Du droit du travail au droit de l`activité professionnelle

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Du droit du travail au droit de l`activité professionnelle
Vivre en entreprise
Du droit du travail
au droit de l’activité
professionnelle
Jacques Barthélémy
Avocat conseil en droit social, ancien professeur associé
à la faculté de droit de Montpellier, fondateur du Cabinet Barthélémy
Les progrès des TIC ont provoqué de profondes mutations du travail. De ce fait, les
nouveaux rapports de travail s’accommodent mal d’un droit du travail conçu par et
pour la civilisation de l’usine. Une refonte s’impose.
N
ous assistons dans le domaine du droit social à une inflation législative
inquiétante. Cette inflation n’est en effet pas justifiée : d’une part le
risque le plus avéré de la décadence d’une société est la prolifération des
lois (c’est ce que Montesquieu nous a appris…), d’autre part, cela nuit à
l’intelligibilité du droit, intelligibilité qui est désormais un principe de valeur constitutionnelle. Cette inflation explique en outre l’abondance excessive de contentieux,
ce qui induit une vie économique et sociale peu paisible (alors même que le climat
social influe sans conteste sur la croissance économique) et une insécurité juridique
nuisant à l’esprit d’entreprise, donc là aussi à la croissance et à l’emploi.
Une inflation législative inquiétante
Plus fondamentalement, l’arsenal législatif est de moins en moins en harmonie avec
l’évolution générale de la société. Ainsi, l’accès direct et total au savoir pour le plus
grand nombre favorise l’abandon des modes hiérarchiques d’organisation du travail
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au profit d’une individualisation des rapports de travail. Cette individualisation est
toutefois freinée par la montée en puissance du principe d’égalité de traitement. De
ce fait, sur le plan juridique, la participation à un service organisé, critère déterminant, pendant des décennies, d’un état de subordination, a été réduite au rang de
simple indice, ne pouvant de surcroît être invoquée que si les conditions de travail
sont définies unilatéralement par le donneur d’ordres. Par ailleurs, la financiarisation
des stratégies et la sophistication de structures à l’intérieur des groupes rendent plus
délicate l’identification du détenteur de pouvoir de direction. Enfin, le droit du travail a été conçu, en matière de droits collectifs, à partir d’un schéma d’organisation
qui est celui de la société anonyme dans laquelle le président détient une partie
significative du capital.
Tout ceci rend indispensable que soit conférée une réelle consistance juridique à la
collectivité du personnel.
Le droit social – et pas seulement sa composante « droit du travail » – doit donc
évoluer pour être en harmonie avec le contexte dans lequel il se développe. Sinon,
il ne peut que sombrer dans des dérives technocratiques, qui, in fine, conduiront
à son ineffectivité. Ce serait paradoxal car la résistance au changement est bien
souvent fondée sur le souci légitime de protection des
travailleurs. De ces dérives, on peut voir la manifestaLa sophistication
tion dans le droit des licenciements économiques où on
des structures
sacrifie le fond à la forme en conférant aux nécessaires
à l’intérieur
procédures la mission moins d’optimiser les décisions
des entreprises
rend délicate
que de retarder les échéances. La jurisprudence contril’identification
bue fortement à cette résistance. Il en va ainsi de la
du détenteur
tendance récente de la Cour de cassation à subordonde pouvoir de
direction sur
ner à l’accord express de chaque salarié les modificalaquelle repose
tions des conditions de travail qui ne sont pas, selon
l’édifice du droit
sa propre doctrine, des éléments du contrat de travail,
du travail.
en particulier pour ce qui concerne la mise en œuvre
de dispositifs conventionnels. Cela donne l’impression
d’une volonté de s’opposer à la réduction, par la loi, du champ du principe de faveur ;
ceci par le biais d’un accroissement de la résistance du contrat de travail à l’évolution
du tissu conventionnel. Plutôt que vouloir assouplir encore le droit sur le temps de
travail, qui est en France le symbole de l’innovation vers plus de flexibilité, il serait
préférable que les décideurs politiques s’inquiètent des moyens de généraliser à tout
le droit des conditions de travail ce qui a été fait en ce domaine !
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Issue des idées des philosophes des Lumières, la liberté contractuelle est essentielle.
Les seules limites à y apporter sont héritées du souci de l’intérêt général. C’est ce qui
dicte l’ordre public classique, tel que défini par le Code civil de 1804, qualifié d’ordre
public de direction. Le capitalisme industriel a fait naître, dans la seconde moitié du
XIXe siècle, l’ordre public économique, soucieux des
intérêts de la partie faible du contrat. Il se concrétise
Des salariés
par des règlementations protectrices et par du formasurprotégés et
des travailleurs
lisme destiné à faciliter un consentement réel. L’ordre
indépendants
public en droit du travail en est une des manifestations.
