Relph, Edward Charles
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Relph, Edward Charles
Par Francis Ducharme Relph, Edward Charles, Place and placelessness, Londres, Pion, coll. « Research in planning and design », 1976, 156 p. Résumé Cet ouvrage est la version révisée de la thèse de géographie du professeur ontarien Edward Charles Relph. Prenant appui sur la phénoménologie (surtout Merleau-Ponty et Heidegger), sur des travaux en anthropologie, en urbanisme, en architecture et sur des réflexions d'écrivains, il tente de mieux comprendre le phénomène des « places » (plus ou moins au sens de « lieux »), de même que son absence, ou « placelessness ». On peut traduire « placeless » par « sans lieu », mais on ne peut pas vraiment traduire « placelessness » (même par « non-lieu »), car il s’agit de la substantivation d’un adjectif, pas de la simple version négative d’un autre substantif. Avec le deuxième suffixe « ness », cette manière de qualifier l’environnement devient, en étant substantivée, un état conceptuel contingent, davantage qu’une identité fixe. Pour Relph, le placelessness est d’abord une attitude des êtres humains envers leur environnement. Cette attitude contribue néanmoins à rendre cet environnement encore davantage « sans lieu » dans ses caractéristiques matérielles. De même, la notion de place est surtout utilisée pour qualifier un état psychologique : « sense of place » ou « conscience of place », ce qui fait que certains traduisent « placelessness » par « absence de sens du lieu ». Le lieu est un site matériel et une localisation, mais il est aussi un objet habité d’autres objets, chargé de significations, de croyances, de valeurs et d’affects (Relph, 1976, p. 3, paraphrasant Lukerman1, p. 169-170). Son échelle est vaste : il peut être un coin de pièce, une maison, une ville, comme il peut être toute une nation. Pour Relph, les individus et les communautés projettent sur lui le reflet de ce qu’ils sont. Relph préfère ce concept à celui, plus neutre et informe, d’« espace » (« space »), car le terme place permet de rendre compte de ce phénomène par lequel un contenu symbolique est conféré à une surface physique donnée. Contrairement à l’espace, le lieu a des limites établies qui délimitent l’intérieur de l’extérieur. Le chezsoi (« home ») est un point de référence fondamental pour comprendre les lieux : leur identité dépend du sentiment d’appartenance de ceux qui les habitent. L’authenticité et la profondeur dans la relation au chez-soi et dans la construction du chez-soi, expliquées de manière parfois un peu obscure par Relph, sont des critères pour qualifier un environnement de place. L’enracinement et le déracinement, le mal du pays (« homesickness »), de même que le nationalisme sont des sentiments qui prouvent l’existence et le besoin fondamental d’un sens du lieu. Relph insiste d’ailleurs sur le fait que la « nostalgie » a été une notion spatiale avant d’être une notion temporelle. Le terme a été inventé par Johannes Hofer, en Suisse, en 1678, comme diagnostic médical pour décrire un mal du pays pathologique (p. 41). Néanmoins, la valeur du lieu, la force de son identité, est étroitement liée à la communauté qui l’habite. La nostalgie du lieu du chez-soi est souvent en réalité celle du lien social au voisinage et aux proches, celle du 1 F. Lukermann, « Geography as a formal intellectual discipline and the way in which it contributes to human knowledge », dans Canadian Geographer, vol. 4, n° 8, 1964, p. 167-172. souvenir des expériences vécues avec eux et dont le lieu sert de support, d’où le phénomène de déception au retour du déraciné qui retrouve son chez-soi irrémédiablement différent. Il faut ajouter que l’individualisme contemporain, notamment celui lié aux modes individuels de transport, affaiblit le sens de la communauté et rend possible le basculement d’environnements humains dans l’anonymat standardisé du placelessness. Le lieu est théorisé plus clairement par Relph à la négative, à partir de cette notion de placelessness. Il s’agit d’une attitude de négligence envers les lieux, qui consiste à se détacher émotivement des espaces environnants ou à accorder peu de valeur à ce qu’ils ont chacun d’unique. Cette attitude conduit les habitants et les instances de pouvoir à en faire des paysages mornes, laids, standardisés et superficiels. L’inauthenticité de ces environnements humains provient notamment du fait qu’ils sont bâtis et aménagés par des individus qui ne les habitent pas, des fonctionnaires ou des corporations, selon d’autres critères que l’identité spécifique des habitants. Pour Relph, le kitsch, le style d’architecture « international » et le style futuriste caractérisent autant de modes contemporaines plaquées sur n’importe quelle architecture, sans un véritable souci esthétique qui serait spécifique à chaque lieu. La sécularisation de l’Occident, l’augmentation de la mobilité (déménagement, délocalisation et tourisme), la puissance des communications de masse et des corporations internationales, la centralisation du pouvoir gouvernemental expliquent ce mouvement vers le