Les Visiteurs du soir Compte rendu de la rencontre avec Abbi Patrix

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Les Visiteurs du soir Compte rendu de la rencontre avec Abbi Patrix
Les Visiteurs du soir Compte rendu de la rencontre avec Abbi P atrix le 5 juin 2008 Abbi Patrix est interviewé par Muriel Bloch, tous deux se connaissent bien puisqu’ils sont compagnons de route depuis longtemps, depuis la première vague du renouveau du conte dans les années 80. Abbi est un homme de théâtre, il est aussi musicien. Il a monté de nombreux spectacles avec des musiciens et des danseurs, quel est le chemin qui l’a mené du théâtre au conte ? Selon lui, le Renouveau du conte vient du mouvement d’effervescence autour du théâtre dans les années 70, avec le Bread and Puppett, le Living Theatre, la troupe de Peter Brook, Renaud Barrault et son théâtre des nations... A cette époque, Abbi Patrix, alors adolescent, faisait partie de troupes de théâtre amateur. Il connaissait ces troupes de théâtre extraordinaires, qui racontaient notamment des histoires (le Living Theatre racontait des histoires de mythologie), en utilisant toutes les formes : le théâtre, la danse, les marionnettes, le chant... Ces troupes donnaient un formidable élan au monde du théâtre et suscitaient l’envie de s’y lancer. Quand plus tard, il a voulu apprendre le théâtre en professionnel, le conservatoire ne lui a pas semblé adapté à ce qu’il voulait faire, et il s’est tourné vers une école parallèle, Jacques Lecoq, où il a passé quelques années. Après ces années de formation, quand il s’est tourné à nouveau vers le monde du théâtre, cette période expérimentale était finie, toutes ces aventures étaient terminées, et les troupes étaient disloquées. Comme il n’existait plus de troupe, il a donc décidé d’en créer une lui­même, en s’inspirant des « Carpet Show », forme de théâtre expérimental itinérant, fait par des hommes de théâtre seuls, avec un tapis, et des percussionnistes.
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 1 Les débuts de la Compagnie du Cercle Abbi Patrix s’est donc lancé dans cette aventure, avec une troupe de quatre comédiens et un musicien, et surtout avec un bus Wolkswagen, élément essentiel pour que la troupe puisse être itinérante. C’est l’origine de la Compagnie du Cercle, toujours vivante aujourd’hui. Une fois la troupe montée, il fallait savoir quel type de spectacles elle allait proposer. C’est là qu’Abbi se tourne vers ses souvenirs de contes racontés par sa mère, et la compagnie fait le choix de raconter, de jouer des contes venant d’un peu partout, norvégiens, orientaux..., en les adaptant pour la scène. Une anecdote : un jour qu’il était parti seul avant sa troupe, le bus Wolkswagen tombe en panne, et il doit honorer le contrat tout seul... : il se trouve donc à raconter tout seul en jouant les différents personnages et en racontant, sans aucun accessoire. Cette expérience étonnante est marquante pour lui. C’est à cette époque aussi que son chemin croise celui de Bruno de La Salle, qui n’est pas convaincu par son projet, mais qui a besoin d’une troupe pour son propre projet de raconter l’Odyssée. C’est ainsi que naît quelques années plus tard le projet du Clio. Les spectacles du Carpet show continuent pendant environ 2 ans. Au début, il n’avait qu’une seule histoire, issue du répertoire des contes populaires norvégiens : l’histoire de « Paic », une histoire de mensonges et de tromperies, qui lui semblait emblématique de l’art du conteur, puisqu’elle racontait comment gagner sa vie en mentant. Il a appris peu à peu à raconter, à partir de cette première histoire, puis d’autres, et s’est tourné très vite vers le répertoire des contes merveilleux, le répertoire norvégien des trolls qui lui venait de sa mère. C’est en racontant dans les écoles et les bibliothèques qu’il s’est formé. Autour de Blaise Cendrars Après sept ans de travail avec Bruno de La Salle, leurs trajets se séparent car Abbi veut faire autre chose. Il se lance dans un projet autour de l’oeuvre de Blaise Cendrars : Blaise Cendrars faisait partie de l’environnement familial : sa mère connaissait sa fille Myriam, et son père connaissait et disait ses poèmes. Abbi avait envie de travailler sur l’Afrique, et Cendrars donnait la possibilité
