La contribution méthodologique de Michel Henry à une ontologie
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La contribution méthodologique de Michel Henry à une ontologie
La contribution méthodologique de Michel Henry à une ontologie phénoménologique ________________________________________________________________________ Peter GAITSCH Université de Wien, Autriche Dans les pages qui suivent, je propose une brève et libre relecture de la phénoménologie de Michel Henry, qui ne met pas l’accent sur l’antithèse radicale entre la phénoménologie intentionnelle de provenance Husserlienne et la phénoménologie non-intentionnelle d’Henry, mais qui tend plutôt à élaborer le commun du questionnement ontologique qui est le terrain partagé de tout désaccord ultérieur. Le cadre de ses réflexions est ainsi constitué par l’ancienne idée d’une ontologie phénoménologique, ici pas entendue comme un titre historique mais comme un potentiel systématique pour le travail philosophique présent et futur et qui est organisé autour d’une question qui se laisse ramener jusqu’à Husserl : à savoir la question du sens d’être (expression récurrente chez Husserl : Seinssinn). Ce genre de recherche lié au nom d’ontologie phénoménologique met en évidence son profil marquant si l’on se souvient de la question simple qui est à la base de l’ontologie analytique (dans la formule de Quine) : qu’est-ce qu’il y a (what is there)?1 En revanche, l’ontologie phénoménologique n’est pas l’examen des genres d’existence, c’est-à-dire des étants pour autant qu’ils doivent être posés ou supposés comme existants, mais une recherche sur les sens que l’existence peut adopter, reprenant de cette manière la prise de conscience d’Aristote sur la diversité du sens du terme d’« être ». La phénoménologie dite « historique » était apte à approfondir cette question ontologique, puisque, avec le champ de l’intentionnalité, elle occupait une nouvelle dimension dans laquelle la question du sens d’être pouvait se situer et s’installer. 1 Cf. Willard Van Orman Quine, « On what there is », dans From a Logical Point of View. Nine logicophilosophical essays, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 1953, p 1. De là, la conviction de la phénoménologie Husserlienne : le sens d’être qui est à analyser, c’est ce qui se phénoménalise dans le rapport intentionnel, plus précisément : qui réside dans le comment de cette phénoménalisation, c’est-à-dire dans la phénoménalité (intentionnelle, chez Husserl). D’une manière générale, dans la mesure que toute phénoménologie ne vise pas les qualités des phénomènes, mais précisément et uniquement la phénoménalité des phénomènes, il faut dire que toute phénoménologie (y comprise celle d’Heidegger) entraine une sorte de réduction phénoménologique, entendue comme une méthode d’ouvrir et de découvrir la dimension qui seule peut accueillir la question de la phénoménalité. En ce sens, il ne peut y avoir désaccord sur le besoin d’une méthode dans la phénoménologie, et même pas sur la nécessité d’une réduction, mais seulement sur ses modalités. La question posée avec force par Michel Henry est plutôt la suivante : quelle est la dimension originaire porteuse du sens d’être, et quelle est par conséquent la phénoménalité originaire ? On peut développer cette question, cruciale pour une ontologie qui se veut phénoménologique, d’une manière suivante : le sens d’être qui se phénoménalise dans le rapport intentionnel a-t-il une portée universelle ou, du moins, une teneur propre irréductible ? Si non, vers quelle autre dimension la réduction phénoménologique doit-elle être dirigée, entrainant aussi la teneur intentionnelle ? Et cette autre dimension non-intentionnelle peut-t-elle acquérir la portée universelle qu’on est forcée de dénier au rapport intentionnel ? Avant d’élucider et de discuter ces questions centrales, il convient toutefois de justifier un discours phénoménologique pour lequel le terme problématique d’être et la différence entre l’être et l’étant sont