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FICHE PÉDAGOGIQUE
L’Avant-Port du Havre, matin de soleil, marée montante
L’Anse des pilotes au Havre. Haute mer. Après-midi, soleil – Camille Pissarro
Auteurs : Lucien Féliciane , Sandrine Boulay , François Labrune, Emmanuel Caron
Contexte
Titre : L’Avant-Port du Havre, matin de soleil, marée
montante
Les années 1870-1914, qui voient l’affirmation du
mouvement impressionniste, correspondent à un moment
charnière dans l’histoire contemporaine. La première
révolution industrielle est achevée, ses effets sont partout
visibles (cheminées d’usines, chemin de fer, ponts
métalliques…) et simultanément la deuxième révolution
industrielle émerge (électricité, pétrole…) et marque le
paysage urbain. Les transformations sociales amorcées
depuis le début du siècle ont débouché sur de violents
contrastes sociaux, marqués en particulier par l’opposition
entre bourgeoisie et classe ouvrière.
Les impressionnistes sont donc confrontés à ce monde en
pleine mutation et en saisissent immédiatement l’essentiel.
Le contexte plus particulier de la ville du Havre est celui
du réaménagement du port au moment où Pissarro vient
y séjourner.
Titre : L’Anse des pilotes au Havre. Haute mer. Aprèsmidi, soleil
Artiste : Camille Pissarro (1830-1903)
Date : 1903
Dimensions : H. 54,5 cm ; L. 65 cm
Technique : Huile sur toile
Lieu de conservation : Musée Malraux, Le Havre
© Ville du Havre, musée Malraux/Florian Kleinefenn
Lieu de création : Le Havre
CRDP de Haute-Normandie
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Analyse de l’œuvre
En 1886, Pissarro modifie radicalement sa façon de peindre et adhère au mouvement pointilliste mené par Seurat et
Signac. Jugeant ce mouvement trop excessif, il revient à l’impressionnisme, en s’attaquant notamment aux séries, avec
des représentations de villes et de scène de campagne, quelques années avant son décès, en novembre 1903. Ces
peintures sur toile possèdent cependant encore quelques touches pointillistes.
C’est dans ce contexte que Pissarro vient au Havre en 1903, appelé par des collectionneurs dont l’industriel Van
de Velde. Souffrant d’affections oculaires, il ne sort pas de l’hôtel Continental. Les médecins ont diagnostiqué une
dacryocystite qui force, en effet, le peintre à rester à l’abri du vent et de la poussière. Il ne travaille donc pas tout à fait
en plein air. De plus, comme à Rouen, il prépare ses tableaux pour les finir en fonction des variations climatiques.
Au Havre, il utilise une technique différente de celle utilisée pour Rouen, jouant sur l’opacité de la peinture et l’utilisation
abondante du blanc, de façon à ce que chaque voile ait une apparence un peu crayeuse.
Il capture ainsi l’essence du lieu avec les reflets de la mer, ses bateaux en attente et son ciel massif.
Ses deux tableaux vont connaître un vrai succès critique mais surtout local et en partie lié à leur aspect de témoignage
historique sur l’évolution du port. La ville du Havre va donc être la seule collectivité à acheter des œuvres de Pissarro,
mais essentiellement sur la pression de Van de Velde et d’une poignée d’amateurs locaux car le conservateur Lamotte
les apprécie peu.
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Pistes pédagogiques
Niveaux : Premières ES et L (« Transformations économiques, sociales et idéologiques, en
Europe et en Amérique du Nord » et « Religion et culture »)
Première S (« L’âge industriel en Europe et en Amérique du Nord, du milieu du xixe siècle à
1939 »)
Première STG (« Diffusion et mutations du modèle industriel à partir de l’Europe »)
Disciplines : Arts plastiques – Français – Histoire-géographie – Sciences physiques
Thématiques : L’art et la représentation ou l’enregistrement du réel – L’art et les innovations
scientifiques et techniques.
