L`argumentation koltésienne dans Quai ouest
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L`argumentation koltésienne dans Quai ouest
L’argumentation koltésienne dans Quai ouest, entre dysfonctionnement et sophistique Samar HAGE Université Saint-Esprit de Kaslik – Liban Introduction L’œuvre koltésienne est placée, par Koltès lui-même, sous le signe de l’ar gumentation, le dramaturge voyant dans tout face-à-face une « collision », un « choc » entre deux puissances qui s’affrontent 1 . L’argumentation koltésienne demeure toutefois peu définie par le dramaturge, et ses personnages sont tan tôt qualifiés d’excellents rhéteurs, tantôt de sophistes animés par une mau vaise foi argumentative et nourris de stratégies fielleuses, dont l’argumenta tion est semée de rets et de filets. S’agit-il alors d’une argumentation bascu lant vers des pratiques verbales manipulatoires et non-éthiques ? Et le cas échéant, l’argumentation serait-elle dysfonctionnelle ? Sophistique ? La tentative de catégorisation du dialogue koltésien croise la traditionnelle opposition de Socrate aux sophistes, laquelle porte sur divers points de diver gences qui, selon les partis, font prévaloir tantôt la pratique de l’un, tantôt la pratique des autres. Le sophiste, dépeint sous le masque du flatteur par oppo sition à un Socrate accoucheur de vérité, est longtemps assimilé à l’image du menteur démagogue se faisant payer par un jeune public qui se soumet à ses enseignements par avidité de connaissance. La sophistique, elle, rompt ce que 1. Rappelons les propos de KOLTÈS adressés à Hubert GIGNOUX, le 7 avril 1970, dans une lettre parue dans Séquence 2, revue du Théâtre national de Strasbourg, « Dossier BernardMarie Koltès, De Strasbourg à Zucco », 1er semestre, 1995. « L’ensemble d’un individu et l’ensemble des individus me semble tout constitué par différentes “puissances” qui s’affrontent ou se marient ». 364 SAMAR HAGE Michel Foucault a appelé « l’ordre du discours » 2. Et le sophiste, accusé de pécher par l’excès parce qu’ « il pose toujours une question de trop [et] tire toujours une conséquence de trop » 3 est disqualifié et placé au ban par les platoniciens et de nombreux philosophes. Bien qu’il dénonce la pédagogie culturelle des sophistes, Aristote montre dans son œuvre à quel point rhétorique et sophistique sont liées 4. Et de même dans le Gorgias, admettant que sophistique et rhétorique diffèrent en nature, Socrate ajoute que « d’autre part elles sont voisines, sophistes et orateurs se confondent, pêle-mêle, sur le même domaine, autour des mêmes sujets, si bien qu’ils ne savent eux-mêmes quel est au vrai leur emploi, et que les autres hommes ne le savent pas non plus »5 . Platon a d’ailleurs toujours considéré les sophistes comme des adversaires d’envergure. Protagoras est particulièrement présenté dans l’œuvre platonicienne comme un rhéteur qui a son poids et sa renommée dans la cité où tous s’attroupent dès son arrivée. Il ne s’agit pas d’un adversaire faible, d’un semblant de philosophe dont l’enseignement n’est qu’une forme vide et sans valeur 6 . Les paradigmes aux frontières incertaines de vraisemblable/mensonge ou encore de rhétorique/sophistique sont repris par le paradigme argumentation/manipulation, pratiques séparées par un « fil rouge » qui n’a rien d’objectif ni de défini. Ainsi toute argumentation se déploie-t-elle aux confins de l’activité manipulatoire. Toutefois, en analysant les stratégies argumentatives dans l’opération de séduction, Herman Parret, souligne qu’« il faut se garder de teinter d’emblée la manipulation de toutes sortes d’évaluations éthiques et déontologiques, pour le simple fait que la manipulation est une propriété essentielle de toute structure contractuelle qui n’est jamais absente quand il y a une relation d’intersubjectivité » 7. Ceci dit, peut-être vaudrait-il mieux placer toute argumentation, si proche de l’idéal puisse-t-elle être, sous le signe de la manipulation qui devient la norme. En ce sens, les pièces koltésiennes, que le dramaturge place sous le signe 2. Laurent PERNOT, « Les sophistiques réhabilitées », Actualités de la rhétorique, Actes du Colloque de Paris, édités par Laurent Pernot, sous la présidence de Marc Fumaroli, Paris, Klincksieck, 2002, p. 30. 