fondamentaux. C’est l’objet de ma première partie. I. Être et étant : une différence méthodologique On sait que dans la phénoménologie récente, particulièrement chez Jean-Luc Marion et dans une ligne de tradition Levinasienne, l’usage du concept d’être est suspendu car celui-ci semble introduire une restriction de la donation et de la phénoménalité2. D’après cet aspect, notre perspective ontologique visant le sens d’être du phénomène, apparaît 2 Cf. Jean-Luc Marion, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989. comme une condition projetée de l’extérieur au phénomène et déformant ainsi sa phénoménalité originaire, de sorte que la réduction phénoménologique a la tâche de décomposer ou de détruire toute condition extérieure et surtout de suspendre l’usage du terme d’être. Mais la situation pour une phénoménologie ontologique est plus grave encore : dans un article sur les « Quatre principes de la phénoménologie »3 datant de 1991, c’est, enfin, Michel Henry lui-même qui dit son adieu à l’ontologie en s’appuyant précisément sur le principe phénoménologique introduit par Marion : « D’autant plus de réduction, d’autant plus de donation » : Donner congé à l’être n’est possible que phénoménologiquement. Donner congé à l’être n’est possible que si, en l’absence de toute phénoménalité extatique et en dépit de cette absence, quelque chose est encore possible plutôt que rien – quelque chose, à savoir l’Archi-Révélation de la Vie. « Autrement qu’être » veut dire « apparaître autrement ». Seule la Vie en son Archi-Révélation « appelle » encore et peut « appeler » quand l’être s’est tu.4 Il est clair qu’une pareille suspension de l’être touche également notre interrogation ontologique sur le sens d’être. L’adieu tardif et explicit à l’être est d’autant plus remarquable si l’on se souvient du point de départ, tout à fait ontologique de la phénoménologie d’Henry, présent dans L’essence de la manifestation (1963). Dans cette œuvre majeure, la phénoménologie d’Henry s’inscrit consciemment à la recherche d’une ontologie phénoménologique universelle en succession d’Heidegger. L’introduction présente, en citant Sein und Zeit, « le sens de l’être de l’ego »5 comme thème principal du livre. Mais l’être de l’ego n’est pas ici l’objet d’une ontologie régionale, la recherche ne tombant pas pour autant sous « l’oubli » de l’universel6 qui est visé par la question du sens de l’être en général. Tout au contraire, c’est précisément le phénomène « ontique » de l’ego qui donne l’appui à l’interrogation de l’essence de la phénoménalité, dans la mesure où il s’agit d’un phénomène exemplaire qui revêt une fonction centrale dans le processus de la phénoménalisation. 3 Michel Henry, « Quatre principes de la phénoménologie », dans Revue de Métaphysique et de Morale n° 1/1991, p. 3-26. 4 Michel Henry, « Quatre principes de la phénoménologie », art. cit., p. 24. 5 Michel Henry, EM, p. 1, en citant l’expression de Heidegger en allemand: Seinssinn des sum. C’est pour cette raison que je préfère le terme de « sens d’être » au terme de « sens de l’être » dans tout le contexte d’une ontologie phénoménologique. 6 Cf. idem, p. 12. Or, il est très important de voir comment Henry, dans ce contexte, fait constamment et nécessairement usage de la différence entre l’être et l’étant. Avec le soutien d’Heidegger, Henry comprend l’être comme la condition transcendantale de ce qui est, c’est-à-dire comme l’horizon ou comme le milieu dans lequel tout peut apparaître. Dans cette mesure, l’être est certainement l’essence de la manifestation. Mais ce n’est pas dire que ce recours à l’être nous laisse déjà comprendre ce que signifie l’essence de la manifestation. C’est justement l’erreur qui est constitutive pour le « monisme ontologique »7 de croire que l’horizon de transcendance, dont l’ouverture est l’être même, doit rester le dernier mot sur l’explicitation de la manifestation. Car, dans ce cadre, deux questions se posent qui sont étroitement liées, car elles visent un seul et même