fonctionnalisme, la standardisation et l’efficacité. Certes, certains lieux sont construits avec un souci de plaire aux masses, mais avec une logique mercantile, artificielle et absurde, ce qui en fait des « pseudo-lieux » (« pseudo-places »). Relph dénonce l’uniformisation des signes de l’exotisme confortable dans l’industrie touristique, de même que le kitsch des lieux « disneyifiés » (« disneyfied ») : reprendre des clichés, des symboles, des figures animales, mythologiques ou historiques pour en faire un décor artificiel joyeux dénué de toute violence, de toute complexité et de toute contradiction. La « subtopia », notion créée par emprunt à « suburban » (Relph, 1976, p. 105, citant Nairn2, p. 7), qu’on pourrait donc traduire sous-topie ou « ban-topie », se réfère aux espaces interstitiels oubliés et négligés, qui se sont développés de manière anarchique, ou au contraire de manière extrêmement uniforme, sans souci pour ceux qui allaient les habiter. Pour Relph, le traditionalisme aveugle n’est pas la solution au placelessness. Certains sites d’autrefois, maintenant morts, comme des églises désaffectées ou des villages fantômes, ne peuvent plus être vécus dans leur pleine signification mythique, mis à part dans une dimension nostalgique, à cause du décalage dans les mentalités. Cette nostalgie conduit à une autre forme de pseudo-lieux, les « lieux muséifiés » que sont les reconstitutions d’époque qui, de manière similaire à la disneyification, recréent des signes du passé artificiellement. Citations importantes (suivies de ma traduction) « Geographical space is a reflection of man's basic awareness of the world, his experiences and intentional links with his environment. It is the significant space of a particular culture that is humanised by the naming of places, by its qualities for men, and by remaking it to serve better the needs of mankind. » (p. 16) 2 Ian Nairn, The American Landscape, New York, Random House, 1965. 2 « L'espace géographique est le reflet de la conscience du monde fondamentale chez l’homme, de ses expériences et de ses liens intentionnels avec son environnement. C’est l’espace significatif d’une culture spécifique qui est humanisée par la nomination des lieux, par ses qualités pour les hommes, et en le recréant pour qu’il serve mieux les besoins de l’humanité. » « Where there are no names the environment is chaotic, lacking in orientation, even fearful, for it has no humanised and familiar points of reference. » (p. 17) « Là où il n'y a pas de noms, l'environnement est chaotique, sans orientation, même effrayant, car il n’a pas de points de référence humanisés et familiers. » (p. 17) « Such commitment and responsibility [toward a place] entails what Heidegger has called “sparing” (Vycinas, 1961, p. 266) : sparing is letting things, or in this context places, be the way they are; it is a tolerance for them in their own essence; it is taking care of them through building or cultivating without trying to subordinate them to human will. Sparing is a willingness to leave places alone and not to change them casually or arbitrary, and not to exploit them. » (p. 39) « Un tel engagement et une telle responsabilité [envers un lieu] comporte ce que Heidegger a appelé “ménager” (Vycinas, 1961, p. 266, [“schonnen” dans la version originale allemande]) : ménager, c’est laisser les choses, dans ce contexte, les lieux, exister tels qu’ils sont; c’est une tolérance à leur égard dans leur essence propre; c’est d’en prendre soin en construisant et en cultivant sans essayer de les subordonner à la volonté humaine. Ménager, c’est faire preuve d’une authentique volonté de laisser les lieux en paix, ne pas les transformer de manière désinvolte ou arbitraire, et ne pas les exploiter abusivement. » (p. 39) « “America is full of places. Empty places. And all these empty places are crowded. Just jammed with empty souls. All at loose ends, all seeking diversion. As though the chief objects of existence were to forget. […]” » (Relph, 1976, p. 51, citant Miller3, p. xv) « “L'Amérique est remplie de lieux. De lieux vides. Et tous ces lieux vides sont pleins de monde. Tout simplement encombrés d’âmes vides. Toutes ne sachant pas trop quoi faire, toutes cherchant à se distraire. Comme si les principaux buts de l’existence étaient à oublier. […]” » (p. 51, citant Miller, p. xv) « It seems that for many people the purpose of travel is less to experience unique and different places than to collect those places (especially on film). […] In a similar way the motorised campers of North America and Europe, with their multiroomed tents and trailers equipped with television, showers and even built-in campfires, and travelling from one standardised campsite to another, are in effect making tourism itself unnecessary, for they are taking with them a part of their “home” which happens to be mobile and which insulates them against the strangeness of new and different places. » (Relph, 1976, p. 85, paraphrasant Lowenthal4) 3 Henry Miller, Remember to Remember, Norfolk (États-Unis), New Direction Books, 1947. D. Lowenthal, « Recreation habits and values », dans P. Dansereau, Challenge for Survival, New York, Columbia University Press, 1970. 