Ortega, l`homme quicréa Zara

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Ortega, l`homme quicréa Zara
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Les Echos Mercredi 13 mars 2013
enquête
Ortega,
l’homme
qui créa
Zara
PORTRAIT // Il vient de se hisser
Miguel Riopa/AFP
au troisième rang des fortunes
mondiales classées par « Forbes ».
Amancio Ortega, père
de la « fast fashion » et fondateur
de Zara, est aujourd’hui
à la tête d’un véritable empire.
D
Les points à retenir
Actionnaire majoritaire
•d’Inditex,
maison mère
de Zara cotée à la Bourse
de Madrid, Amancio Ortega
est à la tête d’une fortune
estimée à 57 milliards
de dollars.
Entré dans une boutique
de confection à l’âge de
13 ans, il ouvre sa première
boutique Zara en 1975.
L’empire en compte
aujourd’hui 6.000.
Il a confié en 2011 les rênes
du groupe à Pablo Isla, mais
ne désespère pas de voir sa
fille reprendre le flambeau.
•
•
Jessica Berthereau
[email protected]
— Correspondante à Madrid
J
usqu’au 15 septembre 1999, son
visage était inconnu du grand
public. On doutait même de son
existence. Mais, ce jour-là, il apparaît,
enfin, à la septième page du premier rapport annuel d’Inditex, la maison mère de
Zara : Amancio Ortega Gaona, fondateur
de la célèbre marque espagnole, sort de
l’anonymat sous la forme d’une photo
sobre, où il pose, sans cravate, avec un air
renfrogné. On devine aisément combien
il a dû être difficile de le convaincre de se
laisser capturer par un objectif. Mais la
cause était la seule susceptible de le faire
céder : son entreprise bien-aimée. Un
groupe visant l’introduction en Bourse
ne pouvait décemment continuer à avoir
un fantôme pour dirigeant.
Cette entrée à la Bourse de Madrid, réalisée le 23 mai 2001, a radicalement
changé la vie d’Amancio Ortega. Elle l’a
rendu immensément riche : le magazine
américain « Forbes » vient juste de le
sacrer troisième fortune mondiale, derrière le Mexicain Carlos Slim et l’Américain Bill Gates, avec un pactole estimé à
57 milliards de dollars ! Sa fortune a
bondi l’an dernier grâce à l’appréciation
de plus de 60 % des actions d’Inditex,
dont il reste actionnaire à 59,29 % après
avoir laissé les rênes de la compagnie à
Pablo Isla en juillet 2011. Mais le prix à
payer a été lourd pour quelqu’un d’aussi
jaloux de son intimité et de sa vie privée.
La cible enfin identifiée, les paparazzis se
sont mis en chasse et « Ortega », comme
l’appellent ses employés, a dû se résoudre
au fait qu’il ne serait plus jamais une personne comme les autres.
Si l’homme a fait le deuil de son anonymat, il continue de cultiver une discrétion confinant à l’effacement. Il n’a
jamais accepté d’interview – on n’en
trouve qu’une seule, « volée », dans l’édition du 18 septembre 2003 du quotidien
britannique « The Times ». Et son amie
Covadonga O’Shea, fondatrice du magazine féminin « Telva », a dû attendre des
années et déployer des trésors de persuasion avant d’obtenir le précieux feu vert
de l’intéressé pour écrire sa biographie (1). Son obsession pour préserver sa
vie privée est telle qu’elle contamine tous
ceux qui l’ont connu de près ou de loin,
très réticents à livrer leurs impressions
sur le personnage.
« Il ne faut pas que cette histoire tourne
seulement autour de ma trajectoire, a-t-il
demandé à Covadonga O’Shea. Je ne vais
pas t’expliquer comment je suis, ni pourquoi je suis arrivé là. Ça me paraîtrait idiot
de te parler de moi. » La trajectoire
d’Amancio Ortega est pourtant tout ce
qu’il y a de plus passionnant. Une « success story » digne d’un scénario hollywoodien. Celle d’un fils de cheminot
devenu première fortune européenne.
