La Faute Inexcusable de l`employeur

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La Faute Inexcusable de l`employeur
ACTUASSURANCE – LA REVUE NUMERIQUE EN DROIT DES ASSURANCES
Publication n° 24 JANV-FEVR 2012
La Faute inexcusable1 de l’employeur :Deux
siècles d’évolution
A. AUBRY
Directeur Technique Responsabilité Civile – Gras Savoye Rhône Alpes Auvergne
Ex Chargé d’Enseignement à l’Institut des Assurances de Lyon
Ex Chargé de Cours à L’Institut des Assurances de Lyon et en Master 2 de Droit et Ingéniérie Financière/à
l’Université Lyon III
L’industrialisation, dont les débuts se situent à l’époque post-napoléonienne, et surtout à partir de
1820, a bouleversé les techniques de production remplaçant les systèmes artisanaux et manuels par
une production ayant recours à une énergie provenant de machines afin de produire en grandes
séries. Le travail est rude et la journée de travail est souvent de 15h à raison de 6 jours par
semaine. De nombreux postes de travail sont occupés par des manœuvres sans qualification,
souvent des femmes et des enfants de 8 ans et parfois moins.
Les accidents corporels graves pendant le travail se multiplient.
Or, au XIXème siècle les accidents du travail relèvent de la responsabilité délictuelle, procédure
longue et coûteuse fondée sur la faute prouvée qui, très souvent prive la victime d’une
indemnisation à défaut de pouvoir apporter la preuve d’une faute de l’employeur. Les Tribunaux
considéraient d’ailleurs que les ouvriers avaient accepté un salaire en contrepartie d’un risque de
dommage corporel survenu pendant le travail.
Nous étions donc face à une contradiction totale entre le nombre toujours croissant d’accidents du
travail et une quasi absence de réparation.
En 1841, la Cour de Cassation rappelle la prédominance de la faute de l’employeur mais les
difficultés d’apporter la preuve d’une telle faute subsistent, les indemnisations sont donc rares.
Puis, certains Tribunaux estiment que l’employeur doit « offrir » aux ouvriers un minimum de
sécurité. L’une des décisions les plus significatives est l’Arrêt BOISSOT du 7/1/1878 qui se fonde
sur « la stricte obligation de protéger l’ouvrier contre les dangers du travail et de prévoir les
causes possibles d’accidents ». Cependant, les Tribunaux continuent à considérer que l’article
1710 du Code Civil n’impose à l’employeur que le paiement d’un salaire.
L’intervention du Législateur est devenue indispensable.
Désormais le Législateur et la Jurisprudence vont, lentement mais surement, faire évoluer le
système de réparation du préjudice subi lors d’un accident du travail.
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1892
L’Inspection du travail est créée et les premiers éléments d’une protection globale de la santé et de
la sécurité au travail sont posés.
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Cette chronique n’a pas pour objet l’étude de la responsabilité pénale.
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Loi du 09/04/1898 :
Déposée 18 ans plus tôt cette Loi est fondamentale.
Le système spécifique créé par la Loi du 9/4/1898 est basé sur un principe général d’indemnisation
forfaitaire et automatique, sans recherche de responsabilité, assorti d’un régime d’exception basé
sur la recherche de la faute de l’employeur.
Toute victime sera donc indemnisée du préjudice subi sans qu’elle ait à établir la responsabilité de
l’employeur mais touchera des indemnités complémentaires si elle apporte cette preuve.
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Arrêt des Chambres Réunies de la Cour de Cassation du 16/07/1941 :
La faute inexcusable prévue dès son origine par le législateur de 1898 n’a été définie que par cet
arrêt de principe qui fixe quatre conditions cumulatives :
une faute d’une gravité exceptionnelle,
dérivant d’un acte ou d’une omission volontaire,
son auteur doit avoir conscience du danger,
il doit y avoir absence de cause justificative.
Cette définition restera valable durant 61 ans.
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Loi du 30/10/1946 :
Selon les dispositions de l’article 65 alinéa 2 de cette loi « il est interdit à l’employeur de se
garantir par une assurance contre les conséquences d’une faute inexcusable ».
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Loi du 06/12/1976 :
L’interdiction d’assurance de la faute des substitués dans la direction de l’entreprise est levée mais
la prohibition est maintenue pour l’employeur.
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Loi du 27/01/1987 :
La responsabilité résultant d’une faute inexcusable de l’employeur est désormais assurable.
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01/01/1994 (variable selon les assureurs) :
Exclusion du risque amiante dans les polices de Responsabilité Civile. S’agissant d’une exclusion
applicable à tous les risques, les sinistres liés à l’amiante ne sont plus pris en charge par les
assureurs au titre de la faute inexcusable.
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Arrêts du 28/02/2002 :
La Cour de Cassation énonce dans plusieurs arrêts liés à l’amiante, rendus le même jour, qu’ « en
vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une
obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail et le
manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable au sens de l’article L 452-1
du Code de la Sécurité Sociale lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger
auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver».
Parmi les critères de la jurisprudence de 1941 seule subsiste la conscience du danger que devait
avoir l’employeur.