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 2 d’entrer dans ce monde, dans cette culture. Il démarre tout un travail d’équipe autour de B. Cendrars, les « Petits contes nègres pour les enfants des blancs », un travail avec des musiciens, et la fille de Cendrars, où ses textes étaient dits, mis en musique et en rythme, avec des percussions. L'Ombre du zèbre n'est pas rayée , Anthologie nègre (Blaise Cendrars). Naïve, 2003 P ossible ­ I mpossible : P etits contes nègres pour les enfants des blancs (Blaise Cendrars). Naïve, 2003 Puis, il nous parle de sa volonté de réfléchir à la pratique du spectacle. En France, il n’y a plus de trace de représentations spectaculaires de contes depuis le Moyen Age, où existaient les aèdes et troubadours ; ensuite, la pratique du conte était une pratique rurale, pas du tout liée à un événement spectaculaire, et cette dimension l’intéressait. Sa rencontre avec le griot Alfa Kouyaté, qui racontait l’épopée de Soundiata, avec « son cheval qui fumait la pipe », a été essentielle pour lui : Ce conteur repéré par Bruno de La Salle racontait l’épopée, en français et en bambara, avec de la musique (un balafon), de la danse, et incarnait véritablement l’épopée, entre tradition et invention contemporaine. Cette rencontre a donné à Abbi l’inspiration pour chercher la théâtralité du conteur. Il est conscient de l’importance des enregistrements des différents spectacles qu’il monte, qui permettent de garder une trace de la dimension musicale. La Guerre des corbeaux et des hiboux Le projet suivant surlequel il travaile avec sa compagnie s’appuie sur une collaboration avec Bernard Chèze sur la lumière, la musique... Il commence à explorer le texte du Pancatantra indien. C’est un texte difficile, mais en même temps, la filiation avec les Fables de La Fontaine permet une reconnaissance du public, qui connaît déjà ces histoires. A partir des cinq livres du Pancatantra, il en prend deux pour construire une épopée sur le thème du mensonge et de la vérité, dans un montage de fables très politiques, où il remet en question le rapport de pouvoir d’une personne sur les autres par la parole. « Méfiez vous du conteur... »
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 3 Cela a donné le spectacle « la Guerre des corbeaux et des hiboux », qu’il jouera pendant 10 ans, parfois en entier, parfois des extraits. Le travail d’écriture a été long : commencé avec Pascal Fauliot, il s’est poursuivi avec Nathaël Moreau, puis l’écriture continue à évoluer avec la pratique.. On peut découvrir un reflet de ce travail dans le CD La guerre des corbeaux et des hiboux, edité par Audivis et repris par Naïve. Il s’accompagnait d’un instrument, un daf(?) afghan. Il nous raconte à ce moment­là l’histoire de l’homme et du lion, où la blessure de la parole ne cicatrise jamais... Il existe aussi une version chinoise de ce conte, avec un homme et un tigre, dont s’est inspiré Dario Fo Extrait possible ??39m20 / 46m30 Epopée irlandaise Une autre aventure évoquée par Muriel Bloch est celle de l’épopée irlandaise L'Errance de Graïnné, en 1992. Pour lui, l’idée de séparer les arts est une hérésie, et Abbi voulait aller plus loin vers l’idée de réunir conte, danse, musique, théâtre... Le spectacle faisait une part importante au chant, avec trois chanteuses de chant lyrique, folklorique et de jazz. Ce spectacle a été mal compris et a eu très peu de succès, malgré sa grande qualité selon les témoignages de ceux qui ont eu la chance d’y assister. Ce spectacle était venu trop tôt peut­être, pour un public qui n’avait pas l’habitude de ce type de représentation, mêlant une histoire, de la musique, et un spectacle à voir, comme si la présence de la musique pouvait gêner la compréhension du texte . Autour du langage des signes Puis Abbi s’est lancé dans un autre projet avec une danseuse chorégraphe passionnée de langue des signes (Pascale Houbin), et avec le comédien sourd Levent Beskardes, turc d’origine et ne lisant pas le français. Il nous raconte sa difficulté à communiquer avec cette personne sourde, du fait que le conte est le monde du double sens, chose très difficile à faire passer en langage des signes,