problème des deux côtés de la différence ontologique. Premièrement pour l’être : comment l’être lui-même peut devenir un phénomène ?8 S’agit-il, chez lui, du même mode de manifestation qui laisse apparaître tous les étants dans l’horizon de transcendance qui est justement l’être lui-même? Deuxièmement pour l’étant : sa manifestation dans l’horizon de transcendance expliquet-elle vraiment l’effectivité et la matérialité de ce qui se manifeste, peut-elle vraiment dépasser « l’opacité de la détermination ontique »9 ? En conclusion, ces deux côtés ne font qu’un, car l’être n’est pas autre chose que l’être de l’étant, que l’être de ce qui se manifeste. Prises ensemble, ces questions illustrent bien la nouvelle compréhension de l’être et de sa différence avec l’étant chez Henry. Car lorsqu’il place ses recherches phénoménologiques au niveau ontologique de l’être, il s’intéresse toujours au pouvoir, à savoir au « pouvoir ontologique de manifestation »10 qui s’affirme ultérieurement sous le titre de « pouvoir de donation »11. Il s’agit d’un concept opératoire omniprésent dans la phénoménologie d’Henry. On pourrait dire qu’il est le premier à introduire et poser la question du pouvoir ontologique au niveau de la phénoménalité. Par conséquent, l’essence de la manifestation qui est indiquée par l’être ne renferme pas nécessairement le pouvoir de laisser voir l’étant, mais surtout le pouvoir de laisser apparaître l’étant en son 7 Idem, p. 91. Cf. idem, p. 50. 9 Idem, p. 139. Ici se dessine déjà l’idée d’une « phénoménologie matérielle ». 10 Idem, p. 95. 11 Michel Henry, « La méthode phénoménologique », dans PM, p. 64. 8 effectivité. L’essence de la manifestation est, en ce sens, le pouvoir qui laisse devenir effectif le phénomène. Ensuite, on peut se demander, quel mode de manifestation, quelle phénoménalité correspondent à une telle essence de la manifestation ? La réponse est qu’une telle manifestation ne peut s’accomplir que d’une manière immanente, comme une manifestation de soi : L’être est la manifestation pure. La manifestation de l’être est la manifestation de soi de la manifestation pure. […] Que l’être doive pouvoir se manifester ne signifie pas que la manifestation de l’être peut ou doit s’ajouter à l’essence de l’être au cours ou au terme d’un processus qui permettrait à cette essence de se réaliser, cela signifie que l’essence de l’être est la manifestation de soi. La manifestation de soi est l’essence de la manifestation.12 On voit comment le concept d’une manifestation de soi découle de la recherche du pouvoir ontologique, tournée phénoménologiquement : s’il s’agit vraiment d’un pouvoir de laisser apparaître l’étant dans son effectivité, il faut qu’un tel pouvoir habite l’étant aussi longtemps qu’il existe. C’est dire que le pouvoir ontologique reste immanent à l’étant ou plutôt, puisqu’on se tient au niveau ontologique de l’essence de la manifestation, on est obligé de renverser la perspective : c’est, à vrai dire, l’étant qui est et doit rester immanent à son pouvoir de manifestation tant que le premier existe. Ainsi, la manifestation de l’étant ne s’avère être que la manifestation de soi du pouvoir de manifestation lui-même, ce qu’on nomme l’être. Maintenant, seulement, peut s’éclaircir le rôle paradigmatique du phénomène de l’ego, car il se montre dans un cas particulier ce qui caractérise la structure de la phénoménalité en générale. D’une manière pertinente, Henry appelle cette structure de la phénoménalité, qui appartient à l’essence de la manifestation, la structure de la « vie », puisque c’est l’immanence du vivant à son pouvoir de vivre qui marque, phénoménologiquement, le phénomène de la vie. Si tel est le cas, la différence ontologique étant donc une différence méthodologique dont la phénoménologie d’Henry doit faire constamment usage, comment doit-on comprendre alors son adieu ultérieur à l’ontologie ? La réponse est déjà indiquée dans ce qui précède. En ce qui concerne la phénoménalité originaire, la différence entre