Histoire
Géographie
Dans la dernière partie de sa vie, Pissarro s’intéresse plus particulièrement aux possibilités picturales offertes par des
ports comme Rouen ou Le Havre. Ceux-ci jouent un rôle majeur dans le développement de la révolution industrielle au
nord de la France et subissent alors de profondes mutations. Cela est particulièrement vrai pour le port du Havre, en
pleine transformation. Pissarro, plus sensible que les autres peintres impressionnistes aux transformations liées aux
révolutions industrielles, s’en fait, au moins indirectement, le témoin.
Quelques thématiques présentes dans ces deux tableaux peuvent illustrer une étude des sociétés industrielles au
tournant du xxe siècle.
La principale thématique est celle du port du Havre.
Si Pissarro est avant tout venu au Havre dans la perspective de pouvoir vendre des toiles, il est très vite attiré par
les perspectives nouvelles que lui apporte le lieu. Après un port fluvial comme Rouen (1896) et un port assez fermé
comme Dieppe (1901-1902), Pissarro trouve dans Le Havre une ouverture sur la mer qu’il avait peu utilisée jusque-là.
C’est donc le port tourné vers l’Atlantique que Pissarro va peindre (« C’est peu esthétique le port du Havre mais on s’y
habitue et on finit par y trouver un grand caractère », lettre du 10 juillet 1903).
Les deux tableaux étudiés forment d’ailleurs une sorte de panoramique du port. L’Avant-Port du Havre, matin de soleil,
marée montante inclut le grand quai du Havre et L’Anse des pilotes au Havre, haute mer, après-midi, soleil montre une
partie de l’ancienne jetée menant sur la droite à la station des pilotes et au-delà la station de signalisation, vers le fort
de la Floride.
Le point commun et de rencontre des deux tableaux est une sorte de kiosque dont il est difficile de
préciser la fonction (vespasienne, lanterne…). Toutes les vues du Havre de Pissarro incorporent
d’ailleurs ces deux points de vue.
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Arts plastiques
Panorama de l’art moderne
Ces deux peintures présentent un lieu similaire, avec une légère variation directionnelle. C’est un fait coutumier du
peintre, qui donnera nombre de vues de villes ou de ports peints depuis un unique point d’observation. Parfois, la
juxtaposition de ces peintures permet presque de reconstituer un panorama de la ville. C’est le cas des quais de Rouen
que l’artiste représentera, depuis sa chambre d’hôtel, de l’amont à l’aval.
La séquence pédagogique s’inspire des panoramas, très prisés au xixe siècle, présentant un paysage à 180 ou 360
degrés dans un espace circulaire ou semi-circulaire. Elle s’adresse à des élèves de première et s’inscrit dans une
réflexion sur « l’œuvre et le lieu ». Il s’agit d’un exercice qui pourra judicieusement se glisser pendant une révision sur
les mouvements artistiques au tournant du xxe siècle, des impressionnistes à la Première Guerre mondiale.
1. À l’occasion d’une sortie dans la ville, les élèves sont amenés sur un site offrant des perspectives plastiques
multiples : place à la croisée de rues, pont, etc. Les élèves, regroupés en un point, prennent des photographies dans
toutes les directions, de telle sorte que l’ensemble des images permette de reconstituer un panorama circulaire ou
semi-circulaire.
2. En classe, les images sont imprimées et mises en commun. L’enseignant demande à chaque élève d’en sélectionner
une, en organisant les choix de telle sorte que toutes les parties du panorama soient représentées.
3. Sur une feuille rigide de format raisin minimum, il est demandé aux élèves de refaire leur image en utilisant les
techniques et les concepts d’un mouvement artistique choisi sur une période allant de l’impressionnisme au cubisme.
Les approches pointillistes, fauves, nabi, futuristes, expressionnistes pourront être explorées librement.
4. Dans un espace propice du lycée, l’ensemble des productions est disposé sous forme d’installation. Les réalisations
sont suspendues dans l’espace à l’aide de fils de manière à reconstituer un panorama circulaire ou semi-circulaire.
Elles sont distantes entre elles de quelques centimètres, et peuvent varier en hauteur d’accrochage. Le spectateur
doit pouvoir circuler à l’intérieur de ce panorama. L’installation présente ainsi un abrégé panoramique des techniques
et concepts de l’art moderne.
