Note de lecture Identity Economics - Rationalité Limitée
Transcription
Note de lecture Identity Economics - Rationalité Limitée
Rationalité limitée Juin 2010 Note de lecture : « Identity Economics », de George Akerlof et Rachel Kranton par C.H.∗ Il n’est probablement plus nécessaire de présenter George Akerlof, économiste américain prix Nobel d’économie en 2001 notamment pour ses travaux sur les asymétries d’information. Akerlof fait partie de ces économistes créatifs qui ont largement contribué à enrichir les modèles théoriques de l’économie standard en y intégrant des éléments habituellement ignorés. La grande spécialité d’Akerlof depuis plus de trente ans est notamment d’aller chercher des concepts développés dans la littérature relevant d’autres sciences sociales pour tenter de les intégrer dans les modèles traditionnels de l’économiste. C’est ainsi par exemple qu’Akerlof (1982) avait été chercher les concepts de réciprocité et de don/contre-don maussien pour réinterpréter la relation salariale et fournir une explication au chômage en termes de salaire d’efficience. De ce point de vue, retrouver Akerlof dans le programme de recherche « identité et économie » n’est guère surprenant. Rachel Kranton est bien moins célèbre. C’est pourtant elle qui est à l’origine du programme de recherche après qu’en 1995, suite à sa lecture du dernier article d’Akerlof, elle ait prise contact avec lui pour lui expliquer qu’il se trompait car il omettait une variable importante, l’identité sociale. L’ouvrage dont il est question dans cette note est paru en 2010 chez Princeton. Il fait la synthèse de 10 ans de travaux menés par Akerlof et Kranton (A&K) et qui se sont notamment matérialisés par quatre articles parus dans des revues d’économie : « Economics and Identity » (Quarterly Journal of Economics, 2000), « Identity and Schooling : Some Lessons for the Economics of Education » (Journal of Economic Literature, 2002), «Identity and the Economics of Organizations » (Journal of Economic Perspectives, 2005), « Identity, Supervision, and Work Groups » (American Economic Review, 2008). Si je mentionne les articles, c’est notamment parce que je ferai parfois référence à des éléments que l’on peut y trouver et qui ne sont qu’évoqués en passant dans l’ouvrage. Identity Economics, un bref résumé Commençons par résumer brièvement le contenu de l’ouvrage. Ce dernier est constitué de quatre parties et de dix chapitres. La première partie présente, de manière non formalisée (j’y reviendrai), le cadre théorique de « l’économie de l’identité ». Les auteurs situent notamment leur approche par rapport aux travaux traitant de questions similaires en économie (notamment ceux de Gary Becker) et expliquent comment l’identité et plus largement les ∗ Version écrite pour le blog. Merci de ne pas citer sans mon accord ! 1 normes sociales peuvent être intégrées dans une analyse économique standard à base de fonctions d’utilité. La deuxième partie applique le cadre d’analyse présenté précédemment au champ de l’économie des organisations avec notamment la question de l’implication au travail et à celui de l’économie de l’éducation. La troisième partie comporte deux chapitres, l’un sur l’incidence du genre (qui est une forme d’identité) au travail, l’autre sur l’incidence de l’origine ethnique sur les phénomènes de pauvreté. La dernière partie propose quelques réflexions méthodologiques et conclue l’ouvrage. Les quatre premiers chapitres sont donc consacrés à la présentation du cadre d’analyse de l’économie de l’identité. A&K y présentent notamment trois concepts fondamentaux qui seront utilisés systématiquement dans les parties 2 et 3 : le concept de catégories sociales, les concepts de normes et d’idéaux, et enfin celui d’utilité identitaire (identity utility). L’appartenance d’un individu à telle ou telle catégorie sociale définit son identité. Un même individu peut bien entendu appartenir à plusieurs catégories sociales simultanément (ex : être un homme et être un travailleur impliqué – insider dans la terminologie de A&K) et va généralement également ranger les autres individus dans des catégories sociales. Chaque catégorie renvoie à des normes et à des idéaux qui, ensemble, prescrivent les attitudes et les comportements à adopter. Lorsque l’individu se conforme aux prescriptions correspondant