l’être et l’étant semble, en fin de compte, ne plus être présente. En effet, l’étant n’est ici pas appréhendé autrement que comme une partie constituante de la manifestation de soi de l’être. C’est pour cette raison qu’Henry caractérise ultérieurement la réalité de la vie comme 12 Michel Henry, EM, p. 173. « l’étreinte muette en laquelle elle s’éprouve et se sent elle-même en chaque point de son être, sans jamais se défaire de soi, sans que l’écart d’aucune distance la sépare jamais de soi »13. L’étreinte de l’être et de l’étant dans l’ « auto-affection de la vie »14 est telle qu’on peut qualifier la phénoménologie matérielle d’Henry comme une lutte contre l’oubli de l’étant, car la hylé ontique, sans être dépendante d’une animation intentionnelle, a le pouvoir de se manifester déjà en elle15, et cela précisément parce qu’elle-même reste immanente à la vie, à la phénoménalité et au pouvoir originaires. D’une manière plus formelle, indiquant le mode de donation qui caractérise cette phénoménalité originaire de la vie, Henry parle de l’« auto-donation » dans laquelle le mode de donation est lui-même le donné16 et qui est ainsi marquée par une certaine identité de « la donne » (respectivement de la donation qui est définie comme « ce qui donne »17) et du donné. Pour Henry, « la duplication de la Gegebenheit [donation] selon le donné et la donne »18 qui est le fondement de la donation extatique caractérisant la phénoménalité dans le rapport intentionnel et aussi la différence entre l’être et l’étant, est fatale en ce qu’elle est le signe d’une impuissance de la donation.19 En effet, cette duplication et cette différence ont pour conséquence une certaine « indifférence absolue »20 du pouvoir de manifestation dans sa relation au donné. Une telle donation dupliquée ne peut plus s’identifier avec le pouvoir ontologique qui est introduit par la prétention phénoménologique d’expliciter le phénomène dans son effectivité. Ainsi on a trouvé le motif décisif qui anime la prétendue « subordination de l’ontologie à la phénoménologie »21: c’est, paradoxalement, le désir de tenir la phénoménalité comme pouvoir ontologique qui aboutit à dire adieu à la différence ontologique et, par conséquent, également à la question même du sens d’être qui est dépendante d’une différence méthodologique entre l’être et l’étant. Cela s’affirme quand Henry soutient, dans le contexte d’une polémique contre une herméneutique de provenance 13 Michel Henry, « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », dans PM, p 53. Idem, p. 54 (cf. aussi EM, p. 227). 15 Idem, p. 18-19. 16 Cf. idem, p. 26. 17 Michel Henry, « La méthode phénoménologique », dans PM, p. 64. 18 Ibidem. 19 Cf. Michel Henry, « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », dans PM, p. 46. 20 Michel Henry, « Quatre principes de la phénoménologie », art. cit., p. 8. 21 Idem, p. 18. 14 Heideggérienne, que ce qui est mis en question n’est pas « le sens de l’être, mais la force qui le fait être »22. Une telle dénégation de la question fondatrice de l’ontologie phénoménologique présente l’inconvénient de dissimuler que, dans tout énoncé phénoménologique, il ne puisse s’agir que de l’analyse du sens d’être des phénomènes donnés, et non du pouvoir de la phénoménalité comme telle, sous peine d’hypostasier la phénoménalité de la vie (indiquée, d’ailleurs, par l’usage de la majuscule : la Vie), oscillante fatalement entre un pouvoir ontologique et une simple causalité ontique. C’est pour cette raison que, sans mesures de précaution, le langage phénoménologique d’Henry bascule parfois dans un genre de spéculation métaphysique qui ressemble, d’une manière surprenante, au discours sur l’être-étant (esti) absolu de la Déesse dans le poème de Parménide.23 Sur la base de cette aporie méthodologique liée à l’approche phénoménologique d’Henry, je voudrais, dans une brève seconde partie, revenir sur les réflexions méthodologiques qu’Henry a mises en œuvre à partir de la phénoménologie intentionnelle d’Husserl, pour donner