Katrina cinq ans après

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Katrina cinq ans après
Lien vers « l’actualité.com » journal québécois en ligne à propos de la reconstruction de la Nouvelle
Orléans après Katrina.
L’article évoque la ruée artistique dans une atmosphère de nouvelles opportunités pour la création.
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http://www.lactualite.com/print/monde/la-nouvelle-orleans-cetait-il-y-cinq-ans?page=0%2C1
La Nouvelle-Orléans, c’était il y a cinq ans...
Par Jean-Frédéric Légaré-Tremblay
(6 Août 2010)
L’ouragan Katrina n’a pas fini de hanter La Nouvelle-Orléans. Mais les deux tiers de la ville
sont reconstruits et un nouveau maire redonne espoir à la population. Et ce n’est pas la marée
noire au large des côtes qui va empêcher les gens de danser ! a constaté notre journaliste sur le
terrain.
La chaleur du Texas n'a pas suffi à réchauffer le cœur du vieux jazzman Jack Fine. « J'ai tout
fait pour garder le moral, même jouer pour des cowboys dans une église », raconte avec
nonchalance l'octogénaire, sa fidèle trompette à ses pieds. La Nouvelle-Orléans - sa « ville
folle », comme il l'appelle avec affection - lui manquait trop. À peine un mois après l'avoir
quittée, il a couru la retrouver.
Forcé à l'exil par l'ouragan Katrina, en 2005, comme tous les Néo-Orléanais à l'exception de
quelques irréductibles, Jack Fine a retrouvé sa chérie dévastée. À l'instar de milliers de ses
concitoyens, il a contribué à rebâtir la ville - dans son cas, en lui insufflant un peu de joie de
vivre. Pendant quelques semaines, il s'est produit gratuitement dans une petite pizzéria sans
électricité du Vieux Carré, le quartier français, relativement épargné par l'ouragan. « Je l'ai
fait pour me remonter le moral. Et pour la ville », dit-il.
Cinq ans après Katrina, tout n'est pas revenu comme avant dans la « Big Easy », réputée pour
sa musique, son côté festif et sa cuisine. La population n'est plus que de 375 000 habitants : un
Néo-Orléanais sur cinq n'est pas rentré. Alors que 80 % du territoire a été inondé lorsque les
digues ont cédé, près du tiers de la ville n'est toujours pas reconstruit. La pauvreté a chuté,
mais c'est davantage parce que nombre de pauvres sont partis vivre ailleurs. Le loyer moyen,
gonflé par une offre qui peine à suffire à la demande, a augmenté de 150 %. Et La NouvelleOrléans demeure la ville la plus violente des États-Unis - 52 meurtres pour 100 000 habitants
en 2009, loin devant Detroit et Saint Louis (40 chacune). Pourtant, pourtant, « les bons temps
ont recommencé à rouler » à La Nouvelle-Orléans, pour reprendre cette expression chère à ses
habitants.
« Depuis le début de l'année, un vent d'optimisme souffle sur la ville », affirme Mark
Schleifstein, journaliste au Times-Picayune et lauréat d'un prix Pulitzer pour ses reportages
sur l'après-Katrina. Même la récente catastrophe de BP dans le golfe du Mexique, qui
chamboule la vie des pêcheurs et des restaurateurs, ne semble pas venir à bout de cet
optimisme qui fait vibrer la ville. Les gens semblent flotter depuis... la victoire des Saints de
La Nouvelle-Orléans au Super Bowl de février dernier !
Dans la chaleur poisseuse d'un lundi soir, le jazz sort par toutes les portes de la rue
Frenchmen, dans le Faubourg Marigny, peuplé d'artistes et situé à quelques pas du Vieux
Carré. « Il a fallu trois ou quatre années avant que la scène musicale retrouve sa vigueur
d'avant Katrina. Maintenant, les musiciens viennent de partout », dit Jack Fine.
À La Nouvelle-Orléans, la fête n'est jamais loin quand il y a de la musique. Dès 2006, les
second lines ont recommencé petit à petit à sillonner les rues de certains quartiers le
dimanche. Ces orchestres de cuivres et de percussions entraînent à leur suite une foule de
fêtards qui dansent, trépignent, une bière ou un cocktail à la main, dans la plus pure tradition
locale. Au tintamarre qui dure toute la journée se mêle l'orgie de paillettes et de plumes dont
se parent les membres du cortège.
Depuis février dernier, de nouvelles couleurs sont apparues dans ce carnaval improvisé : le
doré et le noir des Saints. Le logo de l'équipe est partout, sur des drapeaux accrochés aux
porches des maisons, des chandails, des voitures, partout !