Celle d’un adolescent sans formation
devenu le concepteur visionnaire de la
« fast fashion » – renouvellement perpétuel des collections en fonction des tendances avec une extrême rapidité de
fabrication. Celle d’un autodidacte
devenu maître d’un empire textile sur
lequel le soleil ne se couche jamais
– Inditex possède près de 6.000 boutiques réparties dans près de 90 pays.
Un événement fondateur
Tout commence le 28 mars 1936 à Busdongo de Arbas, un minuscule village de
la province de Leon. Amancio Ortega, né
le même jour que le célèbre écrivain
Mario Vargas Llosa, vient au monde dans
une famille humble, où il est le quatrième
et dernier enfant. Son père, employé des
chemins de fer muté à Tolosa, puis à
La Corogne en 1944, travaillait dur pour
un salaire bien maigre. Si bien que les
commerçants devaient faire souvent crédit à la famille Ortega.
Arrive un jour où l’un d’eux refuse
d’allonger l’ardoise de sa mère. L’épisode,
qui a eu un impact dévastateur sur le
jeune garçon, est l’un des rares que Covadonga O’Shea parvient à tirer d’Amancio
Ortega sur son enfance. « Cela m’a
détruit », s’épanche-t-il auprès d’elle. Il
prend alors une décision irrévocable,
celle de « se mettre à travailler pour
gagner de l’argent et aider sa famille ».
Pour sa biographe, c’est l’événement fondateur d’Ortega, celui qui lui donna cette
rage de travailler que tous lui reconnaissent.
Ni une ni deux, Amancio quitte l’école
à treize ans et trouve un boulot comme
garçon à tout faire chez Gala, une boutique de confection de chemises sur
mesure de La Corogne. Ortega a mis le
pied dans le prêt-à-porter et n’en sortira
plus. Sans même s’en douter, il vient déjà
de commencer l’aventure Zara, marque
L’homme reste d’une
simplicité déconcertante,
toujours habillé
de la même façon.
Même s’il n’est plus
président, il continue
de venir tous les jours
au siège d’Inditex.
qui ne verra le jour que trente années
plus tard. Car c’est à Gala qu’Ortega, commercial né, découvre l’importance de
« donner au client ce qu’il veut ». Un principe clef chez Zara. « Amancio Ortega
observait comment se confectionnaient et
se vendaient les vêtements et commençait à
assimiler les futures bases de Zara : répondre aux souhaits de la demande sans générer de stocks », explique le journaliste
David Martínez, auteur d’un livre sur le
sujet (2).
Quelques années passent et on
retrouve le jeune homme à peine majeur
à la Maja, une chaîne de magasins de confection, mercerie et vêtements, où travaillaient déjà son frère Antonio et sa
sœur Josefa. Il commence comme vendeur, puis se concentre sur la fabrication
et se constitue un véritable carnet
d’adresses auprès des fournisseurs de tissus, tailleurs, etc. « La Maja a permis à
Amancio Ortega d’élargir ses connaissances en matière de confection et de distribution, explique David Martínez. Il était déjà
arrivé à la conclusion que moins il y avait
d’intermédiaires mieux c’était, puisque
c e l a p e r m e t p l u s d e m a rg e s e t u n e
meilleure assimilation des goûts des
clients. » Les pièces du puzzle commencent à se mettre en place dans le cerveau
génial d’Ortega.
Une obsession le gagne : « Il faut lancer
quelque chose. » A ce moment-là, « Amancio Ortega ambitionne d’être indépendant,
de réussir et de se marier avec cette fille du
travail à qui il fait la cour quand personne
ne regarde », racontent le journaliste
Xabier Blanco et le professeur Jésus Salgado dans leur livre à quatre mains sur le
personnage (3). C’est en effet à la Maja
qu’Ortega rencontre sa première femme,
Rosalia Mera, avec qui il se marie en 1966,
a deux enfants (Sandra et Marcos) et
divorce en 1986. La naissance de Marcos
en 1971, gravement handicapé, les aurait
progressivement éloignés, lui se noyant
dans le travail et elle créant une fondation
pour favoriser l’insertion des personnes
handicapées. Mais, au début de l’aventure, Rosalia participe pleinement. C’est
elle et la femme du frère d’Ortega qui cousent les fameuses robes de chambre capitonnées avec lesquelles Amancio décide
de commencer.