4 3 « Il semble que pour bien des gens la raison de voyager soit moins de faire l’expérience de lieux uniques et différents, mais plutôt de collectionner ces lieux (particulièrement sur pellicule). […] De manière semblable, les campeurs motorisés d’Amérique du Nord et d’Europe, avec leurs tentes à plusieurs chambres et leurs caravanes équipées de téléviseurs, de douches et même de feux de camp encastrés, voyageant d’un site de camping standardisé à l’autre, rendent le tourisme lui-même non nécessaire, car ils prennent avec eux une part de leur “chez-eux” qui s’avère être mobile et qui les isolent de l’étrangeté des lieux nouveaux et différents. » (Relph, 1976, p. 85, paraphrasant p. 85) « The landscapes of tourism are typified by J. B. Jackson (1970, p. 64-65) has called “otherdirected architecture” — that is, architecture which is deliberately directed towards outsiders, spectators, passers-by, and above all consumers. The total effect of such architecture is the creation of other-directed places which suggest almost nothing of the people living and working in them, but declare themselves unequivocally to be “Vacationland” or “Consumerland” through the use of exotic decoration, gaudy colours, grotesque adornments, and the indiscriminate borrowing of styles and names from the most popular places of the world » (p. 93) « Les paysages du tourisme, dans la typologie de J. B. Jackson (1970, p. 64-65), sont appelés “architecture orientée vers autrui” — c’est-à-dire, une architecture qui est délibérément orientée vers les étrangers, les spectateurs, les passants et, par-dessus tout, les consommateurs. L’effet global d’une telle architecture est la création de lieux orientés vers autrui, qui ne disent presque rien des gens qui y vivent et qui y travaillent, mais qui se déclarent sans équivoque “Pays des Vacances” ou “Pays du Consommateur” par l’utilisation de décorations exotiques, de couleurs criardes, d’ornements grotesques, et par l’emprunt sans discernement de styles et de noms des lieux les plus populaires au monde » (p. 93) « The industrial revolution brought with it a standardisation and gigantism that was both potentially and actually damaging to places. » (p. 109) « La Révolution industrielle a amené avec elle une standardisation et un gigantisme qui sont tous deux potentiellement et réellement dommageables pour les lieux. » (p. 109) « The following listing is simply an attempt to summarize and tie together the previous discussion on placelessness and inauthentic attitudes to place, and a classification of the main characteristics of a placeless landscape. 1. Manifestations of placelessness A. Other-directedness in places Landscape made for tourists Entertainment districts Commercial districts Disneyfied places Synthetic or pseudo-places Museumised places Futurist places B. Uniformity and standardisation in places Instant new towns and suburbs 4 Industrial commercial developments New roads and airports, etc. International styles in design and architecture C. Formless and lack of human scale and order in places Subtopias Gigantism (skyscrapers, megapoli) Individual features unrelated to cultural or physical setting D. Place destruction (Abbau) Impersonal destruction in war (e.g. Hiroshima, villages in Vietnam) Destruction by excavation, burial Destruction by expropriation and redevelopment (e.g. urban expansion) E. Impermanence and instability of places Places undergoing continuous redevelopment (e.g. many central business districts) Abandoned places […] 2. Media and systems of transmitting placelessness A. Mass communication and modes of diffusion of mass attitudes and fashions of kitsch B. Mass culture of dictated and standardised values; maintained by but making possible mass communications C. Big business and multi-national corporations : these encourage standardisation of products and needs to ensure economic survival, and they supply the objects of kitsch through the application of technique [dans l'acception française du mot] D. Central authorities : these encourage uniformity of places in the interests of efficiency and through the exercise of a uniform power E. The economic system : the abstract system, dominated by technique, which underlies and embraces all of above. » (p. 118-120) « La liste suivante est simplement une tentative de résumer et de lier ensemble les discussions précédentes sur le placelessness et les attitudes inauthentiques à l’égard des lieux, et une classification des caractéristiques principales d’un paysage sans lieu. 1. Manifestations de placelessness A. Lieux orientés vers autrui Paysages fabriqués pour les touristes Quartiers de divertissements Quartiers commerciaux Lieux disneyifiés Lieux synthétiques ou pseudo-lieux Lieux muséifiés Lieux futuristes B. Uniformité et standardisation des lieux Nouvelles villes et banlieues construites très rapidement Zones industrielles et commerciales Nouvelles routes et aéroports, etc. Style international en design et en architecture 5 C. Lieux informes et manque d'échelle