguy, La Différence, Paris, 1995. Dominique Croiset-Veyre, Ipoustéguy – L’Œuvre sculpté, catalogue raisonné 1938-2000, La Différence, 2001. © S.N.E.L.A. La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. Agent secret.indd 4 14/08/2015 17:45:12