AGENT SECRET - La Différence

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AGENT SECRET - La Différence
ipoustéguy
agent secret
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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à Marie-Pierre
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AVERTISSEMENT
Les personnages sortant de l’imagination du
narrateur, celui‑ci a pris l’entière responsabilité de
leur existence en utilisant leurs expressions comme
venant de sa seule personne.
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I
QUATRE KILOMÈTRES
Untel
Je referme la porte de chez moi au petit matin
et me voici dans la rue. Elle est baptisée du nom
d’un chimiste célèbre, maculée par tous les chiens
et leurs lansquines ; je l’appelle la rue des merdes.
Au bout, sans les faire venir, les bruits de l’avenue
transversale viennent jusqu’à moi... Il me semble
que mes pas se raccourcissent de jour en jour et sont
plus lents, comme si je les comptais. L’air est gris,
des balcons de nuées s’y disloquent.
Alentour de chez moi, je connais peu de monde
et je vais prendre mon jus au Pompadour : un café
au lait et une tartine – 3,30 euros avec le pourboire –
en faisant des mots croisés.
Des mots croisés, c’est donc qu’en passant, sans
presque m’en rendre compte, j’ai fait provision de
quelques journaux. Tiens, je lis sur celui‑ci qu’il y
a eu en France un réseau rouge dans les années
vingt. Et me vient cette réflexion qu’au bord de
ma naissance, cette année‑là, justement, j’étais
moi‑même à l’intérieur d’un réseau rouge. Après
tout, ce serait piquant de me savoir agent secret ;
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et aussitôt mon esprit imagine que, sans doute,
quelqu’un, quelque part, cache à cet instant un petit
mécanisme sous sa veste. De mon côté, ne suis‑je
pas secret et secrètement seul ? N’ai‑je pas toisé cette
grue mécanique là‑bas en comptant peut‑être ses
boulons, aperçu Gœring, rencontré de Gaulle, croisé
Pompidou, déjeuné avec madame Reagan, été suivi
par deux attachés commerciaux soviétiques à Lausanne et ensuite à Barcelone, quitté Ben Bella pour
entendre venir Boumediene, passé clandestinement
un ouvrage en langue française d’Igor Dragoliu, un
Serbe que Tito tenait à l’œil depuis peu et, à Delphes,
perçu le ronflement flûté et insistant d’un souffle
dans l’antre de la Pythie ? Nous sommes des pions.
Décorés et experts en la matière. Des es‑pions. Nous
sommes tous des fils de chiens, exceptionnellement
de loups. Si les loups me viennent à l’esprit, c’est à
cause de la lune d’hier. J’entends encore sa rumeur.
Car celui qui n’a jamais écouté bruire la lune, alors
qu’elle s’arrondit dans le ciel clair à sa plénitude
et que sa face de talc aux bleus de meurtrissures
renvoie le retour assourdi de la grande clameur des
loups qui monte des forêts boréales, n’a rien entendu.
Mais ne croyez pas que j’intercepte en permanence
les vibrations du monde. Sans doute est‑ce la faute
de ma propre agitation, pour ne pas dire mon défaut
de paresse ? Je n’ai pourtant la charge, entre-temps,
que de surveiller une vieille propriété encombrée
d’arbres et de statues vert-de-grisées mises en dépôt
parmi les herbes.
Requinqué par mon petit déjeuner, je m’éloigne
du Pompadour alors que le soleil vient de réastiquer
ses lanternes. Les autos me frôlent à droite et je me
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dirige vers le parc des sports pour y pénétrer. Je
vais maintenant suivre un large plan d’eau jusqu’à
un bouquet d’arbres... Sous leur couvert, mon
« contact » m’attend... Déjà, je le vois suivre là‑bas
des yeux les dériveurs qui évoluent en face, autour
de la base nautique.
Il y a peu de monde, il est toujours de bonne
heure.
Je m’arrête derrière un pêcheur et sa batterie
de cannes. Sa musette, d’où dépasse un saucisson,
touche pratiquement mon pied... y prenant garde, je
remarque qu’un de mes lacets dénoué se perd dans
l’herbe. Je me penche...