Démocratisation de la mode
Là encore, les fondamentaux de Zara sont
déjà visibles : Ortega choisit un vêtement
à la mode, qui plaît à toutes les femmes,
mais reste trop cher pour certaines.
« Amancio a passé du temps à trouver une
solution pour imiter ce vêtement et le rendre accessible à toutes les bourses », rapporte David Martínez. De la copie, diront
certains. Démocratisation de la mode,
diront d’autres. Le succès est au rendezvous. Tant et si bien qu’un jour Amancio
ne peut plus mener ses deux activités de
front. En 1963, il quitte la Maja avec
famille et amis et fonde avec eux GOA,
l’ancêtre d’Inditex. Amancio a un peu
moins de trente ans, mais il lui faudra
encore attendre plus de dix ans pour
ouvrir sa première boutique Zara, en 1975.
Loin de s’être bâti en un jour, son
empire est donc une somme d’efforts quotidiens, de talent et d’intuition. « Je
n’aurais jamais imaginé un tel développement quand nous avons commencé, confiet-il à Covadonga O’Shea. Quand tu chemines jour après jour, tu observes comment la
route s’ouvre petit à petit en face de toi. »
L’ouverture de la première boutique Zara,
dans la rue Juan Florez de La Corogne, est
déjà un véritable aboutissement pour lui.
« Ça ne m’a jamais plu de vendre à un distributeur (ce qu’il faisait du temps de GOA,
NDLR). J’étais convaincu qu’il fallait maîtriser le client et en même temps être à ses
côtés, ce que je pouvais seulement faire en
lui vendant directement. »
Avec la distribution – fondamentale
pour Ortega, un « architecte frustré » qui
accorde un soin extrême à la conception et
l’emplacement des boutiques –, le dernier
wagon du modèle Zara est en place. Le
train peut partir. Et, en presque quarante
ans, il est devenu – non sans quelques polémiques, notamment sur les conditions de
travail chez les sous-traitants – un véritable TGV : le groupe Inditex, qui présente
ses résultats 2012 aujourd’hui, est le
numéro un mondial de l’habillement.
Un tel succès est-il monté à la tête
d’Amancio ? Loin de là. Selon ses biographes, l’homme reste d’une simplicité
déconcertante, toujours habillé de la
même façon, sans autre caprice de milliardaire qu’un yacht baptisé du nom du
village natal de sa mère et un majestueux
manoir du XVIe siècle dans la campagne
galicienne, où sa troisième fille Marta, qui
vient juste de lui donner un quatrième
petit-enfant, s’est mariée. A vingt-neuf
ans, celle qui est issue de son deuxième
mariage avec Flora Perez, monte petit à
petit les échelons de l’entreprise, pour
peut-être un jour succéder à Pablo Isla.
De nombreux collaborateurs d’Amancio Ortega ont fait de même, commençant en bas de l’échelle pour finir à des
postes de responsabilité. S elon ses
employés, Ortega est un patron extrêmement exigent et perfectionniste, mais
aussi très attentionné, responsabilisant
et doté d’une rare capacité d’écoute.
Grand promoteur du travail en équipe, il
passe le plus clair de son temps au milieu
de ses troupes, déjeunant souvent avec
eux et utilisant toujours le « nous » pour
vanter les succès de l’entreprise.
Car, même s’il n’est plus président,
Ortega continue de venir tous les jours au
siège d’Inditex, l’immense complexe
d’Arteixo situé à une dizaine de kilomètres de La Corogne, pour travailler au
département commercial. Lui qui n’a
jamais daigné s’accorder de vacances jusqu’au milieu des années 2000 a bien du
mal à déconnecter. Il dispose tout de
même de plus de liberté pour s’atteler à
corriger son plus grand regret, confié à
Covadonga O’Shea : « Ne pas avoir passé
plus de temps avec (sa) famille et (ses)
enfants Sandra, Marcos et Marta. »
(1) Covadonga O’Shea, « Asi es Amancio
Ortega, el hombre que creo Zara », La esfera de
los libros, 2008.
(2) David Martinez, « Zara, vision et stratégie
de Amancio Ortega », Conecta, 2012.
(3) Xabier R. Blanco et Jésus Salgado, « Amancio Ortega, de cero a Zara », La esfera de los
libros, 2011 (neuvième édition).

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