finalement une proposition de réponse aux questions du début. II. Phénomène et langage Dans ses analyses tout à fait persuasives, Henry a montré comment la méthode phénoménologique opérée par Husserl entraine certaines substitutions et déplacements thématiques et aboutit enfin à une irréalité de principe concernant son objet intentionnel (le noème).24 Cette ruine de la prétention ontologique25 est la raison pour laquelle Henry exprime sa critique de la prétendue identité de l’objet de la phénoménologie avec sa méthode26 : la phénoménalité originaire du phénomène « se dérobe à toute approche intentionnelle »27 en ce que l’être intentionnel implique une phénoménalité tout à fait 22 Idem, p. 12. Comparez par exemple la citation n° 13 sur « l’étreinte muette » et les passages centraux du poème de Parménide. 24 Cf. Michel Henry, « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », dans PM, p. 37-38 ; Michel Henry, « La méthode phénoménologique », dans PM, p. 106, 127. 25 Cf. Michel Henry, « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », dans PM, p. 38. 26 Cf. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », dans PM, p. 121. 27 Michel Henry, « Avant-propos. La question de la phénoménologie », dans PM, p. 9. 23 hétérogène à la phénoménalité originaire. Autant dire que le langage phénoménologique, qui est toujours un langage intentionnel, ne peut plus prétendre à égaler simplement son objet, puisqu’il travaille toujours avec des substitutions menaçantes. On voit maintenant grâce à Henry, dans quelles mesures le rapport entre phénomène et langage pose toujours problème. Mais Henry ne veut pas se contenter d’une prise de conscience purement méthodologique relative à la phénoménologie intentionnelle.28 Il semble qu’à ses yeux l’identité de l’objet et de la méthode doit rester le critère maintenu pour toute phénoménologie qui veut avoir une valeur ontologique. Pour cette raison, Henry adopte une « réduction radicale »29 qui a pour tâche de reconduire le langage phénoménologique, par-delà de tout être intentionnel, au phénomène dans son effectivité non-intentionnel et ainsi de laisser s’accomplir l’« auto-apparition » ou l’« auto-donation » de la phénoménalité de la vie en elle-même. Toutefois, pour cette réduction radicale qui peut aussi s’appeler « contre-réduction » car elle travaille contre la phénoménalité intentionnelle qui qualifie tout procédé méthodique, deux problèmes majeures subsistent encore. Le premier est que l’on connaît la phénoménalité de la vie uniquement au travers d’un phénomène particulier qui est la subjectivité finie. Par exemple, il n’est pas justifié de dire que toutes les choses perçues sont immanentes à la phénoménalité de la vie pour la seule raison que le voir intentionnel lui-même est un phénomène de la vie.30 Les choses en tant que perçues sont évidemment liées au phénomène subjectif de la vue et ainsi à sa phénoménalité originaire de la vie, mais les choses en tant que telles, dans leur effectivité, ne le sont pas. Du moins, une telle affirmation serait purement spéculative en déniant le discours de la phénoménalité en tant que sens d’être d’un phénomène et en s’appuyant sur une phénoménalité de la Vie (majuscule) hypostasiée et faussement généralisée, délaissant dans cette mesure la prétention au langage phénoménologique. Ici on peut accéder, en revanche, à une compréhension renouvelée de la voie intentionnelle qui cherche le sens d’être dans l’évidence de la perception : faute d’alternatives, pourquoi, en fait, ne pas reprendre 28 Cf. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », dans PM, p. 124. Michel Henry, « Quatre principes de la phénoménologie », art. cit., p. 15, 17. 30 Cf. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », dans PM, p. 127, 131. 