Sciences physiques
Seconde
« Exploration de l’espace », « Échelle de longueurs »
Les deux toiles de Pissarro, L’Avant-Port du Havre, matin de soleil, marée montante et L’Anse des pilotes au Havre,
haute mer, après midi, soleil mettent en évidence le fait que la longueur de l’ombre portée d’un objet dépend de la
position relative du soleil par rapport à cet objet. Sur ces deux toiles, on découvre le port du Havre à deux moments
différents de la journée, donc sous un éclairage différent. Le point de vue des deux toiles est légèrement décalé
mais l’observation de l’ombre portée de différents personnages (en faisant un zoom sur la toile) permet de mettre en
évidence la position du soleil.
D’ailleurs, la légende raconte que Thalès (626-547 av. J.-C.), sur invitation du roi Amasis à Gizeh, détermina la hauteur
de la pyramide de Khéops par mesure de la longueur de son ombre portée à un moment de la journée où elles sont
égales. Thalès eut cette idée après avoir observé que l’ombre de sa canne plantée verticalement dans le sable était
exactement égale à sa hauteur ; il en déduisit alors qu’il devait en être de même pour la pyramide. La légende dit
que cela se serait passé à midi et en été… chose impossible puisque à cette heure à Gizeh, à 30° de latitude dans
l’hémisphère nord, là où se trouve la pyramide de Khéops juste au-dessus du tropique, les rayons sont presque
verticaux à midi. Il n’y aurait donc pas eu d’ombre ! Selon les astronomes, la mesure de Thalès n’a pu être effectuée
que le 21 novembre ou le 20 janvier pour qu’à midi l’ombre soit de même longueur que l’objet.
Actuellement, la taille des bâtiments ou d’objets divers (pylônes, ponts ou arbres) peut être déterminée à partir de la
longueur de leur ombre sur une photographie verticale aérienne ou satellitaire.
Un prolongement jusqu’à la mesure d’une durée à l’aide d’un cadran solaire (« Le temps », physique, seconde) sera
alors possible.
Histoire
Géographie
L’arsenal, très actif sous l’Ancien Régime a été définitivement fermé au début du xixe siècle. Dès lors, le port est devenu
essentiellement un port de commerce qui bénéficie de l’extraordinaire période d’expansion de la seconde moitié du
xixe siècle, marquée par l’apparition de la navigation à vapeur.
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Les bateaux à vapeur sont présents sur L’Anse des pilotes au Havre, haute mer, après-midi, soleil. Il est cependant
intéressant de noter que sur les deux tableaux, ce sont les bateaux à voile qui dominent, ce qui permet de souligner
que le début du xxe siècle est avant tout une période de transition.
L‘activité portuaire est également soulignée par les grues de déchargement sur L’Avant-Port
du Havre, matin de soleil, marée montante. Les docks du Havre et les Magasins généraux ont
été construits, dès 1848, pour répondre au développement de ce commerce. Au début du
xxe siècle, Le Havre est le premier port européen pour le café ; il importe quelque 250 000
tonnes de coton et 100 000 tonnes de pétrole. On peut évoquer également le commerce des
bois exotiques et des grains.
Les activités industrielles sont d’ailleurs visibles en arrière-plan de L’Avant-Port du Havre, matin de soleil, marée
montante. Elles se traduisent avant tout par la présence des fumées d’usine. Très utilisées par Pissarro dans ses
œuvres de cette période, elles sont un moyen pour lui d’effectuer une transition entre la terre et les cieux en jouant sur
la lumière et les couleurs. Mais elles sont également le témoignage de ces bouleversements économiques et sociaux
auxquels le peintre était sensible. Il est difficile de préciser quels types d’usine sont représentés mais on peut rappeler
que les usines sont en relation avec le trafic portuaire (chantiers navals, raffineries de sucre, fabriques de cordes).
Au Havre ont également très tôt, dès 1878, été installées des raffineries de pétrole.