Les bouchons et les plumes, au bout du fil des
gaules, sautillent sur les ondes courtes entrecroisées de la lumière basse... Ma chaussure rafistolée, je remonte encore la rive derrière quelques
pêcheurs‑au‑coup, puis viens m’asseoir près de
l’homme en attente qui me fait penser à l’Hercule
Poirot de la télé... : soigné, la moustache de même,
en croc, l’œil brun et doux. Mais à cause de son
nez illuminé, je le baptise in petto Macule Poivrot.
Devant nous, sur la rive opposée toute en
déclivité de la base nautique, un équipage s’emploie
à glisser dans l’eau son dériveur. On entend la
conversation nous arriver comme sur un plateau... Je
perçois même le déclic du briquet quand le barreur
offre du feu à son équipière, tout en lui conseillant
de savourer plutôt le grand air. Le bruit de l’air
fortement aspiré de sa respiration pédagogique est
perceptible.
– Loup de mer et sa louloute, me dit Macule
Poivrot.
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On entend aussi d’autres voix, joyeuses et tranquilles, derrière d’autres voiles tendues qui filtrent
des coups de soleil en passant.
Le saucisson du pêcheur, vendu dans les super­
marchés, est moulé dans une gaine de cellophane
mouchetée de lettres et de couleurs. Je le dissimule
dans un de mes journaux, replié, que j’abandonne
sur le banc.
Machinalement, l’homme se saisit du quotidien.
Je m’éloigne, tournant toujours à droite, et sors
devant chez Renault, remontant toujours à main
droite vers le pont, passant devant la maternelle...
Puérilité... Message sur fausse peau de saucisson.
Ce manège durait déjà depuis quelque temps,
mais c’est bien la première fois que je voyais ça.
Item, celui‑là, Macule Poivrot.
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II
GRAND hôtel
Le Référent-major
Ça ressemblait à un hall verni de banque, de
compagnie d’assurances ou, à la rigueur, de prison
modèle, mais, poussée une porte latérale, je me
sentis chez moi ; l’air arrivait du circuit principal
par un branchement très compliqué de détours, s’y
introduire en vue d’une évasion était s’y perdre à
coup sûr pour s’y dessécher et risquer tout juste
d’empester quelque temps les fonctionnaires de
l’édifice et leurs hôtes éventuels.
Ces hôtes, administrativement appelés impétrants, bénéficiaient de notre accueil et me retrouvaient chargé, depuis hier, de l’instrumentation d’un
des leurs, un nouvel arrivant.
Dès ce matin, l’occasion se présentait de voir
l’énergumène de près alors que, jusqu’à présent, il
représentait pour moi un ailleurs anonyme...
Échange de bons procédés et d’harmonie, mon
bureau était tout aussi anonyme. Une pointe bic
traînait en travers du sous‑main, je les fis passer
l’une et l’autre dans le tiroir, fixai deux boutons
de ma vareuse pétrole et, mes mains croisant leurs
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phalanges, j’attendis ou plutôt, je fis attendre. Les
ordres sont des vœux auxquels il ne faut pas renoncer ! Service, service.
J’avais atteint la dignité hiérarchique du faire‑faire.
La veille, mon supérieur, le coordonneur,
m’avait recommandé de ne pas brandir des menaces
immédiates : surtout ne parlez pas de trépassement
puisque, par optimisme d’État, nous déclarons
l’homme indestructible ; celui‑là n’est peut‑être
rien mais c’est quelqu’un qui peut basculer de
ce côté‑ci ; il ajouta : pour le moment, faites vos
emplettes.
Ce qu’il y a d’émouvant dans notre métier, c’est
qu’il n’y a pas d’accoutumance. La centième fois
nous émeut autant que la première. Autant... que
dis‑je ! bien plus ! si nous sommes un tant soit peu
conscient de la nature humaine et de ses sensibles
oscillations.
Ne pas tuer au nom de l’optimisme, moi, je
pourrais dire tout aussi bien ne pas tuer... par pessimisme, sinon par cruauté, car je pense qu’en fin
de compte, on arrive au même résultat. Avec cette
différence que nous nous sommes privés de la seule
idée qui nous comble d’aise, celle du droit de mise
à mort sur quelqu’un.