à son identité, il gagne en utilité, la réciproque étant vraie. L’objectif d’A&K est de réussir à intégrer la prise en compte des phénomènes identitaires dans l’analyse économique standard ; autrement dit, il s’agit d’enrichir la fonction d’utilité traditionnelle mobilisée par les économistes en y ajoutant un argument supplémentaire, celui de l’utilité identitaire. Comme je l’ai indiqué dans un billet précédent1, A&K propose alors la fonction d’utilité suivante (précisons qu’elle n’est pas explicitement écrite dans l’ouvrage) : Ui = Ui(ai, a-i, Ii) avec ai et aj respectivement le panier de biens et de services (ou tout autre source d’utilité matérielle) consommé par l’individu i et par les autres individus, et Ii l’utilité que l’individu i dérive de son identité. Ce dernier argument peut lui-même être représenté par la fonction suivante : Ii = Ii(ai, a-i, ci, ϵi, P) avec ci l’assignement par l’individu i d’une catégorie sociale appartenant à un ensemble C à chaque individu (y compris lui-même – par exemple, « homme » ou « femme »), ϵi les caractéristiques pertinentes de l’individu i (par exemple, l’origine sociale ou le niveau d’étude) et P l’ensemble des comportements et attitudes prescrites par chaque catégorie sociale dans chaque situation particulière. Les auteurs expliquent les raisons qui poussent à prendre en compte le rôle de l’identité et plus largement des normes dans les phénomènes économiques. Essentiellement, il s’agit de dépasser l’analyse béckerienne consistant à postuler certaines préférences spécifiques (par exemple, un goût pour la discrimination) pour expliquer différents phénomènes socioéconomiques. A&K relèvent que le problème de cette approche est que les préférences sont fixes et que, par conséquent, ce sont toujours des variables économiques (le prix et le revenu) qui vont expliquer les différences de comportement. Mais c’est là faire abstraction d’une impressionnante littérature en sociologie, anthropologie et psychologie sociale qui 1 http://rationalitelimitee.wordpress.com/2010/06/08/identite-et-economie-le-cas-kerviel/ 2 montre comment les normes sociales peuvent orienter les comportements, indépendamment des incitations économiques en présence. L’ambition d’A&K est de combler ce vide dans l’analyse économique en s’appuyant de manière extensive sur les résultats empiriques issus des autres disciplines en sciences sociales, et en les intégrant dans un cadre théorique standard. Identité au travail, identité à l’école Les chapitres 5 et 6 appliquent le cadre d’analyse respectivement au travail au sein des organisations et aux comportements des élèves à l’école. Ce faisant, ils contribuent à alimenter la réflexion au sein des champs de l’économie des organisations et de l’économie de l’éducation. Il faut noter que ces deux chapitres sont des versions synthétiques et épurées de toute formalisation des analyses que l’on peut trouver dans les articles de 2002, 2005 et 2008 mentionnés plus haut. Le chapitre sur l’économie des organisations est assez illustratif de la démarche adoptée par les auteurs tout au long de l’ouvrage : on part d’un exemple précis et illustratif de phénomène identitaire (ici, les méthodes d’endoctrinement utilisées le premier jour d’arrivée des cadets à l’Académie militaire américaine de West Point), on y indique que cet exemple montre que les incitations monétaires ne sont pas les seuls éléments (voire ne sont pas du tout) pouvant expliquer les comportements observés, et on suggère alors d’introduire la prise en compte des phénomènes identitaires. Ici, A&K généralise ce constat en indiquant qu’il ne concerne pas uniquement les organisations militaires mais aussi les organisations civiles (comme les entreprises), s’appuyant pour cela sur divers travaux issus de l’économie comme des autres sciences sociales. Suit ensuite la construction d’un modèle (modèle qui, dans l’ouvrage, n’est jamais écrit de manière explicite) à partir là encore d’une procédure que les auteurs répètent dans les chapitres subséquents : dans un premier temps, les auteurs proposent un modèle basique, ici en l’occurrence un tout simple modèle principalagent dans lequel seules les incitations monétaires sont utilisées par le principal pour contrôler le comportement de l’agent. Puis, dans un second temps, on enrichi le modèle en introduisant les