juridiquement
Toutefois, ses manifestations en sont particulières et
sans protection,
tel est le double
atypiques puisqu’est posée en postulat l’impossibilité
effet pervers
absolue de rétablir l’équilibre contractuel. D’où le caracd’un droit du
tère d’ordre public de la notion de contrat de travail. De
travail conçu
ce fait, on distingue en cette matière l’ordre public
pour corriger
les effets de la
absolu auquel on ne peut déroger dans quelque sens
subordination.
que ce soit et l’ordre public relatif ou social, concrétisé
par le principe de faveur irriguant tous les conflits de
sources (une spécificité française) à partir de deux composantes : d’un côté, la règle
de l’avantage le plus favorable émanant de l’une et de l’autre des normes en conflit
(par exemple entre une indemnité prévue dans la convention de branche et celle
traitant du même thème dans l’accord d’entreprise), d’un autre côté l’obligation de
négocier en vue d’adapter le contenu d’un accord aux évolutions de celui de niveau
supérieur.
Repenser le droit social
Cette voie n’est pas la meilleure manière de promouvoir l’épanouissement matériel
et humain du travailleur. Partant du postulat de la qualité de « mineur social » du
salarié – conséquence du postulat de l’impossible équilibre contractuel – le Code du
travail s’assigne surtout comme objectif de corriger les effets de la subordination.
D’où la tactique de la Cour de cassation qui, au nom de la fonction protectrice de
ce droit, renforce l’autorité du contrat de travail, en particulier autour de l’idée de
l’exigence de loyauté, au fur et à mesure que le législateur réduit le champ et la portée
du principe de faveur.
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Surtout, cette conception du droit du travail génère un double effet pervers :
• Celui de surprotéger ceux des salariés dont le contrat peut réellement et seul
faire la loi des parties en raison de leur indépendance technique ou d’un certain degré d’autonomie dans l’organisation de leur travail (c’est à dire les cadres
supérieurs ou les membres de professions réglementées et les chercheurs) et qui
bénéficient en plus du filet protecteur du droit légal du travail, conçu pour les
ouvriers et les employés dont le consentement est plus aisément suspect.
• Celui de laisser sans protection les travailleurs indépendants juridiquement
(donc non salariés) mais dépendants économiquement-ce qui vicie aussi l’équilibre contractuel- c’est à dire les sous-traitants ou les franchisés dans l’industrie
et les fournisseurs de la grande distribution.
Du fait des mutations du travail dues aux TIC, la frontière entre salarié et indépendant devient de plus en plus floue. En outre, il n’existe plus d’homogénéité à l’intérieur de chaque bloc : un cadre supérieur salarié est plus proche d’un indépendant
sous-traitant que d’un ouvrier. L’application sans nuance du droit du travail à tous
ceux en état de subordination juridique accentue de ce fait les dérives technocratiques préjudiciables à la bonne administration de ce droit mais aussi tout simplement à l’équité. Ainsi, la qualification de contrat de travail de celui d’un footballeur
dont les salaires donnent le tournis induit qu’il peut seul revendiquer la requalification en CDI d’un CDD qui ici n’a pourtant rien de précaire. Est-ce normal ?
Voilà pourquoi c’est une refondation du droit social qui s’avère indispensable. Celle-ci
ne peut se concevoir que dans la perspective de mieux concilier efficacité économique et protection du travailleur. Certes, le droit du travail est né de la nécessité
de protéger l’Homme, susceptible d’être sacrifié au culte de l’économie. Mais, non
seulement le contexte n’est plus le même depuis que les
Du fait des
droits fondamentaux de l’Homme ont franchi, grâce
mutations du
aux TIC, les barrières de l’entreprise (ex : la conciliatravail dues aux
tion entre vie personnelle et vie professionnelle), mais
TIC, la frontière
entre salarié et
encore un droit du travail soucieux d’efficacité éconoindépendant est
mique remplit mieux sa fonction protectrice, notamdevenue de plus
ment mais pas seulement en matière d’emploi, sur les
en plus floue.
plans tant qualitatif que quantitatif.
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Privilégier la démarche conventionnelle
L’instrument privilégié de la refondation nécessaire, c’est le tissu conventionnel, dont
la place et l’autonomie gagnent à être maxima, la seule limite à cette dernière devant
être liée au respect de l’intérêt général. Cela implique que l’on s’inquiète des règles
de conduite de la négociation, qu’on les rende substantielles de sorte que l’accord
collectif fasse seul la loi des parties. Plutôt que réduire le volume, certes excessif, du
Code du travail, ce qui fait courir le risque de remise en cause de la fonction protectrice de ce droit, mieux vaut cultiver la supplétivité (en généralisant le champ de la
technique de dérogation), voire la subsidiarité (par le renversement de la hiérarchie
des normes).
Ceci permet en effet d’adapter les normes à chaque contexte, voire projet particulier tout en préservant la fonction protectrice du droit dès lors que cette adaptation
émane d’une convention collective. Une convention
collective est certes un contrat mais où l’équilibre des
Appuyons-nous
pouvoirs entre les parties et un comportement loyal des
sur le tissu
négociateurs sont plus aisés à promouvoir que dans le
conventionnel
contrat individuel. Et c’est un acte normatif (comme
et multiplions
les dérogations
la loi), ce qui lui confère la faculté d’être un outil de
et l’application
gestion de l’entreprise.
du principe de
subsidiarité
pour adapter les
Cette évolution est engagée depuis les lois de 1970
normes à chaque
et 1971 inspirées de la Nouvelle Société de Jacques
contexte.