On fit pénétrer l’impétrant.
Cet homme qui comparaissait devant moi,
était‑il pratiquement nul ? Je projetai sur lui diverses
images mentales, passant de Brando à Indurain,
pour en citer deux des trente six mille que j’avais en
magasin... Toutes, jusqu’à celle de Johnny Hallyday,
passaient à travers lui, le traversaient sans qu’il en
retienne un cil...
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Il bafouilla quelque chose comme... Enfin que
j’étais un petit branleur du mensonge. Vraiment.
Bien entendu, j’en référai à l’étage.
Réponse : nous avons affaire à un esprit assez
duplice, en tout cas confus, qui utilisera le sophisme
ou le bras d’honneur comme échappatoire.
Moi : Si c’est une savonnette, pourquoi ne pas
nous en laver les mains ?
Réponse : Patience... Il va vouloir vous entraîner
dans la mouvance et l’instable et saura utiliser les
énigmes.
Moi : Comme celle de la transmission des parfums ? Ils puent tous.
Réponse : disons qu’ils fouettent. Nous avons
tout notre temps.
Et comme, l’entretien terminé, je repassais la
porte, on me dit de rester simple.
Nous avons le temps. Le temps, ils sont bons, eux.
Qu’ai‑je à gagner en m’introduisant dans le temps ?
Je sortis de l’immeuble. Un temps de cochon ;
dehors, il pleuvait à verse. La rue traversée, j’étais à
tordre. Je pensai à Jupiter, la planète, et la visualisai
dans l’instant. Sa lumière met quarante‑cinq minutes
à m’atteindre et ma pensée, elle, par contre, venait
de la saisir instantanément. De ce fait, ma pensée,
plus rapide que l’éclat du soleil, faisait son trou noir,
me rendant invisible aussi bien qu’à l’abri de tout.
Mon parler, mon propos par contre, étaient pris de
vitesse malgré que je fisse des pieds et des mains
pour retrouver la fulgurance de mon raisonnement.
On entre en Histoire par l’art du discours ; il
n’y a que l’art ; et les choses de l’art s’y moulaient,
formant des bornes et des repères.
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J’insiste : notre pensée nous fait invisible et nous
met à l’abri de tout (bien que ces bornes du discours
comme autant de jalons permettent notre repérage)
si bien que je conçois fort l’intérêt qu’ont certains
d’exiger le contrôle des mouvements de l’esprit
par le moyen de la confession et autres bavardages.
Faut cracher.
Par nécessité d’auto‑défense, un écran appliqué
sur la face devenait nécessaire pour infléchir notre
expression et la masquer jusqu’au fond de notre
repaire intime, à la limite de l’inaccessible. Art du
masque ; c’est comme si les pouces décentraient
les orbites, les jus carminaient ou verdissaient les
pommettes...
Au cours de l’après‑midi du trente‑troisième
entretien, mon patient me dit : le Temps évoque la
notion d’un espace parcouru, or parcourir le temps
ne peut être pensable.
C’est de mon côté, l’idée que je m’en faisais.
S’il n’était pas fou ? L’idée de parcourir ne s’imposait pas puisque la pensée traversait le temps d’une
façon si fulgurante que, plutôt statique, elle l’occupait. Mais nous n’en étions pas là.
*
Nous sommes aujourd’hui à notre quarante‑quatrième entretien.
Moi : Revenons sur terre. Alors, hein, pas de
danse du ventre ni d’imaginaire ! Tu ne vois pas
et tu ne passes pas au travers des murs. Il n’est pas
d’accord. Il répond que la connaissance que nous
nous targuons d’enseigner au monde lui révèle que
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si il y a quelque chose derrière ce mur et que si nous
en parlons, de par ce seul fait, il y est.
Pourquoi la logique le délite‑t‑elle ? Quitte à
confirmer sa désagrégation, ne faudrait‑il pas mieux
l’envoyer dans l’espace en état d’apesanteur pour
s’y désintégrer ? À moins que son organisme, par
besoin inné de cohésion, battît le rappel désespéré
de toutes ses molécules.
Après en avoir référé au coordonneur, ce dernier
m’approuva en ajoutant : référent‑major, on appelle
cela se reprendre... oui, en état d’apesanteur, bonne
idée, et sans rien autour. Son sourire était malicieux.