concepts de catégories sociales, de normes et d’idéaux et d’utilité identitaire. Le chapitre sur l’économie des organisations comporte en fait deux parties. La première partie vise à comprendre l’effet de l’identité d’un travailleur sur son implication au travail. En l’occurrence, suivant en cela le modèle qu’ils développent formellement par ailleurs, A&K proposent de diviser les travailleurs en deux catégories : les « insiders », qui s’identifient à leur organisation, et les « outsiders » qui ne font état d’aucun attachement à leur organisation. Pour les premiers, ne pas fournir un effort maximal au travail sera source de perte d’utilité identitaire car cela se traduira par un décalage entre le comportement effectif (un effort non maximal) et la prescription qui découle de leur identité sociale (s’impliquer au maximum). A l’inverse, pour les seconds, s’impliquer au travail sera générateur de désutilité identitaire. Il en découle une conclusion relativement intuitive (si deux niveaux d’effort sont possibles, si trois niveaux d’effort sont disponibles, les résultats sont déjà plus intéressants, voire l’article de 2008) : une entreprise aura besoin d’une incitation financière moindre pour contrôler un travailleur insider qu’un travailleur outsider. Autrement dit, il peut être financièrement rentable, sous certaines conditions, pour une entreprise d’investir dans des mesures visant à 3 modifier l’identité sociale de ses travailleurs pour les faire devenir des insiders. Les auteurs donnent ensuite une série de petits exemples empiriques pour illustrer la pertinence du modèle et de ses conclusions. La seconde partie du chapitre s’intéresse à l’identité des travailleurs au sein des équipes de travail. Le principal résultat auquel aboutissent les auteurs est qu’il peut être dans l’intérêt d’une entreprise de mettre en place une supervision relâchée (plutôt que stricte) dans la mesure où cela conduit les travailleurs à davantage s’identifier à l’organisation. Le « trade-off » réside toutefois dans le fait qu’il risque alors de se développer une norme d’effort propre au groupe, supérieure à l’effort minimal mais inférieur à l’effort maximal. Le chapitre 6 applique la même démarche au cas des comportements à l’école. Il s’agit du chapitre le plus intéressant de l’ouvrage et qui présente les résultats de l’article de 2002. Je ne donnerai que les résultats les plus significatifs. A&K montrent notamment que le niveau d’implication d’un élève à l’école ne sera pas uniquement fonction des facteurs traditionnellement pris en compte par les économistes comme la rentabilité des études. En effet, les élèves vont notamment faire un choix d’identité sociale qui va dépendre de leurs caractéristiques personnelles (milieu social, capital culturel et social), des prescriptions relevant des différentes identités et des gains/pertes induites par les différentes identités. Par exemple, relever du groupe des « bons élèves » sera généralement générateur de gains monétaires futures mais va également impliquer une perte d’utilité identitaire pour les individus dont les caractéristiques individuelles correspondent imparfaitement aux prescriptions de cette catégorie sociale. Si l’idéal du « bon élève » est difficile à atteindre, alors la plupart des élèves choisiront d’être des « cancres ». Le point le plus intéressant réside dans le fait qu’A&K suggèrent que les établissements scolaires disposent de marges de manœuvre pour modifier les différents types d’idéaux auxquels sont soumis les élèves et donc orienter leurs choix identitaires. Dans une perspective qui rappelle la thèse de la violence symbolique de Bourdieu (qui n’est pas cité dans ce chapitre), A&K indiquent ainsi par de nombreux exemples que les choix identitaires des élèves résultent du fait qu’il existe un décalage entre les normes sociales (comme la façon de parler) promulguées par l’établissement et les caractéristiques socioculturelle des élèves. Adhérer à ces normes est alors trop couteux et conduit de nombreux élèves à « choisir » (le choix n’est pas conscient la plupart du temps) une identité sociale pourtant moins intéressante matériellement pour eux. Les établissements ont alors plusieurs choix à leurs dispositions : proposer des « normes à la carte » sous forme de parcours scolaires différenciés ou bien tenter de créer une identité commune à tous les élèves de l’établissement. Dans leur article de 2002, A&K montrent que le premier choix, s’il est socialement sous-optimal, sera d’autant plus efficient que l’hétérogénéité sociale au sein de l’établissement est forte. A&K suggèrent que leur modèle peut permettre d’expliquer le fait que, d’après les données statistiques, les écoles privées catholiques américaines sont plus performantes que l’école publique. 