Enfin, même s’il n’est pas représenté sur ce tableau, un autre aspect du port du Havre peut être évoqué, le trafic
transatlantique, facilité par l’ouverture en 1847 de la liaison ferroviaire Paris-Le Havre. Les voyages transatlantiques
deviennent importants dans la deuxième moitié du xixe siècle ; Le Havre devient ainsi un point de passage pour les
candidats à l’émigration vers les États-Unis (150 000 en 1913).
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Français
Seconde
Étude d’un mouvement littéraire. réalisme, naturalisme. Rapport avec l’impressionnisme.
Première
Étude d’un roman. Le réalisme. le naturalisme.
Le Havre par un ami des peintres, Guy de Maupassant
Guy de Maupassant a choisi la côte normande comme théâtre de nombreux récits, romans ou contes. Cet écrivain
familier de l’eau se plaît à évoquer sa région natale dont il connaît les paysages et les mœurs.
La ville du Havre sert ainsi de cadre au roman manifeste du réalisme selon Maupassant, Pierre et Jean, paru en 1888.
Le spectacle du port, plus particulièrement du bassin du commerce, apparaît dans les premières pages du roman. Lieu
d’activité intense au cœur de la ville, il propose aux promeneurs le désordre permanent de ses activités et donne à la
ville le goût de la mer et de l’ailleurs. Comme le ferait un peintre (Pissarro ou Boudin), Maupassant décrit ce centre de
la vie havraise d’alors :
Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque jour, le bassin du Commerce plein de navires,
prolongé par d’autres bassins, où les grosses coques, ventre à ventre, se touchaient sur quatre ou cinq rangs. Tous les mâts
innombrables ; sur une étendue de plusieurs kilomètres de quais, tous les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages,
donnaient à cette ouverture au milieu de la ville l’aspect d’un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles, les
goélands tournoyaient, épiant pour s’abattre, comme une pierre qui tombe, tous les débris jetés à l’eau ; et un mousse, qui
rattachait une poulie à l’extrémité d’un cacatois, semblait monté là pour chercher des nids.
C’est que la ville du Havre, largement ouverte sur la mer, permet de résumer à elle seule l’essence de la Normandie.
Cela n’échappe pas à Maupassant qui, au début de ce roman de la mer, qu’est d’une certaine façon Pierre et Jean,
offre à son lecteur un large panorama de la côte :
Roland s’écria :
– Tenez, voici la Normandie qui se présente à l’entrée. Est-elle grande, hein ?
Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, de l’autre côté de l’embouchure de la Seine – vingt kilomètres, cette
embouchure – disait-il. Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de Caen, et les roches du
Calvados qui rendent la navigation dangereuse jusqu’à Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la Seine,
qui se déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes de Quillebœuf eux-mêmes, s’ils ne font pas tous les jours
le parcours du chenal. Il fit remarquer comment Le Havre séparait la Basse de la Haute-Normandie. En Basse-Normandie, la
côte plate descendait en pâturages, en prairies et en champs jusqu’à la mer. Le rivage de la Haute-Normandie, au contraire,
était droit, une grande falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu’à Dunkerque une immense muraille blanche dont
toutes les échancrures cachaient un village ou un port : Étretat, Fécamp, Saint-Valéry, Le Tréport, Dieppe, etc.
Les deux femmes ne l’écoutaient point, engourdies par le bien-être, émues par la vue de cet océan couvert de navires qui
couraient comme des bêtes autour de leur tanière ; et elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste horizon d’air et d’eau,
rendues silencieuses par ce coucher de soleil apaisant et magnifique.
Le spectacle de la côte n’a d’égal que celui de la mer et des bateaux que les peintres impressionnistes ont aussi
représenté. Là encore, le début de Pierre et Jean permet de témoigner d’un goût commun aux peintres et à l’un des
naturalistes les plus connus :
Et on voyait d’autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de tous les points de l’horizon vers la jetée courte et blanche
qui les avalait comme une bouche, l’un après l’autre. Et les barques de pêche et les grands voiliers aux mâtures légères
glissant sur le ciel, traînés par d’imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet ogre dévorant, qui de
temps en temps, semblait repu, et rejetait vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de goélettes, de troismâts chargés de ramures emmêlées. Les steamers hâtifs s’enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de l’océan, tandis
que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches qui les avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s’habillant, de
la grande hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait rouge au soleil couchant.