3. Barbara CASSIN , L’effet sophistique, NRF essais, Gallimard, 1995, p. 10. 4. Barbara Cassin emploie le syntagme de « négociation aristotélicienne entre Platon et la sophistique », Ibid., p. 414. 5. PLATON , Gorgias, in Protagoras et autres dialogues, texte établi et traduit par Alfred Croiset, avec la collaboration de Louis Bodin, Les Belles Lettres, Gallimard, 1984, 465c. 6. Voir au sujet de la sophistique de Gorgias et de sa condamnation philosophique « La persuasion chez Gorgias », Marie-Pierre NOEL, La rhétorique grecque, Actes du colloque « Octave Navarre », troisième colloque international sur la pensée antique organisé par le CRHI, décembre 1992, Textes rassemblés par Jean-Michel Galy et Antoine Thivel, Université de Nice Sophia-Antipolis, Association des publications de la faculté des Lettres de Nice, pp. 89-105. 7. Herman PARRET, « Les arguments du séducteur », L’Argumentation, Colloque de Cerisy, Textes édités et réunis par Alain Lempereur, éd. Mardaga, 1991, p. 204. L’ARGUMENTATION KOLTÉSIENNE DANS QUAI OUEST 365 de l’interaction qu’il définit comme argumentation, seraient autant de reproductions de la manipulation – et autant de productions manipulatoires – et la sophistique apparaîtrait ainsi comme l’un des jalons de la poétique du dramaturge. Toujours est-il que nous pourrions parler de dysfonctionnements argumentatifs lorsque l’argumentateur, « connaissant les règles de la bonne argumentation, et pour servir certaines fins intéressées, [...] les manipule mal, tout en feignant de croire qu’il les manipule bien »8 . Quai ouest, pièce qui met en scène un très grand nombre d’affrontements verbaux, permet d’examiner de près le fonctionnement de l’argumentation mise à l’œuvre entre les protagonistes koltésiens. Les sophistes à l’œuvre dans Quai ouest. Du pouvoir abusif de la parole dramatique Quai ouest présente nombre d’affrontements argumentatifs dans lesquels apparaît la dimension sophistique que peut revêtir l’activité argumentative. Les manipulations fallacieuses et captieuses opérées par les personnages font osciller les rapports intersubjectifs entre relations naïves et argumentation de mauvaise foi, séduction et manipulation. En effet, l’intrigue présente des interactions de couples de personnages entièrement fondées sur des processus sophistiques : le rapport entre Monique et Koch, entre Claire et Fak, entre Claire et son frère Charles ou encore entre ce dernier et Cécile, sa mère. En discourant sur la création de Quai ouest, Koltès prévient de toute lecture erronée de ce texte qui risquerait de faire des différents face-à-face des scènes trop « émotives » : Le pire enfin qui peut arriver à la pièce, c’est qu’on la fasse sentimentale, et pas drôle. On n’a pas le droit d’interpréter aucune des scènes de cette pièce comme une scène d’amour, parce qu’aucune des scènes n’est écrite comme une scène d’amour. Ce sont des scènes de commerce, d’échange et de trafic [...]. Il n’y a pas de tendresse dans le trafic, et il ne faut pas en rajouter là où il n’y en a pas9 . D’emblée, le dramaturge invite à une lecture de ces scènes sous l’angle du mercantilisme et des échanges basés sur les intérêts personnels, par conséquent sous l’angle de la manipulation. En distinguant entre des entreprises aussi perverses que la séduction et la manipulation, il s’agira de montrer à quel point le personnage koltésien se rapproche de la figure du sophiste. Aussi, dans un premier temps, tenteronsnous de situer les échanges « mercantiles » développées par Fak, la figure du charmeur, sur l’axe des manœuvres sophistiques. Dans un second temps, nous examinerons ce savoir rhétorique que mobilise Fak pour initier sa victime aussi bien à la chair qu’au verbe charmeur. 8. Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « Argumentation et mauvaise foi », L’argumentation. Linguistique et sémiologie, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 43. 9. Bernard-Marie KOLTÈS, « Pour mettre en scène Quai ouest », annexe à Quai ouest, éditions de Minuit, 1985, p. 108.