Équipe Cendrillon, les Saints ont émergé des bas-fonds du classement de la NFL, où ils
croupissaient depuis leurs débuts, en 1967, pour remporter le Super Bowl. Cette victoire est
d'autant plus significative pour les habitants de La Nouvelle-Orléans que le Superdome, où
joue l'équipe, a été l'un des symboles les plus lugubres du passage de Katrina. Entre 20 000 et
30 000 personnes avaient dû y trouver refuge pendant une semaine. Six y ont perdu la vie.
La victoire triomphale des Saints a coïncidé avec l'élection tout aussi triomphale de Mitch
Landrieu, premier maire blanc à la tête de La Nouvelle-Orléans depuis le départ de son père,
en 1978. L'élection de Landrieu, 50 ans, a mis fin au règne de Ray Nagin (2002-2010),
devenu aux yeux des Néo-Orléanais l'incarnation de l'incompétence des pouvoirs publics dans
la gestion de Katrina : retards dans l'aide d'urgence, mauvaise gestion des programmes de
secours, fonds insuffisants...
« Les citadins et les bénévoles ont fait l'essentiel de la reconstruction ! » dit Kristin Palmer,
conseillère municipale élue en février, avec ce sourire qui contribue largement au good ol'
southern charm (le bon vieux charme du Sud).
« C'est impressionnant tout ce qu'on a fait en cinq ans, poursuit-elle. Surtout compte tenu du
manque de leadership qui a régné à l'Hôtel de Ville, des mauvaises politiques concoctées à
Baton Rouge [NDLR : la capitale de l'État] et par le gouvernement fédéral. »
Avant de se lancer en politique, Kristin Palmer a dirigé l'ONG Rebuilding Together New
Orleans, qui a coordonné le travail de 12 000 bénévoles venus de partout au pays pour
reconstruire des maisons détruites par Katrina.
Des milliers de bonnes âmes continuent d'affluer à La Nouvelle-Orléans. « Les besoins sont
toujours criants », dit Vann Joines, directeur des relations publiques de Project Homecoming,
une organisation presbytérienne vouée elle aussi à la reconstruction. « Nous avons reconstruit
120 maisons en trois ans, mais c'est loin d'être terminé. »
Il reste effectivement beaucoup à faire. Quelque 65 000 logements sont toujours à l'abandon.
Le réseau de transport en commun n'est que l'ombre de lui-même et les rues sont défoncées.
Amelia Hains, son fils de 23 ans, Donald, et moi suons à grosses gouttes en décrassant le
plancher de leur maison de deux étages. Comme plusieurs autres bénévoles avant moi, je suis
venu leur prêter main-forte pendant une journée avec l'ONG Beacon of Hope. Un piano
renversé a l'air incongru dans une des pièces délabrées. Des carcasses de lits et des chaises
rouillées jonchent le sol. Donald, un grand gaillard afro-américain, monte trois marches d'un
escabeau pour me montrer à quelle hauteur l'eau s'est élevée lorsque les digues municipales
ont cédé. « Il y a eu 10 pieds [trois mètres] d'eau dans la maison pendant deux semaines. »
Gentilly, le quartier où ils habitent, dont certains coins se trouvent à trois mètres sous le
niveau de la mer, est encore à moitié en ruine. Depuis cinq ans, les Hains vivent dans une
roulotte achetée avec leurs dernières économies, stationnée dans leur cour arrière. « J'ai
engagé un entrepreneur en construction avec l'argent que j'avais, mais il a fait la moitié du
travail et je ne l'ai jamais revu », raconte Amelia, qui vit maintenant de l'aide sociale. La
détresse des gens ne semble pas avoir freiné l'ardeur des arnaqueurs...
Si tant de maisons sont encore à l'abandon, c'est que nombre de familles pauvres et de la
classe moyenne ne disposent pas de moyens suffisants pour reconstruire. Dans Gentilly, par
exemple, les maisons valent en moyenne 184 000 dollars, ce qui est souvent en deçà du coût
des rénovations, explique Greg Rigamer, directeur de GCR & Associates, un cabinet de
consultants très impliqué dans la planification urbaine et la reconstruction. L'aide publique est
souvent trop faible pour combler le manque à gagner : le Road Home Program, fonds de 8,6
milliards destiné aux sinistrés, n'accorde en moyenne qu'entre 70 000 et 80 000 dollars...
Quand les digues ont cédé, après le passage de Katrina, 57 % des maisons ont été inondées.
Au total, 71 % des résidences ont été endommagées en 2005.