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 4 langue ancrée dans le concrèt. Cette expérience a été très importante pour lui, l’amenant à réfléchir à l’essentiel de ce que l’on veut dire, en quelques mots, en quelques images, sans se perdre dans le bavardage. Cette expérience a modifié pour toujours sa façon de raconter. Un spectacle a été monté en 2000, « Parole », qui a tourné pendant cinq ans et a connu un succès important, notamment auprès du public sourd. « Eclats d’histoires » à Evry Son récit se poursuit avec l’aventure autour du projet de collectage à Evry en compagnie de Praline Gay­Para. Ce projet a été possible grâce à une résidence à Evry, où la compagnie était hébergée pendant quatre ans, à l’invitation du directeur du théâtre. L’objectif était notamment de créer du lien entre la population et le théâtre dans le quartier des Pyramides, quartier réputé difficile d’Evry. Pourtant, lors du colloque autour du Renouveau du conte (en 1989), lorsqu’ il avait écouté des américains raconter leur vie, il s’était promis de ne jamais se livrer à ce genre d’exercice. C’est le travail de collectage fait par Praline Gay­Para et Jean­Louis Le Craver à Gennevilliers qui l’a convaincu de l’intérêt du collectage des récits de vie, qui sont souvent des histoires passionnantes. Il a compris le lien entre les petites et les grandes histoires, et comment les mythologies personnelles et universelles peuvent se rejoindre. Les contes, les épopées et les mythes viennent bien de là, de cette vie intérieure des gens, l’être humain se raconte à travers les histoires, et ces collectages permettent de retrouver cette origine. Il propose donc à Praline Gay­Para de travailler avec lui à Evry, et ils constituent une équipe de trois collecteurs (Phyllis Roome, Praline Gay­Para et lui­même), un photographe (Nicolas Frémiot), et un écrivain spécialiste de l’oraloscriptologie, l’art de raconter la parole des gens (Nathaël Moreau) . L’expérience et la pratique de collectage de Praline lui a beaucoup appris, et cette formidable aventure a donné lieu à un spectacle un an et demi après Eclats d’histoires, où toutes ces histoires étaient racontées en présence des personnes qui les avaient racontées. Des personnes qui souvent n’avaient jamais mis les pieds au théâtre et qui y avaient là toute leur place et y entraînaient tout un réseau de relations familiales et amicales.
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 5 L’accueil de la presse a malheureusement été quasiment inexistant, puisqu’il ne s’agissait pas ici de voitures brûlées mais de montrer ce qui se passait de positif dans le quartier, et cela dérangeait... La M aison du conte de Chevilly Larue Enfin, Muriel Bloch l’interroge sur son activité de formation et sur le travail qu’il mène depuis quelques années à la Maison du conte de Chevilly Larue, notamment autour du « Labo ». Abbi Patrix a beaucoup appris des troupes de théâtre qu’il a cotoyées, de l’école de théâtre où il a été formé. Il a toujours aimé apprendre et a toujours pensé qu’on apprenait beaucoup en donnant l’impression de savoir. L’idée de transmission a toujours été importante pour lui, et c’est dans cet esprit qu’il travaille à la maison du Conte dont il est co­directeur avec Michel Jolivet. Il a donc commencé à faire cette « école du conte » avec des personnes qui se choisissent, car il est plus intéressant d’avoir un groupe constitué de personnes qui ont choisi de travailler ensemble plutôt que des stagiaires inconnus... Son idée est qu’il faut tout de suite confronter les jeunes aux questions essentielles : pourquoi raconte­t­on, et qu’a­t­on à dire ? La Maison du conte est un lieu vivant où l’on cherche ensemble, en expérimentant. Ce n’est pas un lieu de transmission d’idées théoriques, mais un lieu plein de gens, de vie, de travail et d’expérimentation. Dans le même esprit que ce qui est fait ici avec les « Visiteurs du soir », il a invité régulièrement des conteurs à venir raconter leur vie, leur pratique, leur parcours de conteur. Les stagiaires s’engagent à venir trois jours par mois, impératif assez contraignant, et un véritable engagement leur est demandé. Ils viennent d’horizons très variés, de tous les pays de langue française. C’est un projet qui a des parentés avec le projet « Farenheit » du Clio, qui est lui centré sur l’épopée, où les stagiaires se retrouvent aussi très régulièrement quelques jours par mois. Le projet sur lequel il travaille actuellement est l’Epopée du singe pèlerin.