Marine à voiles et vapeur ; Maupassant souligne lui aussi la mutation du moment qui conduit les peintres aux impressions
et aux fumées.
Le Havre est donc une ville, un port et une mer, un spectacle permanent et mouvant qui s’offre aux artistes désireux
de rendre compte du monde tel qu’il est alors.
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Plus loin dans le roman, Pierre et Jean, les frères ennemis se retrouvent par hasard sur la plage du Havre qui a offert
aux impressionnistes tant de points de vue et d’horizons divers. C’est la nuit. Ce qui n’est pas du goût des peintres mais
qui permet au romancier d’inscrire dans une géographie précise et lumineuse le paysage de l’estuaire :
Il arrivait devant le mât des signaux qui indique la hauteur de l’eau dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des
navires signalés au large et devant entrer à la prochaine marée. On attendait des steamers du Brésil, de la Plata, du Chili et
du Japon, deux bricks danois, une goélette norvégienne et un vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s’il avait lu « un
vapeur suisse » ; et il aperçut dans une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d’hommes en turban, qui montaient
dans les cordages avec de larges pantalons.
– Que c’est bête, pensait-il ; le peuple turc est pourtant un peuple marin.
Ayant fait encore quelques pas, il s’arrêta pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux
phares électriques du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs et
puissants regards. Partis des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues géantes de deux comètes,
descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du sommet de la côte au fond de l’horizon. Puis sur les deux jetées,
deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l’entrée du Havre ; et là-bas, de l’autre côté de la Seine, on en voyait
d’autres encore, beaucoup d’autres, fixes ou clignotants, à éclats et à éclipses, s’ouvrant et se fermant comme des yeux, les
yeux des ports, jaunes, rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux vivants de la terre hospitalière
disant, rien que par le mouvement mécanique invariable et régulier de leurs paupières : « C’est moi. Je suis Trouville, je suis
Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer. » Et dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour une
planète, le phare aérien d’Étouville montrait la route de Rouen, à travers les bancs de sable de l’embouchure du grand fleuve.
Puis sur l’eau profonde, sur l’eau sans limites, plus sombre que le ciel, on croyait voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient
dans la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. Presque toutes étaient immobiles,
quelques-unes, cependant, semblaient courir ; c’étaient les feux des bâtiments à l’ancre attendant la marée prochaine, ou
des bâtiments en marche venant chercher un mouillage.
Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville ; et elle avait l’air du phare énorme et divin, allumé dans le firmament pour
guider la flotte infinie des vraies étoiles.
Histoire
Géographie
D’autres thématiques peuvent être abordées plus rapidement avec ces deux tableaux.
Réflexion sur le peintre, témoin de l’histoire en marche
Pour Le Havre, Pissarro inverse le thème dominant de ses séries antérieures, comme à Paris où il décrit des immeubles
récemment construits. Ici, il décrit quelque chose sur le point d’être détruit et de façon paradoxale, il semble très
illustratif, très descriptif. Pissarro écrit ainsi à propos de l’intérêt que le musée du Havre porte à ses tableaux : « Il paraît
que c’est très important au point de vue historique et documentaire. On est en train de démolir le port pour en construire
un plus vaste ; quand ce sera démoli, ce sera paraît-il unique. » Il convient bien entendu de tenir compte de la surprise,
de la distance, voire de l’ironie que le peintre met dans cette phrase, mais il est évident que ces deux tableaux restent,
même si cela n’est pas délibéré, un témoignage unique de ce que fut le port avant la disparition de certains sites. En
cela, ces œuvres de Pissarro sont à rapprocher de la photographie, dont les liens avec l’impressionnisme peuvent être
soulignés.
Toutes les évolutions économiques évoquées plus haut vont en effet nécessiter de profonds remaniements du port
du Havre. Un très grand chantier est ouvert en 1897 pour s’achever en 1910. En 1903, c’est précisément la jetée nord
et le brise-lames ouest qui sont en train d’être aménagés au moment où Pissarro peint ses deux tableaux.