et d'ordre humains Sous-topies ou ban-topies Gigantisme (gratte-ciel, mégapoles) Traits individuels non reliés à l'ensemble culturel ou physique D. Destruction de lieux (Abbau) Destruction impersonnelle lors d'une guerre (par exemple, Hiroshima, ou des villages du Viêt Nam) Destruction par excavation, ou enterrement Destruction par l'expropriation et le réaménagement (par exemple, pour une expansion urbaine) E. Impermanence et instabilité des lieux Lieux connaissant un réaménagement continuel (par exemple, plusieurs quartiers d’affaires) Lieux abandonnés […] 2. Les médias et les systèmes de transmission du placelessness A. Les communications de masse et les modes de diffusion d’attitudes de masse et de modes kitsch B. La culture de masse des valeurs orientées et standardisées; maintenue par, mais aussi rendant possible les communications de masse C. Les grandes entreprises et les multinationales : pour assurer leur survie économique, ils encouragent la standardisation des produits et des besoins et ils alimentent les objets du kitsch à travers la mise en application de la technique D. Les autorités centrales : elles encouragent l'uniformité des lieux à des fins d’efficacité et à travers un exercice uniforme du pouvoir E. Le système économique : le système abstrait, dominé par la technique, qui sous-tend et recouvre tous les énoncés précédents. » (p. 118-120) « The discontinuous nature of most experience of landscape is accompanied by “selective vision” — we tend to see what we want to see, blanking out the ugly, the boring, the offensive, and the familiar and unchanging (Arnheim, 1969, p. 19). […] However, selectivity is not constant but culturally determined, and mountains have not always been though attractive and restful; before Rousseau argued that the scenery of Alps was spiritually uplifting travellers would keep their carriage blinds drawn to avoid seeing the hideous mountains. » (p. 123-124) « La nature discontinue de la plupart des expériences du paysage est accompagnée d’une “vision sélective” — nous tendons à voir ce que nous voulons bien voir, faisant abstraction du laid, de l’ennuyant, du choquant, du familier et de l’inchangé (Arnheim, 1969, p. 19). […] Néanmoins, la sélectivité n'est pas constante, mais déterminée culturellement, les montagnes n'ont pas toujours été pensées comme attrayantes et paisibles; avant que Rousseau n’affirme que le décor des Alpes était spirituellement édifiant, les voyageurs auraient conduit leurs chariots à l’aveuglette pour éviter de voir les affreuses montagnes. » (p. 123-124) Réflexions personnelles 6 De manière étonnante, cette théorie a de nombreux points communs avec celle, ultérieure, des lieux et non-lieux de l'anthropologue français Marc Augé (1992), bien que cette dernière ne fasse jamais référence à Relph5 et présente moins de nuances et de rigueur. Le fait d’adjectiver l’absence de lieu ou de sens du lieu permet d’éviter la radicalité et l’essentialisation rigide, alors que le véritable problème en est un d’attitude, c’est-à-dire de mentalités, de valeurs et de perceptions. Néanmoins, seul le concept de « placeless » est employé comme adjectif, la forme positive « place » demeure toujours un substantif — à moins d’employer « sense of place » ou « conscience of place ». Il manque donc de parallélisme dans ce couple de notions contraires. Aussi, quand Relph donne des exemples concrets avec photographies de lieux dits authentiques (chap. 5), la démonstration, un peu superficielle, n’est pas très convaincante. Il faut souligner l’habileté avec laquelle, contrairement à Augé, Relph parvient à critiquer l’absence de relation au chez-soi sans tomber dans la promotion de la sédentarité traditionnelle. Étant donné qu’il est une attitude, le sens du lieu se vit à la fois pour les « insiders » et les « outsiders ». Le voyageur percevra d’abord les autres lieux avec son chez-soi comme point de référence à ce qui est externe, mais pourra contribuer à préserver le sens des lieux des autres en se montrant ouvert et conscient de leur propre sentiment de lieu, différent du sien. Pour expliquer le nomadisme et l’errance, Relph considère que certains individus et communautés développent une habileté pour s’enraciner et se déraciner rapidement de leur chez-soi, mais qu’ils en ont tout de même un. Le lieu, dans certaines cultures, peut s’abstraire de la localisation : le campement gitan n’est pas dans un lieu, il est un lieu. Par ailleurs, si le sentiment de chez-soi correspond à la sécurité et au réconfort, Relph n’exclut pas qu’il puisse devenir étouffant, emprisonnant (p. 42). De même, l’absence de lieu a comme avantage de laisser une certaine liberté dans la création de nouveaux lieux (p. 140). Ces nuances de la théorie de Relph apportent la souplesse nécessaire à tout bon outil d’analyse. 5 L’expression « non-place » ou « nonplace » précède Relph, il l'utilise (p. 52) en se référant à l’article de Webber, M. M., 1964, « The urban place and the nonplace urban realm », dans M. M. Webber (dir. publ.), Explorations into Urban Structure, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. 7