4 Genre et ethnie Les chapitres 7 et 8 portent sur deux ensembles de catégories sociales plus « traditionnelles » car plus facilement observables : le genre et l’ethnie. Pour être tout à fait honnête, j’ai trouvé les analyses développées dans ces deux chapitres moins originales et un peu moins précises (peut être parce que je n’ai pas été voir le modèle sous-jacent à l’analyse). Le chapitre 7 montre tout de même qu’à partir du moment où l’on prend en compte le fait que certains métiers sont étiquetés « métiers d’hommes » et d’autres « métiers de femmes », que pour une femme occuper un métier qui ne correspond pas à son identité sociale est source de désutilité identitaire pour elle mais aussi pour les hommes qui travaillent avec elle (lesquels peuvent alors tenter de « saboter » son travail), alors il peut être dans l’intérêt des entreprises de maintenir une discrimination partielle ou totale. Une autre version du modèle permet de rendre compte du fait qu’en dépit du fait que les femmes sont de plus en plus présentent sur le marché du travail, leurs charges en termes de travail domestique ne diminuent que faiblement. Ce constat, qui contredit une analyse standard du partage du travail au sein du couple en termes d’avantages comparatifs, s’explique tout simplement par l’existence de la norme selon laquelle les femmes doivent s’occuper des activités domestiques. Le chapitre 8 propose une ébauche de modèle d’exclusion sociale fondée sur l’ethnie (voir aussi l’article de 2000). A&K tentent d’y montrer que le « choix » de la part de certaines catégories de la population de s’exclure du reste de la société peut s’expliquer en prenant en compte le rôle joué par l’identité et les normes communautaires. Pour certaines ethnies, choisir d’être un « insider » et de travailler sera générateur de perte d’utilité identitaire, ce qui incitera alors les individus en relevant à ne pas travailler. Identity Economics, quelques considérations théoriques et méthodologiques L’ouvrage d’A&K, et encore plus leurs différents articles, sont riches d’hypothèses et de résultats qui demandent à être discutés. N’étant spécialiste d’aucun des champs traités par les auteurs (économie des organisations, économie de l’éducation, économie de la famille), je ne ferai pas de commentaire sur les résultats substantifs auxquels parviennent les auteurs. Je vais en revanche formuler quelques remarques théoriques et méthodologiques, avec en point de mire la question des relations entre l’économie et les autres sciences sociales. On peut déjà partir des considérations méthodologiques que développent A&K dans le chapitre 9. Les auteurs formulent deux critiques fortes : la première à l’encontre de la propension des économistes à ne prendre en compte que ce qui est directement observable (comme les éléments monétaires), la seconde à l’encontre du monopole de l’analyse statistique comme méthode empirique en économie. Commençons par cette seconde critique qui interpelle quelque peu à l’heure du « tournant empirique » de l’économie. A&K défendent la méthode consistant à observer le « petit » plutôt que de chercher à tirer des conclusions à partir d’analyses sur des données disponibles en quantité massive. Autrement dit, les auteurs rappellent l’intérêt des études de cas, des comptes-rendus ethnographiques et des expériences 5 (contrôlées et naturelles) et suggèrent qu’il s’agit d’un passage obligé pour pouvoir découvrir les relations causales pertinentes. Il s’agit d’un point de vue intéressant, auquel j’adhère, mais qui est très largement minoritaire au sein de la profession des économistes. Si les études de cas sont monnaies courantes en sociologie ou en anthropologie, bien peu d’économistes daignent en faire ou même s’appuyer dessus. L’autre critique se dirige plus généralement à l’encontre du positivisme friedmanien qui caractérise encore largement la méthodologie de