Chaban-Delmas, dont les lois Auroux de 1982 ne
sont, quoi qu’on en pense, que le prolongement.
L’introduction, dans le droit de la durée du travail, de la technique de dérogation
assortie du droit d’opposition ont favorisé les évolutions des mentalités (certes seulement au niveau des Etats majors des organisations tant d’employeurs que de salariés,
lesquelles permettent de développer une négociation « donnant-donnant », donc la
construction d’ensembles indivisibles facteurs de conciliation entre économique et
social. Les lois ultérieures à 1982 – qu’elles émanent de gouvernements de droite ou
de gauche – ont toutes accentué la tendance à l’autonomie du droit conventionnel et,
par voie de conséquence, ont ouvert la porte au remplacement de la représentativité
de droit par la mesure de légitimité au regard de la collectivité du personnel concernée par l’accord. Là aussi, la loi du 20 août 2008 est l’aboutissement de la réforme
engagée par l’ordonnance des 39h00 !
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La loi Larcher du 31 janvier 2007 – qui a fait des partenaires sociaux des prélégislateurs – est le catalyseur d’une nouvelle culture fondée sur la primauté du tissu
conventionnel, donc sur la pratique du compromis. Etant en pleine osmose avec
l’accroissement de l’autonomie du tissu conventionnel, elle favorisera l’émergence de
la différenciation de la nature juridique des accords suivant leur niveau. Si la convention de branche doit conserver une nature duale de contrat et de loi professionnelle
(cela incite à une forte réduction de leur nombre), l’accord interprofessionnel doit s’affirmer comme un quasiL’autonomie
règlement et l’accord d’entreprise doit acquérir une
du droit
nature contractuelle pure (dont dépend sa capacité à
conventionnel
favorise la
devenir un outil de gestion).
pratique du
compromis là où
La loi appelle la sanction et le contrat invite au comla loi appelle
la sanction. La
promis. Il faut dès lors d’autant plus cultiver les alterconciliation,
natives du recours au juge judiciaire pour résoudre les
la médiation et
litiges que la longueur des contentieux tend à matél’arbitrage sont
à favoriser dans
rialiser une atteinte aux droits de l’homme. La conciles rapports de
liation devant le conseil des prud’hommes (où ne se
travail.
résolvent que 8 % des litiges contre 80 % au début du
XXe siècle), la médiation et l’arbitrage sont des instruments à favoriser, à condition qu’on les adapte, notamment par le biais de clauses
conventionnelles, à la spécificité et à l’évolution des rapports de travail. En particulier cela permettra de résoudre les litiges relatifs à l’exécution du contrat de travail,
donc de réduire le nombre de licenciements (pour cause personnelle). Il faut enfin
concevoir les instruments d’une véritable sécurité sociale de nature conventionnelle
dans la perspective de donner tout son sens à l’idée de gestion prévisionnelle des
parcours professionnels, dès lors que le droit à l’employabilité se construit peu à peu
sur le modèle de celui à l’intégrité physique. Ce sera aussi le moyen de concrétiser
la « flexisécurité » grâce à la technique de mutualisation. Les partenaires sociaux ont
timidement abordé cette question avec la portabilité des droits de prévoyance et de
formation au-delà de la rupture du contrat de travail.
Les axes d’une refondation du droit social ont fait l’objet du rapport Gilbert CetteJacques Barthélémy pour le Conseil d’Analyse Economique, remis au ministre du
Travail le 11 janvier 2010. L’intérêt premier de cette contribution est d’être l’œuvre
conjointe d’un économiste et d’un juriste.
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Allons plus loin. Du fait des progrès des TIC, la distinction de statuts nés de l’appartenance à une catégorie
On finira par
remplacer le droit
sera de plus en plus contestée. On en voit la manifesdu travail qui ne
tation dans la jurisprudence relative à l’égalité de traiconcerne que les
tement qui déstabilise les entreprises et les partenaires
salariés par un
droit de l’activité
sociaux. Ce qui deviendra déterminant, ce sera le degré
professionnelle
d’autonomie, donc de responsabilité du travailleur ainsi
regroupant tous
que la capacité plus ou moins grande de son contrat à
les travailleurs,
faire la loi des parties. On en arrivera dès lors à rempladu totalement
subordonné
cer le droit du travail qui ne concerne que les salariés,
au réellement
par un droit de l’activité professionnelle regroupant tous
indépendant.
les travailleurs, du totalement subordonné au réellement
indépendant, sur la base d’un socle de droits fondamentaux répartis en trois piliers, celui des rapports individuels, celui des rapports collectifs, celui de la protection sociale. Il faut, à cet égard, souligner que celle-ci est
aujourd’hui très largement harmonisée.
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