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Du 28/02/2002 au 23/06/2005 :
Durant cette période, plusieurs décisions semblent amorcer un assouplissement dans l’appréciation
de la conscience du danger que devait avoir l’employeur.
Arrêt du 24/06/2005 :
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L’Assemblée plénière de la Cour de Cassation met fin de manière particulièrement nette à toute
interprétation bienveillante pour l’employeur. La volonté de la Cour de Cassation ne fait plus
aucun doute puisque cet Arrêt a été rendu à l’occasion d’une espèce qui semblait particulièrement
favorable à l’employeur. En effet, la victime avait été blessée à 50 mètres de la ligne électrique
incriminée alors que le travail était terminé.
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Depuis 2005 :
Depuis 2005, de nombreux arrêts confirment cette position, par exemple par la reconnaissance du
suicide, même survenu au domicile du salarié, comme faute inexcusable.
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Décision du Conseil Constitutionnel du 18/06/2010 :
Le Conseil Constitutionnel a été saisi par la Cour de Cassation d’une Q.P.C (Question Prioritaire
de Constitutionnalité) prévue par la Loi organique du 10/12/2009, entrée en vigueur le 01/03/2010.
L’étendue des chefs de préjudice réparables dans le cadre d’une faute inexcusable est contestée par
une victime.
Tétraplégique à la suite d’une chute de 3 mètres pendant son travail, cette femme réclame un
aménagement de son habitation principale et de son véhicule automobile.
Le Conseil Constitutionnel a donc rendu une décision favorable à la victime puisqu’il a estimé
que, s’agissant d’une faute inexcusable, la liste des préjudices alloués par l’Article L 452-3 du
CSS ne saurait priver la victime de la possibilité de demander à l’employeur la réparation de
l’ensemble de ses préjudices, tout en reconnaissant le régime d’exception de la Faute Inexcusable.
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Arrêt de la Cour de Cassation du 30/11/2010 :
La Cour de Cassation accroît encore la responsabilité de l’employeur qui désormais peut être
engagée du fait d’un simple manquement au principe de prévention, sans prendre en compte la
gravité de sa faute, ni celle du préjudice subi par le salarié.
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Arrêt de la cour d’Appel de Paris du 13/01/2011 :
Cet arrêt confirme plusieurs arrêts de cours d’Appel notamment celles de Poitiers et de Riom.
Toutes ces décisions considèrent que l’absence de rédaction du DOCUMENT UNIQUE constitue
une faute inexcusable.
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Arrêt de la Cour de Cassation du 30/6/2011
Cet Arrêt intervient à la suite de la décision du Conseil Constitutionnel du 18/6/2010. La Haute
Cour casse partiellement l’Arrêt de la cour d’Appel de Grenoble du 29/4/2010 au motif qu’en
refusant d’indemniser la victime de ses frais d’aménagement la cour d’Appel a violé l’article L.
452-3 du Code de la Sécurité Sociale.
A ce stade il est nécessaire de faire la synthèse du droit positif :
- quant aux critères dégagés par la Cour de Cassation
Deux conditions sont nécessaires pour établir la faute inexcusable :
. Une absence partielle ou totale de mesures pour éviter le danger,
. Et la conscience du danger que devait avoir l’employeur.
La conscience du danger peut être établie par l’absence de sécurité sur une machine, de la
neutralisation de sécurité même effectuée par le salarié-victime, de la non mise à disposition de
moyens de sécurité pour travaux en hauteur, …
Peu importe que d’autres fautes aient concouru au dommage (Cass. soc. 31/10/2002) mais il est
nécessaire que le lien de causalité entre la faute de l’employeur et le dommage soit établi.
- quant à la réparation intégrale du préjudice
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Le caractère limitatif du Livre IV du CSS empêchait les victimes de réclamer une réparation
intégrale de leur préjudice. C’est à cette situation qu’a voulu mettre fin le Conseil Constitutionnel.
Une majorité de commentateurs ont estimé que la réparation limitée prévue par l’article L. 452-3
avait cessé d’exister.
Cependant, il faut constater que les Tribunaux ont une lecture réduite de la décision du Conseil
Constitutionnel en n’admettant pas systématiquement le principe de la réparation intégrale.
- quant à l’avance des préjudices non prévus à l’article L. 452-3 CSS par la CPAM
L’article L 452-3 CSS prévoit que la CPAM doit faire l’avance des préjudices limitativement
énumérés puis se retourner contre l’employeur responsable ou son assureur.
Devant l’absence de précision sur ce point par le Conseil Constitutionnel, les avis sont partagés et
ce point devra être précisé.
Quelle est la position des Assureurs qui sont très directement concernés puisque ce sont eux
qui, au final, vont payer les sinistres ?
L’impact de la décision du Conseil Constitutionnel est très important pour les Assureurs car le
coût des sinistres « faute inexcusable » va subir une hausse très forte.
Certains d’entre eux ont fait des simulations et considèrent que la charge sinistres « « faute
inexcusable » pourrait être multipliée par 4 ou plus.