la plupart des économistes. Comme le relève Tom Slee2, deux des trois aspects méthodologiques du programme de recherche d’A&K qui posent question portent d’une part sur le critère de la parcimonie et d’autre part sur le caractère largement non-observable de l’identité. Concernant le premier point, on sait que les économistes sont d’ardents défenseurs du rasoir d’Occam. Autrement dit, une explication scientifique doit être la plus économe possible, c'est-à-dire faire appel à un nombre minimal de variables. En introduisant un élément supplémentaire dans la fonction d’utilité pour rendre compte de phénomènes qui ont pu être expliqué par des analyses plus standards, A&K vont clairement à l’encontre du critère de la parcimonie. Cela n’est pas un problème à partir du moment où l’on considère que ce critère n’entre jeu que pour départager deux explications qui ont un potentiel explicatif égal ; or, les auteurs montrent de manière relativement convaincante que leur démarche permet d’expliquer de manière plus satisfaisante un certain nombre de faits empiriques. Le second reproche fait habituellement à A&K concernant la non observabilité de l’identité comme objet est également caractéristique d’une forme de positivisme que les auteurs dénoncent. A mon sens, il s’agit d’un reproche malvenu : d’une part, parce que certaines identités sociales sont facilement observables à tel point que les économètres s’en servent très souvent comme variables indépendantes (le genre par exemple) ; d’autre part, c’est précisément l’intérêt que des études de cas et comptes-rendus de permettre d’identifier l’existence, dans tel ou tel contexte, de certaines identités sociales spécifiques (voir aussi Akerlof, 2007). Le fait qu’elles soient spécifiques ne signifie pas qu’elles sont inexistantes. « Ad hocité » et endogénéité Deux objections plus sérieuses peuvent à mon sens être formulées à l’encontre de l’économie de l’identité développée par A&K. Une première objection, de nature méthodologique, porte sur le caractère potentiellement ad hoc des explications en termes d’identité fournies par les auteurs. En fait, il semble qu’il s’agit là d’un problème difficilement contournable à partir du moment où l’on travail à partir de fonctions d’utilité : il est toujours possible de construire une fonction d’utilité de manière à ce qu’elle « colle » avec tel ou tel fait. C’est ici d’ailleurs que le critère de la parcimonie devient pertinent : l’idée est d’être capable de rendre compte d’un maximum de faits à partir d’un minimum de variables. Quand on lit A&K, on a effectivement parfois l’impression que l’objet « identité » tombe du ciel et vient boucher un trou, un peu à la manière ce qui se passe quand Becker introduit une « préférence pour la discrimination » de manière un peu artificielle sans réel support empirique. Toutefois, deux arguments solides atténuent largement cette critique. Tout d’abord, il faut bien comprendre qu’une fonction 2 http://whimsley.typepad.com/files/identity-economics-1.pdf 6 d’utilité ne vise pas à expliquer mais à décrire un comportement3. Lorsque A&K introduisent un argument supplémentaire dans la fonction d’utilité, ils n’expliquent pas tel ou tel comportement mais le décrivent seulement de manière différente. L’étape de l’explication ne vient qu’après, lorsque l’on utilise la ou les fonctions d’utilité pour dériver un résultat, en l’occurrence sous la forme d’un équilibre. Pour être complète, l’explication doit également indiquer d’où viennent les arguments contenus dans la fonction d’utilité. C’est précisément ici que les auteurs utilisent les apports des autres sciences sociales. Cette utilisation instrumentale des sciences sociales peut se discuter (cf. infra) mais elle a au moins un mérite : justifier empiriquement l’introduction de l’objet « identité » dans le modèle. Le point précédent répond du coup partiellement à la seconde objection que l’on peut formuler : la caractère largement exogène des catégories sociales qu’A&K introduisent dans leurs modèles. Par exogène, il ne faut pas entendre le fait que les catégories sociales s’imposent aux individus (dans la plupart des modèles, les individus peuvent « choisir » consciemment ou non - leur identité) mais par le fait que le choix d’une identité ci par l’individu i se fait à partir d’un ensemble C fini et dont