(Crédit : Greater New Orleans Community Data Center adaptation of the USGS' elevation
data, New Orleans City Planning Commission's neighborhood boundaries, andCensus TIGER
streets and natural boundaries)
Près de la moitié de La Nouvelle-Orléans est située sous le niveau de la mer. Lorsque les
digues ont cédé, ces zones ont été les premières inondées. Pourtant, la plupart des habitants
ont décidé de reconstruire aux mêmes endroits (voir l'encadré « Un bouclier à 15 milliards »,
ci-dessous). « Quatre résidants de La Nouvelle-Orléans sur cinq y sont nés, un taux presque
inégalé dans les autres grandes villes américaines. Ça explique le sentiment d'appartenance,
dit Kristin Palmer. Et c'est pourquoi la question ne s'est jamais posée de savoir si nous allions
reconstruire la ville ou non. »
Katrina a été l'occasion de recommencer à zéro, croit Beth Galante, directrice pour La
Nouvelle-Orléans de Global Green USA, qui s'occupe entre autres de reconstruction verte
dans le Lower Ninth Ward. Cette ONG a jusqu'ici bâti cinq maisons écologiques dans son
chantier baptisé Holy Cross, aux abords du fleuve Mississippi. Les bâtiments écologiques,
presque inexistants avant Katrina, se multiplient. Plus de 500 résidences sont en construction
et des centaines d'autres sont en cours de rénovation, pour les rendre écolos.
« C'est la ville idéale pour la création : tout est à refaire. Des artistes arrivent de partout en ce
moment », dit Kirsha Kaechele, commissaire d'expositions d'origine new-yorkaise et
fondatrice de Life is Art Foundation / KKProjects, un organisme qui expose au grand air, en
divers endroits de la ville, des œuvres contemporaines itinérantes.
L'élan de créativité qui anime La Nouvelle-Orléans s'étend à tous les quartiers. Dans le cossu
et verdoyant Green District, épargné par Katrina, que traverse à petite vitesse le plus vieux
tramway électrique au monde, Kirsha Kaechele participe à une initiative appelée Eiffel
Society : pendant tout le mois de juin, des artistes américains et européens ont rénové un
restaurant dont l'histoire n'est pas banale. Logé dans la tour Eiffel, à Paris, il fut démantelé
dans les années 1980 et envoyé jusqu'à La Nouvelle-Orléans par conteneurs, où il a été
reconstruit !
Cette Nouvelle-Orléans en reconstruction attire d'ailleurs nombre d'artistes chassés de New
York ou de Los Angeles par le coût de la vie devenu exorbitant. C'est en outre cette
effervescence qui a motivé le choix de la ville pour la tenue, en novembre 2008, de la plus
importante biennale d'art contemporain aux États-Unis, Prospect.1. On y tiendra Prospect.2 en
novembre 2011.
UN BOUCLIER À 15 MILLIARDS
Si tout se déroule comme prévu, La Nouvelle-Orléans disposera en juin 2011 d’un tout
nouveau mur de protection contre les tempêtes tropicales, qui s’étendra sur 3,2 km et
s’élèvera à 10 m au-dessus du lac Borgne, à l’est de la ville. C’est entre autres par là qu’entre
l’eau dans le Canal industriel, à l’origine d’une grande partie des inondations de 2005.
Ce mur de protection sera le plus vaste du genre sur la planète, tout comme la nouvelle station
de pompage. Composée de 13 gigantesques pompes, celle-ci pourra aspirer l’eau qui s’infiltre
dans la ville à un rythme de 600 000 litres par seconde — de quoi remplir le Superdome (le
stade de football des Saints) en 30 minutes !
Ce bâtiment s’ajoutera aux 22 stations existantes, qui pompent ensemble 1,25 million de litres
d’eau à la seconde. Ces stations, dont plusieurs sont tombées en panne lors des inondations
d’août 2005, sont aussi consolidées par les ingénieurs de l’armée afin qu’elles puissent
continuer de fonctionner lorsqu’elles seront soumises à des tempêtes de catégorie 5, comme
Katrina.
Le réseau de digues et de murs contre les inondations, qui ceinture la ville sur 560 km, est
quant à lui réparé et renforcé. Une cinquantaine de brèches dans les digues et les murs de
protection, en 2005, avaient causé l’inondation de 80 % du territoire de la ville. Les
protections sont donc surélevées de plusieurs mètres en certains endroits, et consolidées grâce
notamment à des géotextiles perfectionnés. Le chantier de 15 milliards, commencé en 2005,
est conçu par les ingénieurs de l’armée américaine.
La ville est aussi devenue la troisième en importance aux États-Unis, après Los Angeles et
New York, pour les tournages de films, dont les récentes grandes productions The
Expendables (Unité spéciale), de Sylvester Stallone, Bad Lieutenant : Port of Call New
Orleans (Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans), de Werner Herzog, et The Curious
Case of Benjamin Button (L'étrange histoire de Benjamin Button), avec Brad Pitt.
La Nouvelle-Orléans mérite-t-elle encore son surnom de « Big Easy » ? « C'est plutôt la
"Little Difficult" », dit en riant Robert Tannen, artiste multidisciplinaire qui y est enraciné
depuis 40 ans. « La Nouvelle-Orléans est comme cet amoureux difficile à vivre, mais dont
vous ne pouvez vous passer », ajoute sa femme