Aspects sociaux
Les deux tableaux témoignent de la diversité sociale du Havre. L’Avant-Port du Havre, matin de soleil, marée montante,
centré sur l’activité portuaire, met en scène des personnages divers, ouvriers du port ou passants plus bourgeois
(homme au chapeau et couple de femmes au premier plan).
La foule représentée sur L’Anse des pilotes au Havre, haute mer, après-midi, soleil est plus clairement
issue de la bourgeoisie, comme en témoigne la présence des deux promeneuses au premier plan.
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Même s’il est impossible de l’affirmer avec certitude, on peut imaginer que la scène est celle d’une régate entre
les bateaux à voiles présents au deuxième plan, à laquelle cette foule endimanchée serait venue assister. On peut
rappeler à ce propos Depuis les années 1830, Le Havre est une station balnéaire fréquentée par les Parisiens. La
création des bains maritimes remonte à cette époque. En 1890, le boulevard maritime est construit, dominé par la villa
maritime. Le palais des Régates sera construit en 1906.
Plus largement, les deux tableaux témoignent de l’intérêt nouveau de Pissarro pour le mouvement des foules : il remplit
ainsi sa toile de piétons, mais de façon inégale, donnant à ses œuvres un caractère d’instantané à rapprocher encore
une fois du travail des photographes.
Innovations techniques
Sur L’Anse des pilotes au Havre, haute mer, après-midi, soleil est représenté un éclairage public,
témoin des progrès techniques liés à la deuxième révolution industrielle. L’éclairage public au gaz
a été installé au Havre à partir de 1836 et toute la ville est éclairée au gaz ; mais, depuis le 17 mars
1890, l’éclairage public est électrique. Et il est probable que c’est ce type d’éclairage qui est
représenté ici.
Enfin, ce tableau peut bien évidemment être repris lors de l’étude des courants artistiques en
premières ES et L (« Religion et culture ») et l’on pourrait, par exemple, l’intégrer à une étude plus
large des paysages de bords de mer par les peintres impressionnistes (Monet, Boudin). Il pourrait
être également intéressant de bâtir une séquence à partir des nombreux tableaux de Pissarro sur
le même sujet, pour la plupart accessibles sur internet
Un travail sur les transformations du port du Havre au cours du siècle permettrait ainsi de lier la
géographie, l’histoire et l’histoire des arts.
De la même façon, il est envisageable de reprendre le tableau en fin d’année en comparaison avec
des vues du Havre bombardée, pour souligner l’ampleur des destructions. La vue panoramique du Havre telle qu’elle
apparaît actuellement pourrait être à cet égard éclairante.
Ressources
• Amphoux, Marcel, « Les industries du Havre », Annales de géographie, 1932, t. 41, n° 229, p. 32-48, consultable à
cette adresse :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1932_num_41_229_11066?_Prescripts_
Search_tabs1=standard&#
• Bailly-Herzberg, Jacqueline, Correspondance de Camille Pissarro, Saint-Ouen-l’Aumône, Éditions du Valhermeil,
1991, tome IV.
• Barzman, John, Quelque part, ça laisse des traces. Mémoire et histoire des électriciens et gaziers de la région
du Havre, Rouen/Le Havre, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2003.
• Haudiquet, Annette, Le Bihan, Olivier (dir.), Sur les quais. Ports, docks et dockers, de Boudin à Marquet, Paris,
Somogy/musée Malraux du Havre/musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 2008.
• Klein, Jacques-Sylvain, La Normandie, berceau de l’impressionnisme (1820-1900), Rennes, Ouest-France, 1999.
• Pissarro, Joachim, Durand-Ruel Snollaerts, Claire, Catalogue critique des peintures, Paris, Skira/Wildenstein
Institute publications, 2005, tome III : Pissarro.
• Pissarro, Joachim, Camille Pissarro, Paris, Hermé, 1995.
• Shikes R., Harper P., Pissarro, Paris, Flammarion, 1981.
• http://www.ville-lehavre.fr/delia-CMS/archives/site/article_id-5883/sstopic_id-/topic_id-761/topic_parent_id-751/
l%E2%80%99eclairage-au-havre-au-xixe-siecle.html
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