l’origine n’est pas, ou que partiellement, expliquée. Le travail d’A&K s’arrête ainsi à la frontière d’une problématique essentielle en sociologie mais aussi en économie, celle de l’évolution des normes et des institutions. A&K ne se posent pas la question de savoir d’où viennent les normes qui définissent les différentes identités et ne discutent que de manière informelle de leur évolution. Pour certaines identités de « longue période » comme le genre cela n’est pas gênant, c’est plus problématique pour d’autres identités plus spécifiques (comme les différentes catégories sociales au sein des établissements scolaires). De ce point de vue, l’économie de l’identité peut être complétée avec profit par les travaux en économie institutionnelle qui s’intéressent à cette question de l’évolution des normes. Quelques enseignements méthodologiques Les travaux d’A&K ont jusqu’à présent produit des résultats plutôt intéressants. C’est notamment les implications normatives de certaines des analyses développées sur l’école (quel type de politique les établissements doivent-ils mettre en œuvre ?) qui me semblent les plus originales. Les conclusions auxquelles aboutit le chapitre sur l’économie des organisations sont également intéressantes et rejoignent ce qui s’écrit dans une partie de la littérature en management. Au-delà, ainsi que je l’ai suggéré juste au-dessus, il me semble l’économie de l’identité vient compléter à merveille un certain nombre de travaux relevant de l’économie institutionnelle. Par exemple, les chercheurs s’intéressant aux modalités d’émergence et de fonctionnement de certains arrangements institutionnels permettant le développement des échanges commerciaux peuvent trouver dans les travaux d’A&K matière à enrichir leurs analyses. Avner Greif (2006, p. 143 et suiv.) note par exemple l’importance de prendre en compte la dimension normative des comportements pour comprendre comment certaines institutions se maintiennent. Nul doute également que la prise en compte des 3 Je renvoi au récent ouvrage de Herbert Gintis (2009) qui défend cette thèse au sujet de ce qu’il appelle l’analyse « BPC » (beliefs, preferences, constraints), plus communément qualifiée de théorie du choix rationnel. 7 phénomènes identitaires pourrait permettre de mieux comprendre certaines institutions comme la corruption dans les pays en voie de développement. En dépit de cela, il faut reconnaitre que le programme d’A&K semble aujourd’hui assez peu suivi en économie, et qu’il obtienne peu de reconnaissance de la part des chercheurs provenant d’autres disciplines. Parmi les explications possibles, une me semble plus importante que les autres : le traitement finalement peu gratifiant que les deux auteurs accordent aux sciences sociales. En fait, en lisant les travaux d’A&K, on ne peut s’empêcher de penser au titre de l’article de P. Hirsh, S. Michaels et R. Friedman (1987) : « Dirty Hands versus Clean Models ». En guise d’une authentique analyse transdisciplinaire où économie, sociologie et psychologie seraient placées sur un pied d’égalité, il nous est proposé en fait des travaux où le matériau empirique est fourni par les études empiriques réalisées par les sociologues et les psychosociologues, lequel va ensuite être interprété à l’aide du cadre théorique provenant de l’analyse économique (standard). Nul doute que cette « division du travail » ne peut être du goût des sociologues ou des anthropologues. Notons que c’est là une caractéristique de la plupart des travaux d’Akerlof : que ce soit avec l’article sur le don/contre-don déjà mentionné (Akerlof, 1982) ou celui mobilisant la notion de dissonance cognitive (Akerlof et Dickens, 1982), ce dernier s’est fait une spécialité d’aller chercher des concepts ou des résultats empiriques dans d’autres disciplines pour en proposer une interprétation théorique on ne peut plus standard. Fondamentalement, ce n’est pas nécessairement un problème. Si les résultats sont convaincants et pertinents, tant mieux. Toutefois, le programme de recherche de l’économie de l’identité montre à quel point il est difficile de faire de la vraie interdisciplinarité. On pourrait s’attendre à y trouver l’utilisation de la théorie sociologique ou psychosociologique. En fait, il n’en est rien ou presque. Comme je l’ai indiqué plus haut, une partie de ce qu’A&K écrivent