Exemple : un ouvrier de 25 ans bénéficiant d’un salaire annuel de 20 000€ et atteint d’une
invalidité de 85% se verrait alloué une somme d’environ 840 000€ au titre de la faute inexcusable
(c'est-à-dire en complément de l’indemnisation de base de l’accident du travail) depuis le
18/6/2010 contre environ 240 000€ avant cette date.
Deux problèmes se posent aujourd’hui :
- dans quelle mesure la décision du Conseil Constitutionnel s’impose-t-elle à eux et à quelle
date ?
La grande majorité des Assureurs considèrent que la décision du Conseil s’impose à eux dès sa
date de parution au Journal Officiel sans que le texte des polices d’assurance ne soit
nécessairement modifié dans sa partie « Définition et Assurance de la faute inexcusable » et ce,
pour tout sinistre non définitivement clos le 19/6/2010.
D’autres estiment que leur garantie est due à partir de la date de l’avenant modifiant la rédaction
de la garantie faute inexcusable.
Cette dernière situation est difficilement compréhensible car il semble évident qu’une décision du
Conseil Constitutionnel s’impose à tous : autorités publiques, juridictions, citoyens.
D’ailleurs la FFSA, dans son Bulletin d’informations N° 165 du 8/12/2010, sous la plume de
Frédéric GUDIN DU PAVILLON, considère que la décision du 18/6/2010 s’impose aux
assureurs : « La décision du Conseil Constitutionnel s’imposant à tous, les garanties proposées par
les assureurs se retrouvent étendues de fait. La nature des risques et l’exposition des assureurs
n’étant alors plus la même, il y aura naturellement un effet sur le prix de la garantie, puisqu’il faut
que le prix soit connecté à la réalité du risque ».
- les montants de garantie actuels sont-ils suffisant ?
A la lumière de l’exemple ci-dessus, il apparait indispensable que les assurés, courtiers, agents, …
vérifient les montants des garanties des contrats dont ils sont titulaires ou dont ils ont
l’intermédiation car les polices d’assurance actuelles prévoient souvent des montants très faibles
de l’ordre de quelques centaines de milliers d’euros. Ces montants figurent en sous-limitation du
poste « Tous dommages confondus » ou « Dommages Corporels » en Responsabilité Civile
Exploitation.
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Il s’agit d’un montant par année d’assurance, avec parfois une sous- limitation par accident et/ou
par victime, qui s’épuise donc au fur et à mesure de la survenance des sinistres. De plus, un même
accident peut entraîner plusieurs victimes.
La garantie doit être fixée en tenant compte :
du nombre de salariés,
de la dangerosité de l’activité,
de la statistique ATMP si elle est connue.
Certains assureurs, depuis les décisions liées à l’amiante rendues en 2002, ont décidé d’exclure le
risque « faute inexcusable » des contrats de responsabilité civile générale et de le couvrir par
contrat séparé sous forme d’une garantie « pertes pécuniaires »
Ce type de couverture présente plusieurs particularités :
il s’agir d’un contrat « pertes pécuniaires » qui ne fonctionne donc pas comme un
contrat responsabilité civile (pas d’action directe de la victime contre l’assureur par exemple),
il n’est pas prévu de garantie subséquente réservée aux polices responsabilité civile
en base « réclamation »,
ces contrats sont en base « fait dommageable » et non « réclamation » alors que le
contrat « pertes pécuniaires » est connexe à un contrat responsabilité civile quasiment toujours en
base réclamation.
Enfin, deux remarques s’imposent concernant cette assurance :
- Attentat / Terrorisme
Il s’agit d’une exclusion générale qui s’applique donc à tous les risques. Il convient dans ce cas
d’être extrêmement vigilant, et un assuré sera prudent en demandant à l’assureur le rachat de cette
exclusion lorsque son entreprise envoie du personnel à l’étranger, et notamment dans les pays
« chauds » du globe. L’illustration de ce besoin nous est donnée par le sinistre de KARACHI. En
effet, les ayants droits des 11 ingénieurs salariés de la Direction des Chantiers Navals ont
recherché la faute inexcusable de la DCN pour absence de sécurité qu’aurait dû mettre en place la
DCN 24h/24h.
Les Tribunaux ont reconnu le bien-fondé de la demande et la faute inexcusable de la DCN.
- Majorations du taux de cotisation ATMP payée par l’employeur
Ce taux peut être majoré en fonction des résultats de chaque entreprise. La garantie de la faute
inexcusable dans les polices RC Générale n’a pas vocation à couvrir cette majoration.
Toutefois, il existe sur le marché un contrat spécifique permettant justement de garantir à
l’employeur le remboursement de la différence de taux.
L’évolution a été longue mais elle n’est pas terminée. Un certain nombre de questions reste
aujourd’hui sans réponse comme la réparation intégrale d’un préjudice jusqu’à présent forfaitisé.
Les employeurs vont, plus que jamais faire face à deux types de situation : améliorer sans cesse la
sécurité de leurs salariés et prévoir, quel que soit le niveau de sécurité, d’avoir à payer des
indemnisations de plus en plus lourdes. Le transfert à l’assureur s’imposera donc pour une
majorité d’entre eux.
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