29 l’idée que la chose montre son sens d’être, sa phénoménalité originaire, justement dans son être perçu ? Le second problème concerne l’introduction arbitraire d’un logos de la vie, d’une « Parole de la Vie »31, en opposition au logos intentionnel, afin de maintenir l’identité de l’objet et de la méthode. Il est vrai que le logos appartient au phénomène de la vie, mais on ne peut pas en conclure si simplement que la Vie (majuscule) s’exprime d’elle-même. Maintenant, on peut revenir aux questions du début. La phénoménalité de la vie, qui est le sujet central de la phénoménologie matérielle d’Henry, est certainement mais pas uniquement une dimension originaire du sens d’être, car elle est, précisément en tant que sens d’être, la phénoménalité d’un phénomène particulier (de la subjectivité finie) dont elle est méthodiquement différenciée tout en restant dépendante. Tant que cette constellation méthodique reste insurmontable et qu’il n’est pas permis de se positionner dans la perspective de l’activité de la Vie (majuscule) elle-même, on est probablement forcé de relativiser la question ambiguë du pouvoir ontologique/ontique dans la phénoménologie. En se fondant sur le phénomène de la subjectivité, Henry a bien montré que l’analyse intentionnelle du sens d’être n’a pas de portée universelle. Toutefois, il n’a pas clairement pu montrer que la phénoménalité de la vie n’est pas seulement une autre phénoménalité, mais la phénoménalité originaire et absolue qui doit prendre la place universelle de la phénoménalité intentionnelle. En revanche, il apparaît qu’il faut plutôt s’attendre à une pluralité des sens d’être et, en même temps, à une pluralité des phénoménalités originaires visant plusieurs types de phénomènes. C’est pourquoi la question de la teneur propre du sens d’être intentionnel est, dans le cas d’une ontologie phénoménologique, loin d’être close. Résumé en français On connait la critique radicale d’Henry à la phénoménologie « historique » résultant d’une nouvelle perspective de la phénoménologie de la vie qui s’avère être une antithèse à la phénoménologie traditionnelle fondée dans l’intentionnalité et qui culmine dans la 31 Cf. idem, p. 131. thèse de l’hétérogénéité de la phénoménalité de la vie et de celle du monde. Globalement, au niveau du discours phénoménologique, cette critique semble produire une brisure incurable qui défait toute la cohérence du questionnement partageable dans le discours phénoménologique contemporain. A partir de ce diagnostic, j’élabore une perspective qui permet de reconstituer le cadre commun (oublié ou masqué) des questionnements phénoménologiques antithétiques. Ma thèse est que l’ancienne idée d’une ontologie phénoménologique peut nous guider : le débat d’Husserl jusqu’à Henry se laisse reconstruire comme une querelle sur la meilleure approche pour la question du sens d’être en voie d’un examen de la réduction phénoménologique et des principes phénoménologiques directeurs. Il faut montrer comment la contribution méthodologique d’Henry à la question phénoménologique du sens d’être ne nous conduit pas vraiment à un bouleversement de la phénoménologie intentionnelle mais plutôt à un élargissement et à une différenciation de l’analyse du sens d’être. Reste à poser de nouveau la question cruciale provenant d’Henry : le sens d’être qui se phénoménalise dans le rapport intentionnel a-t-il une teneur propre et irréductible ? Résumé en anglais If we place emphasis on the antagonism between the traditional account on phenomenology based on intentionality and transcendence and the new phenomenology of life and immanence elaborated by Michel Henry, the gap in contemporary phenomenological discourse seems to be irreconcilable. Therefore, my paper presents the ancient idea of phenomenological ontology, concerned with the question of the sense of being, as the essential common framework for the debate. I evaluate the methodological contribution of Henry’s work to phenomenological ontology, suggesting that his phenomenology doesn’t really bring about the downfall of traditional phenomenology but rather a broadening and differentiation within the analysis of the sense of being, which could lead us to a compatible plurality of « phenomenalities ».