dans le chapitre sur l’école renvoie directement à la thèse de Pierre Bourdieu sur la violence symbolique et qu’il développe à l’aide d’authentique concepts sociologiques. La relation entre les différentes disciplines chez A&K est donc à sens unique : à la sociologie et à psychologie sociale le « sale boulot » du travail empirique, à l’économie la tâche gratifiante de l’explication théorique à l’aide d’un élégant modèle mathématique. Contrairement à ce que considèrent Ben Fine et Dimitris Milonakis (2009), il semble erroné de vouloir faire des travaux d’A&K un exemple d’impérialisme économique à la Becker dans la mesure où la démarche est quand même assez différente. Mais, au bout du compte, le résultat est un peu le même : à vouloir faire rentrer des concepts dérivés à partir de perspectives et d’objectifs très différents de ceux de l’économiste dans des fonctions d’utilités, ces concepts finissent par perdre leur signification originelle. Lorsqu’Akerlof (1982) parle de réciprocité, ce n’est pas la même réciprocité que celle de Mauss. Lorsqu’A&K parlent d’identité, il n’est pas sûr que ce soit le sens authentique qu’un partisan de la sociologie phénoménologique va lui donner. D’où une certaine incompréhension. Encore une fois, il ne s’agit pas de condamner per se la méthodologie utilisée par A&K. En revanche, l’exemple de l’économie de l’identité illustre assez bien le gouffre qui sépare encore l’économie des autres sciences sociales et, pourquoi pas, l’orthodoxie de l’hétérodoxie 8 en économie. Ce fossé, c’est clairement au niveau de la représentation de l’individu qu’il se situe. Suivant la thèse avancée par Mirowski (2002) et développée par Davis (2003) au sujet de la conception de l’individu dans l’économie standard, on peut considérer que l’individu en économie est conçu dans une perspective cybernétique comme un automate dont le programme serait définie par la fonction d’utilité. Historiquement, la sociologie et une partie de la psychologie se sont construite sur une représentation très différente et aussi avec des objectifs différents. L’économie repose sur une conception « computationnelle » de l’esprit (Davis, 2003, p. 101), là où la majeure partie de la sociologie développe une conception « phénoménologique ». Ce qu’essayent de faire A&K, c’est de faire rentrer dans la première conception des concepts issus de la seconde. Si on peut parfois ressentir un certain malaise à la lecture de leur ouvrage, il vient probablement de là. Bibliographie Akerlof George (1982), « Labor Contracts as Partial Gift Exchange », Quarterly Journal of Economics, vol. 97, n° 4, pp. 543-549. Akerlof George (2007), « The Missing Motivation in Macroeconomics », American Economic Review, vol. 97, n° 1, pp. 3-36. Akerlof George, Dickens William (1982), « The Economic Consequences of Cognitive Dissonance », American Economic Review, vol. 72, n° 3, pp. 307-319. Akerlof George, Kranton Rachel (2000), « Economics and Identity », Quarterly Journal of Economics, vol. CXV, n° 3, pp. 715-753. Akerlof George, Kranton Rachel (2002), « Identity and Schooling : Some Lessons for the Economics of Education », Journal of Economic Literature, vol. 40, n° 4, pp. 1167-1201. Akerlof George, Kranton Rachel (2005), « Identity and the Economics of Organizations », Journal of Economic Perspectives, vol. 19, n° 1, pp. 9-32. Akerlof George, Kranton Rachel (2008), « Identity, Supervision, and Work Groups », American Economic Review, vol. 98, n° 2, pp. 212-217. Akerlof George, Kranton Rachel (2010), Identity Economics, Princeton University Press. Davis John B. (2003), The Theory of the Individual in Economics : Identity and Value, Routledge. Fine Ben, Milonakis Dimitris (2009), From Economic Imperialism to Freakonomics : the Shifting Boundaries Between Economics and other Social Sciences, Routledge. Gintis Herbert (2009), The Bounds of Reason. Game Theory and the Unification of the Behavioral Sciences, Princeton University Press. 9 Greif Avner (2006), Institutions and the Path to the Modern Economy. Lessons from Medieval Trade, Cambridge University Press. Hirsh Paul, Michaels Stuart, Firedman Ray (1987), « ‘Dirty Hands’ versus ‘Clean Models’ », Theory and Society, vol. 16, n° 3, pp. 317-336. Mirowski Philip (2002), Machine Dreams. Economics Becomes a Cyborg Science, Cambridge University Press. 10