Moi : Le problème est que le département de la
justice n’a jamais élaboré une structure pour ce faire.
Réponse : Cet homme est un accident, il doit
subir l’accident. Rien ne vous empêche d’émoustiller son goût pour l’héroïsme et une fois là‑haut,
le glisser dehors. II ajouta : Nous n’en ferons rien,
je ne décide pas seul. Alors, persévérez...
Seul à nouveau, je me gratte le dessus des
doigts... lentement. Toujours, les dieux ont pris notre
apparence mais c’est par le seul vertige de notre
pensée (où notre corps serait vestige) qu’ils nous
font dire s’ils se détachent ou non de notre personne.
Bien qu’à mon sens, avec une trop subtile discrétion.
Il s’ensuit qu’un homme ne saurait atteindre
le secret d’un autre sans risquer de crever l’œil du
divin... J’avais donc là un problème.
À la cinquante‑cinquième entrevue, je vins
m’asseoir près de mon impétrant et m’appliquai à ce
que toutes les vertus me baignassent le visage. Avec
bonté, j’intervins : Il faudrait que vous m’articuliez
ces deux notions qui font de l’homme le contraire de
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l’homme et en même temps le propre conservateur
de sa seule présence... qui n’est pas douteuse. Je
précisai : Vous êtes assis près de moi. Pas ailleurs.
Il me déclina de nouveau, dans un ordre rigoureux, ses caractéristiques identitaires : nom... prénom... né le... à ... taille... etc.
Pendant sa litanie, je pensais à sauvegarder ma
patience nécessaire... socialement parlant. Certes,
il n’y a pas de doute, son espèce est en danger de
mort, mais il n’y a pas de raison. Que je sois dur est
une preuve de bonne santé physique. Suffise déjà
que cette pitoyable guenille qui nous pend la plupart
du temps entre les jambes ajoute par sa flaccidité au
ridicule qui fait notre impudeur, alors que la femme
nue ne subit pas cet affront ; aparté qui naquit en
moi pour me convaincre que seul un objet solide
puisse se parer du merveilleux. Magie de l’airain.
Ce jour‑là, nous restâmes en tête‑à‑tête deux
heures bien sonnées, de plus, par urbanité, je le
fis accompagner dans son hygiénique promenade
obligatoire. Je reprendrai mes investigations après
le week‑end, quitte à tout revoir depuis le début.
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du même auteur
Leaders et enfants nus, Soleil Noir, Paris, 1970.
Ronds dans l’eau et le pessimisme, Sigart, Rome, 1976.
Sauve qui peut Robin, Grasset, Paris, 1978.
Arcs et traits, Édition Cercle d’Art – D. M. Sarver, Paris, 1989.
L’Ombre est toujours juvénile, Voix-Richard Meier, Metz,
1995.
Chroniques des jeunes années, La Différence, 1997.
Les Passerelles du purgatoire, poèmes, La Différence, 2001.
L’Illustre Passion, La Différence, 2003.
Chirurgies, La Différence, 2006.
Les Guerres du Milieu, nouvelles, La Différence, 2006.
écrits sur ipoustéguy
Pierre Gaudibert et Évelyne Artaud, Ipoustéguy, monographie,
Cercle d’Art, Paris, 1989.
John Updike, Just Looking, Alfred Knopf, New York, 1990.
John Updike, Un simple regard, Horay, Paris, 1990.
Ipoustéguy – L’Œuvre complète en 2 volumes, sous la direction
de Dieter Ruckhaberle, Kunsthalle, Berlin, Cercle d’Art,
Paris, 1991.
Michaël Lipp, Das Plastiche Werk 1940-1992, Gutenberg
Universität, Mainz, 1992.
Évelyne Artaud, Ipoustéguy, parlons, Cercle d’Art, Paris,
1993.
Alain Bosquet, Bronze Marbre, Ipoustéguy, La Différence,
Paris, 1995.
Dominique Croiset-Veyre, Ipoustéguy – L’Œuvre sculpté,
catalogue raisonné 1938-2000, La Différence, 2001.
© S.N.E.L.A. La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris,
2002.
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