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 6 L’avenir du conte Une question posée sur la façon dont il voit l’avenir du conte et des conteurs lui amène ce commentaire: Il y a eu une impulsion extraordinaire qui a été donnée et qui se propage dans le monde entier. Le renouveau du conte existe maintenant partout, à des niveaux différents. Est­ce que ce mouvement va disparaître ou bien va­t­il donner vie à un autre mouvement, comment va–t­il évoluer ? Difficile d’avoir la réponse, mais il croit en l’importance de la transmission, de la formation, pour redonner cette impulsion. Ce qu’on aurait pu prendre pour une « mode » il y a quarante ans dure toujours . Mais il devrait y avoir pour les conteurs une véritable place artistique, culturelle et sociale, place qui n’a toujours pas été trouvée dans notre société. Signe de ce manque d’intérêt et de considération : l’université n’a toujours pas fait une place à l’enseignement sur le conte populaire. ­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ P our en savoir plus... Le site internet de la Compagnie du Cercle http://www.compagnieducercle.fr/ Le site de la Maison du conte : http://www.lamaisonduconte.com/ Bibliographie ­ Le Compagnon, ill. Laetitia Le Saux. Syros (Paroles de conteurs), 1995 ­ Eclats d’histoires. Compagnie du Cercle, 2002 ­ Au bout du monde. Editions Paradox, 2003 (Conteur en scène) ­ Le Compagnon. Editions Paradox, 2005 (Conteur en scène) Discographie ­ Le récit de Shéhérazade / Bruno de La Salle, P. Fauliot, A. Patrix. Radio France, 1985 (cassette audio)
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 7 ­ L’Ombre du zèbre n’est pas rayée : Contes nègres de Blaise Cendrars / Alain Gibert, Bernard Chèze, Abbi Patrix . Audivis, 1993. Réed. Naïve, 2003 ­ P ossible – I mpossible : d’après « Les P etits contes nègres pour les enfants des blancs » de Blaise Cendrars / Bernard Chèze, Abbi Patrix, Audivis, 1993. Réed. Naïve, 2003 ­ Le Compagnon / Abbi Patrix, Phyllis Roome, Caroline Sire, Jean­François Vrod, Bernard Chèze. Audivis, 1995. Réed. Naïve, 2003 ­ Trolls, Contes de Norvège. Audivis, 1995. Réed. Naïve, 2003 ­ Abbi P atrix raconte J ésus : La P assion, la Résurrection / Nathaël Moreau, Abbi Patrix. Audivis, 1996. Réed. « L’Histoire de Jésus », Naïve 2003. ­ « Le scorpion et la grenouille » et « Pourquoi personne ne porte plus le caïman pour le mettre à l'eau » : contenu dans « Chansons, contes et comptines : 0­3 ans ». Audivis, 1996 ­ La Guerre des corbeaux et des hiboux / Pascal Fauliot, Abbi Patrix, Bernard Chèze. Audivis, 1996. Réed. Naïve, 2003 ­ Tout souffle : contes à quatre voix / Francis Bebey, Muriel Bloch, Praline Gay­Para, Abbi Patrix. Enfance et musique (Je conte pour toi), 2000. Réed. 2008 Compte rendu par Juliette Robain
La Joie par les livres ­ Les Visiteurs du soir Rencontre avec Abbi Patrix, le 5 juin 2008, p. 8